(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Auguste Vacquerie » pp. 73-89
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(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Auguste Vacquerie » pp. 73-89

Auguste Vacquerie

Profils et Grimaces.

Quand on vient de lire l’incroyable volume d’Auguste Vacquerie, on se demande à quelle classe d’esprits appartient l’auteur de ces pages… amusantes, car elles le sont ; mais à quel prix ? Est-ce un badaud ? Est-ce un mauvais plaisant ? Est-il de bonne foi ? Est-il sérieux ? N’est-il que gai ? Se moque-t-il de lui ? Se moque-t-il de nous ? Est-ce un écrivain à bâtons rompus qui jette les deux bouts du bâton par-dessus sa tête ? Est-ce un homme d’imagination qui s’amuse ou qui s’est grisé ? Est-ce un fantaisiste, — le mot dit tout, — et un fantaisiste de la grande espèce, à fleur double, comme vous n’en trouveriez pas certainement un second dans toute la littérature contemporaine ? Serait-ce plutôt un homme atteint d’une passion qui touche à la folie, et qui n’y touche pas assez encore pour qu’on n’en rie plus ?… Voilà les questions qui vous pressent à la lecture de ce plaisant volume, intitulé : Profils et Grimaces. Titre faux par un côté, et par l’autre compromettant. Pourquoi Profils ?… Ce qu’on voit dans le livre de Vacquerie s’y montre bien, certes ! de face, et dans toute la hardiesse de sa rondeur. Quant à Grimaces, c’est différent. Il y en a beaucoup dans ce livre drôlatico-sérieux ; mais nous les croyions involontaires. Il paraît qu’elles ne l’étaient pas. L’énigme de la personnalité de Vacquerie serait-elle donc révélée par le mot de son titre ? Ne serait-il qu’un grimacier ?

Il était mieux que cela autrefois. Auguste Vacquerie avait une position bien connue, bien déterminée dans la littérature. On ne pouvait pas prononcer son nom sans qu’à l’instant même ne retentît le nom fameux de Victor Hugo. Vacquerie, qui est né trop tard de quelques années, était un romantique attardé et violent, un romantique de la dernière heure et passé l’heure, aussi violent, aussi bruyant que les romantiques de la première. Ce n’était pas le chevau-léger du romantisme dans une guerre qu’on ne faisait plus. Chevau-léger ! c’est bien léger pour Vacquerie, qui a du Hun ou plutôt du han dans la manière, et qui peut passer pour le cosaque indiscipliné et toujours présent de son parti dispersé. C’était, de plus, c’était, avant tout, l’homme de Hugo, son féal, son vassal, son commensal, — mieux que cela, son mameluck ! — mieux que cela, son reflet et son ombre ! car on se demande si, Victor Hugo manquant, Vacquerie aurait existé. Telle était donc la situation d’Auguste Vacquerie dans les lettres contemporaines, et cette situation, il ne l’a jamais niée. Il l’a acceptée fastueusement, au contraire ! C’est un esprit brave. Il est très fier et très heureux de n’être que par Victor Hugo, — non par son bon plaisir, mais par la force créatrice de son génie qui l’a produit, lui, Vacquerie, comme un volume de plus de ses œuvres complètes. Or, ce volume, qui n’est peut-être pas le plus mauvais de la collection et qui en est certainement le plus gai :

Pasquin a plus d’esprit que Valère ou Cléante !

nous venons de le lire et nous pouvons affirmer que, quoique la position de Vacquerie fût, dans son genre, considérable, quoique la renommée donnât pour lui un assez joyeux coup de trompette, la position s’est augmentée encore et la trompette doit être remplacée par un instrument moins héroïque et plus folâtre. Auguste Vacquerie, par son livre de Profils et Grimaces, a fait plus que de provoquer le rire comme aux beaux jours de L’Événement. Il l’a fixé !

