(1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Alexis de Tocqueville »
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(1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Alexis de Tocqueville »

Alexis de Tocqueville

Œuvres et Correspondances inédites d’Alexis de Tocqueville.

I

Certes ! l’amitié est une belle chose, mais il faudrait pourtant qu’elle se fit une raison… Lorsqu’elle est toute seule dans une publication, de bonne foi, est-ce assez, voyons ! pour que cette publication se produise en paix et s’impose à la Critique comme un sentiment auquel le respect défende de toucher ?… Si tous les amis de France s’avisaient de publier tous les papiers laissés par leurs amis morts, lesquels, eux, de leur vivant, se gardaient bien de les publier, de quel déluge de choses médiocres et même plates ne serions-nous pas inondés ? Et nous autres critiques, obligés d’avaler les premiers, pour les déguster, de telles choses, nous qui, par état, sommes exposés à cette torture d’eau, — la pire des tortures, disait la Brinvilliers, n’avons-nous pas le droit d’élever des digues contre de pareilles inondations ?…

Voilà ce que nous nous demandions en lisant ces deux gros volumes d’Alexis de Tocqueville (qui, nous annonçait-on, devaient être suivis, dans un temps donné, de plusieurs autres), publiés sous le vieux nom éternel d’Œuvres et Correspondances inédites. Cette publication, en effet, ajoutera-t-elle beaucoup aux mérites reconnus et à la renommée d’Alexis de Tocqueville ? C’est honorable, sans nul doute, d’éditer un ami qui n’est plus, mais il ne faudrait pas que ce fût aveugle, et d’ailleurs, ici, n’est-ce pas inutile ? Alexis de Tocqueville a eu, de son vivant, une renommée dont sa mémoire et ses amis peuvent, à la rigueur, se contenter. « Passez, bonhomme, on vous a donné ! » disait plaisamment la duchesse de Boufflers à un mari qu’elle avait aimé. On a beaucoup donné à Tocqueville. Toute la question maintenant est de savoir s’il passera ou s’il est passé, — ou si plutôt il justifie l’importunité de ses amis qui veulent qu’on lui donne encore.

Eh bien, la main sur la conscience, nous croyons, nous, pour notre compte, qu’il y a là une illusion ! Nous croyons même que la première échancrure faite à la réputation de l’auteur de la Démocratie en Amérique pourrait bien venir de cette publication sentimentale et imprudente. Nul, sans le dévouement de l’amitié ou ces engagements de la vie qui nous mènent souvent plus loin que nous n’avions dessein d’aller, ne supportera, sans en souffrir, l’insignifiance d’un livre qui n’était pas un livre, d’ailleurs, écrit pour le public, et dont la médiocrité ne doit pas être reprochée à l’auteur ; car on a le droit d’être médiocre chez soi tout à son aise comme on a le droit d’y être en pantoufles, surtout quand on vit au milieu de gens qui sont disposés à vous trouver charmant, quoi que vous soyez… Malheureusement, il n’en est pas tout à fait ainsi pour cet indifférent de public. On n’est jamais compté par lui qu’à l’une ou l’autre de ces deux conditions : ou lui donner un plaisir ou du moins une émotion quelconque, ou lui apprendre quelque chose qu’il ne savait pas ; et c’est ce que ne feront point, je vous assure, ces Œuvres et Correspondances inédites !

Dans les livres écrits pour le public, il y a toujours — indépendamment du talent qu’on y ajoute ou qu’on n’y ajoute pas — un sujet qui peut le passionner ou des faits qui peuvent l’intéresser et qu’on n’a eu que la peine de recueillir ; mais dans une correspondance, non ! Tant vaut l’homme, tant vaut le livre. Le sujet, c’est l’homme même qui écrit. C’est sa manière de voir et de juger la vie. C’est sa manière de sentir et surtout de dire, qui fait l’intérêt d’une pareille publication. On apprend dans une correspondance comment on est Goethe et comment on est Byron, et voilà pourquoi les correspondances sont si intéressantes lorsque l’on est Goethe ou Byron ! Mais, s’il n’y a pas de supériorité réelle et de tous les moments à montrer, sur place, dans la correspondance d’un auteur qui, comme auteur, a eu sa fortune, il ne faut pas exposer cette fortune à ce qu’on revienne de l’homme à l’auteur et de la correspondance aux livres, pour commencer une réaction à laquelle personne ne pensait !

