(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Crétineau-Joly » pp. 247-262
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(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Crétineau-Joly » pp. 247-262

Crétineau-Joly

Jacques Crétineau-Joly, par l’abbé U. Maynard.

I

Ce n’est là qu’une biographie et cela est long comme une histoire ! C’est la biographie d’un homme mort récemment, et sur lequel on s’empresse d’écrire. A-t-on peur que sa mémoire se refroidisse ?… Entre la mort de Crétineau-Joly et cet énorme volume, il n’y a guères eu que le temps de le bâcler. Et, en effet, il est bâclé, et l’amitié n’excuse pas, dans un livre, les défauts de composition. Évidemment, on s’est trop hâté… Pour faire la biographie d’un homme, il ne faut pas en être trop près. Il y a des conditions de temps et d’espace nécessaires à l’histoire. Et si cela est vrai pour les hommes qui doivent prendre dans l’histoire une place incontestable, cela est bien plus vrai encore pour ceux dont la place y peut être contestée ou qui n’y entrent un jour que pour en sortir. Certes ! Crétineau-Joly, l’auteur de l’Histoire de lα Compagnie de Jésus, de la Vendée militaire, de l’Histoire de la Révolution et de l’Église, du Pontificat de Clément XIV, l’éditeur et le dépositaire des Mémoires de Consalvi, ne peut pas sortir et disparaître entièrement de l’histoire religieuse, politique et littéraire du xixe  siècle. Mais, enfin, quels que soient ses mérites, — et ce chapitre dira s’ils sont grands, — il n’est pourtant pas un de ces hommes qui, comme de Maistre, par exemple, ont trouvé dans l’histoire une place irréductible et cette gloire lente à venir, mais toujours grandissant une fois qu’elle est venue ; car la vraie gloire grandit dans l’éloignement, tandis que tout, ce qui n’est pas elle diminue.

Pour mon compte, je ne crois pas que Crétineau ait cette haute destinée. Ce fut un ardent et brave serviteur de l’Église et des monarchies ; il eut un talent que je vais tout à l’heure caractériser. Mais cette gloire qui sort de l’obscurité et de l’obstacle, peu à peu, comme un chêne sort de terre, et sur le gland duquel, les racines et les premières pousses, des troupeaux de bêtes ont passé, cette gloire, qui fut celle de Joseph de Maistre, ce génie de trempe immortelle qui pouvait attendre et qui attendit, je ne crois point que Crétineau-Joly l’ait jamais, et peut-être n’était-il pas fait pour elle. Il était fait, lui, pour le bruit immédiat, et il l’a fait ! et il l’a eu ! Il était fait pour la bataille présente, pour le coup pour coup de la mêlée, pour la polémique, incessante et implacable, sur la brèche. Il était fait pour l’en-bas de la tranchée et de la sape, non pour l’en-haut, d’où planait de Maistre. Ce grand de Maistre, qui passa sa vie dans la société des empereurs et des rois sans y rabaisser son génie ; qui commença en la société intellectuelle par les Considérations sur la France, et ne trouva pas, après trente ans de services de génie, un prêtre ou un évêque pour rendre compte du livre du Pape, ce chef-d’œuvre consacré à Rome, et qui mourut, frappé au cœur, de l’ingratitude du sacerdoce, aussi grande alors que celle des gouvernements ; ce grand de Maistre a été vengé de tout cela par sa gloire… Crétineau, moins grand et moins infortuné, eut tout de suite ce qui lui revenait. Il tapagea, dès le premier jour. Les journaux, muets sur de Maistre, mugirent sur lui, et les coups de corne suivirent les mugissements de ces bœufs enragés ou de ces buffles stupides. Le scandale, le bon scandale fut dans Israël. Crétineau piqua l’opinion, qui le lui rendit. Il eut l’honneur de la calomnie. C’est presque de la gloire aussi, mais c’est de la gloire de combat, qui ne dure que pendant la guerre. Il avait les qualités qui servent au combat, mais il n’avait pas celles qui subsisteraient sans la guerre, et qui éterniseraient la gloire de ceux qui les ont en dehors de la bataille.

