(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Victor Hugo. Les Contemplations. — La Légende des siècles. »
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(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Victor Hugo. Les Contemplations. — La Légende des siècles. »

M. Victor Hugo
Les Contemplations. — La Légende des siècles.

I

Il faut se hâter de parler des Contemplations, car c’est un de ces livres qui doivent descendre vite dans l’oubli des hommes. Il va s’y enfoncer sous le poids de ses douze mille vers. Un nom que M. Victor Hugo ne ferait plus, s’il avait à recommencer sa renommée, et quelques vers, trop rares, hélas ! qui marquent mieux les profanations dans le poète et le deuil des regrets dans ceux qui l’aimèrent, ne sauveront pas d’un oubli certain ce recueil, où se réfléchit toute une existence, depuis la jeunesse jusqu’après la maturité. Du reste, l’oubli que nous prédisons à ces tristes poésies sera du respect encore. On pourrait faire pis que de les oublier.

C’est là, en effet, un livre accablant pour la mémoire de M. Victor Hugo, et c’est à dessein que nous écrivons « la mémoire ». À dater des Contemplations, M. Hugo n’existe plus. On en doit parler comme d’un mort. De mémoire dans l’histoire littéraire de son temps, il en aurait pu laisser une grande, élevée et pure. Dieu lui en avait donné la puissance. Il ne l’a pas voulu. Il était bien né de toute manière. Personne n’apprécie plus que nous ce que valait M. Hugo à l’origine et ne sait mieux ce qu’il ne vaut plus. Ce n’est pas de nous qu’il aura jamais à se plaindre. Quand Les Contemplations ont paru, ce livre dont il a voulu faire son Exegi monumentum, son livre suprême, nous les avons ouvertes avec l’espèce de sentiment qu’on éprouve en ouvrant le testament d’un homme qui lègue à la postérité le dernier mot de son génie ; seulement ce n’est pas notre faute si ce que nous avons trouvé ne méritait ni une impression si solennelle, ni un sentiment de cette hauteur. Le respect devient impossible. Mais nous continuerons de traiter M. Victor Hugo avec condescendance. Nous ne pouvons oublier que la tête égarée, qui a écrit les énormités intellectuelles que voici, a failli être pour la France le poète que Gœthe et lord Byron sont pour l’Allemagne et l’Angleterre, et surtout nous nous rappellerons que M. Victor Hugo a le malheur de n’être plus dans sa patrie. Il est éloigné du pays où il a des tombeaux, et cette nostalgie peut troubler une âme plus forte que la sienne. La France est un pays tellement généreux que l’idée d’exil l’empêche de juger un homme littéraire, que cela l’attendrit, que cela l’arrête, même quand il ne s’agit, comme aujourd’hui, que de se prononcer sur un suicide en littérature !

Or, précisément, voilà sur quoi nous voulons peser aujourd’hui. La faute ou le crime littéraire, voilà ce que nous voulons prendre exclusivement à partie dans l’auteur des Contemplations. Le penseur, — comme on dit ambitieusement, — le philosophe, le politique, l’homme religieux ou irréligieux, nous savons ce qu’ils sont tous, ces divers hommes-là, dans M. Hugo, et pour nous c’est d’une simplicité terrible et d’une logique prévue que le poète soit traîné, par les idées dont il est l’esclave, au panthéisme, à la métempsychose, à la prostitution de Dieu à ses créatures, à toutes ces folies, enfin, qui sont les folies communes. Ces insanités effrénées et vulgaires qu’hier encore nous déplorions dans un autre poète, l’Américain Edgar Poe, M. Hugo n’en est pas tout seul responsable, et c’est de lui seul que nous voulons parler aujourd’hui. Nous l’arracherons donc pour un moment au siècle qui l’a gâté et auquel il rend sa corruption. Nous le prendrons dans la fosse commune de l’erreur où il a roulé et nous chercherons ce que le poète — le poète uniquement — est devenu dans sa chute, et s’il est présentement quelque chose de plus que le Quasimodo de son génie. Ceux qui diraient que M. Hugo est en décroissance, qu’il s’affaiblit, se détériore, manqueraient de sens ou de justice. Il n’y a aucune trace d’affaiblissement, aucune marque de vieillesse, à son heure ou prématurée, dans ces deux volumes dont le second l’emporte en énergie sur le premier. Non ! le poète des Contemplations ne décroît point. Il progresse au contraire ! Seulement, il progresse du côté de l’absurde et du vide, de l’aliéné et du monstrueux !

II

Tel est le fait que d’abord on doit constater. M. Victor Hugo, qui a posé devant la Critique depuis quarante ans dans toutes les attitudes, est trop connu pour qu’on s’amuse à caractériser un talent, gros d’ailleurs, grimaçant et sonore comme un masque, qui se voit aisément et de loin, et dont on ne perd rien, si loin qu’on en soit, parce qu’il manque profondément de finesse. Pour le résumer en quelques traits, c’était, dans le temps qu’il avait toute sa vitalité normale, un talent extérieur, riche en mots, qui remuait puissamment la langue à la condition de la troubler, et qui y laissait un profond sillage, justement parce qu’il l’avait beaucoup troublée. C’était le trompe-l’œil d’une facture matérielle que l’on croit supérieure parce qu’elle est très compliquée et dont le procédé fondamental, j’oserai dire le procédé maniaque, soit en vers, soit en prose, soit en poésie lyrique, soit dans le drame, soit dans le roman, n’est rien de plus cependant qu’une antithèse, — l’opposition de deux images ! Comme il y a toujours de l’âme dans quelqu’un, si peu qu’il y en ait, M. Hugo en avait parfois des élans entre deux antithèses, mais on peut dire avec vérité que c’était surtout par le verbe et le rythme qu’il avait fait sa voie et élevé sa fortune. Le poète des Contemplations est le Ronsard du xixe  siècle, un Ronsard en second, chef, comme l’autre Ronsard, d’une école qui n’a pas vécu. Ronsard se crut un inventeur parce qu’il grécisait en français, — comme on disait alors, — et M. Hugo se croit inventeur à son tour, et un inventeur colossal, parce qu’il a retrouvé quelques formes perdues du xvie  siècle ! Imitation et archaïsme des deux côtés ! L’Archaïsme, qui était un système pauvre et faux, et qui devint en Ronsard une véritable monstruosité de manière, le perdit misérablement, et la même chose, le système, le parti pris, la pénurie de cerveau qui fait que le système ne se modifie pas, qu’il est identiquement le même en 1856 qu’en 1830, l’adoration de sa manière, parce que c’est l’adoration de sa propre personnalité, perdront également M. Hugo. Comme Ronsard, en deux générations, il sera illisible ! Que disons-nous ? Après Les Contemplations, sans l’esprit de parti politique et la curiosité contemporaine, il le serait déjà.

Ici, puisqu’il s’agit d’un homme dont la prétention, horriblement avortée, est d’être un inventeur en vers, il est nécessaire de ressusciter la conception de la vraie poésie. Classique ou non, les lois du vers semblent devoir se coordonner aux conditions physiologiques de la mémoire. Depuis qu’il y a des peuples et des poètes, on versifie pour graver dans le souvenir des hommes les choses qui ne doivent pas périr. Suivant les temps ou les circonstances, le vers est du style hiératique. Il a une portée nationale, c’est une prédication officielle. Hémistiches alternés et pondérés, balance exactement équilibrée, périodes mesurées, sévérités rythmiques, splendeur de vocabulaire, majesté d’images, voilà les caractères essentiels, grands et profonds, qui ont toujours distingué le vers, dans les œuvres lyriques ou dramatiques de tous les âges. Et ce n’est pas tout. À une certaine hauteur d’Épopée, le vers exige même la foi des Prophètes, un cercle dans lequel il se meuve, surnaturel et national, le palier des temples, une chorégraphie, un front d’Aruspice levé vers le ciel, le cothurne et sa dignité, la magnificence liturgique et processionnelle des Chœurs. On comprend, après de pareilles exigences, qu’on appelât autrefois la poésie « le langage des Dieux ». La métaphore était justifiée. Il fallait le grossissement de ce front d’enfant, cette hypertrophie de l’orgueil, il fallait l’individualité, pour rabaisser ce divin et vaste langage jusqu’aux grêles proportions de l’homme isolé. Le vers moderne est fait en horreur de ces lois et de ces coutumes que nous venons de rappeler, et le vers de M. Hugo est le vers moderne par excellence dans sa grossièreté insolente et sa turgescence de Titan raté. Du langage des Dieux, il trébuche et tombe (nous sommes moins brave que M. Hugo avec les mots) dans la langue osée et plate des goujats, et c’est même là son mérite, selon la poétique de M. Hugo :

Je nommai le cochon par son nom — pourquoi pas ?

