(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. le vicomte de Meaux » pp. 117-133
/ 1897
(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. le vicomte de Meaux » pp. 117-133

M. le vicomte de Meaux

Les Luttes religieuses en France au xvie  siècle.

I

Le moment était bien choisi pour cette publication. Il y a de l’esprit dans sa date. Mais cette date eût été plus spirituelle encore, si le livre avait son vrai nom. Celui qu’il a ne dit rien de ce qu’il devrait dire. Il ne serre pas assez l’idée qui en est le sujet. L’idée de ce livre, en effet, c’est la tolérance religieuse. Or, l’Histoire de la tolérance religieuse, publiée sous une république intolérante, ne manquerait, certes ! pas de piquant. Et si vous ajoutez à ce ragoût du contraste, que cette histoire de la tolérance religieuse est faite par un catholique qui la glorifie, vous y trouverez un condiment de plus, et c’est à faire sauter le palais surpris de tous ceux qui s’aviseront d’y goûter !

Le catholique qui l’a écrite est M. le vicomte, de Meaux, — du nom du diocèse du gallican Bossuet. M. de Meaux (celui-ci) est-il gallican ? Cela se pourrait bien. Mais, il faut être juste, le gallicanisme, qui ne se montre que trop dans les gallicans, ne s’affirme pas dans le livre que voici. L’auteur a pris une visée plus haute. Il s’est donné plus d’horizon. Il a été philosophique, et dans sa manière philosophique d’envisager l’Histoire, il s’est souvenu de l’optimisme de Leibnitz, que l’éclectique Cousin en belle humeur trouvait une si belle chose ! Heureux de tout, il a conclu qu’en fin de compte les Luttes religieuses du xvie  siècle ont abouti à un résultat excellent, et que : c’est bien qui finit bien, comme dans la comédie de Shakespeare.

Mais cela finit-il bien ? Voilà la question, et nous y reviendrons tout à l’heure. Nous nous permettons d’en douter. M. le vicomte de Meaux, qui a fait un livre pour prouver que le Catholicisme a gagné à l’avènement du Protestantisme, est, si je ne me trompe, le gendre de Montalembert, et il est bien digne de cette parenté. Il ne chasse pas de race, mais il chasse de beau-père. Il chasse de ce Montalembert catholique et devenu libéral, qui tenait au Saint-Siège, mais encore plus à son siège au Parlement ; qui aimait l’Église, mais encore plus la liberté parlementaire. M. de Meaux est bien, comme son illustre beau-père, l’écrivain de ce Correspondant qui correspondait alors avec tous les hybrides catholiques de France, adultérisés de libéralisme contemporain. Si M. de Meaux avait vécu au xvie  siècle, il aurait été de ceux-là qu’on appelait « les politiques », dans ce temps. Or, qui est politique dans un temps, l’est dans tous les temps. M. de Meaux l’est dans le nôtre. La politique domine le Catholicisme dans son livre et il appelle cela le sentiment de l’Histoire… Mais ce n’est que le sentiment de l’Histoire comme il la comprend. Et il s’agit de savoir comme il la comprend.

II

Il la comprend en se mettant à genoux devant elle. Il trouve charmants les faits accomplis. Le Protestantisme a fendu en deux la France, — la plus belle unité qui fut jamais parmi les nations ! — et la lézarde est si profonde que rien, rien n’a pu la combler, et, que dis-je ? qu’une fois faite, elle s’est épouvantablement agrandie. Au Protestantisme et à son principe d’examen se sont ajoutées la Philosophie et la Libre-Pensée, qui ne sont, au fond, que du Protestantisme encore. Après trente ans de luttes affreuses et de sang versé par torrents, le Catholicisme est miraculeusement resté debout par une miséricorde de Dieu, qui a considéré, sans doute, que la France avait cru en lui et agi pour lui pendant quatorze siècles. Mais il est resté debout rongé et diminué par le Protestantisme ! — et cela n’a nullement déconcerté l’optimisme inaltérable de M. de Meaux. Au contraire, cela l’a exalté. Cela a été assez pour ce vigoureux catholique, que le Protestantisme, en diminuant le Catholicisme et en le forçant de lui tendre la main qu’il avait blessée, n’ait pu le tuer tout à fait, pour s’établir intégralement à sa place. Cela a été assez pour M. de Meaux, et même cela a ravi sa pensée ! Assurément, je ne lui conteste pas sa foi, à cet écrivain qui la met cependant perpétuellement en dehors de la question d’histoire, mais il faut avouer qu’il n’a pas l’ambition de sa foi, et qu’il n’en a pas les regrets !

