(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « IX. Mémoires de Saint-Simon » pp. 213-237
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(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « IX. Mémoires de Saint-Simon » pp. 213-237

IX. Mémoires de Saint-Simon

Édition de Hachette (I)

I

Les Mémoires de Saint-Simon, tels qu’on les a récemment publiés, sont un véritable événement en littérature. Tout ce qui a plume s’en est occupé et a tenu à dire son mot, quelquefois très long, sur un ouvrage qui n’a d’analogue ni dans notre langue ni dans aucune autre. Les journaux et les revues se sont renvoyés l’écho de leurs admirations, et l’opinion publique, que ces journaux ne font pas toujours, ils semblent la faire, cette fois, tant ils sont d’accord avec elle ! L’Académie elle-même, l’Académie, qui juge les morts (en France on n’est jugé que par ses pairs) et qui met au concours la rédaction de leurs épitaphes, est entrée dans la sympathie universelle et a dernièrement couronné un éloge de l’auteur de ces Mémoires, dont la gloire doit se mesurer à la grandeur monumentale de son livre. Il n’y a pas jusqu’aux circonstances de leur publicité qui n’aient porté bonheur aux Mémoires du duc de Saint-Simon et fait faire coup double à leur renommée.

Fragments d’abord, publiés en 1818, il donnèrent assez de jouissances inattendues à l’imagination contemporaine pour qu’elle ressentit soudainement l’amour d’un livre qui faisait si largement immerger la vie dans l’histoire, et pour qu’elle désirât ardemment connaître l’ensemble et l’effet intégral de cette vaste fresque, comme l’a dit si heureusement M. Sainte-Beuve, dont quelques groupes lui étaient montrés épars ou mutilés, mais d’une vie et d’une beauté si prodigieuse ! Aujourd’hui, cette fresque nous apparaîtra tout entière. Chaque volume qu’on a publié séparément (et nous sommes au treizième) est un rideau relevé qui permet de mieux apercevoir, dans sa fourmillante perspective, l’immense multitude historique rangée par l’étiquette sur les gradins de l’hémicycle si magnifiquement ordonnancé qu’on appelle le xviie  siècle. Vu tout d’abord et embrassé d’un seul regard, ce spectacle, unique dans l’histoire, unique par le fait, et unique par l’art qui le reproduit et qui l’éternise, eût certainement arraché à la Critique le tribut d’admiration dû aux grandes choses et aux grandes œuvres, mais il n’aurait pas valu cette découverte graduée, qui est de la gloire en deux fois et cette impression sur laquelle on revient pour l’achever — pour l’approfondir ou l’étendre.

Et cependant, ne nous y trompons pas, ni le talent qui est suprême en ces Mémoires, — qui va jusqu’au génie, quand il ne s’agit que de peindre, mais qui n’y va pas, quand il s’agit de juger, — ni le sujet de ce récit, grand, varié, et pour nous, les démocrates du xixe  siècle, déjà merveilleux comme une lointaine épopée, ni les hasards d’une publication qui a aiguisé le goût public et l’a fait attendre avant de le satisfaire, ni même, ce que nous ne comptions pas tout d’abord, la rareté des livres sur le siècle de Louis XIV, rareté étonnante et qui vient de la peur qu’inspirait Voltaire, lequel l’avait pris pour sa part de lion et faisait trembler d’y toucher les superstitieux de son génie, ne peuvent suffisamment expliquer l’amour que Saint-Simon, presque inconnu, presque dédaigné au xviiie  siècle, a trouvé tout à coup parmi nous.

Malgré la hauteur de ses formes, voilà cet homme populaire ! Mon Dieu ! oui ; Saint-Simon, l’aristocrate violent et inflexible, l’homme de la race, de la tradition, de la distinction, de l’étiquette, de la politesse, de ces mille nuances sociales que nous, les déclassés, les pressés de vivre, les locomotives humaines, nous n’avons guère que le temps de mépriser, Saint-Simon a trouvé des admirateurs là où il les aurait le moins cherchés, s’il avait pu nous deviner, ce qui l’eût tué d’apoplexie ! Certes, nous ne sommes pas déjà si fous du talent, quoique nous nous en vantions, la gloire étant faite ; nous n’aimons pas tant déjà cette distinction, plus cruelle à l’orgueil que les distinctions nobiliaires, pour que le talent, le talent seul d’un incomparable écrivain ou le besoin d’être amusés par une histoire vraie qui ressemble à une fable immense, donnent le mot de cette sympathie qui n’a pas été combattue et à laquelle nous nous sommes livrés sans discuter et sans hésiter. Nous ne sommes pas si hommes que cela, pas si enfants non plus ! Il y a donc une autre cause des succès de Saint Simon que l’enlèvement, par le talent, de l’imagination charmée ou par l’intérêt d’un récit qu’avant lui personne n’avait su faire encore, et qu’après lui personne n’oserait recommencer.