Le vers qui favorise l’expansion lyrique de la réflexion, que Shakespeare, réclamé un, peu trop par toutes les bâtardises modernes à qui la recherche de la paternité devrait être interdite, que Shakespeare, qui n’est pas le père de M. Hugo, introduisait tout à coup dans ses drames en prose, lorsque l’âme de ses personnages semblait s’élever au-dessus des vulgarités de la vie, le vers n’a jamais chez le poète d’Hernani et des Burgraves cette destination grandiose. Sous cette plume qui n’exprime qu’elle-même, le vers n’est plus qu’un jeu difficile de la fantaisie qui veut étonner et trop souvent déplaire, et qui le jette à la curiosité qui l’admire. En restant dans le monde des esprits passablement organisés, il n’y a guère que M. Hugo et ses amis qui sachent les vers de M. Hugo. Cela était vrai déjà en 1830, et cela a continué de l’être depuis. Seulement, à dater des Contemplations, nous le prédisons, il faudra des dévouements absolus, des dévouements de famille, et de famille romaine, pour porter la lourdeur de pareils souvenirs !

Aujourd’hui, en effet, M. Victor Hugo est arrivé, même dans la confection plastique de son vers, à ce degré d’individualisme solitaire qui est la dépravation la plus entière de la pensée. Nous citerons tout à l’heure des exemples de ce développement, effrayant dans le faux, qui fait de l’auteur des Contemplations, non plus un poète, comme celui des Orientales et des Feuilles d’automne, ayant ses défauts très-grands et très-nombreux, mais un phénomène à embarrasser tout le monde, le critique, le physiologiste, le moraliste et le médecin. Nous citerons beaucoup, pour être cru dans nos affirmations absolues, mais ce que nous citerons n’est rien encore en comparaison de ce que nous ne pouvons pas citer. Le talent de M. Hugo, auquel la concentration est inconnue, a toujours eu besoin de place pour se mouvoir, et c’est même une des raisons de M. Hugo pour se croire un Léviathan poétique, mais aujourd’hui la difformité de ce talent, disproportionné même à ce qu’il fut, dévoré infiniment plus de place que nous n’en avons à lui donner. Si philanthropiques qu’ils puissent être, les livres de la Critique ne sont pas bâtis pour offrir l’hospitalité complète d’une maladrerie aux talents littéraires affectés d’éléphantiasis.

III

Les Contemplations forment deux volumes qui, selon le compte de M. Hugo, font le total de sa vie de poète, « C’est une âme, dit-il, qui se raconte » là-dedans. Une âme ! c’est précisément la question. M. Victor Hugo, qui a toujours le coup de vent lyrique dans les cheveux, même quand il écrit en prose, nous dit, dans deux mots napoléoniens de préface, que « ce sont là les réalités et les fantômes vagues, riants ou funèbres que peut contenir une conscience, revenus, rayon à rayon, soupir à soupir et mêlés dans la même nuée sombre. » Cette conscience, qui se divise en deux tomes, porte deux noms différents : « Autrefois », — « Aujourd’hui ». Autrefois, Aujourd’hui, qui dans tant de gens feraient aisément deux consciences ! Il n’y a là, comme on le voit, ni ombre de combinaison, ni dessin de composition, ni ordre quelconque. Autant valait dire que ce sont des vers pour des vers. Le poète déjà connu est toujours le Narcisse éternel qui a chanté ses cheveux noirs, qui va chanter les blancs, qui palpite pour lui et qui s’effraie pour lui, et s’imagine que tout l’intérêt des lecteurs va s’absorber dans cette incroyable contemplation de fakir ! Pour faire pardonner aux hommes, naturellement railleurs, une occupation de cette nature, M. Hugo ne trouve rien de mieux que de leur persuader, dans sa préface, qu’il est leur miroir, et qu’en lui ils vont se reconnaître.

« Ah ! insensé, dit-il, qui crois que je ne suis pas toi ! »
Quelle finesse ! Nous citons textuellement ; mais à ce que nous allons montrer, vous allez voir que l’insensé n’est pas si bête !

Le volume d’Autrefois, dont les dates tiennent entre 1830 et 1843, est de ton et de fait un livre de jeunesse. Pour être publiés avec convenance et noblesse par des hommes sur le tard de la vie, les livres de jeunesse doivent promettre un bien grand génie ou attester une belle candeur. Est-ce ici le cas pour M. Hugo ?… Les pièces de ce volume, filles des quarts d’heure qui ont sonné à de longs intervalles, ont été écrites à peu près aux époques où M. Hugo publiait Les Orientales, Les Feuilles d’automne et tant d’autres poésies qui l’ont classé parmi les Lyriques et les Élégiaques. Pour cette raison, qui n’est pas la seule, du reste, il n’y a point à chercher dans le recueil actuel des effets nouveaux, des beautés patiemment obtenues par une étude sévère à soi-même, en deux mots, un Hugo inconnu dans le Hugo que nous connaissons. Ce serait en vain : il n’y en a pas. Nous revoyons le poète que la Critique lassée a tourné et retourné sous toutes les faces, ce fameux talent éclatant et pompeux à son centre, mais qui touche au gongorisme par une extrémité, et par l’autre à la platitude. D’organisation, M. Victor Hugo répugne tellement à la vérité, à la sincérité, à cette naïveté de l’inspiration qui ne se contemple jamais, que, quand il veut être simple, il manque son coup, croyant le frapper, et devient nettement plat. Il fait alors des vers de la famille de ceux de Pradon :

Depuis que je vous vois, j’abandonne la chasse,
Et quand j’y vais, ce n’est que pour penser à vous !

Le volume d’Autrefois, presque tout entier composé de pièces qui demanderaient impérieusement la sincérité du sentiment, les troubles vrais, la cordialité dans les larmes, puisque le fond en est l’amour, a suprêmement les défauts habituels de M. Hugo dans le simple, comme le volume suivant a tous ses défauts dans le solennel : seulement ces défauts y apparaissent dans des proportions qu’on ne leur avait encore vues nulle part. Sont-ils le résultat de cette complaisance énorme envers soi-même qui vide sans choisir, sur la tête du public, ses vieux fonds de tiroir, ou bien le développement morbide de ce talent qui progresse comme un squirrhe, un cancer ou une loupe ? Mais toujours est-il qu’ils sont là impudents, florissants, accrus ! À quelques rares exceptions près, où M. Hugo redevient le bucculent sonneur de mots, la trompe littéraire qui vomit le vent par sa conque, nous avons en ces premières Contemplations un effort d’affectation et un naturel de niaiserie tout ensemble, qu’on avait déjà entrevus dans les pièces amoureuses des autres recueils de l’auteur, mais jamais dans cet achèvement prodigieux. Ici, le croira-t-on ? mais il faut lire ! le poète a tour à tour du Dorat et du Jocrisse ; il est oiseleur, dénicheur de merles, tueur de petites bêtes sur le cou des petites filles, jardinier, badin, lascif, mais toujours niais ! Il chante Lise, mais autrement que M. Béranger.

J’avais douze ans, elle en avait bien seize ;
Elle était grande, et moi j’étais petit !

Et il confie son cœur

                                                        … à ce tas
De papiers que le feutre écrit au taffetas !

Le génie bucolique le travaille. Ce n’est pas Virgile, ce n’est pas Moschus :

Moschus, grillon bucolique,
De la cheminée Etna !

Ce n’est pas même Segrais, ce n’est pas même Berquin, c’est quelque chose d’incomparable ! Écoutez cet impayable flageolet :

Car l’amour chasse aux bocages,
Car l’amour pêche aux ruisseaux,
Car les femmes sont les cages
Dont les cœurs sont les oiseaux.

De la source, sa cuvette,
La fleur faisant un miroir,
Dit « bonjour » à la fauvette
Et dit au hibou « bonsoir. »

Est-elle aimable, cette fleur, et spirituelle !

Et dit au hibou « bonsoir » !

C’est ce que nous disons aussi à M. Victor Hugo et à son talent !

Le toit espère la gerbe,
Pain d’abord — et chaume après.
La croupe du bœuf superbe
Est un mont dans les forêts !

L’étang rit à la macreuse,
Le pré rit au loriot ;
Pendant que l’ornière creuse
Gronde le lourd chariot.

La main sur le cœur, de tels vers méritent-ils autre chose que la gaîté de la critique ? En les lisant, il faut rire comme le pré au loriot et l’étang à la macreuse, et puis, les laisser dans l’ornière !

Et ne croyez pas qu’ils soient clairsemés et qu’on les épingle. Le premier volume des Contemplations est tout entier dans cette note, prétentieuse et puérile. Le Polyphème du pathos se croit les grâces d’un Daphnis d’églogue.

Si je n’étais songeur, j’aurais été Sylvain !

