(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Taine »
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(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Taine »

Taine

De l’Intelligence.

I

Je ne crois pas que par ce livre, d’un titre écrasant : De l’Intelligence, Taine, ce Paradol de la philosophie, à qui la renommée a été tout de suite facile, comme à Paradol, force l’attention et la prenne… Ce n’est plus ici que la critique, animée, superficielle, mais épigrammatique, des Philosophes classiques du xixe  siècle en France. Ce n’est plus l’Histoire de la Littérature anglaise, qui, nul dans l’idée générale sur laquelle il repose, n’en est pas moins un livre très intéressant dans sa partie littéraire, et d’un écrivain qui martèle son style, mais qui, à force de le marteler, le rend brillant et solide. Ce n’est plus, enfin, l’observation du spleenétique Graindorge — ce Stendhal qui a mal au foie — sur la société parisienne. Tout cela, trouvé soit charmant, soit superbe, par la moyenne des esprits et des critiques à qui tout cela s’adressait, est remplacé ici par quelque chose qui, à cette moyenne d’esprits et de critiques, va paraître cruellement rude à avaler !

Philosophes, historiens, romanciers, tout le monde — dit Taine — fait de la psychologie. Et il ajoute, après avoir cité Sainte-Beuve, Stendhal et Renan, qui sont les saints par lesquels il jure : « J’ai contribué pendant quinze ans à ces psychologies particulières ; j’aborde aujourd’hui la psychologie générale. » Et de fait, il l’aborde et s’y rue si bien que s’il ne s’y perd pas lui-même, il y a perdu ses lecteurs. Quel journal, dans l’état actuel du journalisme qui s’écrit debout, rendra compte de cet énorme livre en deux volumes, qui vous fatigue à lire, assis ?… Quel bûcheron mettra le fer dans cette forêt de douze cents pages ?… Quelle critique se donnera la peine d’éventrer ce livre effrayant, pour lui regarder aux entrailles et finir par montrer qu’elles manquent ?… J’ai dit effrayant, et c’est un autre mot que j’aurais dû dire. Un dragon gardait les pommes d’or des Hespérides. Je n’ai pas vu de pommes d’or dans le livre de Taine, mais j’ai vu le dragon qui les garde, s’il y en a, et qui empêchera d’y toucher. C’est l’ennui.

Or, l’ennui n’est pas, que je sache, une garantie de vérité ! Les matières traitées dans le livre de Taine sont terriblement sérieuses et abstraites, et demandent suprêmement l’attention, qui est la première condition pour comprendre. Mais de ce qu’un livre est grave, il n’est pas nécessairement ennuyeux, comme de ce qu’il est ennuyeux, il n’est pas nécessairement vrai.