II

Les Profils et Grimaces sont de la critique, — au moins d’intention. La plupart des chapitres furent des feuilletons, auxquels on ne prendrait pas garde si l’auteur ne les regardait pas lui-même, comme l’expression définitive de sa pensée, puisqu’il les publie après correction et côte-à-côte avec d’autres chapitres qui sont datés de 1855 et même de 1856. L’auteur, — qui est poète à sa manière, qui a fait Tragaldabas, un drame qu’on aurait dit une parodie de Hugo et qui n’était qu’une caricature par adoration, — l’auteur a voulu, comme son maître, théoriser ses pratiques théâtrales, et comme il avait réverbéré la poésie de Hugo en la décomposant, il a voulu aussi réverbérer ses théories. À cela près de quelques chapitres consacrés à la zoocratie la plus profonde et à la biographie la plus tendre, sur lesquels nous allons revenir, son livre appartient tout entier à la critique dramatique. Mais, entendez-le bien et ne vous y trompez jamais ! la critique dramatique, pour Auguste Vacquerie, est ce qu’il y a de plus important dans la réflexion de l’humanité, comme le drame est ce qu’il y a de plus sublime dans son inspiration. Faire un drame, pour Sophocle, Calderon et Shakespeare, c’était tout simplement faire un chef-d’œuvre. Pour l’avoir fait, ils ne se croyaient que des poètes. Ils ne se croyaient ni des prêtres, ni des dieux. Tandis que, pour Vacquerie, le poète dramatique est le prêtre, et même le dieu du xixe  siècle. Un jour, Victor Hugo, se regardant dans le miroir grossissant qui est le sien, avait écrit de sa plume la plus métallique et la plus sonore : « Le théâtre, nous le répétons, est une chose qui enseigne et qui civilise. Dans nos temps de doute et de curiosité, le théâtre est devenu pour les multitudes ce qu’était l’Église au Moyen-Âge : le lieu attrayant et central. Tant que ceci durera, la fonction du poète sera plus qu’une magistrature et presque un sacerdoce. » C’était déjà satisfaisant pour un faiseur de comédies, mais pour Vacquerie, qui n’a guères la modestie de sa fonction, la pensée de Hugo n’avait ni assez de relief ni assez de vérité saisissante. Ce n’était sans doute là qu’un profil. Il fallait l’élever jusqu’à la grimace. « Le théâtre (renchérit donc Vacquerie), c’est le Golgotha de l’idée ! » Car le Christianisme et ses formes saintes sont pour ces hommes, qui ne croient qu’à la religion du tréteau, une mine d’insolentes métaphores. « Le drame, — répète-t-il, — c’est la philosophie vivante et saignante, la lutte glorieuse où viennent, en chair et en os, pousser leur cri suprême et achever leur passion, toutes les idées que doit diviniser l’avenir. » Il avait déjà dit ailleurs : « À ce souper de l’esprit, où Shakespeare donne à manger sa chair et à boire tout son sang… » Comme vous le voyez, la grimace était énergique ; mais Vacquerie est varié : il a l’infini dans la grimace. « La forme dramatique est la forme divine », ajoute-t-il tout net. Rien que cela ! Faire de la critique dramatique, c’est donc critiquer Dieu. On peut le louer, mais le blâmer dans son œuvre, c’est impie, blasphématoire et bête ! Le critique, selon Vacquerie, n’a pas autre chose à faire dans ce monde qu’à « proclamer les poètes dramatiques, à donner les chefs-d’œuvre à la foule et la foule aux chefs-d’œuvre, à remonter le poète dans ses instants de défaillance, à se tenir derrière lui pendant qu’il écrit, à ramasser sa plume à terre et à la lui remettre entre les doigts. » Ici la grimace recommence : « Critiques, — dit-il, — figures sublimes ! collaborateurs de chefs-d’œuvre ! faiseurs de talents ! auteurs de poètes !… » Et la grimace se perd dans les cieux !!!