Nous y aurions gagné. Il se vante même d’entendre bien les indécences de cette fonction mythologique :

Le brin d’herbe devient familier avec moi,
Et, sans s’apercevoir que je suis là, les roses
Laissent faire aux bourdons toutes sortes de choses !
Je suis pour ces beautés l’ami discret et sûr.
Et le frais papillon, libertin de l’azur,
Qui chiffonne gaîment une fleur demi-nue,
Si je viens à passer dans l’ombre, continue ;
Et si la fleur se veut cacher dans le gazon,
Il lui dit : « Es-tu bête ! » Il est de la maison !

Et pour montrer qu’il est de la maison (quelle maison ? et quel style !), à quatre pages de là, le bucolique échauffé écrit la priapée qui commence par le vers :

Nous allions au verger cueillir des bigarreaux,

et qu’il faut renoncer à citer. Chose à noter, quand M. Hugo est franchement osé et physique dans son inspiration, le mot s’affermit sous la brutalité de l’idée, et il redevient l’écrivain grossier, haut en couleur, qui choque les natures élevées non moins que les natures sincères, mais qui a pourtant je ne sais quelle puissance. Malheureusement ou heureusement, comme on voudra, ce n’est pas même ce genre de talent qui domine dans le premier volume. Presque partout, le Jocrisse du fond, le Jocrisse fondamental, l’y emporte sur le Dorat libertin qui en brode la forme au tambour. Ce sont partout des petites choses innocentes et béates comme celles-ci :

Et partout nos regards lisent,
Et dans l’herbe et dans les nids ;
Des petites voix nous disent :
« Les aimants sont les bénis. »

ou de petites choses prétentieuses, moins innocentes parce qu’elles sont fatigantes :

La nuit étale aux yeux ses pourpres et ses cuivres ;
Les arbres tout gonflés de parfums sont comme ivres ;
Les branches, dans leurs doux ébats,
Se jettent des oiseaux du bout de leurs raquettes ;
Le bourdon galonné fait aux roses coquettes
Des propositions tout bas

Enfin l’amour, l’amour, l’amour trouble et affaiblit tellement la raison du poète, qu’il le répand sur la nature, à tort et à travers, non plus comme un vase qui déborde, mais comme un vase qui a une fêlure et qui coule :

J’aime (s’écrie-t-il), j’aime l’araignée et j’aime l’ortie,
            Parce qu’on les hait,
Et que rien n’excuse et que tout châtie
            Leur morne souhait.

Parce qu’elles sont prises dans leur œuvre ;
            Ô sort ! fatals nœuds !
Parce que l’ortie est une couleuvre,
            L’araignée un gueux !

Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe,
            Tout bas, loin du jour,
La vilaine bête — et la mauvaise herbe
            Murmurent « amour ! »

Tel, en toute vérité, est ce premier volume où la bucolique aplatit et tue l’élégie, et où, si vous exceptez une ou deux pièces, entre autres celle que le poète intitule : Magnitudo parvi, et qui est bien la plus belle amplification du vide à coup de dictionnaire de rimes, tout est dans le ton écœurant et guindé que nous venons d’indiquer. Du reste, les Corybantes de M. Hugo ne vantent eux-mêmes que deux poésies de ce volume (deux sur presque cent !!), Le Rouet d’Omphale et La Fête chez Thérèse, mais La Fête chez Thérèse n’est qu’un Watteau, calqué à la vitre et mis en vers avec assez de bonheur, et le bas-relief d’Omphale, — pour parler comme les Corybantes, — est une imitation correcte et ferme de quelques passages d’André Chénier, qui sont dans toutes les mémoires. L’auteur des Contemplations a rappelé la partie solide et artistement ciselée du poète charmant qui fut digne d’être Grec ; mais, quoique M. Victor Hugo soit parfois un habile ouvrier en poésie, il n’a pas et n’aura jamais le flottant, le diaphane et le mélodieux d’André Chénier, ce timbre qui avait des ailes !

Quant au second volume, intitulé Aujourd’hui, nous n’en pourrons indiquer non plus que la manière générale, mais cela suffira pour éclairer sur la valeur absolue d’un poète qui a touché le zénith de sa vie et de son talent. De 1843 à 1855, le poète retardé a eu le temps de devenir enfin un homme. Le jouvenceau de l’amour et du badinage ne doit plus exister, et s’il y a invention possible dans cette tête qui ne fut jamais qu’un grand front, elle devra se marquer ici. Nous allons voir !

IV

Le livre d’Aujourd’hui commence par une si grande douleur qu’il ne faudrait pas être un bien grand poète pour agir sur les âmes, en chantant le malheur réel que M. Hugo a chanté. Il l’a chanté, il est vrai, dans les conditions de son organisme, qui est un organisme de sensation et de vanité, car, même quand il pleure de vraies larmes, l’auteur des Contemplations les contemple, et il veut qu’elles soient contemplées. Mais enfin il l’a chanté avec des accents qui honoreraient un homme de génie. Les strophes qui ont été citées partout et avec une juste admiration sur la mort de cette enfant si cruellement perdue, et dans lesquelles, pour la première fois, le panthéiste et le druide (M. Victor Hugo est tout cela) trouve des beautés inaccoutumées de sentiment et d’expression dans la résignation du chrétien, ces strophes resteront comme celles de Malherbe sur la mort de la fille de Desperriers et les derniers vers de Gilbert. Hors ces strophes qui commencent à :

Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire,

et qui se terminent par :

Puisque ces choses sont, il faut bien qu’elles soient,
          J’en conviens, j’en conviens !

nous n’avons rien, absolument rien, de véritablement beau dans le second volume, parce que nous n’avons rien de pur. Même dans les autres pièces où la mort de cet enfant vibre encore de temps en temps d’une manière délicieuse et touchante, l’exagération, le blasphème, la folie, la sottise, hélas ! reviennent envahir l’esprit éperdu et perdu du poète. Ils l’envahissent à quatre vers de distance des choses les plus belles :

Je sais que vous (Dieu !) avez bien autre chose à faire
        Que de nous plaindre tous,
Et qu’un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
        Ne vous fait rien à vous !!

Et encore :

Voyez-vous, nos enfants nous sont bien nécessaires,
Seigneur, quand on a vu dans sa vie, un matin,
…………………………………………………
Apparaître un enfant, tête chère et sacrée,
        Petit être joyeux,
Si beau qu’on a cru voir s’ouvrir à son entrée
        Une porte des cieux ;
Que c’est la seule joie ici-bas qui persiste
        De tout ce qu’on rêva,
Considérez que c’est une chose bien triste
        De le voir qui s’en va !

et encore, — car il faut en finir :

En présence de tant d’amour et de vertu
Il ne sera pas dit que je me serai tu,
        Moi qu’attendent les maux sans nombre,
Que je n’aurai pas mis sur sa bière un flambeau
Et que je n’aurai pas devant ce noir tombeau
        Fait asseoir une strophe sombre.

Dans ces strophes, et souvent ailleurs, le ton est si faux (littérairement), qu’on dirait un trafiquant de larmes de ce père qui a réellement pleuré et qui souille avec de telles affectations la sainteté de sa mélancolie. M. Hugo a beaucoup lu la Bible ; qu’il se compare ! Ce n’est pas ainsi que David pleurait Jonathas !

Du reste, quand nous avons parlé de ces quelques beaux cris paternels passant à travers l’emphase et la poussée d’images qui obsèdent l’esprit de M. Hugo, nous avons tout loué dans son volume d’Aujourd’hui… Ôtez le livre Pauca meæ, consacré au deuil de sa vie, vous n’avez plus dans les livres qui suivent — En marcheAu bord de l’infini — qu’un horrible fatras incohérent et furieux, et où le sublime prend par le grotesque et s’y arrête… Nous parlions d’invention, celle de M. Hugo consiste à charrier des mots dans les mille rails du rythme et à jouer à des bouts rimés de colosse aveugle, comme ceux-ci :

Génie ! ô tiare de l’ombre !
Pontificat de l’infini !

L’un à Pathmos, l’autre à Tyane,
D’autres criant demain, demain !
D’autres qui sonnent la diane
Dans le sommeil du genre humain ;
L’un fatal, l’autre qui pardonne ;
Eschyle en qui frémit Dodone,
Milton ! songeur de Whitehall ;
Toi, vieux Shakespeare, âme éternelle,
Ô figures dont la prunelle
Est la vitre de l’idéal !