Ce fut donc un soldat dans l’ordre intellectuel, — un héroïque soldat. Ce ne fut point un capitaine. Dans les guerres de plume qu’il soutint, il prit toujours l’ordre chez quelqu’un ; mais il l’interprétait en caporal intelligent… Ses chefs savaient ce qu’il pouvait. Il s’appelait Jacques Crétineau-Joly, et, de fait, il était un Jacques. Il se battit toute sa vie comme un Jacques. Les Jacques modernes furent les Chouans, et ce fut toute sa vie un chouan, que Crétineau. Il ne chouanna pas sur le terrain de l’action militaire, comme Rio, ce héros de quinze ans, décoré à quinze ans, en 1815. Mais il chouanna dans tous ses livres comme d’autres chouannèrent dans leurs forêts, aux clairières marécageuses. Au temps de sa jeunesse, la pensée avait remplacé l’action. On ne faisait plus d’histoire. On en écrivait. Il écrivit celle de la chouannerie, à la fin de sa Vendée militaire, avec le sentiment profond qu’il avait pour elle. Il raconta la chouannerie comme un homme qui aurait mieux aimé faire que dire. Il avait, dans la plume, le coup de fusil, ajusté et certain, du chouan. Il en avait la force retorse, rusée, terrible. Il y a des gentilshommes de lettres ; lui, il fut toujours un chouan de lettres, et littérairement, tant qu’il vécut et n’importe dans quelle histoire il s’engagea, il resta toujours chouan, toujours le Marche-à-Terre de Balzac ; — mais un Marche-à-Terre qui ne rampait que devant l’ennemi, pour se relever et le frapper mieux ; un Marche-à-Terre dont la peau de bique n’avait rien de sinistre et cachait l’intrépide gaieté d’un Gaulois !

II

Voilà ce qu’il fut de fondation, Crétineau. Les sculpteurs mettent dans leur glaise une tige de fer pour la soutenir, et c’est sur cette tige qu’ils pétrissent leur statue. La tige de Crétineau-Joly (et elle était de fer), c’est le chouan, le chouan qui soutient tout en lui et autour duquel se moulent les divers traits qui forment l’ensemble de l’homme entier, sous l’action de la vie et le pouce de la circonstance. Pour écrire la vie de cet homme de brusque décision, qui aimait la vérité d’un amour hardi et sans scrupule, qui n’y alla jamais de main morte avec rien ni avec personne, et qui empoignait, quand il ne s’agissait que de toucher, besoin était d’un homme de sa sorte. Il n’y avait qu’une plume de guerre comme il l’était, qui pût parler convenablement et dignement de cette plume de guerre. On a préféré une plume ecclésiastique. On a choisi un prêtre, et un prêtre qui n’était pas Bossuet ; car Bossuet, sous sa soutane violette, était un homme de guerre, et c’est pour cela qu’il a parlé si magnifiquement bien du grand Condé.

L’abbé Maynard fut l’ami de Crétineau-Joly, et ce fut son titre pour en écrire la vie. Aussi est-elle à recommencer. L’abbé Maynard est un abbé très littéraire, qui a écrit déjà la Vie de saint Vincent de Paul, et qui, ce jour-là, a montré du talent en parlant de cet homme adorable pour lequel un navet trouverait du cœur. J’ai dans le temps parlé avec une chaleureuse approbation de cette vie de saint Vincent de Paul. Mais la vie de Crétineau n’est pas la vie d’un saint. Il aimait les saints, il les honorait, il se serait battu en duel pour eux, comme d’Orsay, le beau d’Orsay, se battit un jour pour la sainte Vierge ; mais ce diable de Crétineau n’en était pas un. Il y a en lui quelque chose de sanguin, de violent, de vibrant, de sans-façon, de familier avec la vie et le monde, auxquels il se mêlait impétueusement et gaillardement, et qui déconcerte un peu la méticulosité de l’abbé Maynard, homme pâle, de peu de santé, qui n’a pas le tempérament luron de Crétineau. Et cette méticulosité inquiète le devient tellement, que ce n’est plus une biographie bien nette, réfléchissant l’homme comme une glace, avec ses angles et son relief, que nous avons là sous les yeux, mais tout un embrouillamini — comme dirait Μ. Jourdain — de choses inutiles et quelquefois malséantes à la mémoire de Crétineau. Au lieu de nous donner une Vie à la manière sobre et étreignante de Tacite, l’abbé Maynard a mieux aimé nous verser sur les pieds tout un sac de procédure :

Que de sacs ! Il en a jusques aux jarretières !

Nous nous attendions à une de ces compositions historiques trop étroite de proportions pour être une histoire et qu’on appelle une biographie, et nous avons eu un dossier.