Et d’autant que la fortune de Tocqueville a été brillante. Aucun des hommes de ce temps à qui le succès fut facile, n’en eut un plus rapide et plus grand que le sien. Ce fut moins un succès qu’un triomphe. Il n’y a guère de comparable dans un autre ordre que celui de Mademoiselle Rachel… Dès l’apparition du premier volume de La Démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville fut, sans résistance et sans conteste, proclamé un jeune Montesquieu. Ce fut Royer-Collard qui, je crois, prit sur lui la responsabilité de cette comparaison, mais le Journal des Débats la répéta et la délaya dans une foule d’articles. En très peu de temps, Tocqueville arriva à tout. L’Académie lui ouvrit ses portes ; la Chambre les siennes. Et quand le règne de Louis-Philippe, venu par l’émeute, s’en retourna par l’émeute, le succès de Tocqueville, l’un des ornements de ce règne, ne s’en alla point avec le fiacre qui emporta la monarchie constitutionnelle. Il garda sa place dans l’opinion.

La République se rappela que sans être démocrate— car il ne l’est point de vue première et de principe — Tocqueville avait toujours tenu à ce qu’on s’arrangeât avec la démocratie future et qu’on acceptât les faits accomplis. Ou le vit à la Constituante et quelque temps après au ministère… Puis, quand, plus tard, il retomba dans la vie privée, il repartit d’un second livre, qui eut un succès moins éclatant que le premier, mais très retentissant encore. C’était l’Ancien Régime et la Révolution, que la mort — une mort prématurée — ne lui a pas permis d’achever.

Ainsi, avec deux livres, avec ce mince bagage de deux livres, dans un temps où l’abondance de la production intellectuelle semble avoir passé dans les mœurs littéraires, Tocqueville était presque arrivé à la hauteur de considération qu’on ne doit vraiment qu’au génie et à une tranquillité de possession dans l’influence que le génie n’a pas toujours. Issu de famille aristocratique, mais n’allant pas assez loin dans ses opinions pour rompre avec les hommes de sa classe, et y allant cependant assez pour que les démocrates fussent reconnaissants, il avait tout le monde pour lui. On lui savait gré, de part et d’autre, de tout ce qu’il faisait et de tout ce qu’il ne faisait pas… Marié à une femme qu’il aimait, indépendant par la fortune quand son talent ne lui aurait pas constitué une indépendance, A. de Tocqueville convient de son bonheur dans sa correspondance. Il a toujours été un homme heureux. Le hasard lui avait donné jusqu’à un titre, pour qu’il pût l’oublier… Il mourut jeune, c’est vrai, — mais il ne vit point baisser ce qu’il put très bien prendre pour de la gloire, et d’ailleurs il ne croyait pas mourir. Mort, enfin, car il est des acharnements de fortune comme il y a des acharnements de malheur, il eut pour successeur à l’Académie française et pour y faire son oraison funèbre, un des hommes qu’on a été le plus étonné d’y voir, le P. Lacordaire, mettant par-dessus la sienne sa célébrité… C’est là pourtant ce bonheur constant et posthume qu’on n’a pas craint d’endommager par cette publication !

II

Ce qu’on appelle les Œuvres dans ces deux volumes, qui ne sont de vrai qu’une Correspondance, consiste en quatre fragments de très courte haleine : les notes d’un Voyage en Sicile, une Course au lac d’Onéida, Quinze jours au Désert, et enfin quelques miettes du volume resté en portefeuille de l’Ancien Régime et la Révolution. Les idées et la manière qu’on trouve dans ce dernier fragment ne sont pas nouvelles. On y reconnaît l’écrivain de la Démocratie en Amérique, diminué de cela seul qu’il s’applique à un sujet moins neuf. Dans les autres fragments, au contraire, dans le Voyage en Sicile, la Course au lac d’Onéida, et surtout les Quinze jours au Désert, plusieurs critiques, parmi lesquels on doit ranger Sainte-Beuve, ont annoncé qu’ils avaient découvert et cueilli un Tocqueville nouveau, à l’imagination rosée, dont personne ne pouvait se douter dans le grave publiciste américain.