Nous parlions de Ronsard, mais M. Hugo n’est plus même Ronsard : il est Dubartas. Comme Dubartas, il accouple les substantifs, ce qui est le péché contre nature dans la langue. Il dit le bagne lexique, la borne Aristote, la lanterne esprit, l’Aigle Amérique, la cage césure, la dupe dévouement, etc., etc. Il se place résolument en pleine barbarie. Son style a tous les désordres de sa pensée. Ce que dit la Bouche d’Ombre, les Mages, Ce que c’est que la mort, et vingt autres pièces du même genre, doivent être lues dans leur entier, pour qu’on puisse se faire une idée exacte de cette écrasante incompréhensibilité à laquelle M. Hugo est arrivé à force de remuer les mots. Contrairement à tous les autres hommes, le verbe qui éclaire l’intelligence aveugle la sienne. Il meurt victime des mots qui furent trop exclusivement sa poésie dans un temps qu’il en avait une encore. Cela est triste à dire, mais cela est mérité. Nous ne mourons que de nos excès. Dans ce volume, l’artiste périt défiguré, enflé, énorme (le mot qu’il aime le plus et qui le peint le mieux), il meurt d’une hémorragie de mots sans idées ! Quand on l’a lu comme nous venons de le lire, on a des vertiges comme les siens. On est assommé de sa masse. On se dit que la Henriade est une belle chose, transparente, rafraîchissante et lumineuse. On croit qu’une tragédie de M. de Jouy ferait du bien, et l’on est tenté de soutenir que, dans un pays où l’on écrit et où l’on admire de telles poésies, il n’est pas possible que La Fontaine ait existé !

V

Nous pensions en avoir fini avec M. Victor Hugo et ses Contemplations, et voici qu’il faut y revenir encore ! Ce sont ses amis, ses imprudents amis, qui nous y forcent. Pour notre compte, nous aurions mieux aimé nous occuper d’autre chose ; mais nous avons été accusés d’avoir fait une mauvaise action en parlant, avec la tristesse qu’inspire M. Hugo à ses lecteurs, du livre des Contemplations. L’exil, — selon ces messieurs, — sacre tout, même les méchants vers. C’est une belle théorie ! Dante n’avait pas besoin d’être un grand génie et un grand caractère. Il n’avait pas besoin de produire son triple chef-d’œuvre. Il pouvait être un poète de pacotille, et de pacotille avariée. Il pouvait descendre moins majestueusement qu’il ne les a descendus, les escaliers de l’étranger. Au lieu de parler la langue de son pays dans cette pureté d’accent qui est une patrie qu’on emporte avec soi, comme les Anciens emportaient leurs dieux, il pouvait parler une langue barbare : il était exilé ! Il avait, par cela même, le droit de se moquer du public, du bon sens, de toutes les choses jusque-là respectées pair les hommes. Il le pouvait impunément. Le pavillon couvrait la marchandise. Il était exilé. L’exil est un argument récemment découvert contre la Critique, en littérature. Cet argument inouï dormait au fond de l’absurdité humaine, mais ces derniers temps l’en ont fait sortir.

Et ces messieurs sont de très bonne foi. Nous les croyons d’une sincérité qui les honore. L’exil a fasciné leur générosité naturelle, et leur esprit, le calme de leur esprit, a été perturbé par la chevalerie de leur cœur. Sans cette magnanimité attendrie, ils penseraient comme nous, ils diraient comme nous, de ces deux volumes sous lesquels la réputation poétique de M. Victor Hugo reste ensevelie ! Supposez que M. Hugo fût sénateur aujourd’hui, comme autrefois il a été pair de France, il n’y aurait qu’une opinion sur les Contemplations. Nous nous entendrions tous pour ne pas les lire. Nous nous entendrions tous pour les condamner. Excepté, en effet, les lamentins de l’exil, il n’y a plus d’hugolâtres. M. Hugo a tué sous lui le dernier de ses admirateurs, et il restera désormais démonté et à pied pour toute sa vie. Qu’il se contemple ainsi, si bon lui semble, mais que ce soit la dernière de ses Contemplations ! Toute notre prétention, dans le jugement que nous avions porté sur les poésies d’un homme que l’on a trop nommé un grand poète, avait été de montrer cela et de le prouver. Pour quelques esprits, la preuve a été suffisante ; mais, pour d’autres, le croira-t-on ? elle est imparfaite. Nous allons donc l’achever. Nous avions pris la fleur du panier ; maintenant nous allons prendre partout. Nous allons faire notre chapitre avec M. Hugo. Nous allons continuer de le citer. Ce sera une simple exposition de vers littérairement criminels, car le beau a ses lois inviolables. Il faut en finir d’un seul coup avec cette mauvaise plaisanterie qui nous répond exil quand nous parlons littérature. Les vers de M. Hugo ne sont pas exilés !

S’ils l’étaient, nous serions plus doux. Mais le livre des Contemplations circule librement en terre de France, et on le vante, si on ne peut l’achever. Avec le nom de M. Hugo et l’exil, on prendrait ce livre pour un chef-d’œuvre, une divine Comédie, si la Critique n’avait pas le courage de crier haro ! Cette espèce d’illusion que le livre détruirait à coup sûr, pour peu qu’on lût le livre, pour peu qu’on eût la force d’absorber ces huit cents pages de vers qui n’ont pas d’autre raison d’existence que le moi de M. Hugo, cette espèce d’illusion serait entretenue par le souvenir de ce que fut M. Hugo autrefois, et par les vers heureux semés ça et là, de temps en temps, à travers toutes ces poésies. Nous ne répugnons pas à être juste. Quand M. Victor Hugo, qui fait des vers depuis quarante ans, publie deux volumes embrassant toutes les dates de sa vie, il est impossible qu’il n’y en ait pas quelques-uns qui aient trompé le système dépravé du poète. Mais ces vers, rares d’abord — rari nantes in gurgite vasto, — matériels, d’ailleurs, comme des camées, des soucoupes, des vases ébréchés ; rompus souvent d’un hémistiche à l’autre, tous ces débris, où un reste d’art brille et s’exhale, ne peuvent arrêter le jugement définitif que la Critique est tenue, en honneur, de porter sur un talent qui n’a plus ni ensemble, ni articulations, ni vie régulière, ni chaleur vraie, ni lumière tranquille, ni rien enfin de ce qui constitue une créature, supérieure aux facultés sensibles et raisonnables de l’humanité, comme doit l’être un poète, et qui, au contraire, peut écrire des choses comme celles-ci :

                              Tout est plein d’âmes !
Mais, comment ? oh ! voilà le mystère inouï !
Puisque tu ne t’es pas eu route évanoui,
Causons. Dieu n’a créé que l’être impondérable.
Il le fit radieux, beau, candide, adorable,
Mais imparfait. Sans quoi, sur la même hauteur,
La créature, étant égale au Créateur,
Cette perfection dans l’infini perdue,
Se serait avec Dieu mêlée et confondue,
Et la création, a force de clarté,
En lui serait rentrée et n’aurait pas été.
La création sainte, où rêve le prophète,
Pour être, ô profondeur ! devait être imparfaite.
Donc Dieu fit l’univers. (l’univers, être impondérable !!!)
                                                     [L’univers fit le mal.]
L’être créé, paré du rayon baptismal,
En des temps dont nous seuls conservons la mémoire,
Planait dans la splendeur sur des ailes de gloire ;
Tout était chant, encens, flammes, éblouissement ;
L’être errait, aile d’or, dans un rayon charmant,
Et de tous les parfums tour à tour était l’hôte ;
Tout nageait, — tout volait. Or la première faute
Fut le premier poids.

C’est kilogrammatique !

                                  Dieu sentit une douleur,
Le poids prit une forme, — et, comme l’oiseleur
Fuit emportant l’oiseau qui frissonne et qui lutte,
Il tomba, traînant l’ange après lui dans sa chute.
Le mal était fait. Puis tout alla s’aggravant,
Et l’éther devint l’air, et l’air devint le vent !
L’ange devint l’esprit, et l’esprit devint l’homme.
L’âme tomba, des maux multipliant la somme,
Dans la brute, dans l’arbre, et même au-dessous d’eux,
Dans le caillou pensif, cet aveugle hideux !
Êtres vils qu’à regret les anges énumèrent !
Et de tout cet amas des globes se formèrent,
Et derrière ces blocs naquit la sombre nuit.
Le mal, c’est la matière, Arbre noir, fatal fruit !!!

L’arbre noir, c’est l’intelligence qui a pensé, non ! mais exprimé ces bouffissures. Le fatal fruit, charmant d’harmonie, ce sont de pareils vers. Certes, nous n’abaisserons ni la métaphysique, ni la logique, ni le sens commun, ni la langue française jusqu’à répondre à ces insanités ténébreuses. Nous les laisserons passer ; seulement nous nous rangerons. Arrivé là de sa théogonie et de sa cosmogonie, le poète, le songeur (il s’appelle ainsi lui-même), plisse un peu plus fort son grand front vide et ajoute :

Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre ?