Cela est triste à dire, mais cela est, et la Critique qui pèse la gloire, parce que c’est une manière de plus de peser l’œuvre dont elle est le prix, ne peut le passer sous silence. Le succès instantané de Saint-Simon au dix-neuvième siècle tient bien moins à des qualités qui le font grand qu’à des défauts qui le rapetissent. Il vient bien moins de la supériorité d’un homme d’un talent, trop fier pour plaire au grand nombre, qu’à l’abaissement de sa raison quand il s’abaisse et qu’il se rapproche de nous tous. Si démocrates, en effet, que nous soyons sortis du ventre de nos mères, les Révolutions, nous avons des passions qui donnent la main à celle de cet aristocrate, et c’est par là qu’il nous entraîne ! Si nous n’aimons pas tout ce qu’il aimait, si nous nous soucions assez peu, par exemple, de ses sentiments féodaux, de son duché, de sa pairie, des ducs à brevet ou sans brevet, de l’affaire du bonnet qui fut la grande affaire de toute sa vie, par ce côté, il faut le dire, sérieusement et idéalement grotesque, si même nous taillons des comédies dans tout cela, des comédies où la dignité de l’homme qui nous amuse à ses propres dépens reste à plat, nous haïssons au moins ce qu’il a haï, et il a pour lui tous les préjugés actuels (et ils sont nombreux) contre la personne ou le gouvernement de Louis XIV. Nos raisons d’abaisser ou de diminuer Louis XIV, le roi absolu, ressemblent plus qu’on ne croit à celles du due de Saint-Simon, car des aristocrates comme lui sont des démocrates par en haut et entre eux, comme nous sommes, nous, des aristocrates par en bas. Des improvisateurs de progrès, de fulminants ouvriers de révolutions, qui en soixante-six ans en ont dépêché six, ne comprennent pas plus, ne doivent pas plus comprendre que ce frondeur en retard, tombé après coup dans la monarchie de Richelieu, parachevée par Louis XIV, ce rayonnement de l’autorité unitaire qui calme et rassied les nations.

Ôtez donc des Mémoires de Saint-Simon le préjugé contre Louis XIV et la haine contre Mme de Maintenon, plus étonnante que ne le fut Louis XIV, car il est un homme et elle n’est qu’une femme, — à égalité de grandeur la femme doit l’emporter ! — et vous verrez si la popularité de ces Mémoires ne diminue pas ! Ils resteront encore un chef-d’œuvre, car, au fond, ils en sont un, malgré ces deux haines qui furent deux erreurs, mais le prestige du chef-d’œuvre sera tombé. Les connaisseurs seuls en parleront de cette voix qui ne fait pas tapage, comme on parle des chefs-d’œuvre de Mozart, de Raphaël et de Goethe, mais la fanfare de la gloire, par toutes les trompettes, n’existera plus !

II

Ainsi deux erreurs et presque deux sottises, voilà, sinon le meilleur, au moins le plus puissant de l’influence des Mémoires de Saint-Simon sur nous. Il s’est mépris sur Louis XIV, et tellement mépris, qu’on peut dire qu’il ne l’a pas compris, et que, de hauteur avec le siècle qu’il a su peindre, il ne l’a plus été avec son modèle quand il s’est agi de la tête du siècle, de son chef. Pour une raison d’intelligence, et peut-être de moralité, Saint-Simon a été le plus injuste historien d’un homme et d’un système qui représentent ce que nos individualités déchaînées haïssent naturellement le plus, — le despotisme individuel. Cette personnalité de Louis XIV, odieuse, comme tout ce qui est grand, à tout ce qui est petit, Saint-Simon ne l’a pas pénétrée plus que nous qui la voyons après lui, et qui, malgré les bénéfices et les leçons du temps, ne la comprenons pas davantage. Pour nous, en effet, comme pour Saint-Simon, Louis XIV n’est qu’un despote heureux, une espèce de kalife d’Orient, en Occident. Rien de plus. Nous nous débarrassons de sa grandeur en lui passant autour du cou son fameux mot, « l’État, c’est moi » ; et nous croyons l’étrangler. Préoccupés de cette personnalité qu’on lui reproche, nous n’entendons pas la Fonction qui parle dans ce mot splendide ; et, quoique mieux placé que nous pour l’entendre, Saint-Simon ne l’a pas entendue.