Il est vrai que Sainte-Beuve, cet homme des « coteaux modérés », doit aimer la modération en toutes choses et peut prendre pour de la poésie ce qui n’en est pas à des yeux plus exigeants que les siens. N’importe ! sur l’attestation d’un tel critique nous avons cherché obstinément la petite nuance qui devait faire de Tocqueville un très joli poète au goût éveillé de Sainte-Beuve, et qui l’eût achevé ainsi en Montesquieu, car Montesquieu a fait des vers sur Venise, et même un peu légers pour un président à mortier, et il a écrit son Temple de Gnide ; mais notre recherche a été vaine. Dans le Voyage en Sicile, nous n’avons qu’une rhétorique parfaitement sage, mais qui ne vaudrait guères que le milieu de la classe à l’écolier qui en ferait ainsi. Le lieu commun s’y épanouit dans la grosse fleur de son innocence, et c’est même la seule chose qu’on y puisse cueillir. La Course au lac d’Onéida et les Quinze jours dans le Désert sont, il est vrai, des relations plus intéressantes et plus sincères, mais elles ne sont pourtant, l’une et l’autre, que la relation d’un homme bien élevé, qui voyage et qui écrit comme tous les hommes bien élevés. Rien de plus.

L’agrément du récit ne vient pas du talent de celui qui le fait. Seulement, cet agrément qui vient des circonstances du voyage, celui qui les raconte ne le gâte point par sa manière de les raconter. C’est là un mérite négatif. Mais, vous le voyez, nous voilà terriblement loin de la petite nuance inattendue annoncée par Sainte-Beuve ! Nous sortons des Œuvres inédites pour entrer dans la Correspondance, qui est le fond réel et sérieux de cette publication, et nous n’avons plus devant nous que le Tocqueville connu, et qui n’est pas couleur de rose, le Montesquieu du xixe  siècle pour la vieillesse de Royer-Collard, devenue indulgente ; car c’est un singulier Montesquieu, il faut le reconnaître, qu’un Montesquieu fluide et pâlot, sans épigrammes et sans facettes !

Il n’est que cela, en effet, et même dans ses livres, qu’il travaillait et retouchait beaucoup, comme un homme entêté de perfection et qui croit, sur la destinée du talent, aux grands effets de la culture. Malgré tous ses efforts et l’ardeur qu’il mettait à les faire, car il avait la prétention d’être ardent, comme nous le verrons tout à l’heure, cet esprit au visage si froid, il n’était et ne fut jamais qu’un écrivain sans personnalité accusée, sans le perçant et l’étincelant que l’épigrammatique Montesquieu n’avait pas, lui ! que dans les mots. Dans tout son livre de la Démocratie, écrit dans la force de la jeunesse, je défierais bien de montrer une seule étincelle jaillissant de la forme ou de la pensée !

Qu’avait-il donc qui pût s’imposer à la vue devenue incertaine de Royer-Collard déclinant ?… Ce qu’il avait de Montesquieu ? Il n’en avait pas l’art profond, mais il en avait l’éclectisme. Il en avait l’unique souci pour les faits, qu’il poussait devant lui dans leur confusion infinie, et son indifférence presque sceptique pour les principes et les conclusions. Et il avait aussi de cette tête petite qu’avait Montesquieu, a dit profondément Joubert, et qui procédait d’ordinaire par finesses et par aperçus plus subtils que vastes. Historien d’analyse et de microscope, Alexis de Tocqueville est dans l’ordre politique ce qu’est Sainte-Beuve dans l’ordre littéraire, et on n’a point d’idée combien ces esprits-là sont communs dans les vieilles civilisations ! On a dit qu’il y avait dans la Démocratie en Amérique toutes les contradictions réunies, mais qu’importe à ces fourmis de faits, qui n’ont souci que de les engranger, comme les autres fourmis leurs fétus ! Ce n’est pas par les faits étudiés, ce n’est pas par l’observation et la quantité des observations que le livre de la Démocratie défaille, c’est par la tenue des idées, le sens résolu, le parti pris en toutes choses et gardé, c’est enfin par tout ce qui fait un livre fort et grand.