Que dis-je ? un dossier ! La matière de plusieurs dossiers !… Vous savez la phrase, dans le patois consacré : « L’avocat soussigné est d’avis des résolutions suivantes. » C’est ainsi que l’abbé Maynard parle, non pas comme un apologiste, mais comme le plus verbeux, le plus traînant en longueur des avocats. Un apologiste ne discute point. Il articule les faits simplement, il les accumule, les met en ordre les uns sur les autres, et en fait une boule de lumière qui entre, en bloc irrésistible, dans tous les yeux. Un apologiste a de la fierté pour son héros. Il le couvre de sa dignité personnelle, — de sa propre autorité morale, — et un prêtre, et un bon prêtre comme l’abbé Maynard, doit en avoir une immense… Il ne se ravale pas et ne ravale pas l’homme dont il a écrit la vie parce qu’il l’admire ; il ne le justifie pas des calomnies (qu’on ne fait d’ailleurs pas cesser en y répondant) ; il dédaigne les accusations des partis, dont tout homme d’action est victime dans ce monde infâme, et qui, pour les fortes épaules, sont toujours faciles à porter. Eh bien, ici, rien de tout cela !… Ce n’est plus qu’une plaidoirie. Ce n’est plus qu’une lessive… et sans battoir encore ! Quelle absence de toute grandeur ! Quels détails méprisables et à mépriser ! Le chantage, par exemple, cette réputation qui plane sur toute la vie de Crétineau, dit l’abbé Maynard, et qui est le sort commun, fait par les ennemis, de tous ceux qui mettent la main dans la boue de la politique ; le chantage, cette revanche du fumier d’Augias qui se venge d’Hercule ! Et aussi, après les choses odieuses, que de choses chétives ! Quelles épingles dans des bottes de foin ! Et, par-dessus tout cela, quel mortel ennui à traverser pour arriver à cette conclusion, qu’on savait bien avant qu’elle fût tirée : c’est que Crétineau était un officier de fortune, comme le major Dalgetty, qui faisait la guerre pour le compte des autres, mais avec cette différence que le major Dalgetty était indifférent à toutes les causes, et que Crétineau ne faisait la guerre pour les autres que quand les autres pensaient comme lui et que leur drapeau était son drapeau… Oui ! certainement, on savait cela avant que l’abbé Maynard se donnât tant de peine pour le prouver, et, d’un autre côté, on ne l’aurait pas su, qu’il fallait nous l’apprendre avec moins de pesanteur, de traîneries, d’épluchettes, et c’était aisé, — et il y aurait eu dans cette biographie plus de noblesse et peut-être plus de clarté !

Mais l’abbé Maynard a d’autres manières de procéder, et il a paperasse. La paperasse a envahi un livre qu’il fallait couper dans la paperasse et d’où il fallait le tirer, comme on tire, d’un bloc, la tête d’un buste. L’auteur de la biographie intitulée : Jacques Crétineau-Joly, avait dans les mains tous les éléments d’une vie qui, claire et courte, mais substantielle et d’un bel accent, aurait été lue, car, en France, on aime les batailleurs, et pouvait rester, durable comme une médaille. Malheureusement, Maynard n’est pas un graveur. Il ne creuse pas le bronze. Son poinçon est une plume, émoussée par l’usage et par cette méticulosité qui est le caractère de beaucoup de prêtres, dans ce triste temps où tous ceux qui sont le plus faits pour se mettre au-dessus de l’opinion se mettent le plus au-dessous. Cette plume — plumeau qui ramasse tout ! — pouvait cependant s’épargner de faire lever certaines poussières, comme les Poésies de Crétineau, sa tragédie du Duc d’Albe et son voltairianisme momentané. On aurait dû laisser cette gourme. Est-ce que, dans la vie des hommes faits, on a besoin de parler de leurs petites maladies d’enfants ?… Diderot dit quelque part que, dans les peintures des grands peintres, ce qu’il y a de plus beau, ce sont les laissés… Il entend par là les choses qu’ils n’y mettent pas quoiqu’elles soient dans le sujet, et que les artistes médiocres ne manqueraient pas d’y mettre. Mais l’abbé Maynard met tout sur son biographié. Il le charge et le surcharge de tous les barbouillages de sa jeunesse. Et, comme si ce n’était pas assez que tout cela, — quand quelques mots auraient suffi, — il faut que, pendant tout ce volume, qui a cinq cents pages, l’abbé Maynard ajoute au poids intrinsèque de son livre celui de sa toujours présente et redondante personnalité.