À toutes les pages de ses Mémoires, il se montre l’ennemi de ce gouvernement qu’il appelle le règne par soi-même et qui est la seule ressource que les fautes et les malheurs de plusieurs générations laissent à un peuple. Louis XIV inaugura, il est vrai, la cravache à la main, cette royauté personnelle pour laquelle Louis XI et Richelieu avaient combattu contre des aristocraties turbulentes, mais voilà justement sa gloire ! Nous en étions venus à ce point qu’un tel gouvernement était seul nécessaire et possible, et nous sommes à ce point-là toujours. La suite des temps l’a bien prouvé. Qu’avons-nous eu depuis Louis XIV, si ce n’est le règne des personnalités fortes, entremêlé d’interrègnes ?… Après les désastres du xvie  siècle, les fautes politiques d’Henri IV et les luttes jusqu’au sang de Richelieu pour les réparer, après l’anarchie des Parlements et de la Fronde qui remuèrent Saint-Simon dans son berceau, Louis XIV soutint au milieu de la France en poudre le poids de l’écroulement universel et l’arrêta par son prestige personnel… plus d’un siècle ! Ce qui resta, sinon de solide, au moins d’adhérent, sous Louis XV, fut son œuvre encore ; ce fut son prestige continué. Il fallait que Louis XVI égaré lâchât, philosophiquement la clavette révolutionnaire pour que la France de Louis XIV se précipitât… Certes, c’était la vérité, l’État, c’était lui, comme l’État c’était aussi Louis XVI, quand un jour on lui coupa la tête sur la place de la Révolution. Le couperet tombé, il n’y eut plus à la place de l’État qu’une horrible fantasmagorie d’hommes rouges qui s’agitaient sur un fond livide et décomposé, jusqu’au moment où un homme vint apporter l’Ordre en apportant la lumière et dire à son tour, ou du moins, s’il ne le dit pas, écrire sur toutes les marges de l’Histoire que l’État, c’était lui, car il l’avait refait !

Eh bien ! c’est cette ère des personnalités fortes, ouverte par Louis XIV, mais qui n’est pas fermée, c’est cette réserve de Dieu quand les peuples sont à bout de malheurs et de fautes et qui est peut-être toute la question des temps modernes dans ce qu’ils ont de passé déjà et ce qui leur reste d’avenir, c’est celle nécessité et cette grandeur qu’il n’est pas permis aux esprits fermes en politique de méconnaître. Saint-Simon ne s’en douta même pas. Il fit de Louis XIV un roi de tapisserie, magnifiquement extérieur et superficiel, mais, sous la casaque bien portée, il ne mit qu’un despote vulgaire, un être médiocre, d’esprit et de cœur. Il ne démêla pas son genre de génie. Il l’accusa de goût pour les subalternes et de jalousie basse contre son frère, Monsieur, l’homme le plus méprisable du royaume et du temps, et il releva le tout par un orgueil, à la Nabuchodonosor, qui méritait de paître l’herbe des gazons de Versailles ! Peu soucieux, d’ailleurs, de se contredire et de se prendre honteusement dans sa propre inconséquence, Saint-Simon ne craignit pas d’écrire que cet esprit foncièrement médiocre était capable de « se former et de s’élever…, qu’il voulait l’ordre et la règle…, qu’il était né sage, modéré, maître de ses mouvements et de sa langue, et le croira-t-on ? ajoute-t-il (ce serait plutôt à nous d’écrire ce mot-là), qu’il était bon et juste, ayant assez reçu de Dieu pour être un bon roi, et peut-être même un assez grand Roi ! »

Assurément on ne chancela jamais davantage pour tomber plus à plat du côté où l’on ne voulait pas pencher. Louis XIV qui peut-être eût été un assez grand roi ressemble à une bouffonnerie. Mais il n’y a que la passion, cette idiote terrible, qui puisse bouffonner ainsi sans s’en apercevoir ! On se rappelle, quand on lit cela, le prodigieux regard de Louis XIV, qui tua Fénelon, « le bel esprit chimérique », en se détournant de son inutilité. Ce regard, qui jugeait plus vite que le compas et l’équerre de Le Nôtre que cette fameuse fenêtre de Trianon n’était pas droite, avait-il vu que Saint-Simon, l’ami du duc d’Orléans, — nos amitiés donnent la mesure de nos discernements, — n’était pas non plus parfaitement droit d’intelligence ? C’était un de ces esprits brillants, mais sans ductilité, contournés, difficiles à aligner, plus chimérique que Fénelon peut-être, quoiqu’il fût très positif dans ses passions et ses sentiments et destiné par sa nature, vis-à-vis de tous les pouvoirs, à une opposition éternelle. Louis XIV, pas plus que Napoléon, pas plus que tous les hommes nés pour le commandement, ne se souciait de ces originalités qui rompent un ensemble et contrecarrent des décisions. Aussi excepté pour l’ambassade d’Espagne, qui ne fut qu’une chose de représentation et d’étiquette, Louis XIV laissa pour tout le reste le duc de Saint-Simon à l’antichambre, et le duc s’en est souvenu en jugeant le roi.

