(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Léopold Ranke » pp. 1-14
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(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Léopold Ranke » pp. 1-14

Léopold Ranke

Histoire de France, principalement dans le xvie et le xviie  siècle, traduite par J. J. Porchat.

I

« De toutes les œuvres qui tentent l’effort de l’esprit humain, — disait un grand critique anglais, — l’histoire est tout à la fois la plus difficile à réussir et la plus facile à aborder. Des faits frappent l’attention d’un homme. Les retracer fidèlement, mais sous l’impression de ce coup porté à l’esprit, qui doit toujours le féconder, semble une chose aisée ; et cela l’est si peu, néanmoins, que, depuis Hérodote jusqu’à nos jours, on trouve bien sur son chemin quelques bons romans historiques et quelques essais (good historical romances and good historical essays), mais, dans toute la rigueur du mot, pas une irréprochable histoire. » Et, pour mieux creuser sa pensée, le critique anglais ajoutait : « Dans les sciences, il est des œuvres qu’on peut appeler parfaites. En poésie, il y a des poèmes qui, comme certaines pierres précieuses, n’ont pas un défaut, ou qui le cachent sous l’éclat qu’elles jettent. Dans la littérature oratoire, enfin, on rencontre quelques discours, — par exemple, ceux de Démosthènes, — dont il est impossible d’altérer un seul mot sans altérer la valeur intégrale de l’œuvre. Mais d’histoire, approchant seulement de la notion que nous avons de l’Histoire, on chercherait en vain ! En toutes choses, l’idéal est loin et recule, mais ici, il est si loin qu’il n’a plus besoin de reculer. »

L’homme qui écrivait les lignes précédentes, en 1828, dans un des recueils périodiques les plus estimés de l’Angleterre, devait plus tard devenir lui-même un historien, et il serait piquant de savoir si, quand il écrivait ainsi, il pensait déjà à le devenir, et s’il ne méritait pas qu’on lui appliquât le mot de Pope sur Addison : « Addison — disait Pope — ressemble à ces sultans d’Asie, qui ne croient jamais régner en sûreté qu’après avoir fait périr tous leurs frères. » En décapitant tous les historiens d’un seul revers de plume, Macaulay songeait-il à se préparer un royaume ? Ou bien, en y réfléchissant et en s’y appliquant à son tour, devait-il trouver diminuée cette horrible difficulté d’écrire l’histoire, qu’il signalait presque avec désespoir ? Quoiqu’il en puisse être à cet égard, les raisons qu’il donnait de cette difficulté étaient-elles les véritables et les profondes ?… « L’Histoire — écrivait-il, dans ce style anglais et whig qui n’est qu’à lui, — l’Histoire, cette province de la littérature, est comme un terrain contesté placé sur la limite de deux territoires différents et sous la juridiction de deux pouvoirs hostiles, et, comme tous les terrains dans ces conditions d’existence, il est nécessairement mal défini, mal cultivé et mal administré. Dépendant également de la Raison et de l’imagination, l’Histoire tombe alternativement sous la seule et absolue domination de l’une ou de l’autre, tantôt fiction, tantôt théorie, souvent toutes les deux. » Nous en demandons bien pardon à Macaulay, mais si la difficulté de la composition historique ne venait que de l’accord qu’il faut savoir établir entre l’imagination et la Raison, elle ne serait que celle de tous les genres de composition littéraire, qui n’existent pas plus que l’Histoire sans la fusion harmonieuse de ces deux grandes facultés. Évidemment, donc, la difficulté est ailleurs.

Elle est toute dans la notion fausse que nous avons de l’Histoire, — et Macaulay lui-même ! — quand nous voulons qu’elle soit autre que ce que nous sommes : c’est-à-dire une passion ou une idée (car l’homme n’est jamais que cela, lorsqu’il est quelque chose) ; quand, enfin, nous n’admettons pas que des faits qui passent à travers nos esprits, nos sensibilités, nos consciences, doivent nécessairement s’y colorer en y passant. La difficulté de l’Histoire vient surtout de l’idée chimérique et impossible que l’on en a. Les rhétoriques l’exigent impartiale et impersonnelle, et, fût-ce celle de Polichinelle ou d’Arlequin qu’il nous fallût écrire, nous ne pourrions l’écrire autrement qu’avec nos personnes, — avec le sang, avec la flamme, avec la lave ou avec la froide argile dont nous avons été pétris ! L’Histoire n’est jamais qu’un historien. Quand un homme se dévoue à en retracer une des phases, il appartient déjà, soyez-en sûr ! à un camp d’opinions quelconques, à une tribu de préjugés ou à une vérité — car nous croyons à la vérité ! — qu’il doit porter sur sa tête jusqu’à la tombe, comme nous y portons le soleil. Le moyen d’être impersonnel avec cela ? Non ! l’historien ne peut pas plus oublier sa personnalité morale quand il écrit l’Histoire, que le critique lui-même qui va le juger.

