(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Émile de Girardin » pp. 45-61
/ 1814
(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Émile de Girardin » pp. 45-61

Émile de Girardin

Émile de Girardin, homme de lettres, et sa comédie.

I

Lorsque le flageolet de la réclame annonça que Μ. de Girardin, le trop célèbre rédacteur de La Presse et l’auteur de La Politique universelle, venait de terminer une comédie, on put se demander si le journalisme, exercé pendant longtemps, avait l’heureuse propriété de donner à un homme, sur le tard de sa vie, des facultés que personne ni lui-même n’avaient jusque-là soupçonnées. Quoi ! Μ. de Girardin allait publier une pièce de théâtre ! Il est vrai qu’il avait depuis vingt-cinq ans écrit sérieusement et involontairement des choses assez comiques ; mais était-ce là une raison suffisante pour être capable de tirer de sa tête une comédie, cette fois-ci volontaire et impersonnelle ?… Était-ce une raison pour essayer, de cette main de vieux journaliste désarmé de son journal, l’œuvre difficile qui tenta Balzac dans le plein de sa maturité, et que Voltaire, qui l’a toujours ratée, appelait une œuvre du démon, quoiqu’il fût pourtant assez bien avec le diable pour y réussir ?…

Assurément, en apprenant cette nouvelle, en entendant qu’il allait naître un nouveau Beaumarchais à la France dans la personne extrêmement connue de Μ. de Girardin, l’étonnement et la curiosité étaient légitimes. De toutes les œuvres de l’esprit humain, une comédie n’est pas la moins grande, et elle demande surtout, pour parler le langage des sociétés avancées dont elle retrace les mœurs ou les caractères, une intelligence profondément cultivée et littéraire, qui n’est pas précisément, comme on le sait, le genre d’intelligence de Μ. de Girardin. Μ. de Girardin n’est pas un homme de lettres : c’est un journaliste. On est prié de ne pas confondre ces deux espèces d’écrivains. Parce qu’ils se servent tous les deux d’une plume et d’une écritoire, ils ne sont ni égaux ni semblables. Le premier venu qui a de l’audace et un chiffon de papier met ce qui lui vient dessus, et le voilà journaliste, tandis que pour être homme de lettres il faut évidemment un peu plus. Journaliste, Μ. de Girardin peut avoir du talent, mais il n’est pas aisé d’en changer la nature : c’est un talent de journaliste. Or, le journaliste n’est pas plus tenu, par l’essence de sa fonction, d’être littéraire, que l’avocat et le médecin.

II

Il aurait pu l’être, sans doute. Un journaliste peut être un homme de lettres par-dessus le marché, et tant mieux ! c’est une bonne aubaine pour lui-même et pour le public. Cela s’est vu quelquefois, mais, pour son compte, Μ. de Girardin ne nous l’a jamais montré. Il n’a pas plus de lettres que Μ. Havin.

Il a des qualités cependant, des qualités à lui, et dont nous savons tenir compte. Reconnaissez-lui, si vous voulez, des ressources d’escrime dans la discussion, et cette activité intellectuelle qu’aucuns disent bouillante, et que, nous, nous disons brouillonne. Accordez-lui de la logique, — mais de la logique d’un point faux à un autre point faux, ce qui charme les sots, du reste, toujours pris à ce filet que tricotent les aveugles aussi bien que ceux qui voient clair.. Enfin, octroyez-lui de l’érudition, c’est-à-dire des faits ; mais encore plus dans le casier que dans la tête, car Μ. de Girardin est un preneur de notes, un compilateur à la Trublet, un paperassier, — puisqu’il faut dire le mot, — bien plus qu’un érudit substantiel, à la mémoire pleine et toujours prête. Eh bien, quand vous aurez accordé tout cela, vous n’aurez pas encore ce qui distingue les esprits façonnés pour écrire des comédies ! Vous n’aurez ni l’observation, ni le style, sans lesquels il n’y a pas non seulement de comédie mais d’œuvre littéraire quelconque, ni art, ni vérité. L’observation ! Μ. de Girardin observe comme les hommes à système, qui ont leur idée sur les yeux ; et quant à son style… Qui osera dire que c’est un style (littérairement), que ce hachis de mouton de Dindenaud socialiste servi depuis vingt-cinq ans dans La Presse ? — et qui n’est même, d’aucune manière, du mouton français !…

III

Et Μ. de Girardin ne le dirait pas ! Lui qui, dans sa Politique universelle demande l’abolition légale de la paternité, et, dans ce qui fut son journal, l’abolition de l’orthographe, — c’est-à-dire, du même coup, la suppression de la famille dans la société et dans le langage, — Μ. de Girardin se pique trop de logique pour réclamer contre nous. Au fond, il ne doit pas faire grand état des lettres. Les lettres lui rappellent trop ses antipathies. Elles sont, avant tout, des règles et une tradition.