II

Voilà donc ce qui vous atteint tout d’abord dans le livre de Taine, et qui ne vous lâche plus tout le temps qu’il dure. C’est de l’ennui, parfaitement caractérisé. Certainement, ce n’est pas là-dessus qu’on devait compter. Et moi, tout le premier, qui ne suis point dans les fervents de Taine, je n’y comptais pas plus que ceux qui ont l’habitude de l’admirer. Je savais bien que dans quelque élucubration du philosophe qui un jour s’est réclamé, comme beaucoup de bâtards, de deux pères aussi différents qu’Hegel et Condillac, je ne rencontrerais jamais le métaphysicien transcendant, original et limpide ; mais l’ennuyeux, je n’y avais jamais pensé. Il y a plus : j’estimais que si un homme était capable de mettre de l’agrément dans un livre philosophique, c’était le philosophe qui s’était une fois si joliment moqué des philosophes, et si c’était ainsi pour moi, si raisonnable, comme vous voyez, dans mon amour pour Taine, qu’est-ce que cela devait être pour ses admirateurs, qui le prennent pour le Génie en herbe de la littérature et le considèrent comme un jeune dieu ?… Ah ! je les vois, ceux-là, d’ici, entrant dans la lecture de ce livre compact non pas seulement par les feuilles, comme si c’était dans un livre de plaisance où ils vont ripailler de choses nouvelles, ingénieuses, profondes et sublimes, et en sortant au plus vite ou n’en sortant pas, mais, dehors ou dedans, étonnés, fatigués, suant de fatigue, que dis-je ? suant, ruisselant plutôt ! Vont-ils s’exclamer et crier qu’on leur a changé leur Taine en nourrice ! Hélas ! la nourrice, c’est lui-même ! C’est lui-même, Taine, le critique littéraire qui s’était si agréablement balancé entre Tite-Live et La Fontaine ; lui, les lunettes professorales du palais des Beaux-Arts et le binocle des Musées d’Italie ; lui, le poète fantaisiste des petits cochons roses, c’est lui-même qui a renoncé à la littérature, au binocle, aux petits cochons, à la fantaisie, qui s’est changé en philosophe ardu et qui a pris pour nourrice la philosophie au lait d’ânesse ! On l’avait déjà dit, du reste, parmi ses amis, que Taine s’était définitivement arraché à la littérature pour se donner, cervelle, tripes et boyaux, à la science, à la grande science, à la science austère. On avait dit qu’il déchiquetait aux amphithéâtres, qu’il vivait au milieu des cornues, et qu’il avait même cloué un squelette de crocodile au plafond de son cabinet. Aujourd’hui qu’il publie chez Hachette, le libraire des gros messieurs de la philosophie et de la science, ce livre De l’Intelligence, qui a pour visée de nous dire de quoi elle est faite, je vois bien qu’on ne mentait pas. Je vois bien que le métaphysicien de ce livre de métaphysique est un physicien de premier ordre, que le psychologue est un fameux physiologiste et aussi un algébriste et un géomètre, et je crois jusqu’au crocodile !

Mais, pour être dévôt, on n’en est pas moins homme ! Pour être savant, on n’en est pas moins amusant et intéressant quand on a de l’esprit, et voilà ce que Taine n’a plus. L’esprit qu’il avait, c’est comme le squelette de son crocodile. Il l’a cloué dans son plafond.

III

Mais si l’esprit n’est plus dans son livre, et son intérêt et sa flamme, la vérité, toujours attirante et charmante, si sévère qu’elle soit, s’y trouve-t-elle, du moins ? Avons-nous gagné cela à cette perte ?… Ah ! voilà bien le pire de l’affaire ! La vérité n’y est pas… et l’erreur, qu’on prend quelquefois pour elle quand elle est puissante, l’erreur — j’entends la forte erreur d’une tête robustement organisée — n’y est pas davantage. Pour mon compte, je l’y cherchais grosse comme une montagne. Je ne l’y ai trouvée que grosse comme une souris. Seulement, c’est sur cette erreur, grosse comme une souris, que se tient tout droit le gros livre de Taine, avec des descriptions et des citations anatomiques, physiologiques et mathématiques à l’appui. C’est sur le nez coupé dans le front de Condillac, par le procédé rhinoplastique, appliqué à la philosophie, que Taine porte, comme les équilibristes portent leur perche ou leur échelle, la masse des faits scientifiques qu’il a ramassés dans tous les bouquins de la science moderne sans exception. Condillac, qui est un des deux pères dont se réclamait Taine, Condillac a tué son père Hegel dans l’esprit de Taine. Mais comme Taine, ce jeune fils, a soif de paternité, lui, créé à ce qu’il paraît pour n’être jamais qu’un fils en philosophie, il s’est trouvé que le remplaçant du père Hegel a été le père Mill, qui, en ce moment, fait son petit susurrement de philosophe parmi les amateurs, et qui lui-même est apparenté avec Condillac. Condillac qui dormait, lui, dans sa tombe, du sommeil non des justes, mais des ennuyés qui ont fini par s’écouter, Condillac au grêle système, le Pygmalion mystifié de cette statue qu’il ne put jamais animer, Condillac revient à la vie et à la mode de par Taine, à la mode lui-même, et cela après les travaux des Écoles écossaise, française et allemande, après Reid, Dugald-Stewart, Royer-Collard, Jouffroy, Cousin, Kant, Fichte, Schelling, Hegel. Oui ! Condillac, le petit Condillac, après tous ces grands bonshommes dont quelques-uns : Kant, Fichte et Hegel, sont énormes ; le petit Condillac, tué comme le rat d’Hamlet depuis longtemps, et tombé derrière la tapisserie !