Or, jamais cette impersonnalité exigée par les rhétoriques, rêvée par les niais et jouée par les sournois, ne nous a paru briller plus clairement de sa fausse lumière que dans l’Histoire de France publiée par Léopold Ranke, — le meilleur ouvrage peut-être qui ait jamais été écrit pour prouver que l’indifférence olympienne est la qualité des dieux de marbre qu’on n’invoque plus, mais qu’elle n’est jamais qu’une hypocrisie de la pensée, qui, pour sa peine, — comme on va le voir, — en reste blessée et mutilée presque toujours.

II

Léopold Ranke est un des écrivains les plus comptés de l’Allemagne actuelle. Sa réputation n’est pas d’hier. Son Histoire de la Papauté aux xve , xvie et xviie  siècles, fut le premier livre qui porta l’attention sur sa personne et qui méritait de la captiver. Il y avait en cet ouvrage une belle floraison de jeunesse vigoureuse, un amour de la justice qui révélait éloquemment, malgré les préjugés de l’éducation, cette vive droiture des âmes respectées encore par la vie et que le monde doit plus tard gauchir. Dans ce livre important sur la Babylone écarlate, le protestant Ranke avait montré pour quelques grandes figures, la gloire éternelle du catholicisme et du monde, une admiration si indépendante et si simple, qu’elle fit croire à ces esprits qu’un mot enlève et qui font de leur désir une espérance, que Ranke pourrait bien finir comme le poète Zacharias Werner ou le fameux Frédéric Hürter, l’illustre chroniqueur d’Innocent III, et qu’il embrasserait le Catholicisme. Il n’en fut rien cependant ; Ranke ne changea pas de croyance. Il continua d’être historien, et un historien beaucoup plus préoccupé des choses politiques, qui sont du siècle, que des choses religieuses, qui n’en sont plus. Seulement, son Protestantisme descendit, ou monta, d’un degré. Il devint du rationalisme. L’ouvrage qu’il publia sous ce titre, d’une longueur allemande : Histoire de France, principalement au xvie et au xviie  siècle, marque avec plus de netteté que jamais la voie qu’il a toujours suivie, et dans laquelle il a marché le front parfaitement essuyé des premières ferveurs de sa jeunesse.

Eh bien, ce qui nous a frappé tout d’abord en lisant cette histoire, ce n’est pas d’y trouver Ranke tel qu’il fut toujours dans ses écrits et n’a jamais cessé d’être (nous ne sommes pas si inconséquent aux idées que nous exprimions, il n’y a qu’un instant, sur la personnalité forcée et nécessaire de l’Histoire), mais c’est, au contraire, de ne pas assez l’y retrouver. Doctrinalement et de conviction, Ranke est toujours le même : un Allemand, un penseur politique, qui a plus ou moins vécu à l’ombre des philosophies de son pays. Mais, s’il est tout cela, comme son livre actuel le marque à toute page, pourquoi n’a-t-il pas l’accent animé qu’avaient ses convictions quand elles étaient moins profondes, quand la Réflexion et le Recueillement n’y avaient pas ajouté leur concentration enflammée ? Pourquoi enfin son talent, qui a toujours poussé dans les mêmes directions, qui s’est acharné sur le même sujet pour en prendre et en vider toute la moelle, — car c’est du xvie et du xviie  siècle qu’il s’agit encore dans la nouvelle histoire de Ranke, — pourquoi son talent est-il moins remarquable et moins fort que dans le temps de ses premières découvertes et de ses premiers aperçus ? La valeur de Ranke est incontestable. Elle est reconnue. Mais pourquoi, dans des circonstances qui auraient dû activer son développement, cette valeur a-t-elle tout à coup diminué au lieu de s’accroître ? Léopold Ranke a-t-il commencé ou devait-il finir en chrysalide ?…

Le temps n’aurait-il pas été pour lui l’accumulation des bénéfices de l’expérience ? Tous les fronts, il est vrai, ne sont pas également faits pour s’embellir des glorieux chevrons de la pensée, de ces rides qui vont bien aux talents éprouvés comme aux mâles visages. Il en est des talents qui ne sont pas réellement très forts, comme des femmes qui ne furent jamais réellement belles : vieillir les maigrit, les flétrit et les glace. Ranke n’était-il donc, en fin de compte, qu’un de ces lettrés relatifs qui ont leur jour, mais à qui, en définitive, la vie ôte plus qu’elle n’apporte ? On l’eût traité comme le duc de Bourgogne de l’Histoire, un prince mort avant de régner ; le duc de Bourgogne de l’Histoire n’en était-il que le Petit-Jean ?

Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement…

Il faut avouer qu’une telle chute serait ridicule et mortelle… Nous ne disons pas que Ranke l’ait faite, mais voici pourtant deux volumes dans lesquels il a dû ramasser l’effort de sa pensée et la force réfléchie de sa maturité, et partout où nous les avons ouverts, nous n’avons trouvé que l’indigence, le refroidissement, le dessèchement, mis à la place de tout ce qui promettait autrefois la richesse, la chaleur, l’abondance et la vie

Il est des gens, nous le savons, qui appelleront cela un progrès. Il est de ces esprits, impuissants et nerveux tout ensemble, pour qui le perfectionnement littéraire consiste à s’effacer jusqu’au néant, à éteindre la chaleur, à diminuer le relief, à soutirer la passion, et pour qui toute page vivement écrite ou âprement pensée produit l’effet de l’écarlate sur le taureau. Et ce ne sont pas des taureaux, pourtant ! Mais il paraît que le bœuf aussi a la même horreur pour ce qui brille… Aux yeux de ces sortes d’esprits, Léopold Ranke, passant de l’état d’historien qui sent, se passionne et peint sa pensée, à l’état d’historien systématique et décoloré, est un grand esprit qui s’élève ; et si, à cette suppression de sentiment ou de mouvement, à cette recherche amoureuse sans amour de l’expression abstraite, à cette généralisation vague quand elle n’est pas fausse et fausse dès qu’elle s’avise de préciser, on ajoute la gravité, ce masque des têtes vides qui cache si bien, dans tant de livres contemporains, la platitude de la niaiserie sous l’imposance du sérieux, vous avez un de ces historiens composés de qualités négatives tels que les rationalistes philosophiques et littéraires conçoivent leur historien — leur caput mortuum — et l’ont souvent réalisé.

Mais, selon nous, jamais comme ici ! Léopold Ranke peut maintenant être cité comme l’idéal de l’historien rationaliste au xixe  siècle. Nous n’avons pas lu son livre dans sa langue, mais dans la traduction élégante et pure que Porchat nous en a donnée, et même dans cette traduction écrite avec soin, nous n’avons jamais vu, sur un sujet plus opulent et plus ample, livre plus pauvre et plus étriqué que cette histoire, — bien moins une histoire qu’une dissertation historique comme on doit en lire beaucoup par année à l’Académie de Berlin. Chose naturelle, du reste ! Pour une raison ou pour une autre, Léopold Ranke a joué à l’impossible ; — l’impossible l’a tué ! Il a cru qu’il pourrait voiler ce qu’on n’étouffe jamais : sa partialité, ses sympathies, toutes les convictions a priori avec lesquelles l’homme aborde toujours l’Histoire. Il a essayé de cacher le secret de son âme, le rayonnement de son opinion intime, sous une forme impartiale et dégagée, et à l’instant même le livre qu’il a écrit a perdu tout caractère, et l’ancien talent de Ranke, on se demande… où il a passé ?

Il s’est mis sur la tête la calotte de bitume d’un système, et le système l’a rongé jusqu’à la cervelle. Autrefois (on s’en souvient), Ranke, préoccupé de l’action de la personnalité humaine dans ce qu’on appelle la politique, l’y recherchait avec avidité. Pour mieux comprendre les causes secondes de l’Histoire, il y introduisait presque la physiologie et la pathologie, et (on pouvait lui en faire parfois le reproche) il ne séparait pas assez l’influence morale des influences matérielles chétives et honteuses… Oui ! Ranke poussait jusque-là la réalité. C’était un défaut, mais ce défaut, du moins, jetait un intérêt profond, amer et toujours excité, sur l’Histoire, prise ainsi dans ses sources abaissées, et faisait de Ranke un historien piquant, sans être pourtant scandaleux. Mais, cherchez-le ! Comment le reconnaître dans cette dernière histoire, sans marquants détails personnels sur personne, et où les portraits ne sont que des lieux communs en grisaille ; dans ce livre à dix mille pieds au-dessus du niveau de la mer… et des faits, qui a la fatuité de renfermer en un demi-volume toute l’Histoire de France, depuis Mérovée jusqu’à François Ier ! Abrégé décharné et désossé, qui ne creuse rien et croit planer sur tout, avec une prétention d’aigle qui trahit par trop le perroquet de Montesquieu…