Dans ce misérable passé qu’abhorre naturellement l’ancien rédacteur de La Presse, les lettres ont tenu trop de place, et elles en tiendront trop peu dans l’avenir qu’il rêve pour qu’en conscience et de bonne foi il estime beaucoup cette vieille amusette des sociétés qui eurent de l’âme et de nobles loisirs. L’âme, pour des penseurs de la force de Μ. de Girardin, ne vaut pas une mécanique, et le loisir est un désordre pour ces politiques des travaux forcés. Seulement, comme nous ne sommes pas encore arrivés aux temps prédits par le prophète Proudhon, où une paire de souliers sera plus estimée par les esprits bien faits que l’Iliade, Μ. de Girardin a eu l’extrême bonté et la condescendance, vu les faiblesses du temps présent, qu’il appelle « un temps de transition, un temps crépusculaire », d’écrire une comédie… crépusculaire, une œuvre d’entre chien et loup ; mais moins près du loup que du chien, car cette œuvre n’est nullement féroce. Au contraire, cela est doux, apprivoisé, vulgaire, pris au chenil des idées communes qui trottent par le chemin et s’arrêtent aux bornes, et, pour continuer notre juste image, assez malpropre de moralité. En effet, l’homme de la pièce de cent sous, l’Américain de La Presse, est au fond de cette comédie, qui se soucie bien d’être littéraire ! Μ. de Girardin se sert, dans l’intérêt de ses idées, de cette guenille de littérature. L’homme politique n’a pas cru déroger à sa pensée en écrivant La Fille du millionnaire. Est-ce que Machiavel n’a pas écrit La Mandragore ?…

Malheureusement pour lui, Μ. de Girardin n’est pas Machiavel. Machiavel, qui se permettait aussi des comédies, mais non crépusculaires, qui inventait avant Molière un Tartufe d’une bien autre fierté et d’une bien autre profondeur, était un lettré, lui, et un lettré de premier ordre. Il savait et écrivait le toscan — cet Athénien de l’Italie — avec une supériorité qui a fait la seule partie solide de sa gloire ; car ce qui a été fait par sa politique est déjà tombé sous le plus mérité des mépris. Machiavel n’avait, lui, ni teinturier ni lessivière de ses écrits quand il traçait son Histoire de Florence ; il savait le latin, et même le grec. Il avait, enfin, cette immense culture sans laquelle la puissance du génie le plus incontestable n’est jamais qu’une estropiée sublime, — et puis, il mourait de faim, Machiavel ! La Misère, cette sœur de la Douleur, que nous ne voulons pas, nous, chasser du monde, ni dans les intérêts du cœur ni dans les intérêts de la pensée, la Misère étendait sa main de Muse sur le front du pauvre secrétaire de Florence, délaissé des hommes, et y versait les fleurs de flamme de l’inspiration qui console.

Μ. de Girardin, qui a fait plus d’affaires que d’études, et qui n’a pas connu cette détresse que Shakespeare appelait « la grande culture », n’a rien, donc, quand on les compare, de commun avec Machiavel. La réussite, la fortune, le million, dont il est le poète et l’apôtre, lui ont persuadé, avec cette facilité d’illusion qui est particulière aux gens heureux, qu’une comédie pouvait s’improviser, en deux temps, sous le ciel de Naples, « lorsqu’on n’avait pas de journaux à lire et qu’il faisait trop chaud pour sortir ». Et cette comédie, — lâchée, dans un quart d’heure de loisir forcé, par cet homme qui a l’infirmité de n’être jamais une minute sans penser, bon Dieu ! — si on ne la joue pas, on la publie. Μ. de Girardin en a tiré un bon prix, cette règle suprême du mérite de tout dans ses idées, le prix ! et on la donne pour une œuvre de littérature. Si une notoriété exagérée et presque coupable ne s’attachait au nom de l’auteur, nous laisserions cette chose médiocre périr dans l’oubli sous le poids de sa médiocrité. Mais il s’agit de prétentions exorbitantes auxquelles nous ne permettrons point de passer. Le siècle a beau être aux impertinences, repoussons celle-ci, pour le compte de la littérature ! La première condition d’une œuvre littéraire, c’est le temps, le sérieux, l’effort, la conscience, le respect de soi et du public, auquel on ne jette pas les bavures de son portefeuille à la tête. Vous vous rappelez ces gentilshommes dont Molière s’est moqué et qui disaient « savoir tout sans avoir rien appris » ? Il paraît que les démocrates enrichis ont la même fatuité ; car, enfin, ce n’est pas un gentilhomme — pas même de Molière — que Μ. de Girardin !