Il n’y a que cela en effet, — un ressentiment sans issue, — qui pouvait troubler à ce point misérable le sens du duc de Saint-Simon sur Louis XIV. Ni ses velléités féodales, ni ses colères de frondeur rétrospectif, ni ce tempérament d’Alceste qui donne si souvent à Saint-Simon l’air du Misanthrope, mais d’un misanthrope bien autrement colossal que celui de Molière, n’étaient capables de si profondément altérer des facultés qui, après tout, aimaient la grandeur et qui étaient faites pour l’histoire. Dans le secret de cette royale intelligence qui, comme celle de Newton, pensa toujours à la même chose, et c’était la gloire et le bien-être de son État, Louis XIV avait pesé Saint-Simon, et il avait trouvé qu’il pesait peu. L’orgueil souffrant de celui-ci, de cet esprit qui sentait sa puissance, mais qui, comme tant d’esprits, se méprenait sur elle, a cherché à voiler cette blessure, mais il l’avait au fond du cœur, et elle saigne partout dans ses Mémoires. Le roi, d’un esprit assez juste pour ne jamais revenir sur une décision, ne se démentit pas. Une fois seulement avant cette ambassade d’Espagne, vide d’affaires et d’hommes à manier, on l’avait vu arrêter sa pensée sur Saint-Simon et le désigner au Conseil pour l’ambassade de Rome, mais ce choix, qui avait étonné tout le monde, et Saint-Simon lui-même, ne fut jamais officiellement confirmé. L’auteur des Mémoires eu chercha laborieusement la raison avec cet art des inductions et des interprétations qu’il possédait mieux que personne et qui le rend un historien si séduisant, si éblouissant et si dangereux, et il la trouva, nous dit-il, dans l’opposition et l’influence de Mme de Maintenon, la vieille fée, — de Mme de Maintenon, sa seconde haine ; la seconde raison de la popularité actuelle de son livre, et pour nous la seconde tache de ces admirables et adorables Mémoires, que nous voudrions effacer.

III

Et quand nous disons la seconde tache, nous nous trompons, il n’y en a qu’une. Cela ne fait pas deux que Mme de Maintenon et Louis XIV ! Quand Saint-Simon impute à Mme de Maintenon une opposition contre lui, il l’impute aussi à Louis XIV, car Mme de Maintenon et Louis XIV, c’est presque la même individualité. Androgyne auguste plus merveilleux que celui que rêva Platon et qu’une fois on vit sur le trône ou du moins bien près, à côté. Qui se dit de l’un s’entend de l’autre, tant ils étaient unis ! Jamais dans les annales de l’histoire et dans celles bien plus variées du cœur humain, on n’avait vu deux êtres si bien faits pour s’appartenir. Mme de Maintenon, c’est Louis XIV encore, c’est Louis XIV dédoublé ! Louis XIV, le roi du bon sens, l’appelait sa solidité ; il eût pu l’appeler sa conscience. Cette grande femme d’État avait peut-être jugé et pénétré Saint-Simon avant Louis XIV, mais sur ce point comme sur tous les autres, elle ne domina pas le roi, elle avait vu comme il devait voir, elle le devinait… Elle lui parlait sa propre pensée et le Roi se reconnaissait à l’instant. Pour cette raison, Saint-Simon fut pour elle ce qu’il avait été pour Louis XIV. Il l’accusa, l’insulta, la rapetissa bien plus aisément que ce Roi immense, cette grandeur solaire dont il était assez difficile d’éteindre la masse de rayons. Tout incognito a ses dangers pour les femmes. Mme de Maintenon a gardé dans l’histoire un incognito sublime qui la rend très apte à l’insulte, et Saint-Simon n’a pas été chevaleresque. Puisqu’il aime la féodalité et ses symboles, il mérite, quand il s’agit de Mme de Maintenon, que la Critique lui casse ses éperons au talon comme on le faisait aux chevaliers qui avaient insulté les femmes. Il ne s’y est pas épargné. Tout ce qu’on peut dire d’une créature méchante, abjecte et dangereuse, il l’a dit de cette femme à la grandeur cachée, qui s’en vient tranquillement vers la Postérité, qui les croit, à travers tant de calomnies ! Écoutez-le ! Louis XIV n’était que médiocre. Mais elle ! « Elle sentait et pensait en petit. » La première misère de sa vie — cette sainte misère qui nous lave le cœur avec nos larmes et qui nous le parfume pour toujours lorsque nous l’avons respirée ! — la première misère de sa vie, ose-t-il dire, l’avait avilie dans son cœur et dans son esprit. « Situation radieuse ! profonde bassesse ! » et il n’y a pas un seul fait, dans tous les Mémoires, qui donne à Saint-Simon, l’Alceste, moins l’honnêteté, cette fois, le droit de poser de telles conclusions ! Nous ne craignons pas de l’affirmer : Saint-Simon est pour les trois quarts, sinon pour le tout, dans ces sottises atroces et, disons-le ! même bêtes, qui se sont fixées sur cette belle tête voilée historique, mais dont le voile de veuve, pieusement gardé, laissera toujours apercevoir la beauté, le caractère et le courage ! Il a tordu et retordu, d’une main cruelle, cette couronne d’épines dont elle n’a pas plus senti le poids que celui de l’autre couronne. De toutes ces insultes de Saint-Simon, en les exprimant d’un pouce ferme, il ne sort rien de plus que l’ambition effrénée d’une femme qui avait le droit de prétendre à tout et qui, arrivée à sa place par cette loi de gravitation dont le jeu reste toujours innocent de ses actes, s’effaça et vécut avec la simplicité de la plus humble chrétienne, entre son royal époux et Dieu ! Ambitieuse ! Mais en fait, elle se convertit avant de tomber dans la misère. Elle implora les bontés de la reine seule. Elle épousa le cul-de-jatte Scarron, qui ne lui laissa que ses guenilles de poète. Devenue l’institutrice des enfants de Mme de Montespan, elle n’eut là aucune lâche faiblesse. Elle fit respecter l’innocence des enfants dont elle était chargée, réfréna les désirs du roi, l’épousa en secret, n’en parla jamais, ne revendiqua aucun des privilèges de sa fonction, acheta et sauva des patrimoines de protestants indemnisés, ne répondit point aux calomnies, et, à la mort du roi, baissa ses coiffes qu’elle n’avait jamais beaucoup relevées, et s’en alla mourir à Saint-Cyr. Où est l’ambition dans tout cela ?…