Il n’en a pas la fierté non plus… Il se soumet au temps et à ses fourches caudines. De souplesse vertébrale il passe là-dessous joyeusement. Il est philosophe comme Scapin, qui dit des malheurs qui le frappent : « Ma foi ! cela pouvait être pis. » Heureux homme ! qui peut aller loin, dans ce bonheur-là. C’est un catholique, mais un catholique tolérant, à la manière de l’être qu’on ne connaissait pas autrefois, dans les temps où l’on croyait profondément à quelque chose. Seulement, est-ce catholique tolérant ou toléré qu’il faut dire ? Car lorsque deux religions transigent ou se souffrent (et transiger n’est jamais rien de plus que se souffrir), laquelle tolère l’autre ? Elles font bien l’effet de se tolérer toutes les deux. Tolérant ou toléré, du reste, la tolérance est si chère à M. de Meaux, que dans cette furieuse et religieuse histoire du xvie  siècle, où il s’agit de la Vérité absolue pour ceux qui y croient contre l’Erreur absolue pour ceux qui n’y croient pas, il s’est volontairement détourné des faits immenses et terribles de la Monarchie française déchirée dans sa Tradition et dans l’esprit de sa Constitution, et des hommes de ce temps qui furent parfois également sublimes dans le bien et dans le mal, pour ne voir uniquement que ce petit résultat exquis de la tolérance distillée de la fatigue et de l’indifférence des âmes, et qui lui paraît, à ce grand pharmacien historique, le cordial qui doit réconforter les peuples vieillis et les empêcher de mourir !

Ainsi, l’histoire de M. le vicomte de Meaux est bien moins l’Histoire des luttes religieuses au xvie  siècle, qu’une thèse en forme sur la tolérance, cette tolérance qui, selon lui, a fini par sauver le Catholicisme en train de périr… Il faut avouer que si M. de Meaux n’a pas d’originalité dans le style, il en a, du moins, dans le point de vue. Il a la bonté de convenir pourtant que sans cette tolérance, dont l’heure n’était pas encore venue au xvie  siècle, le Catholicisme, au début, s’il avait eu des principes dignes de lui, aurait pu l’emporter et fermer la France au Protestantisme étranger. Il a vu, en effet, avec un bon sens que sa préoccupation de tolérance n’a pas toujours égaré, que la nation française était encore, à cette époque, catholique jusque dans le fond de ses entrailles, et que le Protestantisme, qui éteint tout, était essentiellement antipathique à l’esprit français, qui n’aime que ce qui est brillant. Mais n’ayant rencontré, quand il tenta de pénétrer en France, que François Ier paganisé par la Renaissance, l’allié du Turc, le lecteur passionné de Rabelais et d’Érasme et le protecteur de Marot, flottant inconséquemment des bûchers allumés à des bûchers éteints, et du châtiment des Vaudois au repentir qu’il en exprima en mourant, le Protestantisme envahit bientôt, malgré la sécheresse de sa doctrine, un pays où il n’avait eu pour lui d’abord que les moqueries païennes de ses écrivains et l’attrait (lamentable toujours en France) de sa nouveauté… Révolté, dans son âme de moderne, contre la rigueur d’un temps qui avait une foi ardente et des mœurs séculairement chrétiennes, néanmoins catholique à ce point qu’il répète qu’il l’est incessamment dans son histoire, parce qu’il sait trop qu’on pourrait l’oublier, M. de Meaux ne paraît pas avoir compris que plus tard encore il était possible d’arrêter le Protestantisme envahisseur, comme l’Église, dans d’autres temps, avait arrêté l’Hérésie. Seulement, il fallait s’y prendre comme l’Église, et, au xvie  siècle, le Pouvoir politique était tombé dans les mains de princes exceptionnellement abominables, qui, n’ayant ni sa vue surnaturelle des choses, ni la fermeté de sa justice tempérée de miséricorde, ne pouvaient pas agir comme elle.

