(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Funck Brentano. Les Sophistes grecs et les Sophistes contemporains » pp. 401-416
/ 2006
(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « M. Funck Brentano. Les Sophistes grecs et les Sophistes contemporains » pp. 401-416

M. Funck Brentano.
Les Sophistes grecs et les Sophistes contemporains

I

M. Funck Brentano porte un nom qui me frappe, — ce nom de Brentano ! Appartiendrait-il à la famille de ce Clément Brentano qui fut un poète et qui devint l’ardent secrétaire de la sœur Emerich, la sublime Extatique dont il écrivit les extases ?… Je ne sais rien de lui, sinon qu’il est professeur, comme il nous l’apprend, du reste, dans le titre même de son livre, et qu’il a, malgré son nom allemand, la précision française du langage, et un mépris très français aussi pour les idées allemandes… Il range, en effet, Kant et Hégel — mais trop en passant, il est vrai, — parmi les sophistes dont il écrit l’histoire. La plume de M. Funck Brentano est alerte, aiguisée ; elle a de l’éclair et de la trempe ; mais il ne l’appuie pas toujours assez où il devrait l’appuyer. Elle passe sur plus d’hommes et de choses qu’elle n’en immole. On en sent le vent ; on en voudrait le fil. Les Sophistes grecs et les Sophistes contemporains, quelle promesse, dans ce titre de livre, et quelle déception ! Les Grecs y sont bien, mais ils importent si peu. C’est presque là de l’archéologie philosophique, de la curiosité historique et déjà satisfaite, car Socrate, Platon, Aristote ont tout dit sur eux. Pourquoi répéter ce qu’ont dit Aristote, Socrate et Platon ?… La Grèce en est morte. Le mal est fini. Mais les Sophistes contemporains sont nos contemporains, et nous allons, un de ces jours, mourir d’eux, comme la Grèce est morte des siens ! Ils sont en nous, sortent de nous, vivent de nous. Ils nous corrompent, nous rongent, nous dévorent… Ils sont la maladie pédiculaire de ce temps sans génie, qui n’a plus dans le sophisme, comme en autre chose, que des insectes… Les Sophistes contemporains ! On en rêvait un massacre, et on n’en a que deux, pris au tas, mais qui sont, par exemple ! droitement enfilés par cette plume froide, déliée et coupante, et que je ne puis m’empêcher d’aimer quand elle me tue un philosophe. Lorsqu’on lit ce titre de Sophistes contemporains, on croit qu’on va nager en pleine mer de sophismes, et on ne nage qu’entre deux rives : — la Grèce, la vieille Grèce et l’Angleterre, — et encore l’Angleterre réduite à ces derniers temps et à ces deux sophistes qui ont récemment abaissé dans leur personne le mâle esprit anglais, lequel faisait mieux, en sophistes, quand il produisait Locke et cette grande canaille philosophique de Bacon !

Je sais bien que Locke et Bacon ne sont pas pour M. Funck Brentano ce qu’ils sont pour moi. Locke, sorti de Bacon, est le créateur de cette étroite philosophie de la sensation, qui a créé à son tour le sensualisme corrompu et corrupteur du xviiie  siècle, et Bacon, lui, le créateur de l’expérimentalisme, a créé encore, par-dessus la tête de Locke, ce Darwin qui a remplacé la métaphysique par de l’histoire naturelle, Darwin qui, en philosophie, a le même mérite que de Luynes, l’éleveur de pies-grièches, en politique. Lui, Darwin, a élevé des pigeons, et le xixe  siècle, plus bête que Louis XIII, qui ne garda pas Luynes, garde Darwin et s’en pare comme d’un de ses grands hommes ! M. Funck Brentano ne regarde pas Locke et Bacon comme des sophistes. Il les oppose même aux sophistes… Pour M. Funck Brentano, qui devrait croire à la philosophie puisqu’il la professe, le sophiste n’existe point en soi… Le sophiste, c’est toujours un philosophe dépravé qui déprave une philosophie antérieure, qui abuse de cette philosophie, qui en fausse le principe, les idées, le langage, et cela est vrai si la philosophie est elle-même une vérité. Mais quand une philosophie est fausse, le philosophe de cette philosophie n’est-il pas alors un sophiste à son tour, et le système le plus vigoureux est-il autre chose qu’un grand sophisme organisé ?… Or, quelle philosophie est absolument une vérité ? Il peut y avoir des parcelles de vérité dans un système philosophique, mais les erreurs foisonnent dans tous, et le génie lui-même a le sort de Sylla : il meurt des poux qu’il a engendrés. Au bout d’un certain temps, les systèmes, rongés par les erreurs qu’ils contiennent, ne sont plus que des cadavres. L’historien de la Philosophie peut les relever et en étudier la structure ; il peut dire : « Cela était puissant quand cela vivait, et cela a vécu plus ou moins longtemps, mais à présent cela est mort des erreurs qui étaient là-dedans ! » — Et, qui sait ? malgré son titre de professeur, qui l’oblige, c’est peut-être là la pensée de M. Funck Brentano… Peut-être qu’au fond de sa pensée il conclut que tout système philosophique a droit au respect ou à l’admiration des hommes, non pour la vérité qu’il prouve, mais pour le génie qu’il a prouvé !