Voilà pourtant, sans exagération et sans déclamation d’aucune sorte, la femme que Saint-Simon traîne sur la claie de ses Mémoires avec un acharnement sans égal ! Il est vrai que c’est sur la même claie, devenue splendide, qu’il a étendu le corps rayonnant de Louis XIV ! Unis de leur vivant au sommet des grandeurs humaines, unis devant Dieu et par des ressemblances de nature qu’on n’a pas assez remarquées et qu’il serait curieux de faire saillir, Louis XIV et Mme de Maintenon seront encore unis dans l’injustice et dans l’injure. Partout ils ont trouvé leur lit nuptial. Ils l’ont trouvé dans ces Mémoires, que dans l’intérêt de la vérité il ne faut point appeler terribles, car on les croirait redoutables, comme ils le trouvent encore dans l’opinion d’un temps perdu de panthéisme, et qui n’a plus la vraie notion de la grandeur individuelle.

Ce n’est pas au xixe  siècle, quand les penseurs à faire mourir de rire de ce siècle fameux cherchent le moyen impossible de se passer de la main de l’homme dans le gouvernement des peuples, qu’on peut apprécier Louis XIV, le plus grand des rois personnels, un de ces rois qui, à force d’expédients et de génie, dispensent les peuples d’institution, quand il n’y en a plus qui se tiennent debout et qu’on puisse rajuster. Ce n’est pas dans un temps où la hiérarchie de la famille fondée par le christianisme a été si profondément ébranlée, en attendant qu’on la bouleverse tout à fait, qu’on peut apprécier Mme de Maintenon, la plus grande des femmes impersonnelles, car elle se compta toujours pour rien. Elle ne fut guère que la femme sans royauté du grand roi et la servante dévouée et vigilante de sa gloire.

Saint-Simon, le grand peintre d’histoire, avec la magie de son talent, pouvait, s’il n’avait écouté des passions mesquines, montrer au moins le prix de ces deux grandeurs incomprises de notre temps. Il pouvait du moins demander et, qui sait ? peut-être obtenir du respect pour elles. Il ne l’a point fait, et en cela il a failli. L’Histoire et la Critique doivent le dire. Il a failli comme homme dans son devoir moral, mais il a failli aussi dans sa fonction d’observateur comme intelligence. Le soleil est sain à ceux qui peuvent le regarder, et les vrais aigles n’ont pas de ces taies sur les yeux !

Édition de Hachette (II)

IV

C’est surtout de la discussion historique qui est à faire contre Saint-Simon, car il n’est pas de livre plus dangereux que le sien au point de vue de la stricte vérité de l’histoire. Nous l’avons dit, mais il ne faut pas faire la petite bouche et avoir scrupule de se répéter. Le génie du style, qui n’est qu’un danger de plus, ce génie d’Armide et d’Alcine, et de tous les sorciers et de toutes les fées, qu’on appelle le génie de l’expression, nous forcerait presque au rabâchage. Delenda est Carthago ! Il s’agit, en effet, de Carthage ; il s’agit d’une foi très punique, de la bonne foi de Saint-Simon, quand il juge ses contemporains. Dans les temps actuels, nous ne connaissons pas un écrivain qui, en histoire, soit aussi dangereux que Saint-Simon, pas même M. Michelet, un grand magicien aussi par le coloris et la vie, mais la vie fantastique, la vie transposée.

Positivement et sans exagération, M. Michelet assassine avec du coloris. Il a, comme Saint-Simon, cette terrible puissance de la couleur qui fait croire à la vérité du mensonge. M. Michelet n’est qu’un historien à distance. Quand il met la main à l’histoire, ce n’est que pour la raconter. Il n’en a pas été partie vivante. Il n’a pas coudoyé les personnages qu’il nous représente ; il n’a pas enfin cet avantage de pouvoir dire comme le pigeon, mais avec un fiel inconnu aux pigeons : J’étais là, telle chose m’advint , qui fait croire qu’on y est soi-même. Saint-Simon, au contraire, a cet avantage, horrible quand on en abuse, qui foudroie l’incrédulité. Les Mémoires de Saint-Simon, tout le temps qu’ils durent, ne sont qu’un sublime pamphlet contre le grand roi.