Et si, talent à part, qui meurt toujours à ce jeu, Ranke avait réussi à nous faire illusion sur la justice de son histoire, il aurait pu croire à la bonté de son système quand il s’agit de l’intérêt de ces idées qui doivent, pour plus de sûreté, s’infiltrer dans les esprits au lieu de s’y répandre, et passer par-dessous les portes au lieu de les forcer. Mais la finesse de Ranke, s’il y a finesse, s’il n’est pas lui-même la dupe innocente de son système, ne trompera personne. On voit à travers l’impartialité de sa forme, — cette cotte de mailles à chaque maille faussée ! on voit à travers ce pauvre masque, qui n’est pas de fer, mais de caoutchouc ! C’est donc bien vainement, hélas ! qu’on a transi son talent, qu’on n’a pas eu la bravoure de sa pensée ; qu’au lieu d’être un grand ausculteur de faits on est devenu un empailleur d’idées générales qui ressemblent à des momies, et qu’on peut s’appeler désormais en froideur la fée Concombre de l’Histoire. Toute cette glace empilée n’abolit pas le goût du breuvage, facile à reconnaître, que Ranke nous a versé. Certainement, nous le prenons comme il nous le donne, mais nous avons le droit de dire que, sans y rien changer, nous lui voudrions plus de sève, — plus de franchise et de chaleur !

III

Ainsi, — qu’on l’entende bien ! — c’est au nom du talent inutilement sacrifié de Léopold Ranke que nous accusons sa manière. Historiquement et religieusement, trop de choses nous séparent de l’historien allemand pour que nous puissions mêler une critique historique ou religieuse à notre critique littéraire, sans en diminuer la largeur. Sur ces points vitaux, le fond emporterait nécessairement la forme, et nous savons trop où il l’emporterait. De catholique à protestant, les points de vue ne diffèrent pas seulement, ils se renversent, quand il s’agit d’un siècle qui, comme le xvie , a été le commencement de tout pour les uns, et presque la fin de tout pour les autres.

Nous laisserons donc là notre appréciation historique, et, acceptant tout entier Léopold Ranke pour ce qu’il est sous une forme vainement désintéressée, nous dirons que, littéralement et au point de vue du talent, nous préférons de beaucoup vingt pages d’Agrippa d’Aubigné sur les événements de son époque, à toute cette histoire inanimée de Ranke. Ranke, dont le Protestantisme a subi l’action des doctrines philosophiques qui tendent à le remplacer, n’est pas même le fantôme d’Agrippa, cet homme qui vécut si fort, et qui s’étonnerait, s’il revenait au monde, que la question religieuse qui dominait les esprits des grands protestants du xvie  siècle, ne fût plus la question première pour les historiens, leurs successeurs.

Dans les deux premiers volumes, qui vont jusqu’à la mort de Henri IV, l’auteur, qui semble n’avoir en vue que des résultats généraux, n’en recherche et n’en dégage qu’un seul, dont, à ses yeux, l’importance prime celle de tous les autres, et c’est la question de l’État, comme on dit en Prusse. La question de l’État renferme toute la question du Protestantisme pour Ranke et toute la question de l’Histoire. Même le degré de civilisation se mesure à la connaissance qu’acquièrent les peuples de cette idée abstraite de l’État, que la Féodalité n’avait pas. Or, comme Ranke l’historien n’a pas plus d’idées à lui qu’un historiographe, et comme il n’a établi nulle part, ni par un raisonnement, ni par une théorie, que cette idée de l’État comme on essayait de la réaliser à Berlin est le dernier progrès de la philosophie et de la politique, il résulte qu’il n’y a pas plus de vue supérieure que de faits nouveaux à chercher dans son Histoire de France, laquelle n’ajoutera pas plus à sa renommée qu’elle n’ajoutera à notre instruction.

Ranke est tombé dans un véritable fakirisme à propos de son idée abstraite de l’État. Blême Narcisse pour le compte de la Prusse, il a passé son temps à la regarder poindre, cette idée, dans tous les courants et tous les torrents de l’Histoire. Voilà pourtant ce qu’est devenu un homme qui pensait, observait et remuait des faits autrefois, et qui semblait organisé pour autre chose que pour pêcher à la ligne, dans l’Histoire, une idée qu’il avait commencé par y mettre — comme on met du poisson dans un étang — pour l’y retrouver. Il n’y a plus qu’une qualification qui convienne à Léopold Ranke. C’était de Maistre, je crois, qui disait plaisamment, dans sa Correspondance : « On est souvent allé trop loin en appelant le Grand Frédéric un grand homme, mais on peut se risquer à dire qu’il n’a été qu’un grand Prussien. » Eh bien, sauf l’épithète, Ranke mérite qu’on fasse de lui pareil éloge ! Seulement, c’est un Prussien… tout court.