IV

C’est un enrichi, qui glorifie la richesse. Thèse égoïste, de mauvais goût, socialement et moralement fausse, qui n’est pas éclose d’hier, sous le soleil de Naples, pendant la chaleur, comme un insecte putride, mais qui est le fond de cerveau et d’entrailles de Μ. de Girardin depuis qu’il existe. En comédie, comme ailleurs, Μ. de Girardin est condamné à ne faire jamais que La Presse. Dialogue ici, monologue là, c’est toujours La Presse qui revient dans tout ce qu’il écrit. La cause de l’argent étant donnée et puisqu’il s’agissait de la plaider sous forme de comédie, on pouvait y mettre du talent. Hélas ! c’est un triste spectacle, mais c’en est un qui même n’est pas rare, que du talent, que beaucoup de talent au service de l’absurde et du faux. Certes ! Beaumarchais n’était pas dans le vrai social quand il écrivait son Mariage de Figaro ; mais Beaumarchais avait du talent, et Μ. de Girardin n’a pas même d’esprit, du moins dans sa pièce.

Cet homme de l’idée, comme il s’est longtemps appelé, ce penseur formidable, qui dresse contre la morale chrétienne, à laquelle on doit la civilisation du monde, la morale de l’écu, à laquelle nous devrons peut-être sa fin, dans des combats affreux ; cet homme de l’idée, le croirait-on ? n’en a pas une au théâtre. Il n’y a ni l’idée d’un caractère, ni celle d’une scène. Il y est lamentablement nul. La pièce qu’il a publiée, tout le monde pourrait, mais ne voudrait pas l’avoir faite. Jeu de cartes battu toujours de la même manière, à l’aide d’un ou de deux procédés connus et à l’usage de toute main, ces trois actes, qui s’appellent La Fille du millionnaire, ne renferment pas une situation neuve ou un mot piquant que l’on puisse retenir ou citer. Pas un seul mot n’y dépasse l’autre, — pas un mot, et les déclamateurs en ont parfois, n’y est chauffé à la flamme du cœur ou de la tête de cet utopiste de l’argent, qui se croit, sans viser, un Aristophane ! Il n’a pas l’honneur de faire de ce mauvais qui implique l’écart, mais l’énergie, le débordement, mais la vitalité ! Il est simplement plat et excessivement ennuyeux. C’est son seul excès. Tout le reste en lui est modeste, même ses ridicules, quand il en a ; car il en a, nous vous les montrerons. Ah ! nous avons été grandement désappointés ! Pour peu qu’il eût pris son café, Turcaret, écrivant une comédie, ne l’écrirait pas de cette morte plume. Que diable ! Turcaret nous ferait rire, fût-ce à ses dépens, une seule fois ! Mais Μ. de Girardin n’a pas même cet agrément de Turcaret. Comment donner une idée de sa pièce, de la fadeur de cette fadaise ? Tenez ! supposez que Μ. Jourdain, fatigué de n’être qu’un mamamouchi turc, voulût être un mamamouchi littéraire, et qu’il se fît laver et racler une comédie par le professeur de rhétorique qui lui apprenait l’orthographe, vous auriez quelque chose d’assez semblable à la comédie de Μ. de Girardin.

V

Il faut la raconter, cependant. Il faut montrer avec quels vieux centons ramassés partout un garde-notes perpétuel a pu s’arranger ces trois actes insignifiants, avec lesquels il a cru prendre patente d’homme de lettres, après avoir, comme journaliste, vendu son fonds.

Μ. Adam est un millionnaire. Il a fait une immense fortune à la Bourse, comme il dit, moyennant un carnet et un crayon de six sous. La fille de ce Μ. Adam doit, avant que la pièce commence, épouser un Μ. Rodrigues, qui ne paraît pas et qui n’a pas besoin de paraître dans les combinaisons de l’auteur. Μ. Rodrigues est un ingénieur, un élève de l’École polytechnique, et, comme dit Μ. de Girardin, dont nous avons promis les ridicules : « un centaure ».