III

Et, en effet, on se demande si l’abbé Maynard a été autorisé par la famille à se mettre autant que Crétineau dans cette biographie de Crétineau ; car, sur ma parole ! il y est autant que Crétineau. C’est entre eux deux, le long de cette biographie, un bras dessus et un bras dessous perpétuel. À chaque instant et à chaque page, l’amitié de l’abbé Maynard abuse de l’amitié de Crétineau. Il est dans ce livre, qui est chez Crétineau, comme s’il était chez lui, l’abbé Maynard, en robe de chambre et en pantoufles. Il y est, il s’y étale, il y déborde. C’est l’ami Sans-Gêne, l’ami partout, la mouche du coche de l’amitié. Il a la familiarité de l’amitié, les conseils de l’amitié, les petites plaisanteries, les petites gronderies de l’amitié, pet tout cela devrait être charmant, et ce ne l’est pas du tout ! Et pourquoi ? Parce qu’ici c’est déplacé. Hic non est locus. Une biographie de Crétineau-Joly — l’historien religieux et politique — ne peut pas être les Mémoires de l’amitié de Maynard pour Crétineau. C’est un livre à faire à part, cela ! Si on le donne, nous le prendrons. Mais ce n’est pas un livre à fourrer dans ce livre-ci. Je suis assurément pour l’amitié. C’est un sentiment touchant et que je respecte, mais il faut en avoir la discrétion et la décence. Il est imprudent de se trop déboutonner de ses sentiments personnels dans un livre fait pour le public, et qui devrait avoir la tenue et la sévérité de l’histoire. L’amitié est un délicieux sentiment, qui peut embaumer le coin d’un livre, comme le muguet, qui aime l’ombre, embaume le coin d’un mur dans un jardin ; mais on n’en fait pas des palissades, et malheureusement les épanouissements d’un tel pyladisme ressemblent à des espaliers d’amitié !

Et d’autant que le Pylade est ici non pas seulement un sentimental, mais un abbé de lettres, un ancien professeur de rhétorique (je crois), qui tient à faire la classe sur Crétineau et ses ouvrages. Or, ce n’est point le lieu, non plus. Les livres de Crétineau-Joly sont anciens de date et ils sont classés. Ils ont été discutés quand ils parurent. Ils l’ont été avec acharnement et ils ont résisté à toutes les furies de la critique ; les petits serpents à têtes folles ont cassé leurs dents sur ces limes. La fonction du biographe était d’attacher à ces livres un jugement (dans la portée de son esprit) concis et résumant. Tant mieux si ce jugement définitif eût été le trait du génie ! Mais descendre dans la nomenclature, ouvrir le ventre à chaque volume, se perdre, je ne dirai pas dans les feux de file, mais dans les glaçons de file des analyses et des citations, — les citations interminables !! — refaire à neuf le vieux travail fait à la première heure, c’est entrer un peu trop en danse pour son compte dans un livre consacré à autrui, et mettre sa personnalité amie et vivante à la place de la personnalité morte d’un ami trépassé. Cette substitution du vivant au mort, en changeant l’objet, diminue l’importance d’un livre où l’on sent, comme un vent coulis, la froideur de l’abbé Maynard entre soi et le chaleureux Crétineau !

IV

Car voilà la qualité première du polémiste Crétineau, dans tous ses écrits : c’est l’ardeur dans l’attaque comme dans la défense, c’est l’ardeur, l’ardeur du sanglier en chasse. Un jour, Armand Marrast, un polémiste d’un autre genre, mais qui se connaissait en polémistes, donna à Crétineau un petit sanglier d’or sculpté, comme son symbole, et il fut flatté, tout sanglier qu’il fût, de cette caresse de vérité, de cette main passée sur ses soies. Né dans les bois de la Vendée, les premières années de sa vie ne révélèrent pas l’homme qu’il devait être, la flamme d’esprit qui dormait en lui et qui devait en déborder. Il fut d’abord un petit abbé qui n’alla que jusqu’à la tonsure. Secrétaire du duc de Laval, ambassadeur de France à Rome, qui trouva plaisant, comme un grand seigneur du xviiie  siècle, de faire prêcher son petit secrétaire devant Sa Sainteté le Pape, on croit rêver quand, dans le récit de l’abbé Maynard, on le voit, ce petit tonsuré, prêcher à Saint-Louis-des-Français. Au même âge, Bossuet n’avait prêché qu’à l’hôtel de Rambouillet, devant des dames. Mais on croit rêver bien plus encore quand (toujours dans les récits sans laissés de l’abbé Maynard) on le voit jouer avec S. S. le Pape Grégoire XVI à cache-cache dans les jardins du Vatican ! On ne s’imaginait guères alors que ce petit tonsuré deviendrait un jour le mousquetaire de l’Église contre la Révolution, comme le petit tonsuré de Savoie était devenu le mousquetaire de l’Empereur contre Louis XIV. C’est ainsi qu’il commença, le sanglier de la Vendée… Mais ces commencements furent rapides. Son tempérament décidé déchira bientôt sa robe, de même qu’Achille à Scyros avait déchiré la sienne. Revenu en France après Juillet, il y respira le journalisme, comme, quand on est fait pour la guerre, on respire la poudre, et il se trouva tout à coup ce qu’il était, sans le savoir, dans le fin fond de sa soutane et de sa nature : c’est-à-dire un chouan, qui toute sa vie chouannerait !