Cette Correspondance, dans laquelle Tocqueville a cherché à plus d’un endroit à s’expliquer sur le sens de son ouvrage et à répondre à ceux qui persistaient à le regarder comme confus et contradictoire, atteste à quel point son esprit tout entier ressemblait à son livre. On y voit que ce démocrate de raison, qui veut contenir dans des règles la démocratie, tantôt accepte les faits accomplis et tantôt s’insurge contre eux et les rejette. Homme de milieu jusque dans la démocratie, c’est-à-dire le jouet des extrêmes entre lesquels il se balance, il veut l’humanité, dit-il, entre Héliogabale et saint Jérôme, et il ne voit pas qu’elle y est ! Il ne veut donc rien et ne dit rien. Très conséquent, du reste, à sa nature inconséquente, la Correspondance nous le montre s’abusant le plus possible sur lui-même, voulant à toute force être passionné, et puis finissant par nous dire « qu’il n’a jamais eu que des opinions », ce qui, pour le coup, est la vérité !

C’est là un singulier spectacle, — et dont ses amis auraient bien pu priver tous ceux qui n’ont pas les mêmes raisons qu’eux de respecter sa mémoire. Toute sa vie, cet homme, qui n’avait que des opinions et qui eut très peu de métaphores pour les exprimer (dans cette correspondance de deux volumes je n’en ai compté qu’une seule, c’est quand, après l’insurrection Indienne, il compare l’Angleterre à un gros homard qui a perdu son écaille), toute sa vie, cet écrivain, qui trouva hardie l’expression, pour dire la république, « d’une servitude agitée », eut la prétention d’être la passion en personne, — un dévorant, un dévoré par elle, et peut-être crut-il en être un. Comme on l’avait dit Montesquieu, peut-être se crut-il Pascal ! Il a le diable au corps, nous répète-t-il sans cesse. Mais ce diable au corps, je ne l’ai pas vu dans sa vie, je ne le vois point dans ses écrits, — les écrits où le style est l’homme, a dit Buffon, — et je ne le vois pas davantage dans ses opinions, qui furent tout ce qu’il fut jamais !

Le diable au corps n’est pas pourtant un diable qu’on puisse garder au fond de soi comme au fond d’une tabatière. « Il faut même se le mettre, le diable au corps, quand on ne l’a pas ! » écrivait-il au fils d’un de ses amis qui ne réalisait pas tout à fait son idéal de flamme, tant étaient grandes, sur le diable au corps et sur lui-même, les illusions de cet esprit froid, lesquelles étaient aussi complètes que s’il avait été un esprit chaud. Ces illusions touchent au comique, mais, encore une fois, était-ce à des amis à nous les révéler ? Et puisque ces écrits répondent, avec le calme qui est en eux, à cette lubie d’être un passionné qui le reprenait après l’avoir lâché un instant, pourquoi donc avoir voulu produire ces deux Tocqueville inconnus, — le Tocqueville de feu et le Tocqueville couleur de rose, — quand avec celui que nous connaissons il est impossible de les admettre et même de les supposer !

III

Telles sont cependant cette Correspondance et ces Œuvres inédites d’où l’on a tiré un Tocqueville de pure fantaisie et qui nous en ont dévoilé un autre, lequel, lui, avait la sienne, pendant que le Tocqueville de la réalité était, de fait, moins grand dans ces Œuvres inédites et cette Correspondance que dans les livres officiels, écrits laborieusement pour le public, et qu’il a lui-même publiés. L’auteur de la Démocratie en Amérique et de l’Ancien Régime et la Révolution, quand on le prendra en dehors des admirations séniles ou juvéniles qu’il a inspirées et qu’on le réduira à ses proportions justes et vraies, est un écrivain de facultés moyennes et cultivées, dont il est très facile de coter la valeur.