Quand le Louis XIV de M. Michelet, dont il a dit hautement avec une légèreté qui eût compromis un autre qu’une femme en colère, « lorsque je lui aurai arraché sa perruque, on verra ce qui lui restera » ; quand ce Louis XIV aura paru, on pourra juger lequel des deux meurtriers, par le talent ou la couleur, aura le mieux accompli son régicide ; mais nous sommes certain à l’avance que ce sera encore Saint-Simon8. En effet, tout frondeur qu’il soit, tout misanthrope, tout ambitieux, chagrin, dépité, déplacé, non placé, ce qui est bien pis, tout enragé enfin que soit le duc de Saint-Simon, il traite en grand seigneur qui ne peut s’empêcher d’être sensible au grand cette grandeur abhorrée de Louis XIV qu’il exécute. Il lui témoigne un grave respect, même en le frappant. Il l’immole avec la hache qui n’avilissait pas et dont les têtes orgueilleuses réclamaient le privilège pour tomber sans honte. Le billot est vêtu de velours… tandis que M. Michelet, le démocrate, tuera le Louis XIV avec l’insolence des démocrates qui tuent les rois. Mais l’histoire diffère de l’échafaud. Quand on frappe insolemment dans l’histoire les hommes comme Louis XIV, on ne les lue pas. Voilà pourquoi le duc de Saint-Simon sera le plus coupable. Il n’a pas tué tout à fait Louis XIV, mais il l’a mieux frappé.

V

On ne saurait donc trop prévenir l’imagination qu’il enlève par un talent de premier ordre, ce duc de Saint-Simon. Ce travail inouï est si grand, et il a tant d’attitude, qu’il fait croire non seulement, comme nous le disions, à la vérité de la peinture, mais à la plus haute moralité dans le peintre qui, au fond, ne fut point ce grand honnête homme qu’il se pique d’être et qu’il paraît. Il y a comme ailleurs de faux honnêtes gens en histoire, et leur histoire est même à faire, à ces gens-là. Ce serait un joli livre de critique à écrire pour ceux qui auraient du loisir. Saint-Simon fut un de ces faux honnêtes hommes ; Pascal aussi. Saint-Simon a les mœurs extérieures de son temps, qui créa peut-être l’hypocrisie, cet hommage que le vice rend à la vertu, mais qui, ayant l’inconvénient, a les avantages, la dignité dans le langage et dans la conduite, la convenance, la gravité. Il fut même un honnête homme, comme on ne l’était pas toujours de son temps. Parmi les grands seigneurs d’alors, il se distinguait. Il ne trichait point au jeu et partout il payait ses dettes. Il ne prenait point la femme d’autrui. Il n’avait point de scandaleux bâtards, et en cela il n’imitait pas le roi, son maître. Mais avait-il la probité spéciale, la probité de la fonction qu’il devait avoir, puisqu’il se faisait historien ?

La probité d’un historien se compose de l’amour du vrai le plus pur et de la plus scrupuleuse surveillance de soi-même. Or, franchement, il faut bien en convenir, cet homme à la bile incendiée, cet ambitieux et ce glorieux Saint-Simon, qui ne fut rien quand il aspirait à être tout, et qui se retirait de la cour et de l’indifférence de Louis XIV dans la solitude de ses Mémoires, son refuge et sa consolation : —  Consolationem afflictorum et refugium peccatorum , — ne se surveille pas infiniment et ne se préoccupe pas beaucoup de la grande question d’être juste. Ce qui le préoccupe plutôt, ce qui le tient comme un impérieux besoin, c’est de se soulager de cette bile rentrée d’ambitieux qui le dévore jusqu’aux moelles (une de ses expressions !) et qu’il va rejeter régulièrement là, tous les jours. Quelle belle et dramatique scène il a oublié de nous écrire, lui qui nous en a écrit de si belles, et cela parce qu’il avait un mal caché, un mal qui l’humiliait, son infirmité secrète ! Figurez-vous-le, en effet, cet ambitieux navré, n’ayant que son rang dans ce monde de Versailles où l’on n’était classé que par la faveur du roi et où l’on mourait, comme Racine, du refus d’un coup d’œil, figurez-vous-le revenant de l’Œil-de-bœuf et se rejetant à ses Mémoires ! Il n’en peut plus ; il est brisé de cette faction éternelle et inutile, montée partout, au lever, au coucher, à la chasse, et où il n’est jamais rien de plus qu’un homme de ce cortège ! Il est resté confondu dans la foule éblouissante, rayon dans ces rayons, vulgaire comme un Gordon bleu ; il a piétiné tout le jour sur son talon rouge impatienté, — ce talon de feu ! Il a la sueur au front, cette sueur de la transpiration qu’il faut boire à Versailles et qu’il peut essuyer ici ; il est pâle…

Non, il n’est pas pâle ! Il est de rage, de sang et de bile tournée, de la couleur — comme il l’a dit lui-même d’un des personnages de ses Mémoires — d’une omelette dans laquelle il y a deux charbons qui flambent , et demandez-vous s’il peut avoir, ce tigre d’ambition trompée, la disposition sereine du juge, qui est de première nécessité pour l’historien ! Il est évident que les Mémoires devenaient alors pour lui ce que le poème de l’Enfer fut pour Dante qui, dit-on, y mit ses ennemis. Mais ce que l’on passe à un poète, à un faiseur de fictions, on ne peut pas le passer à un homme dont le métier sublime est de faire de la vérité. Dante peut impunément être injuste. Il a l’âme d’un poète. Nous connaissons ces sensitives violentes ! On sait ce que c’est que le poids de l’âme d’un poète, mais Saint-Simon est historien !