« Les élèves de l’École polytechnique », dit en effet Μ. Adam, qui représente la sagesse, la vérité et l’opinion de Μ. de Girardin tout le long de la pièce, « ne sont pas faits comme les autres hommes (textuel) ; ils sont les centaures de ce temps-ci : ils ont une tête de savant sur un corps de soldat », ce qui est la manière progressive d’être centaure au xixe  siècle. Or, pour loger son centaure de gendre et sa fille, Μ. Adam a acheté l’hôtel de Μ. le comte de La Rochetravers, contigu au sien, et voilà par quelle invention et quelle porte la société de l’avenir, de l’écu, des parvenus, représentée par les Adam, vient s’aligner visage à visage avec la société du passé, des traditions et des déchus, représentée par les La Rochetravers. Le dernier comte du nom vient de mourir, laissant toute une famille que Μ. de Girardin nous peint avec le goût désintéressé qu’il a pour la famille. « Tant qu’il y aura l’héritage », dit tristement un juge de paix saint-simonien, dans sa pièce, « il y aura des scandales pareils à ceux qui se produisent entre les héritiers du comte de La Rochetravers le jour de l’ouverture du testament ». Ce testament révèle que Μ. Adam, le millionnaire, a sauvé Μ. de La Rochetravers d’une ruine certaine, en lui achetant sans discuter, au plus haut prix, son hôtel à Paris et sa terre de Bourgogne. Inconnu donc il n’y a qu’un instant, méprisé même comme homme d’argent et de Bourse, Μ. Adam devient tout à coup un homme important, distingué, considérable, aux yeux de ces nobles dont il va faire tomber, un à un, tous les préjugés. Une fille à marier, avec une dot de six millions, opère ce miracle, qui n’est pas un bien grand prodige ; mais il est vrai que Μ. Adam, ou Μ. de Girardin, y ajoute quelques raisonnements.

La vieille société, cette société qui s’en va du monde et que Μ. de Girardin reconduit jusqu’à la porte avec des injures, a surtout pour expression, dans sa pièce, la marquise de La Rochetravers, mère du jeune marquis Roger, chef de la maison et de la branche aînée, comme l’on disait autrefois. Quoique fort entichée de noblesse, cette marquise a compris qu’il y avait un mariage à faire entre son fils et mademoiselle Caroline Adam, et elle s’aide, pour arriver à la réussite de ce beau projet, d’un certain baron, sigisbé discret de sa jeunesse, ami ou plutôt parasite de Μ. Adam. Elle y serait aidée encore par les opinions du jeune marquis, qui veut se faire médecin et qui est l’homme de ce temps de transition, l’homme crépusculaire, s’il n’aimait pas une de ses cousines germaines, sans fortune. Les trois actes de la pièce de Μ. de Girardin se passent donc à dérouler cette intrigue de gros fil blanc qui a pour objet de marier Μ. Roger et mademoiselle Caroline, et, pour tout événement (événement solitaire !), un bal que donne Μ. Adam et dont l’altière marquise de La Rochetravers est assez bassement l’ordonnatrice. Tel est le canevas, incroyablement maigre, de Μ. de Girardin. Mais il est de la nature de l’art de faire de rien quelque chose. Nous tenons le rien, c’est déjà la moitié de l’art.

Mais l’autre moitié, y est-elle ?… L’autre moitié serait des caractères, une peinture de mœurs sincère et profonde, du dialogue étincelant ou mordant. Or, Μ. de Girardin n’a ni dialogue, ni caractères, ni mœurs. Tous ses personnages sont des comparses, — des poncifs, — n’ayant pas plus de vie réelle que des abstractions ou des costumes. Autrefois, dans leurs comédies, les Allemands ne nommaient personne ; car le nom implique la vie, monsieur de Girardin ! Ils disaient : le baron, le major, le conseiller, parce que les rôles qu’ils créaient représentaient tous les barons, tous les majors et tous les conseillers, sinon de l’Allemagne, au moins de leur idée. Eh bien, Μ. de Girardin aurait pu faire comme les Allemands ! Son baron, sa marquise et son millionnaire, n’ont aucune réalité humaine. Ils représentent seulement les idées de marquise, de baron et de millionnaire comme les conçoit Μ. de Girardin, et nous pouvons vous assurer que c’est joli !

En effet, la marquise est une marquise d’Eugène Sue ; le baron est l’intrigant entremetteur de toutes les comédies et de toutes les situations sociales ; et le millionnaire, auquel Μ. de Girardin voudrait bien donner la majesté d’un Mage, n’est que le pédant de dignité et de fausse modestie le plus minutieux et le plus froid. Tous les autres rôles, qui tournent autour de ceux-là, n’existent que pour mettre en relief la fille du millionnaire, bête comme une dot de six millions, et qui abuse encore de cet énorme droit. Mais, qui sait ? c’est peut-être une finesse ! Μ. de Girardin, qui est pour l’argent, a voulu nous en montrer mieux le charme, en le montrant tout seul. Ce serait un argument de plus en cette comédie-argument, dans laquelle la Presse-Adam fait perpétuellement son petit article en l’honneur de la Bourse, qu’il compare éloquemment à la guerre. « Si la guerre existe, — dit-il, — la Bourse a le droit d’exister. » Et il pousse la comparaison devant lui sans se rappeler les fameux Congrès de la Paix fondés contre la guerre ; car s’il y en a contre la guerre, des congrès, il doit y en avoir contre la Bourse. Μ. de Girardin en est-il ?