S’il réfléchissait chaque fois qu’il voit la sienne, laquelle est, comme on vient d’en juger, d’une assez belle épaisseur, ne s’arrêterait-il point dans la construction laborieuse de tous ces abominables non-sens ?

D’où vient-elle ? de toi (évidemment !) de ta chair, du limon,
De ce corps qui, créé par ta faute première,
Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière.
…………………………………………..
Nul simulacre obscur ne suit l’être arômal.
Homme, tout ce qui fait de l’ombre a fait le mal !

Et, comme il est toujours fort gai, quand il ne le croit pas, il ajoute :

Faisons un pas de plus dans ces choses profondes !
Homme, tu veux, tu fais, tu construis et tu fondes,
Et tu dis : Je suis seul, CAR je suis le penseur !
L’univers n’a que moi dans sa morne épaisseur.
En deçà, c’est la nuit ; au-delà, c’est le rêve.
L’idéal est un œil que la science crève !
C’est moi qui suis la fin et qui suis le sommet.
Voyons ! observes-tu le bœuf qui se soumet ?
…………………………………………………
Interroges-tu l’ombre, et, quand tu vois des arbres,
Parles-tu quelquefois à ces religieux ?… (les arbres).
…………………………………………………
Donc la matière pend à l’idéal et tire
L’esprit vers l’animal, l’ange vers le satyre ;
Le sommet vers le bas, l’amour vers l’appétit.
Avec le grand qui croule elle fait le petit.
…………………………………………………
Dieu ne nous juge point. Vivant tous à la fois,
…………………………………………………

Tel est le système religieux de M. Hugo, et les vers sont dignes du système. Voici, du reste, encore des développements :

Nous pesons et chacun descend selon son poids !
Les tombeaux sont les trous du crible cimetière,
D’où tombe, graine obscure, en un ténébreux champ,
L’effrayant tourbillon des âmes !
……………………………………………………
Et tout, bête, arbre et roche, étant vivant sur terre,
Tout est monstre, excepté l’homme — esprit solitaire.
L’âme, que sa noirceur chasse du firmament,
Descend dans les degrés divers du châtiment,
Selon que plus ou moins d’obscurité la gagne.
L’homme en est le cachet, la bête en est le bagne,
L’arbre en est la prison, la pierre en est l’enfer…

Et ici nous entrons, avec le grand songeur, dans les métamorphoses d’Ovide sans Ovide, cet autre exilé qui resta, lui, spirituel, charmant, touchant et surtout latin, dans son exil ! M. Hugo les refait à sa manière. Son esprit met le poing de Han d’Islande sur ces cristaux et sur ces fleurs. M. Hugo croit à la métempsychose, c’est tout simple. Nous l’avons dit plus haut, il n’est pas responsable de cela. Seulement, sur cette vieille erreur de la métempsychose, il pouvait trouver de beaux vers. Il pouvait, puisqu’il y croit (y croit-il ? quelque chose fonctionne-t-il à la manière des autres hommes dans ce nominaliste, ivre de mots, qui boit à la coupe de son dictionnaire, comme si c’était la coupe d’Alexandre ?) il pouvait suivre les transmigrations diverses des âmes avec les longs et purs regards d’une fantaisie rêveuse et la caresse d’imagination que les poètes font à la Chimère. André Chénier a bien été païen et Grec, et il a été poète ! Mais André Chénier ne se croyait pas un penseur, que dis-je ? le penseur ! le Moïse aux deux rayons du xixe  siècle !! Nous pardonnons à M. Hugo sa religion et ses dogmes. Qu’Octave soit un caillou, — nous le voulons bien ; — Attila un chardon, Cléopâtre un hibou et un ours, Caïphe une épine, Pilate un roseau, Timour un chacal, Borgia un porc : pourquoi un porc ? C’est une inconséquence !

Je nommai le cochon par son nom, pourquoi pas ?

Toutes ces métamorphoses, — produit d’une imagination ambitieuse et impuissante qui ne saisit que des rapports vulgaires et qui est bien au-dessous du terrible des Contes de Perrault, — devaient au moins se relever et vivre par l’expression : mais lisez ces vers inouïs et pensez aux beautés correctes, spirituelles et lumineuses d’Ovide !

                                                        Verres,
Qui fut loup sous la pourpre, est loup dans les forêts,
Il descend, réveillé, l’autre côté du rêve.
……………………………………………
Pleurez sur ce qui hurle…………………
……………………………………………
La matière, bloc affreux, n’est que le lourd monceau
Des effets monstrueux sortis des sombres causes !
…………………………………………………
La hache souffre autant que le corps, — le billot
Souffre autant que la tête, ô mystère d’en haut !
Ils se livrent une âpre et hideuse bataille.
Il ébrèche la hache et la hache l’entaille.
Ils se disent tout bas l’un à l’autre : Assassin !
Et la hache maudit les hommes, sombre essaim,
Quand, le soir, sur le dos du bourreau, son ministre,
Elle revient dans l’ombre et luit, miroir sinistre,
Ruisselant de sang et reflétant les cieux ;
Et la nuit, dans l’état morne et silencieux,
Le cadavre au cou rouge, effrayant, glacé, blême,
Seul sait ce que lui dit le billot, tronc lui-même !
…………………………………………………
Quel monologue affreux dans l’arbre aux rameaux verts !
Quel frisson dans l’herbe, oh ! quels yeux fixes ouverts
Dans les cailloux profonds, oubliettes des âmes !
C’est une âme que l’eau scie en ses froides lames ;
C’est une âme que fait ruisseler le pressoir.
Ténèbres ! l’univers est hagard ! Chaque soir
Le noir horizon monte, et la nuit noire tombe.
Tous deux à l’Occident, d’un mouvement de tombe,
Ils vont se rapprochant, et dans le firmament,
Ô terreur ! sur le jour écrasé lentement,
La tenaille de l’ombre effroyable se ferme.
Oh ! les berceaux font peur. Un bagne est dans un germe !
Ayez pitié, vous tous, et, qui que vous soyez !
Les hideux châtiments, l’un sur l’autre broyés,
Roulent, submergeant tout, excepté les Mémoires !

Certainement, à quelque place de l’histoire littéraire qu’on se mette, il n’a été écrit, à aucune époque, de vers plus radicalement mauvais. Détournons-nous de l’inspiration et ne nous préoccupons que du vers dans sa construction grammaticale et rythmique, et nous reconnaîtrons qu’il est dans ce morceau aussi détestable que la pensée. Les procédés à l’aide desquels M. Hugo écrit ces barbaries de langage, qui n’ont pas même la force brutale de la Barbarie, sautent aux yeux du connaisseur le moins avisé. Éclectisme de rimes préparées, provision de remplissages pour boucher les trous, chevilles qu’on a sous la main et qui reviennent avec une monotonie hébétante, lambeaux de pourpre masquant les lacunes, torrent fangeux d’épithètes, tels sont les moyens et les ressources de ce poète qui fabrique à froid et par dehors tous ses vers. Quand on les étudie avec attention, il est bien évident que le lyrisme de M. Hugo n’est qu’une imposture, et que son air effaré, qu’il croit inspiré, n’est qu’une odieuse grimace devant un miroir. Comédien fort au-dessous de ceux du théâtre, il n’est jamais emporté par un sentiment, par la fascination d’une expression qui l’excuserait. Il singe la fougue et écrit avec de froids calculs des choses sacrilèges :

On verra le troupeau des Hydres formidables
Sortir, monter du fond des brumes insondables
        Et se transfigurer,
Des étoiles éclore aux trous noirs de leurs crânes,
Dieu juste ! et, par degrés devenant diaphanes,
        Les monstres s’azurer !
…………………………………………………
Ils tiendront dans leurs griffes, au milieu des cieux calmes,
Des rayons frissonnants semblables à des palmes !
        Les gueules baiseront !
…………………………………………………
On leur tendra les bras de la haute demeure,
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira : « C’est donc toi ! » Et vers Dieu par la main il conduira, ce frère !
Et, quand ils seront près des degrés de lumière,
        Par nous seuls aperçus,
Tous deux seront si beaux, que Dieu, dont l’œil flamboie,
Ne pourra distinguer, père ébloui de joie,
        BÉLIAL DE JÉSUS !