Je l’ai dit plus haut : il fut le chouan du journalisme partout, à Nantes, à Paris, dans ses livres ; car c’est le destin de ces plumes de guerre de n’être que cela, quoi qu’elles écrivent, et l’on sait ce qu’il écrivit. Sous l’influence de sa Vendée militaire, les jésuites le choisirent pour les défendre et il chouanna pour eux. Il chouanna pour l’Église (dans son Histoire de l’Église) contre la Révolution, toujours présente et jamais désarmée. Il chouanna pour la monarchie légitime contre la monarchie de Juillet, comme, plus tard, contre l’Empire, infatigable de talent, de verve, d’impétuosité joyeuse et meurtrière. Le pamphlet, chez, lui, aiguisait l’histoire, et l’histoire râblait le pamphlet. Ce chouan manqué, qui n’avait pu l’être comme il l’aurait été du temps de Charette, avait le génie de l’action et la lestesse d’exécution des chouans militaires, et il le prouva dans deux occasions, dans deux aventures de police rapportées par son biographe. L’homme, comme en Beaumarchais, faisait en lui équation avec l’écrivain. Il n’avait pas l’esprit svelte, musical et artiste, de Beaumarchais, mais il en avait la pétulance de répartie, l’attaque vive, le raccourci dans le coup qui le pousse plus avant, et l’imagination dans l’invective qui, comme le voile de pourpre dans les yeux du taureau, fait écumer l’adversaire. Il en avait la gaieté, la bonne humeur, la verte allure la nature à pleine main, ce Jacques, défenseur des jésuites et du Pape, qui n’avait ni peur de souper chez ses ennemis ni scrupule de se montrer, tous les soirs, dans les coulisses de l’Opéra. On l’y rencontrait gaillard et raillard, ce terrible Marche-à-Terre, et c’était à qui serrerait sa grosse main… Il était de cette race d’hommes, carrés et musculeux, qui ont, sous des formes lourdes, la finesse, la souplesse, le délié propres à la vie que Stendhal avait, sous son air de marchand de vin endimanché, comme lui, Crétineau, sous son air de maquignon. Son portrait, mis à la tête du volume et très ressemblant, rappelle, par son énergie de dogue, la tête de Granier de Cassagnac, — cette autre grande plume de guerre, — mais avec une expression plus gaie. Il était plus gai, en effet, dans l’habitude de la vie, que Granier de Cassagnac, qui ne l’est, lui, qu’en faisant ses articles, et qui y rit si bien des atouts qu’il y donne, ce Gascon ferré d’un Gaulois ! Ils ont, du reste, bien d’autres ressemblances, Granier et Crétineau. Tous deux monarchiques, tous deux catholiques, dans des camps différents, mais y combattant pour les seules idées qui peuvent sauver le monde, si le monde peut encore être sauvé, et, tous deux, les plus redoutables Front-de-bœuf de la polémique contemporaine.

Voilà Crétineau-Joly ! Voilà l’homme qu’il fallait nous montrer en bloc, comme il était, au lieu de le délayer dans de petites défenses qui le dissolvent en voulant l’expliquer. Crétineau-Joly, qu’on a dit vendu et qui n’a pas même été récompensé au prorata de ses services, ne s’est jamais soucié que d’une seule chose : la mort de la Révolution, et quand il la rencontra un pied dans l’Église, car elle l’y a mis un jour, il le dit, voilà tout ! par pur dévouement à l’Église. Tort d’ultra. Les Sosies qui voudraient rester les amis de tout le monde s’embarrassent et s’enchevêtrent à expliquer cela pour le réduire à rien. Ce ne sont pas là les historiens qu’il faudrait à Crétineau. Ce n’est pas la prudence timorée qui peut parler de l’extrême bravoure, les froids qui peuvent parler des ardents, et la lymphe, du tempérament. De tous les amis, celui-là que j’estime le plus, c’est le Jaffier de Venise sauvée. Quant aux autres, je fais la prière espagnole : Mon Dieu, gardez-moi de mes amis ! quant à mes ennemis, je m’en charge.

On sait comme Crétineau-Joly s’est chargé des siens !