III

Et M. de Meaux n’ignore pas cette miséricorde. Il l’acclame et il la proclame ; mais, dans l’intérêt de son idée, il finit par ne plus voir qu’elle dans l’Histoire… Il s’est livré à une distraction que je crois plus réfléchie qu’involontaire, et c’est à l’aide de cette distraction qu’il a cherché à l’avance une généalogie pour une idée qui n’en a pas. Dans l’avant-propos qui précède son ouvrage, et qui, par parenthèse, est très supérieur à son ouvrage, l’auteur des Luttes religieuses jette un coup d’œil synthétique qui a de la clarté, et même de la puissance, sur l’histoire générale de l’Église avant le xvie  siècle, et il y cherche une tolérance qui soit bien l’aïeule de la sienne. Mais, malgré la ruse de son effort, il ne l’y trouve pas, et sa tolérance, à lui, n’en reste pas moins sous sa plume une bâtarde du Catholicisme et de l’esprit moderne accouplés.

Le fragment historique qui sert de préface au livre de M. de Meaux montre que l’Église, représentée par ses ennemis comme le plus incompatible et le plus impitoyable des Pouvoirs, fut, au contraire, magnifique de bonté jusque dans sa manière de punir. Une fois arrivée de la persécution et de l’oppression à la puissance, grâce à trois grands hommes dont les deux premiers ne sont pas sans reproche et dont le troisième est le plus grand : Constantin, Théodose et Charlemagne, l’Église, unifiée avec l’État et mêlée à son gouvernement, imprima aux choses son influence et sa direction suprême. Prenez-y bien garde ! Elle ne toléra rien, mais régla tout, avec le génie qui était en elle. Déjà, avant ce moment d’apogée, saint Augustin, hérétique converti, avait dit, par pitié peut-être pour les hérétiques qui avaient été un instant ses frères, que la puissance séculière ne pouvait user de contrainte pour rétablir l’unité de la foi. Mais il avait, plus tard, condamné cette opinion, comme tous les évêques d’Afrique, qui la repoussèrent et qui reconnurent avec lui que tous les princes chrétiens doivent servir par leurs lois Jésus-Christ et punir qui le combat ou qui l’abandonne. Telle aussi avait été l’opinion de saint Ambroise, lequel conseilla intrépidement à Théodose la proscription absolue de l’Hérésie et du Paganisme. Seulement, c’était la proscription, l’exil, la confiscation, que ces grands hommes et ces grands Saints autorisaient ; ce n’était pas la mort : parce qu’il fallait donner au coupable la possibilité de sauver son âme !