Mais ici, comme nous ne voulons qu’agiter la question de littérature, nous n’ajouterons pas une parole. Nous comprendra-t-on ?…

VI

Ce mensonge combiné, ce double effet voulu dans le faux littéraire, qui est le fond de la nature de M. Hugo, apparaît surtout d’une manière éclatante dans la pièce de vers du second volume des Contemplations, intitulé Religio. Cette pièce est certainement la plus travaillée comme M. Hugo travaille, la plus réussie comme il réussit, dans tous les cas, la plus profondément arrangée… et on le conçoit. Cette poésie est de ces derniers temps : elle est datée de Marine-Terrace et de l’année 1855. Elle est la profession de foi d’un homme qui (toujours littérairement) n’a pas trouvé d’épithète plus heureuse pour Dieu que de l’appeler le Grand Caché. Les journaux sympathiques d’opinion à M. Hugo ont eu le scrupule de n’en pas parler, mais nous qui n’avons pas les mêmes raisons de nous taire, nous la citerons dans son entier. On y verra si les fautes de M. Hugo sont laborieuses ! Dans cette pièce qui a dû être recommencée vingt fois et où le labeur n’a engendré que l’impiété et le ridicule, il n’y a pas de poésie, mais il y a du nombre, car la poésie veut du surnaturel et de l’âme, et, dans ces vers d’un matérialiste, on n’entend qu’enclume, bruit et métal ; seulement les coups sont frappés avec une fermeté d’accord qui indique le bras d’un Cyclope, même lorsque son œil est crevé, et il l’est !

L’ombre venait, le soir tombait, calme et terrible.
Hermann me dit : Quelle est ta foi ? Quelle est ta Bible ?
        Parle : es-tu ton propre géant ?
Si tes vers ne sont pas de vains flocons d’écume,
Si ta strophe n’est pas un noir tison qui fume
        Sur le tas de cendres Néant !

Si tu n’es pas une âme en l’abîme engloutie,
Quel est donc ton Ciboire et ton Eucharistie ?
        Quel est donc la source où tu bois ?
Je me taisais. Il dit : « Songeur qui civilises,
« Pourquoi ne vas-tu pas prier dans les églises ? »
        Nous marchions tous deux dans les bois.

Et je lui dis : Je prie. Hermann dit : Dans quel temple ?
Quel est le célébrant que ton âme contemple
        Et l’autel qu’elle réfléchit ?
Devant quel confesseur la fais-tu comparaître ?
L’église, c’est l’azur ! lui dis-je, et, quand au prêtre…
        En ce moment le ciel blanchit.

La lune à l’horizon montait, hostie énorme ;
Tout avait le frisson, le pin, le cèdre et l’orme,
        Le loup, et l’aigle et l’Alcyon ;
Lui montrant l’astre d’or sur la terre obscurcie,
        Je lui dis — Courbe-toi. Dieu lui-même officie,
Et voici l’élévation !

La voilà, toute cette pièce. Selon le plan que nous nous sommes imposé, nous ne voulons l’examiner qu’au point de vue exclusif de la valeur poétique et de la grandeur ou de la justesse des analogies. Nous n’avons pas à faire saillir l’insolente profanation qu’il y a là-dessous, car une chose nous touche et venge notre Dieu de toutes ces insultes. Le panthéiste blasphémateur, avec sa religion du Cosmos, s’épouvante de l’apparition du Dieu qu’il nie et conserve, malgré lui, la terreur des Hébreux au Sinaï. Eh bien ! littérairement et nonobstant le rude travail de forgeron qui a martelé cette poésie, cette pièce (l’une des mieux fabriquées) est d’un grotesque involontaire et d’une fausseté d’images qui montre que l’imagination dans M. Hugo est aussi corrompue et perdue que sa conscience de chrétien.

Si tes vers ne sont pas de vains flocons d’écume,
Si ta strophe n’est pas un vain tison qui fume
Sur le tas de cendres néant, …
… Courbe-toi (dit-il), Dieu lui-même officie !

sont des vers avortés d’expression autant que d’idée, et ces vers manqués ne sont qu’un accident de la pensée, de peu d’importance en comparaison de la pauvreté et du dérangement intellectuels de cette tête à métaphores qui nous sert l’azur pour l’église, Dieu pour le prêtre, la lune pour l’hostie et l’élévation. Le géant (il s’appelle géant !) prend la lune pour N.-S. Jésus-Christ. Mais où sont ses apôtres, son évangile et son histoire, à cette lune qui remplace le Dieu des mystiques espèces ? Le grossier et l’ignorant Symbolisme de M. Victor Hugo n’a pas vu cela. L’hostie est ronde, la lune est ronde. Voilà ce qui a frappé cet œil de chair, ce sens raccourci ?

… Courbe-toi (dit-il), Dieu lui-même officie !
Et voilà l’élévation.

Et il ne s’entend plus lui-même ! car ce n’est pas Dieu qui officie dans son système, c’est l’attraction ! Et d’ailleurs pourquoi une hostie sans communion, puisqu’il ose toucher à ces formes saintes dans l’intérêt de ses malheureux vers ? Pourquoi même la lune ? Religieusement parlant, le métallurgiste et le cosmocrate de cette poésie devait choisir le soleil pour l’hostie de son Église azur. S’il est quatre-vingt millions de fois plus gros que la lune, qu’importe ? il n’y a que l’ouverture de la bouche qui coûte, et avec M. Hugo, ce n’est pas une difficulté !

Misérable parabole d’un poète épuisé ! Comparez-la, pour savoir où est la vraie poésie, aux paraboles que sa mère lui faisait lire, quand il avait une mère et une foi ! à celle des lis qui ne sèment ni ne filent, à celles de l’Enfant prodigue, de la Maison nettoyée, du Bon Samaritain, du Mauvais riche, du Grain de sénevé, de la Robe nuptiale, de la Brebis perdue, enfin, à tous ces poèmes du divin Homère des cieux, qui n’endorment jamais personne…

VII

Et maintenant en a-t-on assez et en veut-on encore ? Veut-on que nos citations se multiplient et aillent secouer dans leur silence prudent les amis du poète ? Nous ne pourrions continuer longtemps. La faculté première de M. Hugo, c’est l’infatigabilité. Il jette des vers comme une machine qui serait montée pour cela. Il y a là un mystère de mécanisme et non plus une question d’intelligence. Le vers sort de lui sans que la pensée y soit pour quelque chose. Il en sort abondant, pressé, nombreux, accablant, sous toutes les formes, dépliées ou repliées, tendues ou rompues, que peut prendre le vers. « Je suis celui que rien n’arrête », a dit M. Hugo, et c’est vrai !

Je suis celui que rien n’arrête,
        Celai qui va,
Celui dont l’âme est toujours prête
        À Jehova !

Je suis le poète farouche,
        L’homme devoir,
Le souffle des douleurs, la bouche
        Du clairon noir !

Le songeur ailé, l’âpre athlète
        Aux bras nerveux,
Et je traînerai la comète
        Par les cheveux !

Le rêveur qui sur ces registres
        Met les vivants,
Qui mêle ses strophes sinistres
        Aux quatre vents !

Et, s’obstinant à ce jet continu de vers, il s’écrie dans une ivresse de convulsionnaire :

Donc les lois de notre problème,
Je les aurai !
J’irai vers elles, penseur blême,
Mage effaré !

Très effaré, en effet !

J’irai lire la grande Bible,
J’entrerai nu

Tant pis !

Jusqu’au tabernacle terrible
De l’inconnu !
Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide…

Et voilà pour la première fois que Nabuchodonosor est modeste. Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide ! il y est parfaitement entré, et jusqu’au fond !

Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide,
        Gouffres ouverts,
Que garde la meute livide
        Des noirs éclairs !

Des éclairs noirs ! Il en a vu !

Jusqu’aux portes visionnaires
Du ciel sacré !
Et si vous aboyez, tonnerres !
Je rugirai !

Figaro disait : « Vous parlez latin. Eh bien ! moi, grec ! Je vous assomme. » C’est la pensée de M. Victor Hugo, mais plus joliment et plus classiquement exprimée ! Laissons-le donc sur cette menace. Nous ne sommes que critique. Nous ne sommes pas tonnerre. Il rugirait. C’est assez comme cela. Nous sommes fatigués, et vous aussi, n’est-ce pas ? Seulement, concluons en deux mots. Une si effroyable comédie de l’emphase n’est plus de la littérature ni du talent, mais du désordre intellectuel du plus inquiétant caractère, de l’anarchie d’esprit à sa plus haute puissance. M. Victor Hugo n’a qu’une langue, et il est sa tour de Babel à lui seul, périssant et croulé dans sa propre confusion.

Je ne crains pas de le dire nettement, — simplement, — et la conscience sans aucun reproche, — malgré l’exil !

VIII

Je suis venu tard à La Légende des siècles, et c’était à dessein. J’ai lu et relu toute cette poésie, et j’ai écouté la critique qu’on a faite et qu’on fait encore de ce vaste livre qui n’est, après tout, qu’un recueil de vers. J’y ai cherché, selon l’indication du poète, le commencement d’un grand poëme qui doit s’achever, mais une composition pourtant, une composition intégrale, car, ainsi que le dit M. Hugo (toujours architecte, comme au temps où il écrivait Notre-Dame de Paris) : un péristyle est un édifice à lui seul. Je ne l’ai point trouvé. De vraie critique non plus ! Presque partout une flatterie de parti et de parti pris, aussi hyperbolique que la poésie de M. Hugo elle-même, mais moins réussie ; une flatterie… à incommoder un homme fier.