Du moins, je ne vois pas la trace du contraire dans le livre que j’ai là sous les yeux. Je n’y vois pas très clairement à quel système de philosophie appartient le professeur de philosophie, M. Funck Brentano. En a-t-il un qui domine et qui assujettisse son esprit ? L’a-t-il créé par sa réflexion ou le tient-il de la main d’un maître ?… La Philosophie est-elle plus pour lui que ce qu’elle est pour nous, c’est-à-dire la tendance fatale de certains grands esprits, tenant à la puissance de leur constitution intellectuelle, et pourtant n’aboutissant jamais qu’à des gymnastiques plus ou moins vaines en résultats absolus ? Comme la Médecine, enfin, qui n’est pas une science, quoiqu’elle s’en vante, mais un art, la Philosophie n’est-elle, pour l’auteur des Sophistes contemporains, qu’un empirisme ambitieux, plus ou moins temporairement heureux dans ses expériences, selon la force personnelle et relative du philosophe comme du médecin ?

II

Il faut bien le dire : le livre des Sophistes grecs et des Sophistes contemporains est moins un livre de philosophie qu’un livre de critique, et encore de critique de sens commun, mais supériorisée par l’expression. L’auteur est certainement un homme qui se connaît en philosophie, — qui jauge compétemment et lestement tous les systèmes, quoiqu’il se soucie peu de les hiérarchiser, dans son livre, par la somme de vérité qui les distingue les uns des autres. On peut trouver qu’il ne s’explique pas suffisamment là-dessus. J’ai nommé plus haut Locke et Bacon, dont il parle avec une considération que je suis loin de partager. Il parle encore de Descartes et de Pascal, mais il les cite en bloc, pour les opposer, comme philosophes, aux sophistes nés d’eux et qui les ont suivis. Si j’osais dire toute ma pensée à propos de quelqu’un qui n’a pas dit toute la sienne, je soupçonne M. Funck Brentano d’être un cartésien, comme le sont encore presque tous les philosophes modernes… Il toise très bien le cartésien Cousin, qui lui paraît quelque chose comme un sophiste, de talent à faire illusion. Mais ce n’est pas là une raison pour qu’il ne soit pas cartésien lui-même, comme Cousin, — philosophe déraillé, qui, dans son déraillement, alla jusqu’à cet abîme d’absurdités qu’on appelle Hégel. M. Funck Brentano vaut mieux par ses facultés que par son système, s’il en a un ; et, s’il en a un, — malgré le silence qu’il garde, — ce ne peut être qu’un système sorti de l’axiome psychologique de Descartes, dans lequel, enfermés, piétinent encore pour l’heure tous les philosophes spiritualistes. Allez ! s’il avait un autre système, il y aurait de quoi être fier, et il nous l’aurait dit. Descartes est, en effet, une puissance qui règne toujours. Génie au bras long, il embrassa tout en France, de Malebranche et de Bossuet à Cousin, et il a ramassé dans le vaste cercle de son axiome toute l’Europe pensante, depuis Berkeley et Spinosa jusqu’à Kant, Fichte et Hégel ! Le Matérialisme, dans lequel nous croulons, engloutira certainement Descartes un jour, et ce jour est proche… Mais il l’engloutira ; il ne l’aura pas tué. Le père du Spiritualisme moderne ne peut mourir que d’une flèche spiritualiste. Il en est une qui l’a transpercé4, partie de l’arc d’un Hercule. Seulement, il y a des hommes morts (cela s’est vu à Iéna pour les grenadiers russes), qui, morts, ne tombent pas : il faut qu’on les pousse ; et Descartes est encore debout, quoiqu’il soit mortellement frappé…