Ainsi la critique, pour Auguste Vacquerie, est tout simplement de l’admiration, ce qui nous simplifie, nous autres, et probablement nous embarrassera quelquefois. « Jamais — nous enseigne-t-il — l’homme n’est plus grand que quand il admire. » Mais c’est là une grimace suspendue, attendu que, pour être admirable d’admirer, il faudrait au moins nous dire quoi, et Vacquerie ne nous le dit pas. Si c’était Racine, par exemple, si c’était la tragédie comme la comprenait ce chaste génie aux grâces décentes, Vacquerie écrirait-il encore : « L’admiration, chose admirable ! ceux qui applaudissent, je les applaudis… » ? Il nous est permis d’en douter. Racine et la tragédie sont les deux horreurs d’Auguste Vacquerie. S’il y avait deux têtes de Méduse, elles seraient ses deux têtes de Méduse ; car, qui sait ? dans les injures qu’il leur vomit, dans les imprécations, dans la rage, dans le mépris qu’elles lui inspirent, il y a peut-être un peu d’épouvante, — la peur (assez fondée, du reste), de ne pouvoir égaler jamais en beauté cette belle tête sereine et souriante dans son immortalité qu’on appelle le génie de Racine et sa composition tragique. « Nous comprenons que les dévots à Racine, — dit-il, outré d’une admiration « qui subsiste et qui ne lui paraît plus le dernier mot de la critique humaine ; — nous comprenons que les dévots à Racine le préfèrent à Shakespeare, mais nous nous étonnons qu’ils le préfèrent à une bûche. » La tragédie, dont il n’ose pas parler dans Corneille, quoiqu’elle y soit, comme dans Racine, essence, formes, unité, langage, convention, sottises, tout enfin ! la tragédie, qu’il confond, non sans raison, avec l’homme qui se l’est appropriée par la perfection dont il a joué de cette chose difficile, force le théoricien de l’admiration effrénée que nous venons de voir à se tenir devant, le poing fermé, au lieu de se tenir derrière, à comparer malhonnêtement la vieille tragédie au jeune drame, et à ramasser non plus la plume du poète, qu’il ferait bien de garder s’il la ramassait, mais des injures inouïes et des raisons exhilarantes contre les objets de sa double détestation. Écoutons-le un peu, ce gracioso de la critique : « La tragédie est le jambage de l’art. Le drame en est le mot écrit. » Et, comme le grimacier n’est jamais très loin de son théâtre et de ses habituelles préoccupations : « La tragédie — dit-il — est le nez du théâtre et le drame en est la figure. » Il y a un mot qu’on a rappelé immensément et qui est à l’état de légende incertaine dans les lettres. C’est le fameux mot : « Racine est un polisson. » Eh bien, Vacquerie l’a dépassé ! « Racine — dit-il — est une vieille botte. » Il est évident qu’un polisson, tel polisson qu’il soit, est dans l’humanité au-dessus d’une vieille botte, et que la mémoire de Racine, tout humiliée qu’elle fût depuis longtemps par un premier coup de pied romantique, ne s’attendait pas à cette botte-là !