M. Victor Hugo a été loué pour ce dernier volume comme en France on loue toute puissance, car littérairement il en est une. Qui songerait à le contester ? En France, on peut bien déplacer la flatterie, mais les chiens couchants y sont éternels. Il y a tels hommes aujourd’hui, dans la littérature contemporaine, qui s’indignent le plus des adorations prodiguées autrefois à Louis XIV et qui ont été, à leur manière, les d’Antin de M. Hugo, seulement moins spirituels et moins ducs. Ajoutons à ces torrents d’éloges deux ou trois égratignures, de parti pris aussi, faites en tremblant sur le marbre qu’elles ont cru rayer, mais, en réalité, rien d’appuyé, d’allant droit au cœur de l’œuvre, tout en respectant le poète et la langue dont on se sert pour lui parler ; rien que de la critique de bout d’ongles et d’ongles taillés trop fin pour ne pas casser. Voilà tout. Vous le voyez ! En somme, nulle Critique vraie, car la Critique vraie, c’est la justice, et la justice se compose également de sévérité dans la sympathie et de sympathie dans la sévérité.

IX

Mais, si nous n’avons pas trouvé dans La Légende des siècles le livre rêvé par le poète dans sa préface, si ces petites Épopées n’en formeront jamais une grande et ne sont que des fragments poétiques, des cartons comme le dit M. Hugo encore ; — pour le coup, caractérisant très bien son genre de travail, — nous avons trouvé un poète que nous n’attendions guère, un poète vivant quand nous pensions trouver un poète mort ! Vous venez de le voir, Les Contemplations de M. Hugo nous avaient paru l’agonie d’un génie poétique, assez fort pour rester individuel, mais qui s’était abandonné aux philosophies de ce siècle, à ces philosophies dégradées qui l’avaient rendu semblable à elle. Selon nous, il périssait dans ses Contemplations, ramolli dans un panthéisme dissolvant, hébété de métempsychose. Et nous l’avons dit, malgré l’exil ! car si le poète était banni alors, sa poésie n’était pas exilée et elle habitait parmi nous.

Quand donc on annonça La Légende des siècles, nous crûmes ne trouver, dans les deux formidables volumes dont on parlait, rien autre chose que les convulsions d’après la mort de ce vigoureux organisme de poète qui devait, tant il était robuste, avoir terriblement de peine à mourir ! et nous nous dîmes que ce serait là un triste spectacle, une triste chose à constater d’une manière définitive. Une Critique qui a du cœur souffre plus qu’on ne croit des morts qu’elle est tenue de constater ! Eh bien ! Dieu soit loué, nous avons échappé à cette obligation funèbre. Le poète expirant dans Les Contemplations ressuscite aujourd’hui dans la Légende. Aujourd’hui le lion relevé et debout remet tranquillement sa puissante griffe sur son globe.

M. Hugo a recommencé de vivre d’une vie plus intense peut-être que ne l’a été sa jeunesse. Dans les nouvelles poésies qu’il nous donne, ce lyrique éternel, même en hexamètres, il y a des accroissements de talent, des approfondissements de manière, des choses enfin que nous n’avions pas vues encore dans M. Hugo et que nous tenons à honneur (nous plus que personne) de constater.

Or, à quoi imputer ce changement, cette rénovation, cette résurrection, cette touche plus forte revenue à un génie poétique dont nous avions désespéré ?… Est-ce seulement, comme dans la santé humaine, la crise mystérieuse qui sauve tout et dont personne ne sait le secret ? N’y a-t-il là qu’un de ces revirements soudains, comme il en arrive parfois dans ces organisations souveraines ? ou bien, indépendamment des ressources de cette organisation privilégiée, y aurait-il quelque autre cause dont la Critique doive tenir compte et l’histoire littéraire se souvenir ?… M. Victor Hugo reprend-il son génie parce qu’il abandonne les idées auxquelles il l’avait donné à dévorer, comme Oreste son cœur aux serpents des Furies ?… Le poète de La Légende des siècles a-t-il rompu avec le coupable rêveur des Contemplations ?

Hélas ! malheureusement non, pas encore… Il y a dans ces poésies d’aujourd’hui telles pièces que nous vous indiquerons, qui disent éloquemment à quel degré de profondeur le mal est descendu dans M. Hugo, quoique la vie du talent y déborde et couvre de son flot brillant le mal même ; mais il est certain nonobstant que le poète s’est séparé, non de conviction absolue, mais de préoccupation volontaire et fréquente, dans ce livre spécial de poésies, des idées auxquelles il a gardé une foi que dans l’intérêt de son génie nous eussions voulu lui arracher. Il est certain que cette Légende des siècles, ce livre du passé et des faits réels, est comme un regard longtemps égaré dans lequel afflueraient de nouveau l’intelligence, le rayon visuel et la lumière, et que ce n’est plus là toujours la fixité effarée de cette pupille dilatée naguères sur les choses de l’avenir, et qui s’efforçait d’en violer les voiles ! Il est certain que le poète s’est retrempé dans les sains courants de la tradition, et que dans son esprit et dans son livre, l’Histoire a, — comme partout, du reste, où elle intervient et elle passe, — heureusement foulé la Philosophie sous ses pieds !

X

« J’ai eu pour but, — nous dit M. Hugo dans une préface où il nous explique didactiquement ses intentions, au lieu de les faire reluire dans les lignes pures d’une composition, explicite et parfaite, — j’ai eu pour but de peindre l’humanité sous tous ses aspects », et de fait, cela n’est pas irréprochablement exact…. Beaucoup d’aspects, et les plus grands peut-être, manquent au contraire, à cette Légende des siècles qui a la prétention d’être la Divine Comédie de l’humanité. Le nouveau Dante n’a guère vu que l’enfer du passé dans l’histoire, mais d’y avoir regardé, fût-ce dans sa partie la plus sanglante, la plus confuse et la plus sombre, a été un bénéfice net pour son génie, peu fait pour le vague des passions modernes, les nuances des âmes délicates ou morbides et les espérances mystico-scientifiques des vieilles civilisations. De nature et d’instinct, le génie de M. Hugo est positif comme la matière ; il a la précision d’un instrument. La ligne de son dessin tranche comme un fil d’acier, et sa couleur bombe, en éclatant, comme le relief même. Fait pour chanter la guerre avant toutes choses, — car sa première impression d’enfance fut pour lui, comme pour Astyanax, le panache du casque de son père, — fait pour chanter la guerre, et après la guerre tous les spectacles qui arrivent à l’âme par les yeux, M. Victor Hugo est, pour qui se connaît en poètes, un poète primitif, attardé dans une décadence, aimant tout ce qui est primitif, comme la force, par exemple, et ses manifestations les plus physiques et les plus terribles.

Malhabile à mâcher les langues déliées et molles des époques subtiles et énervées, il n’a de naturel, de sonorité, de mordant dans l’étendue de sa voix, que quand il recule de son temps en ces temps que l’insolence des Civilisations appelle barbares. Pour ces raisons, il est essentiellement Moyen Age, comme l’ont prouvé d’ailleurs ses œuvres les plus énergiques, Hernani, ce drame féodal, Notre-Dame de Paris, Les Burgraves, etc., et comme La Légende des siècles vient de le prouver avec plus d’éclat que jamais. Être moderne, parler moderne, bayer aux corneilles modernes, comme les gaupes humanitaires du Progrès indéfini, n’est pas seulement un contresens pour M. Hugo. C’est un rapetissement de son être. Par la conformation de la tête, par la violence de la sensation, par l’admiration naïve et involontaire de la force, cet homme est éternellement de l’an 1000. Si aujourd’hui, dans sa Légende des siècles, il est relativement supérieur, même à ce qu’il fut, c’est que le Moyen Age ou ce qui traîne encore, Dieu merci ! du Moyen Age dans nos mœurs, — la guerre, les magnificences militaires, l’impérieuse beauté du commandement, — tiennent plus de place dans les poèmes nouveaux que dans tous ses autres ouvrages : mais, qu’il nous croie ! il serait absolument supérieur le jour où, au lieu d’achever cette Fin de Satan qu’il projette, — une pensée moderne bonne à laisser à un poète comme Soumet, qui a fait quelque part la Fin de l’Enfer, — il écrirait de préférence quelque violente épopée du xe  siècle et ne craindrait pas de mêler les moines, dont c’était l’âge d’or, aux soldats.