M. de Meaux a rappelé ces exemples. Il a rappelé que Charlemagne avait laissé la vie aux Saxons s’ils se faisaient chrétiens. Jusqu’à eux, nul peuple n’avait été introduit dans l’Église par contrainte. Mais ce n’était pas l’Église qui contraignait : c’était une sûreté pour l’avenir que prenait Charlemagne entamé dans ses frontières ; c’était une condition de sa victoire. Il a rappelé que l’Ordre teutonique fondé pour combattre les Musulmans et déviant de son institution en faisant, au nom de Dieu, une guerre atroce aux Slaves, aux Danois, aux Lithuaniens, aux Poméraniens, un cri sacerdotal indigné sortit de la poitrine d’un évêque et monta vers Innocent III, qui s’opposa aux esclavages et réclama la liberté des enfants de Dieu. L’Ordre teutonique n’écouta pas la voix du Pontife, et quand le Protestantisme s’empara de l’Allemagne catholique, il apostasia… Enfin, l’auteur des Luttes religieuses fait la distinction, que les ennemis de l’Église ne font jamais, entre l’Inquisition romaine et l’Inquisition espagnole, établie contre les Maures relaps, implacables ennemis des Espagnols, et que nulle hypocrisie, nul mensonge, nulle profanation n’effrayaient. Entre les Maures et les Espagnols, ce ne fut point une guerre religieuse, mais de race ; une guerre de sang, dans toutes les acceptions du mot. Quant aux Juifs, si détestés par tous les peuples du Moyen Âge en pleine jeunesse et en plein amour de Jésus-Christ, qu’ils avaient crucifié, l’Église, qui les savait des ennemis acharnés, prit contre eux toutes les précautions de la prudence, mais leur laissa pratiquer leur culte, « en considération du témoignage involontaire et providentiel rendu par la synagogue à l’Évangile ». Voilà quel fut, partout et toujours, l’esprit de l’Église. Mais le moyen de voir de la tolérance dans cette charité armée, qui ne pactisa pas une seule fois avec l’erreur et qui ne cessa jamais de la réprimer et de la punir !… Y a-t-il moyen d’en voir encore lorsque l’hérésie manichéenne, — la plus monstrueuse de toutes les hérésies, — qui donna naissance aux Albigeois, les protestants du Moyen Âge, faillit replonger le monde dans le chaos d’où le Christianisme l’avait sorti ? À cette époque, le peuple soulevé de Toulouse, non l’Église, brûla lui-même le misérable hérétique Pierre de Bruys, et saint Bernard blâma cette brûlerie populaire. Mais l’Église, qui n’avait pas brûlé Abélard, — qui s’était contentée de le cloîtrer, — l’Église, dans cette guerre des Albigeois qui menaçait la chrétienté tout entière et la civilisation du monde, crut devoir se montrer terrible. Seulement, il n’en resta pas moins deux vestiges de l’ancienne discipline, dit avec raison M. de Meaux : « L’Église revendiquait le condamné pour le soustraire à la mort s’il se rétractait, sinon elle le livrait au juge séculier, le ministère ecclésiastique étant incompatible avec l’effusion du sang. » L’immense Mère des âmes ne se démentait pas !

Cette exposition de la discipline de l’Église est faite par M. de Meaux avec une longueur de détails qu’on est obligé d’abréger. Mais la Critique n’en doit pas moins louer l’écrivain d’avoir publié des pages si substantielles et si justes, qui éclairent un côté ignoré, quand il n’est pas faussé, de la grande politique de l’Église romaine. Nonobstant, on ne saurait trop le répéter, est-ce que cette justice qui ne défaille jamais, qui frappe toujours où il faut frapper, mais dans une mesure de sévérité et de clémence qui fait de la coutume de l’Église la plus sublime des législations, peut avoir produit la tolérance dont l’auteur des Luttes religieuses est épris ? En quoi le Catholicisme qui se défend, quand il est attaqué par l’Hérésie, ressemble-t-il au Catholicisme que le malheur des temps, comme dirait M. de Meaux, force à transiger ? Hélas ! qu’il transige si la position est minée, si les fautes ou les crimes sont irréparables. Mais qu’un catholique soit content de la transaction et prétende que le Catholicisme y gagne, c’est une autre affaire ! Il faut avoir un optimisme effroyablement chevillé en soi, pour être content de ce désastre. Mais c’est ainsi que l’a M. de Meaux. Il ne l’a pas, allez ! qu’en face de l’Édit de Nantes, devant lequel il serait capable de danser comme David devant l’Arche. Après l’horrible guerre des Albigeois, qui finit après que le frère de Saint Louis eut pris possession du comté de Toulouse, M. de Meaux ajoute triomphalement : « Dans ce premier effort de l’Hérésie pour avoir un peuple qui lui appartînt, sa tentative pour rompre l’unité nationale l’avait resserrée », — et, toujours content, il sourit et se frotte les mains pour le Catholicisme. Mais le myope heureux ne s’aperçoit pas que l’unité nationale, qu’il croit resserrée, n’en était pas moins rompue, et que l’Hérésie, en France, n’en avait pas moins son peuple. Seulement, il était dispersé…