Mais, cartésien ou non, l’auteur des Sophistes grecs et des Sophistes contemporains est, je crois, plus spirituel encore que spiritualiste, et je lui en fais mon compliment. Tout ce qu’il y a de plus charmant dans le vie, n’est-ce pas d’être spirituel ?… C’est l’esprit, bien plus que le spiritualisme, de M. Funck Brentano, avec lequel il faut compter. Son livre a une partie qui sent son professeur, et ce n’est pas cette odeur-là que je mettrais en flacon : — c’est la partie des sophistes grecs. Mais il en a une autre (hélas ! moins développée), que j’aime mieux respirer, car elle sent son homme, d’esprit : c’est la partie des sophistes contemporains, qui, malheureusement, n’y sont que deux, comme autrefois les députés de Vaugirard n’étaient qu’un. On voit tout de suite le manque de proportion entre ces deux parties. Le livre boite… et de la jambe qu’on voudrait la plus solide, parce que les sophistes sur lesquels il faudrait mettre durement le pied sont du côté de cette jambe-là… Ainsi, critique suprême ! le livre de M. Funck Brentano n’est ni un livre de principe philosophique nettement articulé, ni un livre de composition équilibrée et savante. Ce n’est guères qu’un livre de critique d’impression et de tendance spiritualistes, mais qui a le bonheur que n’ont pas les spiritualistes, — d’être toujours spirituel.

III

Ce qui l’est le moins, je l’ai déjà donne à entendre, c’est la partie du livre consacrée aux sophistes grecs, et cela devait être. D’abord, — première raison ! — l’auteur est professeur, et toute profession a ses préjugés et nuit toujours à l’esprit qu’on a. Il est donc dans la tradition de ceux-là qui ont la fatuité de la Grèce, comme Vadius avait celle du grec… Ils l’enseignent, la préconisent, et tout ce qui vient d’elle est sacré ! Ensuite, — deuxième raison ! — les sophistes grecs, tous ces gens-là qui sont morts dans leur pays mort et qu’ils ont tué, on ne peut pas leur redonner la vie parce qu’on les déterre, momies presque anonymes, tant on a de peine à lire leurs pauvres noms sur leurs bandelettes ! Excepté, en effet, Zénon d’Élée, dont le nom même ne retentirait pas sans le nom de l’autre Zénon, de Zénon le stoïque, qui a gardé la sonorité du bronze de sa philosophie ; excepté Gorgias et Hippias, immortalisés — mais à quel prix ? — par deux dialogues de Platon, que sont, pour nous autres modernes des messieurs aussi profondément oubliés ou obscurcis que Mélissus, Protagoras, Euthydème et Dionysodore, et Prodicus, et Euthymaque, et Polus, et Antiphron et Callisthène ? car les voilà tous, dans le livre de M. Funck Brentano. Ils y tiennent une place plus considérable qu’eux, et qu’on regrette quand on voit que les sophistes contemporains en tiennent une si petite ! Comme, au dire de M. Funck Brentano, tout sophiste naît de la déjection, remuée par lui, d’un philosophe, il nous donne la généalogie intellectuelle des sophistes qu’il a racontés, et, franchement, les aïeux ne valent guères mieux que les descendants. Zénon, qui descend de Parménide, n’est pas plus dans le faux que Parménide lui-même, si cruellement bafoué par Aristote, et la différence n’est vraiment pas si grande de ces sophistiques, qui sont des hontes, à ces philosophies, qui font pitié ! Chez Zénon, nous apprend M. Funck Brentano, l’être plein de Parménide avait absorbé les notions de temps, d’espace et de mouvement. Chez Mélissus de Samos, l’infini de l’espace absorbe à son tour tout l’être de Parménide. En présence de l’être plein et immuable, — qui est le matérialisme absolu, — Mélissus pose la terre comme un principe distinct, qui est l’incompréhensibilité absolue. Et il en est ainsi de tous ces métaphysiciens et de toutes ces métaphysiques. Franchement, quand plus de deux mille ans ont passé sur la poussière de telles philosophies, continuées par de telles sophistiques, et que la clarté du Christianisme — la seule vérité qui soit à la portée de l’homme — est tombée du ciel sur cette poussière, quel intérêt y a-t-il pour nous à en compter les grains et à les peser dans les toiles d’araignée du temps ?