Nous sommes bien loin de l’admiration, comme on voit ; mais la logique n’est pas le souci d’Auguste Vacquerie. Il est trop lyrique pour s’occuper de mettre de l’ordre dans ses idées et pour s’embarrasser des contradictions. Et, cependant, c’est lui qui a écrit, avec un style que nous avons vu luire ailleurs et dont il est le grippe-soleil : « Les poètes, dans les coups de vent de l’action, dans les flamboiements du style, réfléchissent, tourbillons pensifs, salamandres de l’art ! » Dirait-on que ce tourbillon pensif, que cette salamandre de l’art, ait réfléchi en décrivant la critique comme il l’a décrite, la plume chaude encore de ses flamboiements contre le doux Racine, au sourire et au marbre éternels ? Qu’importe ! du reste. Ce qui fait parfois l’unique mérite d’Auguste Vacquerie, c’est la contradiction, esprit qui risque tout et gagne parfois, comme tous les risque-tout de la terre. À force d’exagérer, d’extravaguer, de s’enivrer de mots et d’images ; à force d’insulter le bon sens, — cette hydre dont il n’écrasera jamais une seule tête ; à force de se remuer, de sauter, de bondir dans le faux, Vacquerie finit, une belle fois, par se retrouver dans la vérité, dans la raison, dans le bon sens… comme s’il en avait ! Nous sommes juste, et d’ailleurs nous aimons l’imprévu. Nous voudrions donner un exemple de cette surprise… agréable, et nous le trouvons dans le chapitre intitulé : Le Style-Pensée. « Le style — écrit Vacquerie — n’existe pas plus sans l’idée que l’idée sans le style. Nous en avons rencontré plus d’un de ces fiers penseurs, crevant d’imaginations qu’ils ne pouvaient faire sortir, ayant trop d’idées pour pouvoir en exprimer une seule. Shakespeares vagissants, énormes prisonniers de la syllabe. Nous les aurions adorés religieusement, si nous avions pu parvenir à les croire sur parole… Mais les songeries qui passent par un front ne sont pas plus des idées que les nuages qui passent ne sont des bas-reliefs de Phidias ». Ceci nous semble vrai de fond et presque beau de forme. Vacquerie ne nous dit pas il a rencontré ces fiers penseurs, ces Shakespeares vagissants, ces énormes prisonniers d’une syllabe, qui rêvent par le front et croient que leur cerveau fonctionne. Mais nous, nous pourrions lui donner l’adresse qu’il oublie ; et c’est alors qu’il aurait horreur de sa vérité de hasard et qu’il se replongerait, la tête en bas, dans la vague de ces hautes fantaisies dont il est le Protée fougueux !

III

En effet, le livre d’Auguste Vacquerie est, sous prétexte de critique dramatique, un de ces ouvrages qui mènent à toute sorte d’imaginations capricantes, — aux points de vue les plus renversés, les plus brisés et les plus divers. Comme tous les poètes dramatiques qui se sentent prêtres et dieux, Vacquerie met la main sur l’universalité des choses et parle de tout en homme qui peut jeter sur tout « la forme divine ». Cela donne de l’aplomb à un homme ! « Tout progresse, — dit Vacquerie, — excepté l’art. » Il est de fait que le sien est arrivé à son apogée. Un par-delà serait-il possible ?… Mais, excepté en matière d’art, où Vacquerie est stationnaire et où il entend bien que Les Burgraves et Tragaldabas ne puissent être effacés par les drames de l’avenir, l’auteur de Profils et Grimaces est un philosophe de ces derniers temps. Il est de ceux-là qui écrivent : « Le Sinaï est dominé par le Calvaire, le Calvaire est dominé par l’Assemblée constituante. » Il est métempsychosiste, le chapeau sur l’oreille. Bah ! fait-il, « la vérité, ce n’est ni cette vie ni l’autre, mais cette vie et l’autre et bien d’autres ! » C’est un philosophe, mais débraillé et rudement cynique, qui aime l’indécence comme une audace et ne trouve jamais le mot assez vert. L’impétuosité dans le cynisme domine tellement cet esprit qui doit regarder le délicat comme une faiblesse, qu’il faut lire avec un flacon de vinaigre des quatre voleurs sous le nez une immonde et bouffonne histoire de ce volume, où le grotesque s’unit délicieusement au fétide. Cela s’appelle résolument : « Une paire de bottes. » (Toujours des bottes ! car l’imagination de Vacquerie est cordonnière. Il adore les images tirées de cette honnête industrie. Ne nous parle-t-il pas aussi quelque part de tragédies éculées ?…) Certes ! à part l’imprévu déconcertant de la forme, nous avons vu souvent passer dans les publications contemporaines les idées qui traversent le livre de Vacquerie, mais jamais nulle part nous ne les avons vues avec cette bouffissure, cette contorsion, ce déhanché, ces airs simiesques. Hélas ! l’imagination, disait Schiller, est le singe de l’intelligence. La grimace manquait à ces idées. Elle n’y manquera plus ! Que dites-vous de celle-ci ? « Craindre l’enfer et la police correctionnelle, c’est de la morale de portier !!! Est-ce que vous voleriez, si la loi vous le permettait ? demande le criminaliste candide. Ah ! nous aussi, nous disons — s’écrie-t-il — que personne n’est la propriété de personne, que l’amour n’est pas l’esclavage, et que tout homme et toute femme ont le droit de se reprendre à la femme et à l’homme qu’ils n’aiment plus. Nous sommes pour la liberté de cœur. » — « Nous estimons par-dessus tout — dit-il ailleurs — les natures dévouées qui s’oublient dès qu’elles aiment, et qui paieraient de leur honneur et de leur paradis les joies de l’amant. » Parmi toutes les passions que Vacquerie respecte et couronne, il n’y en a qu’une seule qu’il ne comprend pas plus que les passions de la tragédie de Racine : c’est la passion de la décence, de la chasteté et du devoir !