IV

On le retrouva plus tard, rallié, aggloméré, massé, dans le Protestantisme, qui continua l’hérésie Albigeoise, non pas expressément et littéralement dans les doctrines, mais dans son principe de révolte et dans son mépris de toute autorité religieuse. Et le Protestantisme même s’en est assez vanté ! Quand on lui a reproché de n’avoir pas de tradition et d’histoire et d’être né sous le chou de Luther, il s’est toujours réclamé avec orgueil des hérésies qui l’ont précédé. Il s’est blasonné d’Albigeois. Et il avait raison. Il ne mentait pas. C’était bien là, de fait, son histoire et sa tradition. Il était Albigeois avant d’être Protestant ! Battue au Moyen Âge, mais non détruite, châtiée rudement, mais non corrigée, l’Hérésie de ce temps repoussa dans l’Hérésie moderne du Protestantisme, plus forte, plus vivace, mieux organisée, — par conséquent, plus redoutable. Les guerres du xvie  siècle éclatèrent et dévorèrent la France et l’Allemagne le même nombre d’années ; elles eurent toutes deux leur guerre de Trente ans. Le Moyen Âge, insulté par les beaux esprits impies de la Renaissance, fut plus que vengé !… Pour résister comme il aurait fallu, et dans la mesure qu’il aurait fallu, à l’Hérésie nouvelle, besoin était d’une tête catholique et politique et de premier ordre, d’une espèce de Charlemagne proportionné aux circonstances, et il n’y en avait pas. Les plus détestables rois qui aient jamais régné sur la France sont incontestablement les Valois. Notre âge sans foi, corrompu presque autant qu’eux, en proie à une imagination qui est la seule faculté qui lui reste, a été dupe des qualités de ces Princes vicieux et brillants. Les Romanciers — et le plus grand de tous ! — ont répandu sur eux un intérêt qu’aucun d’eux ne méritait ; la fantaisie des inventeurs a faussé l’Histoire. Malgré le portrait de Balzac, Catherine de Médicis, qui jeta sur la France cette ventrée de Princes pervers ou scélérats, était encore plus perverse et scélérate que ses fils. Rouée machiavélique, ce n’était pas elle qui pouvait appliquer aux maux de la France les remèdes employés par l’Église dans les temps antérieurs. Le seul homme du siècle qui, peut-être, aurait pu nettoyer la France des Valois et fonder une quatrième dynastie, était François de Guise. Mais le Royalisme, ce sentiment inouï du Royalisme, qui est de France, et qui balançait le Catholicisme dans les cœurs, l’aurait probablement empêché, s’il n’avait pas été assassiné, de porter la main sur cet être sacré et presque divin : le Roi ! En France, c’était alors plus difficile, cela, que de passer le Rubicon… Quant à son fils, Henri de Guise, tout ambitieux qu’il fût, tout enivré qu’il fût de la faveur populaire, et tout méprisant qu’il fût aussi de cette race hermaphrodite des Valois, rivale de la sienne, il n’osa pas. Il avait dit, avec une fatuité de César, en parlant de Henri III : « Il n’oserait ! » et ce fut lui qui n’osa pas. Et s’il eût osé, d’ailleurs, qui peut dire qu’il aurait réussi à fonder cette quatrième dynastie qui aurait supprimé ces Bourbons, tous funestes à la France, même Louis XIV, et s’il n’eût pas trouvé son écueil dans ce Royalisme, qui n’avait pas même besoin du Catholicisme pour exister ?