On pouvait la laisser dormir, cette poussière. On pouvait laisser dans son néant la vie privée de ces hommes, qui n’ont plus le droit d’occuper d’eux le genre humain. L’histoire de cette sophistique, toujours la même sous des noms changeants, soit qu’elle s’appelle « l’éristique », dans l’Antiquité, soit « l’antinomistique », dans les temps modernes, et montrée exclusivement dans son essence et dans ses résultats généraux, suffisait. M. Funck Brentano l’a écrite, cette histoire, à grand traits, peut-être trop rapides (il fallait s’appesantir) dans le commencement de son livre, et il a déterminé avec beaucoup de pénétration et de relief les caractères de cette sophistique… Eh bien, disons-le-lui ! c’était évidemment plus animé et plus utile, que de refaire, à froid, une petite gloire d’une minute, à des hommes qui n’en eurent déjà qu’une trop grande de leur vivant.

Car ils en eurent une, ou du moins ce qu’on prend pour elle. Chacun d’eux par lui-même, cérébralement, n’était rien ; mais tous ensemble, ils étaient une force. C’est l’histoire des gouttes d’eau dans un fleuve. En Grèce, d’ailleurs, ils étaient une force, d’autant plus qu’ils étaient l’esprit même de la Grèce. Ils se fondaient avec leur race… La Grèce, cette sophiste nation, s’est toujours mirée dans ses sophistes, avec l’adoration de Narcisse dans son ruisseau. Ils furent puissants à dégoûter du peuple chez lequel ils eurent cette puissance… Ils eurent l’influence et même parfois le pouvoir, et la plupart : Zénon, Mélissus, Antiphron, furent des hommes politiques ; d’autres, des amiraux et des ambassadeurs : — Mélissus encore, Gorgias, Hippias et Prodicus… Et ce n’étaient, au fond, pourtant, que des avocats, des vendeurs de paroles, qui vivaient de leurs paroles, les faisant payer comme nous payons le chant de nos ténors… C’est toujours du son qu’on achète ! C’étaient des avocats et des conférenciers, qui n’étaient pas de beaucoup au-dessus des nôtres… Ils seraient à peu près les mêmes, si on les mettait nus, mais ils avaient de magnifiques robes de pourpre, et ils plaidaient leurs causes aux Champs Olympiques, devant le tribunal de toute la Grèce. C’était imposant. Les Athéniens y comparèrent une fois les discours de Gorgias à des flambeaux allumés. Les formes que le génie artistique de la Grèce mettait à tout les grandissait… Quand nous les regardons à distance, nous nous trouvons bien loin de nos minces claque-dents, avec leur guenille noire moderne sur leurs maigres jambes. Ils n’étaient pas ridicules, eux ! Drôles immenses, par lesquels finit la Grèce, qui avait été héroïque, et par lesquels, en cessant d’être immenses, mais en restant des drôles, doivent, un jour ou l’autre, périr les Civilisations !