Et de fait, c’est la sensation transformée de Condillac qui est le fond du livre de Taine. Il en reprend les transformations et les décrit, — ou plutôt il les fait décrire aux autres ; car ce livre de l’Intelligence n’est que le livre de la mémoire. Il est construit à coup de citations. Tous les physiologistes de la terre, tous les physiologistes qui piochent leur matière peccante ou saine depuis cinquante ans, y sont ramassés, comme avec une gaule, et s’y poussent, y font foule, s’y montent sur le dos, s’y culbutent comme un troupeau dans un chemin creux. Si vous réduisiez ce livre, impudent de citations, aux idées strictes de Taine, tout se réduirait à quelques pages dont l’idée même ne lui appartiendrait pas : « Sensation et image, — dit-il en commençant, — voilà toute l’intelligence humaine ! » Ainsi, la grande réserve de Leibnitz, qui disait que tout était dans la sensation, excepté l’intelligence elle-même, est envoyée paître, et c’était à Taine à y aller ! « La loi fondamentale, — continue-t-il, — c’est la tendance de la sensation et de l’image à renaître. » Et si c’est toute l’intelligence que cela, c’est aussi tout le livre. Le reste n’est que la monographie de la sensation, faite, refaite, reprise cent fois, copiée partout, avec des maçonneries de Taine entre ces blocs inouïs et inutiles de citations. J’ai vu rarement un pédantisme aussi affreux, une bavarderie scientifique à mâchoires plus pesantes, — des mandibules qui pèsent des quintaux !

On appelle communément les bavards des langues bien pendues, c’est-à-dire qui remuent beaucoup et vite ; mais ici, c’est une langue mal pendue, car elle se remue aussi lourdement que la vieille machine de Marly. Et encore pour quoi dire ? Ce ne sont que tautologies éternelles, des explications qui expliquent l’expliqué ou qui n’expliquent pas l’inexplicable ! Ce sont des descriptions matérielles de nerfs, de moelle, d’alvéoles, de jeu d’organes, enfin toute la boutique à vingt-cinq sous du matérialisme contemporain, étalée là pour étayer la conclusion dernière de ce matérialisme qu’on sent partout, qui déborde partout, et dont Taine ne donne pas plus la formule définitive et hardie (ah ! ils se ressemblent tous, ces philosophes !) que le bon Renan ne nie crânement la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ !

Mais il a beau l’éviter, il a beau se surveiller, il a beau dire, à la fin de son ouvrage, qu’il n’est encore arrivé qu’au seuil de la métaphysique après douze cents pages, car après tout il pourrait bien se faire qu’il y eût une métaphysique, aveu tardif qui renferme une contradiction, le matérialisme saute à chaque page en propositions s’élançant comme des jets d’une source qui crèveraient le sol ! « Les pouvoirs et les forces — dit Taine — ne sont que des entités verbales et des fantômes métaphysiques. » C’est la négation absolue des facultés de l’âme, ou plutôt la négation de l’âme elle-même. « Les événements moraux — dit-il ailleurs — ne sont que des sensations transformées ou déformées. » Et, allant toujours : « Il n’y a plus aujourd’hui que le moi et la nature. »