Et ceci est si vrai, que beaucoup de gentilshommes catholiques se trouvaient dans l’armée de Henri de Navarre le protestant. Pour eux, le Roi était plus que l’Église, et c’est encore un profit — comme il entend les profits ! — que M. le vicomte de Meaux peut mettre au compte du Catholicisme. Pendant les guerres du xvie  siècle, le Protestantisme, par le fait même des influences qui s’en échappaient, avait assez décatholicisé la France pour que, du Royalisme et du Catholicisme qui n’avaient fait qu’un pendant tant de siècles, on pût arracher l’un à l’autre sans que le Royalisme en mourût. La France salique l’emportait sur la France catholique. Pour qui regarde attentivement l’état des esprits à cette époque, il n’est nullement prouvé que Henri IV, même sans conversion, ne pût être Roi. Ce n’était qu’une question de temps. Le Protestantisme, qui, un peu plus tard, allait le forcer à donner son Édit de Nantes, aurait forcé le Catholicisme lassé, et qui mourait d’avoir un Roi, à l’accepter, sans condition. La Ligue, cette torche ! ne flambait plus. Le fanatisme religieux s’était usé en ces longues guerres, et si on les avait prolongées, il se serait usé bien davantage. Mais Henri IV, impatient, courut au plus pressé. Qu’il l’ait dit ou qu’il ne l’ait pas dit, Paris, pour un politique comme lui, « valait bien une messe », et il fit « le saut périlleux » !

Et il le fit très bien, — et quand il l’eut fait, il ne sauta plus… Il s’établit et s’affermit solidement sur le sol d’un pays autrefois un, à présent divisé par l’Hérésie qui s’y était ancrée, un pied sur la partie catholique de ce sol, l’autre pied sur la partie protestante. Je n’ai point ici à examiner le fond de la conscience religieuse de Henri IV, qui, d’ailleurs, n’appartient pas au jugement de l’Histoire. De rondeur, de bonhomie, de main ouverte, d’éloquence attendrissante et joyeusement spirituelle, de charme enfin, Henri IV a une séduction qui m’inquiète. M. de Meaux croit à sa bonne foi et même à la profondeur de son catholicisme. Il ne fut pas cependant assez profond pour ne pas promulguer l’Édit de Nantes. Mais, aux yeux de M. de Meaux, qui a une manière à lui de regarder les choses catholiques, c’est peut-être une preuve de la profondeur du catholicisme de Henri IV, qu’il l’ait promulgué ?

V

La conclusion du livre de M. le vicomte de Meaux est bien ce qu’elle doit être. En le lisant, on la pressentait. C’est la glorification sans réserve de la politique et de la personne de Henri IV. Assurément, cette conclusion ne peut pas étonner de la part d’un homme que j’ai appelé, au commencement de ce chapitre, plus politique que catholique, et qui, à travers tous les faits de son livre, n’est occupé qu’à chercher la tolérance, imperceptible encore, comme on cherche une aiguille dans une botte de foin… Avec Henri IV, il l’a trouvée, et il s’en régale. Quelle dînette ! Je n’ai absolument rien à dire de cette sensation. Je me contente de la signaler. L’imperceptible tolérance de âges précédents est devenue une chose énorme en ces derniers temps, et elle réjouit M. de Meaux, comme elle réjouirait le philosophe Laboulaye. Tout ce que je me permets d’opposer seulement à l’enthousiasme de l’auteur des Luttes religieuses au xvie  siècle pour la politique de Henri IV, c’est que ce grand pacificateur, qui fit respirer une France brisée et qui n’en pouvait plus, devait finir tout, et qu’il ne finit rien… C’est comme pour les Albigeois. Écrasés, ils devinrent plus tard protestants. Les protestants, qui n’ont pas été écrasés, eux, mais admis au partage de la France, sont, contre l’Église, devenus des protestants d’un bien autre calibre que les premiers. — Ils sont devenus les négateurs impies du xviiie  siècle, ils sont devenus la Libre Pensée, et la Révolution française et toutes les autres révolutions qui l’ont suivie et qui vont suivre :

Que de filles, grand Dieu ! mes pièces d’or ont faites !…

Eh bien, avec sa foi dans les pacifications de la tolérance, pour laquelle la République de M. Ferry a moins de goût que M. de Meaux, ce catholique si libéralement développé, l’auteur des Luttes religieuses au xvie  siècle pourrait-il assurer que ces luttes religieuses ne vont pas, un jour ou l’autre, recommencer ?… Et cette perspective n’a-t-elle rien qui trouble, dans le paradis de son optimisme, ce tolérancier satisfait ?…