Et ce n’est pas tout encore que l’ambition refoulée pour expliquer les injustices de ces Mémoires. Injustices contre Louis XIV d’abord, contre Mme de Maintenon ensuite, contre les Confesseurs du Roi, quels qu’ils fussent, Tellier ou La Chaise, ces premiers ministres de la conscience d’un Roi qui gouvernait avec sa conscience, et contre tant d’autres personnages, pour lesquels il avait la haine envieuse de l’ambitieux qui ne réussit pas, de l’ambitieux lié à son échelon et qui aimerait presque mieux en tomber ! À l’ambition qui le rendait injuste se joignait un défaut d’esprit, radical en lui, et que tout le prestige de sa plume est insuffisant à cacher ! Il lui manquait au front cette largeur tranquille à laquelle se reconnaissent les hommes qui ont le droit d’être ambitieux et qui doivent gouverner les peuples, qui sont faits du moins pour les gouverner ! Le sien était puissant, mais il était contracté.

C’était un front d’artiste, un front de bélier d’écrivain qui va faire de ce front une catapulte ! Même l’amour du pouvoir chez le duc de Saint-Simon est un rêve d’artiste. Il caressait cette chimère comme toutes les natures d’artiste, qui ont toujours besoin d’avoir quelque chimère à caresser. Il aimait même les chimériques. Il avait été de la coterie du duc de Bourgogne, qui en était un, avant d’être au duc d’Orléans, qui en aurait été un autre, s’il avait pu être autre chose que les Sept Péchés Capitaux ! Il fit toute sa vie — comme on faisait alors — de l’opposition politique, comme n’en font jamais les hommes nés pour le commandement, qui se retirent du pouvoir, en tombent, ou même n’y entrent pas, comme Saint-Simon, mais ne s’abaissent pas à tracasser un gouvernement ; et comme tous les gens destinés de nature à l’opposition politique, il ne comprit rien aux mérites, nets et positifs, des hommes taillés pour gouverner.

VI

Et le dernier volume des Mémoires qu’on vient de publier atteste une dernière fois cette profonde et singulière inintelligence. Il s’y agit, dans ce volume, à peu près de la fin de tout pour Saint-Simon mûri et qui devait être apaisé (car ce qui rend l’ambition turbulente, c’est l’espérance), et aussi pour la monarchie, puisqu’il n’y a plus rien que Louis XV entre les Orgies du duc d’Orléans et la place de la Révolution. Au milieu des autres morts qui tombent les uns sur les autres comme des capucins de cartes, le Régent meurt, dans ce volume, précédé par Dubois, ce valet-maître d’un maître-valet ! Eh bien ! c’était le quart d’heure ou jamais de nous donner sur le ministre de la Régence, sur ce grand méprisé (et peut-être trop méprisé) de l’histoire, autre chose que l’impayable et merveilleuse caricature continuée à travers laquelle le malheureux sera vu toujours. Il y avait enfin à prononcer sur l’homme devenu ministre le jugement définitif qu’un homme ayant en soi instinct de ministre, comme croyait l’avoir Saint-Simon, aurait du moins essayé de le prononcer !

Certes, on comprend cette caricature à plus d’un endroit des Mémoires, — à tous, si l’on veut, — mais pas là. Partout ailleurs, elle est méritée. Que disions-nous ?… Ce n’est pas une caricature, c’est l’incroyable vérité. Dubois commence dans de telles bassesses ; ce serpent, en rampant dans la fange, emporte tant de fange avec lui, que l’on s’échauffe au mépris de Saint-Simon en regardant cette fouine, qui veut se couler au pouvoir par les poulaillers ! Aux autres pages des Mémoires, on applaudit et l’on ne regrette rien de cette gouaillerie grandiose et comique, infligée par ce grand seigneur, en gaîté de mépris, à un homme, moins qu’un homme d’attitude première, mais qui finit par montrer qu’il pouvait s’élever et se tenir en homme sur son piédestal de boue, lorsque la mort, — cette épouvantable justicière de Dieu, — le renversa dessus pour qu’il ne pût pas en descendre.

Mais ici, en cet endroit suprême de ces Mémoires qui finissent, on peut demander à Saint-Simon quelque chose de plus que les invariables cruautés du mépris ; oui, on peut lui demander autre chose pour l’honneur de la vérité. Le mépris n’a pas le droit d’être aveugle, comme l’amour. Il est tenu à voir clair et à voir tout. Il est des choses qu’il fallait voir et que Saint-Simon n’a pas vues en cet homme bafoué (justement, je le veux bien !) mais que Louis XIV, ce grand connaisseur en hommes, avait remarqué et même employé. C’est que l’abbé Dubois (comme on l’appelait avant qu’il fût prêtre) avait plus de politique véritable dans la tête que n’en eut jamais Saint-Simon.