On ne peut tout citer, et c’est dommage. D’ailleurs, nous sommes impatient de montrer Vacquerie sous un jour plus doux et plus intime. Jusqu’ici, nous l’avons vu poète, critique, moraliste surtout. Nous allons le voir biographe, — le biographe de toute une famille, — un historien de vie privée à enfoncer Boswell ! Lui n’écrivit que la vie de Johnson, mais il disait peut-être, comme Macbeth : « Il n’a pas d’enfants ! » S’il en avait eu, Boswell·, qui sait ? aurait fait comme Vacquerie, et nous aurions eu la vie des petits Johnson !

IV

La biographie en question, qui termine, dans une gloire, le volume de Profils et Grimaces, quoique écrite évidemment en vue du public a pris la forme, adroite du reste (mais Vacquerie se soucie bien d’être adroit !) de l’épanchement familier. C’est une lettre, — une longue lettre à un neveu qu’on endoctrine, et dans laquelle le vaste esprit de Vacquerie peut attaquer tous les sujets et se permettre tous les détails. Vacquerie raconte au monde la famille de son maître en littérature, mais, tout en nous donnant cette vue d’histoire, il continue d’être lui-même (heureusement !), et il va du paysage aux arcanes les plus mystérieux de la philosophie, du chien Ponto, célèbre déjà dans Les Contemplations, à la question de l’âme des bêtes, pour lesquelles Vacquerie a la sympathie d’un homme qui voit en elles son logement prochain. Les métempsychosistes ne seront pas tous logés dans les astres, où l’auteur des Grimaces fait pleurer Molière d’avoir écrit ses Femmes savantes. Il faut croire qu’il y aura des migrations un peu moins splendides pour les écrivains qui ne pleurent point d’avoir écrit des Tragaldabas ! et voilà ce qui rend très sensible et très zoocrate. Vacquerie s’appelle lui-même : « le bon Samaritain des crapauds, l’ami intime des colimaçons et le galant des araignées ». Il pleure comme un veau (pour lui ce n’est pas une injure !) quand il contemple le chacal, et il est tenté de lui dire : « Mon frère, embrassons-nous ! » (textuel). Les chiens et les chats de la maison de Hugo sont racontés dans leurs moindres gestes et dans leurs plus infimes fonctions par ce philosophe attendri, prévoyant de ses destinées. Toujours poète, c’est là son défaut, comme Μ. des Mazures : « Je me penche sur ses yeux profonds, — dit-il (les yeux de la chatte), — et il me semble voir là-bas, — tout au fond, — je ne sais quoi qui se débat, comme un malheureux tombé dans un puits et qui s’efforce de remonter, et qui appelle à l’aide, et qui se raccroche aux parois, et qui retombe toujours, — une âme, je le crois. Ah ! chère bête, je voudrais te jeter une corde, mais je n’en ai pas ! » Mais il n’en a pas ! Voilà une angoisse ! Quel cri déchirant jeté par le cœur ! Il y a des gens qui vous disent que Vacquerie est un talent solennel, emphatique, emporté ; qu’il hait Racine parce qu’il a toutes les nuances du goût et de la tendresse. Ils ne connaissent pas ce manque de corde, la simplicité de ce cri racinien : « Mais je n’en ai pas ! »