IV

C’est du haut de ce théâtre grec, indiqué dans le livre de M. Funck Brentano et qu’il était capable de peindre, que nous allons tomber maintenant ; mais heureuse chute ! puisque c’est du professeur à l’homme d’esprit. L’homme d’esprit, en face des modernes, est moins respectueux que le professeur en face des Grecs. M. Funck Brentano (est-ce par dédain ou par politesse pour la France ?) a choisi l’Angleterre pour y chercher et y trouver des modèles de sophistes contemporains, et il en a pris deux, — les plus gros actuellement de ce pays, — Stuart Mill et Herbert Spencer, — lesquels n’ont pas même la qualité, si commune en Angleterre, de l’originalité, et qui sont venus demander le peu qu’ils ont d’idées à la France. Mélange, tous deux, de physiologie et d’économie sociale, ils sont nés, selon la loi de progéniture formulée pour les sophistes par M. Funck Brentano, de la déjection d’Auguste Comte, qui est lui-même une déjection du Matérialisme du xviiie  siècle et une de ses variétés… M. Funck Brentano les prend à partie dans une discussion irrésistible, et atteint à travers eux le Positivisme de notre temps. Rien de plus serré, de plus étranglant, de plus vainqueur que cette discussion ; mais ce n’est pas là ce qui étonne. La compétence philosophique, la force logique, l’argumentation qui va à fond, M. Funck Brentano les a, comme beaucoup d’autres philosophes pourraient les avoir. Mais ce qui est rare chez les philosophes, c’est l’agrément, la grâce, l’esprit enfin qu’il a en plus, et pour lequel je le glorifie. Cela sourit rarement, un philosophe ! et en voici un qui aie sourire inaccoutumé à la gravité philosophique, et qui le fait luire au milieu des abstractions arides d’une logique et d’un examen implacables. Rien n’est plus piquant que ce contraste ! Impossible d’entrer dans le détail de l’argumentation spéciale que comporte le livre de M. Funck Brentano, mais toutes les contradictions, les confusions, les fausses règles, les non-sens des deux sophistes anglais, y sont étalés, percés à jour, déchiquetés, pulvérisés, réduits à rien, et plus l’auteur des Sophistes contemporains accomplit et prolonge ce travail de destruction, qui, sous une autre plume que la sienne, serait ennuyeux, — non par sa faute, à lui, mais par la médiocrité même des sophistes qu’il a devant lui, — plus il rayonne d’esprit et mêle à la raison et à la profondeur une imagination charmante. Ce n’est pas l’ironie de Socrate, c’est autre chose, et, là surtout, c’est délicieux. Tenez ! prenez, dans ce chef-d’œuvre de discussion meurtrière contre Stuart Mill et Herbert Spencer, le chapitre intitulé : « Le Conte », et dites s’il est possible d’être, en même temps, et plus fort dans le fond des choses, et d’une légèreté de langage plus lumineuse et plus plaisamment cruelle !… La comparaison des faiseurs de sophismes avec les faiseurs de contes comme Shéhérazade, Perrault et Hoffmann, cette comparaison si soutenue, si poursuivie, et d’apparence si calme dans son moqueur sang-froid, introduit un inconcevable comique dans un sujet qui prête, hélas ! moins au comique qu’à toutes les tristesses du mépris.

Voilà le talent, le genre de talent de M. Funck Brentano. Il a un accent à lui dans les matières où la plupart des hommes parlent uniquement ce langage des abstractions et des généralités, qui, d’ordinaire, n’a pas d’accent… Il n’a rien du cuistre que voulait Cousin et dont s’honorait Cousin ! C’est un léger, mais c’est un consistant, où les autres seraient vagues et lourds… Je l’ai déjà dit, mais pourquoi ne le répéterai-je pas ? ne fût-ce que pour l’engager à donner un second volume à cet ouvrage, que je ne voudrais pas fini, mais seulement interrompu… On regrette que cet abatteur de sophistes n’ait cloué sur sa porte cochère que ces deux grandes chauves-souris du sophisme contemporain : — Stuart Mill et Herbert Spencer. Ils ne sont pas, cependant, ni l’un ni l’autre, ce qu’il y a de plus illustre dans les erreurs présentes qui jouissent de popularité. Il y en a d’autres, qu’il faut traiter comme eux ! Quoique je me sois plaint de ne pas savoir assez explicitement de quelle philosophie M. Funck Brentano relève, il ne faut pas oublier qu’il a écrit cette phrase, qui enveloppe tout : « En vain l’idéalisme et le sensualisme changeront de nom et d’enseigne et deviendront le criticisme, le synthétisme, la philosophie du bon sens, « le positivisme, l’éclectisme, l’évolutionnisme, le nihilisme, on ne pourra conduire à, aucune solution sans un principe supérieur. » Le spiritualiste, dans M. Funck Brentano, pourrait donc être à nous, qui ne croyons qu’à l’autorité d’un principe, — mais est-il à nous ? et quel est le sien ?… Il parle beaucoup d’idées contingentes et nécessaires, que la Sophistique de tous les temps a pour habitude ou pour calcul de confondre. Mais quelles sont les contingentes et les nécessaires ? Pour combattre les sophistes contemporains, qui chaque jour se multiplient, quel principe ajoutera sa force à la force de ses facultés ?… Car il est, intellectuellement, taillé comme personne, parmi les philosophes de cette heure, et capable de dégrader par le raisonnement les doctrines et les hommes de perdition auxquels le monde est présentement en proie… J’augure bien de ce Brentano ! Aux yeux d’Aristophane (nous dit-il quelque part), Socrate était un sophiste (et cela se pourrait bien), le plus dangereux des sophistes, et les juges le condamnèrent justement à boire la ciguë : « parce qu’il ne reconnaissait pas les dieux de la Cité ». Dans l’ordre philosophique, M. Funck Brentano est le juge qui pourrait, s’il le voulait bien, faire boire la ciguë à tous les sophistes contemporains, qui sont plus dangereux que Socrate et qui ne reconnaissent aucun Dieu !