Certes ! il n’est pas possible d’être, implicitement mais plus clairement, matérialiste dans le sens le plus épais du mot, quoique Taine subtilise et prétende ailleurs : « que la matière, substance douée de force, n’existe pas… ». Et c’est ici que le père Condillac est dépassé de beaucoup par son tendre fils. En effet, la sensation transformée, c’était tout l’homme dans Condillac, mais dans Taine, l’homme n’est que la possibilité de cette sensation. Nous ne sommes donc tous (qui pouvait s’en douter ?) que des possibilités de sensation et d’image. « On ne connaît, — dit-il majestueusement, — on ne connaît les êtres que par les sensations qu’ils nous donnent. » Et pour nous montrer comment nous sommes possibles, il ajoute cet exemple ineffable, page 448, t. I. : « Concevons un cordon de sonnette ; c’est le nerf simple conducteur ; il aboutit à une grosse cloche, le centre sensitif, et, quand on l’ébranle lui-même, — (pourquoi lui-même ?) — il la fait tinter ; et voilà la sensation. » Ainsi, nous ne sommes en réalité que des possibilités de sonnettes (quelle destinée, ô hommes fiers !), des possibilités de sonnettes qui mettent en branle toutes sortes de sonneries en nous ; car nous ne sommes que des possibilités de systèmes de sonnettes fort compliqués, à ce qu’il paraît. Il y a dans une pièce de Molière un horrible pédant en us, que l’on finit par mettre en fuite en lui pendant une sonnette aux oreilles…

Taine a mérité cette sonnette-là !

IV

Ah ! sonnettes et sornettes, n’est-ce pas ?… C’est, du reste, la seule chose drôle du gros livre de Taine, au milieu de toutes les vésanies sérieuses qu’il renferme. Je m’en voudrais de les discuter, d’agiter pour cela ma sonnette ou mon système de sonnettes. Taine pourrait même (contrairement à son observation) tirer tant qu’il pourrait mon cordon, que, pardieu ! je ne sonnerais pas ! D’ailleurs, à quoi bon ?… Toute la partie physiologique qui est le tout du livre de Taine, est plus ou moins exacte ; je n’y ai pas regardé. Il la dit exacte ; c’est une preuve à faire. Mais, philosophiquement, je n’ai qu’à examiner le principe premier de Taine, qui est la sensation, quoi qu’elle devienne. Or, je sais où la sensation, affirmée comme étant l’intelligence elle-même, peut nous mener, et ceci me suffit pour repousser la guenille rapiécée par Taine et reteinte dans son encrier ! Laissons à l’abbé de Condillac ses vieux fonds de culotte. Nous n’en tirerions jamais de quoi cacher notre pauvreté philosophique, assez dénuée aujourd’hui dans l’auteur du livre De l’Intelligence, pour qu’il me fasse l’effet d’être nu comme un petit saint Jean. L’amas de choses scientifiques derrière lesquelles il s’abrite pour ne pas laisser voir ce qu’il a si peu, ne nous impose pas et ne nous fait pas la moindre illusion. Toutes ces constructions de sensations, toutes ces reviviscences d’images, toutes ces études d’hallucination, toutes ces dentelles d’analyses physiologiques faites au microscope, tous ces fils de la Vierge qu’on nous montre entre l’index et le pouce, toutes ces bluettes, en fin, qu’on veut nous donner et qu’on nous donne, c’est pour que nous ne puissions apercevoir du premier regard le but où l’on veut nous conduire, et ce but, c’est de réduire les plus grandes et les plus vivantes choses qu’il y ait dans le cœur et la tête de l’homme : Dieu, l’âme et le devoir, à n’être qu’une vile sensation, un ridicule bruit de sonnette dont on tire le cordon, en attendant qu’avec ce cordon on puisse les étrangler.

Mais, encore une fois, la punition de cela, le sans inconvénient de cela, c’est l’ennui, l’ennui qui sort de ces pages sèches, où il n’y a que des mots sans vie et des abstractions scientifiques. Le caractère de cela, c’est précisément ce que le système nie. Il nie l’âme ; il n’y en a pas. Il nie l’activité spirituelle ; il n’y a pas d’esprit dans ce livre, qui est d’un homme autrefois d’esprit, mais qui, en se faisant savant dans les sciences matérielles, a donné sa démission d’homme d’esprit.

Et elle a été acceptée !