Il a son soin et son apprêt et il les porte partout, jusque dans ses lettres, où il a gardé le pli de ses livres et où je ne trouve aucune des qualités qui font d’une correspondance quelque chose de si vivant, de si intime, de si ouvert sur soi : la primesauterie, la négligence aimable, la grâce, la naïveté, l’impétuosité du mouvement, les enfantillages adorables des esprits puissants qui badinent avec leur force, comme des rois avec leur sceptre ou leur épée ! Rien de pareil dans Alexis de Tocqueville. Les meilleures lettres qu’on ait de lui ne peuvent valoir, par le détail de l’observation (son seul mérite réel), les livres qu’elles rappellent par leur langage raisonnable, tranquille et d’une pâle élégance, quand il est le mieux réussi. C’est toujours ce talent de rapporteur, clair et sans éclat, sur une question mise à l’étude, caractère propre du livre de la Démocratie en Amérique, qui ne fut jamais plus que cela. Le malheur est que tout pour lui finit par être trop une question mise à l’étude, jusqu’à son esprit même, qu’il n’oublie jamais pour en jouir ou pour en faire jouir !

Vers 1833, cette Correspondance devient uniquement la garde-robe des idées du livre qu’il méditait alors sur l’Ancien Régime et la Révolution, mais elles sont là toutes chiffonnées, pêle-mêle, accrochées au porte-manteau, attendant la toilette du livre qui leur donnera tout ce qu’elles peuvent avoir de valeur. Du reste, ce que nous avons dit de la Course au lac d’Onéida et des Quinze jours au Désert, il faut le dire de toutes les lettres et de l’ensemble des deux volumes : c’est le langage d’un homme bien élevé, mais qui ressemble trop au langage de tous les hommes qui sont bien élevés.

Prenez et lisez-en une page au hasard, sans dire le nom de l’auteur, et je défie qu’on reconnaisse plus le style d’Alexis de Tocqueville que le style d’un autre ! Il a, dans le langage, de l’écriture américaine, qui ressemble à toutes les écritures, cet Américain !

Voilà pour la forme, c’est-à-dire pour ce qui fait la vie des livres et leur durée, quand les idées sur lesquelles ils reposent sont décrépites ou mortes ; mais pour le fond, c’est aussi les idées de tout le monde qui lui créent son originalité, à ce penseur, comme c’est la courte vue de tout ce monde qui se chausse de lunettes d’écaille qu’il promène sur les événements contemporains et la politique, qui devait les dominer… Seulement, penser et parler comme tout le monde pense et parle à une certaine hauteur de société, explique peut-être suffisamment aux esprits profonds que tout ce monde, qui se reconnaît en de Tocqueville, lui ait fait un honneur si exceptionnel !

Car l’honneur a été exceptionnel, et, je l’ai dit, il a frisé la gloire. Alexis de Tocqueville a bien pu le prendre pour elle. Alexis de Tocqueville a été d’emblée le favori de son époque. Il l’a épousée dans ses idées et ses aspirations, et ils ont fait toujours bon ménage. Aucun nuage n’a obscurci cette lune de miel. Il a cru en elle. Elle croyait en lui. Elle y croit encore. Elle ne lui dit pas encore de passer, comme Madame de Boufflers le disait à son pauvre mari déconsidéré. Elle ne le traite pas encore de bonhomme. Traité de grand homme, en pleine Académie, par la voix d’un orateur qui a toujours aimé à faire porte-voix à son époque, c’est ainsi qu’il aura été embaumé Montesquieu par Guizot dans la grande parole invoquée de Royer-Collard. C’est ainsi que tout le monde lui aura donné, — et que personne parmi les célébrités, personne, ma foi ! ne lui a rien refusé, en fait d’admiration ou d’hommage, depuis Chateaubriand, ce dernier des croisés, jusqu’à Lacordaire, ce premier des moines à l’Académie. Destinée heureuse ! On l’acceptait sans rien en dire. Pourquoi donc être venu, par une publication imprudente, rappeler l’impertinence d’un tel bonheur ?…