VI

Ainsi, ni vérité, ni comique, — ni comique, pas même en calomniant une société ! Μ. de Girardin, s’il est né quelque chose, n’est pas né plaisant. Les ressources de sa gaieté ne sont pas variées. Il grappille à Voltaire, avec son nom d’Adam, la plaisanterie du premier homme du monde. Il prend à Scott, ou plutôt à tout le monde, ce moyen usé de faire rire : la répétition de la même chose passée à l’état de tic. Son baron rappelle, à propos de tout, son conseil de surveillance. « Il fait froid, approchez-vous du feu », redit-on quatre à cinq fois, dans les mêmes termes, à chaque entrée d’un nouveau personnage. Voilà comme on cause au faubourg Saint-Germain, dit Μ. de Girardin, qui en fait, comme on sait, les délices ! Le style qui recouvre un pareil comique ne le dépare pas. Il est en harmonie. Dans l’édition du Monde illustré, il y avait une phrase charmante, qu’on ne retrouve pas dans l’édition en volume. Il paraît qu’on a fait la lessive à Μ. de Girardin ! Cette phrase parlait de l’éblouissante simplicité de la toilette de mademoiselle Caroline Adam. Eh bien, le style de Μ. de Girardin n’a pas cette simplicité éblouissante ! Il n’éblouit point, mais comme il s’en dédommage en étant simple ! et si vous saviez quelle simplicité !

VII

Telle est cette Fille du millionnaire, qui n’a pas été écrite pour être jouée, et qui sera jouée tout de même, ni plus ni moins que le Marino Faliero de Lord Byron. Les théâtres (il est vrai que nous avons ouï parler des théâtres belges), les théâtres vont monter cette pièce. Ils encadreront ce néant. On verra mieux à la scène qu’à la lecture l’inanité de cette comédie, que le talent des meilleurs acteurs du monde ne saurait vivifier. Qu’importe, du reste ! L’insuccès et même la chute n’arrêteront point Μ. de Girardin. Il voit l’idée, et il va toujours ! Aujourd’hui il nous donne la comédie de la pièce de cent sous ; il est bien capable de nous en donner demain la tragédie ou le roman, après-demain le poème épique, et de jeter ainsi les fondements de cette morale et de cette littérature de l’argent, qui sera, dit-il, la gloire de l’avenir.

Beaucoup pour l’avenir et un peu pour lui, Μ. de Girardin a voulu se révéler homme de lettres. Il a peut-être pensé à Proudhon. Il n’a pas voulu que son célèbre rival en socialisme eût sur lui la supériorité d’être un lettré. C’était assez des autres. On les connaît. Faut-il donc les rappeler ? Politiquement, économiquement, Μ. de Girardin exige la conservation du capital, le licenciement de la famille, la réhabilitation du bâtard. Proudhon ne veut rien de tout cela. À bas le capital ! dit-il, vive la famille ! et qu’importe le bâtard ! Cela est plus fort, évidemment. Aussi, Μ. de Girardin, fût-il Président d’une République, serait-il destiné à n’être jamais que le très humble serviteur de Proudhon. Se cabrant devant cette livrée, Μ. De Girardin s’est posé en poète, en faiseur de fiction, en peintre dramatique. Nous comprenons très bien le double sens de cette évolution. Seulement, nous vous en signalons l’impuissance.

Quoique nous soyons parfaitement tranquille, depuis la publication de La Fille du millionnaire, sur le chemin que fera faire Μ. de Girardin à ses idées en vertu des beautés de la forme dont il les revêt, nous n’en surveillerons pas moins désormais ses tentatives de littérature. Μ. de Girardin, journaliste en retraite et socialiste en démolition, nous était fort indifférent· Nous l’eussions miséricordieusement laissé mourir, comme un pieux Indien tenant la queue de sa vache, la queue du veau d’or dans la main. Mais il fallait qu’il mourût en silence. Il ne fallait pas faire du théâtre ou des lettres. Si Μ. de Girardin s’avise d’en faire encore, il nous appartient. Il vient dans notre voie. Nous pouvons lui dire, comme Hernani : « Je ne te cherchais pas ! »