Laissons pour un moment ses vices, qu’il laissa lui-même quand il fut ministre et cardinal, et demandons-nous s’il n’y a pas quelque chose qu’estimerait le cardinal de Richelieu dans ce petit homme bègue de soixante ans, à la santé en ruine, traînant après lui, a dit un historien, « une réputation telle que l’envie elle-même n’aurait pu rien y ajouter », et qui, sans être écrasé par la honte de ses premières années, met aux affaires une main assez vaste pour les embrasser et meurt dans le feu du pouvoir saisi, tué par toute sa vie d’avant le pouvoir. Laissons sa capacité scientifique et un esprit qui a beaucoup de rapport, pour la souplesse et le mouvement, et la grâce même, avec l’esprit de Voltaire ; laissons sa vaste littérature et ce qui l’empêcha d’être complètement vil, sa bravoure au feu, ce sens de l’épée, qu’il avait tout comme un héros ; ne voyons que l’homme politique, qui dura si peu, et demandons-nous ce qu’il fût devenu s’il avait duré !

Assurément cette question valait bien la peine que Saint-Simon se la posât ; il n’y songe même pas. Il va son train, il insulte, il raille, il remet sa langue de tigre au sang de la bête morte, mais pas un mot qui révèle que son esprit soit un peu plus haut que son mépris et que sa haine.

Cependant Dubois avait agi, et il a donné de lui des pressentiments superbes à un philosophe du xviiie  siècle, à Lemontey, qui ne devait pas l’aimer, cet abbé pour rire, devenu sérieusement prêtre, « auquel dit Lemontey, il ne manqua que le temps pour livrer l’autorité civile à l’action des pouvoirs religieux ». Muet, sourd et aveugle à tout ce qui vient de Dubois, Saint-Simon ne dit pas un mot de cette politique de Louis XIV que Dubois reprit sur la question des Stuarts, lui le signataire du traité de la triple alliance ! Saint-Simon ne remarque point, même pour le blâmer, car il l’aurait blâmé, ce chimérique de chez M. le duc de Bourgogne, que Dubois voulait, comme tous les grands ministres, procéder à l’égalité des contributions directes et qu’il eut l’idée d’y arriver par un travail de ponts et chaussées, resté en projet par sa mort. Il ne rappelle point enfin, et peut-être ne le sait-il pas, que la santé de Louis XV enfant étant faible, Dubois avait établi un système de gouvernement qui réglait la politique étrangère pour le cas où le roi mourrait, et toute l’administration intérieure pour le cas contraire. Il se contente de s’exclamer sur ces torrents précipités de grandeur, de puissance, de richesses démesurées, et il ne craint pas d’ajouter : est-ce aveuglement ou mensonge ? que Dubois était destitué de tout talent, pour le porter à une si prodigieuse fortune et pour l’y soutenir !

VII

Aberration aussi étonnante que le talent même qui la voile ! il ne s’agit plus ici d’un serviteur de ce grand roi qui le tenait, lui, Saint-Simon, comme non-avenu devant son regard. Il s’agit d’un serviteur de ce duc d’Orléans, qu’il aimait, — on ne sait pourquoi, — comme on aime, — mais qu’il n’estimait point, car on sait toujours pourquoi on estime, — et ce serviteur, devenu serviteur (de valet qu’il avait toujours été) et ayant enfin l’intelligence de son service, Saint-Simon n’a pas vu que c’était le plus capable de tous ceux qui gouvernaient, comme il écrivait, lui, Saint-Simon, à la diable, sous ce diable de duc d’Orléans ! Ici la passion de groupe, de coterie, de parti, et l’opposition politique, ne semblent plus rien dans cette absence de justice ou de sagacité. Ou c’est la plus complète fermeture aux choses du gouvernement, ou c’est du puritanisme raccourci, un sens moral épais qui bouche le cerveau et la vue, et dans les deux cas, c’est l’homme politique des Mémoires qui reste sur la place, mort du coup !

Il y reste, cela ne fait pas doute, mais pour qui y reste-t-il ?… et qui l’y verrait, si la Critique n’avertissait pas ?… Quand l’histoire est faussée par un grand talent, elle est bien faussée, et il est malaisé de la redresser. Elle porte longtemps, sinon toujours, l’empreinte de la main qui l’a luxée. Elle garde ce pli. On dira peut-être : « Dubois vaut-il une réhabilitation ? » Mais tout être, coupable sur d’autres chefs, a droit à une réhabilitation sur celui-là où il a été injustement condamné. Comme ministre il ne mérite plus le mépris. Lemontey, au xviiie  siècle, et de notre temps l’auteur de Ménages et Finances de Voltaire, qui ne craint pas d’être scandaleux, voilà les seuls hommes à notre connaissance qui aient touché pour ne pas la frapper d’une injure la mémoire du cardinal Dubois. Eh bien ! la faute en est à Saint-Simon, et c’est lui qui prendra à sa charge la responsabilité d’une injustice presque universelle. Nous n’apercevons Dubois qu’à travers ses Mémoires. Mais est-ce un bien ou un mal, cela ? Rappelons-nous un mot magnifique de Chateaubriand : « Les grands génies doivent peser leurs paroles ; elles restent, et c’est une beauté irréparable. »