Non ! Vacquerie est une âme tendre. En l’absence de la corde qui lui manque pour l’âme de son chat, qu’il ajoute à sa lyre la corde de la tendresse ! Il vient de la faire vibrer d’une manière charmante. Lorsque des chiens de la maison il passe aux maîtres, il reste dans ce fondu et ce fondant de tendresse, il y reste malgré l’enthousiasme, l’admiration, le fanatisme, l’emportement de ses affections. Il a de ces petites phrases caressantes : « Quand Charles (Charles Hugo) s’est reposé à peindre, il se remet à écrire. Il est né chez la littérature. Il a joué enfant avec les rimes. Le style et lui ont été élevés ensemble. Lorsqu’il a grandi, les phrases bien faites l’ont regardé tendrement. » Tendrement, elles aussi ! « Victor (Victor Hugo fils) traduit Shakespeare. Ce sera bien, n’est-ce pas ? Shakespeare, traduit filialement par un fils de Hugo. » Et l’on admire cette douce manière, ces mignardises aimables, ce baissement de voix dans un homme dont le verbe est si haut quand il proclame ses adorations ! « J’ai une bibliothèque unique, — dit-il, quand il revient au ton sous lequel on le connaît davantage, — j’ai les manuscrits de Victor Hugo. Je vais et viens dans ces chefs-d’œuvre où nul n’a pénétré ! J’ai des Ruy-Blas moi !! Émotion inexprimable, d’être seul dans ces mondes inédits, dans ces strophes non touchées, dans la pureté de ces créations, dans la virginité de ces aurores ! Joie effarée d’Adam, le premier jour de l’Éden !!… Tu auras Les Contemplations la semaine prochaine (nous les avons eues), matériellement dix mille vers ; moralement, tout le problème terrestre !… Il ne suffit plus que le soleil soit beau ! Le poète lui demande qui l’allume et dit aux rayons : Vous êtes des ténèbres ! » Qu’ont-ils à répondre, les rayons ? Et Vacquerie continue à nous montrer le travail du poète : « Il fouille, il creuse, il troue, il frappe du front, il pousse du cœur, il va, il perce le globe de part en part, il crève la terre et il roule échevelé dans les étoiles ! » Certes ! nous sommes bien loin de la tendresse racinienne. Nous retrouvons l’Auguste Vacquerie pur. Mais, comme, après ces tendresses inaccoutumées et nouvellement écloses sous sa terrible plume, nous le goûtons mieux !

V

Et, cependant, vous pouvez nous en croire et nous sommes obligé de l’affirmer après tant et de si comiques citations, il y a du talent dans cet homme qui écrit des énormités de cette taille et qui réfute si complètement le mot de Mirabeau : « Le ridicule est tué dès qu’on n’en a plus peur. » Vacquerie fait les grimaces — puisque grimaces il y a ! — avec un angle facial développé. Au milieu des folies et des contorsions d’une expression qui a la rage, il a parfois des aperçus… non !… mais des mirages d’aperçus qui étonnent. Ce n’est jamais bien long, mais, que ce soit pendant quelques minutes, c’est déjà prodigieux. Vacquerie est un écrivain qu’on peut croire affecté de grandes maladies cérébrales, mais, de tempérament, c’est un écrivain. Il a telles pages qui, dans la manière de Hugo, sont plus brillantes que celles de son maître Hugo est vaincu par Vacquerie. Cet homme anti-convenance, ce contempteur des règles, cet indompté, oublie le respect qu’il doit à Hugo, en le surpassant. Il se permet d’avoir plus de talent et même plus d’absurdité que son modèle. Mais qu’est-ce que le talent, bon Dieu ! qui résiste à un tel assemblage ? qu’est-ce que le talent, au milieu de tout ce qui le fausse et le dégrade ? le talent qui, en définitive, n’est quelque chose que par les nobles objets auxquels on l’applique et les bons emplois qu’on en fait !