Malgré les beautés de premier ordre des pièces comme Aymerillot, Rathbert, Eviradnus, Le Petit roi de Galice, M. Victor Hugo ne fait encore que du Moyen Age mutilé. Il n’en comprend et n’en reproduit que les bons chevaliers ou les tyrans, les pères, les enfants, les vieillards, des vieillards qui se ressemblent tous comme se ressemblent des armures, un même type (Onfroy, Eviradnus, Fabrice), mais le cerf, mais le prêtre, mais le moine, mais le saint, mais le grand évêque oublié par Walter Scott lui-même, mais enfin tout le personnel de cette société si savamment hiérarchisée, il le néglige, car il faudrait chanter ce que ses opinions actuelles lui défendent de chanter, sinon pour le maudire, et c’est ainsi que pour les motifs les moins littéraires il manque la hauteur dont il a dans l’aile la puissance, parce qu’il n’est jamais en accord parfait de sujet avec son génie !

Et certes c’est là un grand dommage ! M. Victor Hugo est tellement un homme du Moyen Age, qu’il l’est encore quand il veut ou paraît être autre chose, soit en bien, soit en mal. Ainsi, dans La Légende des siècles, il y a des scènes d’une majestueuse simplicité et de l’expression la plus naïvement idéale, empruntées au monde de la Bible et de l’Évangile, la Conscience, Daniel dans la Fosse aux Lions, Booz, La Résurrection du Lazare, mais justement c’est par le Moyen Age que le poète est remonté à ces sources d’inspiration d’où est descendu l’esprit du Moyen Age sur la terre ! Ainsi, dans les poésies d’un autre sentiment, lorsque l’expression se fausse tout à coup ou grimace, c’est que le poète transporte les qualités et les défauts du Moyen Age dans une inspiration étrangère qui les met en évidence. On a souvent reproché à M. Hugo d’être tout ensemble gigantesque et petit, colossal et enfantin, disons-le, même quelquefois puéril, qui est l’abus de l’enfantin, mais ces défauts, très-saillants dans un poème moderne et dans une époque réfléchie, ne saillent plus au Moyen Age, en ces temps légendaires auxquels on peut appliquer ce vers de M. Hugo :

Et rien n’était petit, quoique tout fût enfant,

que M. Hugo pourrait appliquer à son talent même, car il en est la meilleure caractéristique que nous connaissions.

IV

Eh bien ! c’est un poète d’une individualité pareille, c’est l’homme qui, n’ayant plus la foi aux croyances du Moyen Age, a l’imagination si bien teinte et si bien pénétrée de la couleur de ce temps, qu’il écrit la touchante et charmante prière du Petit roi de Galice descendu du cheval de Roland pour se mettre à genoux devant une croix de carrefour :

… Ô mon bon Dieu, ma bonne sainte Vierge !
J’étais perdu, j’étais le ver sous le pavé, etc.

C’est ce génie qui, de nature, nous appartient à nous autres, chrétiens, gens du passe, intelligences historiques, et qui en nous trahissant s’est encore plus trahi que nous ; c’est cette imagination heureusement indomptable, quoiqu’on lui ait mis des caparaçons bien étranges et des caveçons presque honteux, qui n’a pas voulu rester ce que Dieu l’avait faite pour sa gloire et la sienne, et qui s’est transformée en contemptrice aveugle de ce passé qui lui donne son talent encore, lorsqu’elle le peint en le ravalant ! Oui, toute la question, la seule question que la Critique doive poser à M. Hugo, est celle-ci : Que lui a donc rendu le monde moderne en place du talent qu’il lui a sacrifié, en le lui consacrant ? C’est là une question littéraire facile à résoudre comme une question d’arithmétique. Il n’y a qu’à compter. Prenez les pièces les plus belles de La Légende des siècles, inspirées toutes, plus ou moins, par le Moyen Age ou ce qui en reste (il y a bien du Moyen Age dans Le Régiment du baron Madruce), et comparez-les tranquillement à celles dans lesquelles le monde moderne a mis son panthéisme, son humanitarisme, son progrès illimité et tous ses amphigouris sur les êtres, la substance, l’avenir et les astres, et vous aurez bientôt jugé.

M. Hugo qui, comme Corneille, est Espagnol parce que l’Espagne est la concentration la plus profonde du Moyen Age, M. Hugo qui, dans son Momontombo, fait philosopher des volcans comme des encyclopédies, au lieu de nous donner les Légendes de l’Inquisition, — et il y en a de magnifiques en Espagne, — M. Hugo cesse d’être ce génie qui, à côté de la plus éblouissante hyperbole, a des simplicités d’eau pure dans une jatte de bois, quand il sort de sa vraie veine, cette veine que rien ne peut remplacer. Aujourd’hui, dans cette traversée des siècles, pendant laquelle il a brûlé les plus beaux endroits en ne s’y arrêtant pas, M. Hugo a voulu nous frapper la médaille, — tout un bas-relief, — de la décadence romaine, et il a été fort au-dessous de Juvénal. Dans Le Satyre, où le Panthéisme a eu enfin son poète en M. Hugo, comme en Hegel il avait eu son philosophe, quoiqu’il y ait quelque chose de bien tonitruant dans la voix du poète, l’Antiquité, pourtant, qu’il a chantée, est une antiquité de seconde main saisie à travers la Renaissance ; une suite de tableaux splendides, mais incorrects aussi et versés (ce qui devient de plus en plus le faire poétique moderne) de toiles connues dans des vers !

Même dans les pièces de Zimzizimi ou du Sultan Mourad, où l’auteur se fait oriental avec une ampleur qui maigrit terriblement le grand Gœthe et réduit les poésies du Divan à un petit écrin d’anneaux, l’idée moderne, cette tyrannie de la pensée du poète, finit par arriver, amenant un ridicule qui, comme tout ce qui vient de M. Hugo, est énorme, car M. Hugo donne à tout, je ne dis pas de la grandeur (la grandeur étant une harmonie), mais de l’énormité. En effet, c’est dans Le Sultan Mourad que cet idéal des monstres heureux, ce Caligula du soleil qui a autant de crimes sur la conscience que d’escarboucles sur son caftan, rachète son âme devant la justice de Dieu pour avoir chassé les mouches de la plaie ouverte d’un cochon.

Le pourceau misérable et Dieu se regardèrent…
Un pourceau secouru pèse un monde opprimé !…

De même encore, dans Le Crapaud, où l’auteur n’a pas de cesse qu’il n’ait éreinté une idée juste et rendu grotesque ce qui aurait pu être pathétique, vous reconnaissez la fausse pitié de l’humanitaire, qui confond tout dans l’anarchie de sa compassion : cet âne, dit-il, l’âne qui s’est détourné pour ne pas écraser le crapaud,.

Cet âne abject, souillé, mourant sous le bâton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon !

Telles sont les choses que M. Hugo doit au monde moderne dont il veut être à toute force, au lieu de rester simplement et fièrement soi ; telles sont les éclatantes beautés qu’il doit aux opinions de son siècle, devenues les religions de son cœur et de sa pensée ! Certainement, malgré les taches qui déparent encore à nos yeux le meilleur de ses livres, M. Victor Hugo est un grand poète. Mais les grands poètes n’ont pas toujours la faculté de se juger. Aujourd’hui, ce que nous estimons le moins dans La Légende des siècles est peut-être ce que lui, M. Hugo, estime le plus. Oui, qui sait ?… L’auteur des Pauvres gens, cette poésie à la Crabbe, mais d’une touche bien autrement large et émue que celle du réaliste Anglais, le peintre de La Rose de l’infante, ce Vélasquez terminé et couronné par un poète, préfère peut-être à ces chefs-d’œuvre et à tant de pièces que nous avons indiquées déjà les deux morceaux qui terminent le recueil, intitulés Pleine terre et Plein ciel, ces deux morceaux dont je me tairai par respect pour cette Légende des siècles dans laquelle j’ai retrouvé vivant M. Hugo, que je croyais mort, mais qui sont, tous deux, d’une inspiration insensée, et qu’il faut renvoyer… aux Contemplations !

XI

Seulement, si elle existe, l’illusion sera-t-elle éternelle ?… Y a-t-il une lutte en M. Hugo ? Et si nous avons le bonheur qu’il y ait une lutte, quel en sera le résultat ? Qui vaincra, de la vérité du génie ou de la fausseté des opinions ? La Légende des siècles est, à coup sûr, un grand progrès sur les Contemplations, c’est, comme nous n’avons cessé de le dire, le rejaillissement d’un talent qu’on croyait englouti à cent pieds sous terre dans le faux ; mais ce progrès a-t-il été voulu et réfléchi ? Ce rejaillissement ne tient-il point aux sujets que le plan de son poème a imposés au poète ; et dans les poèmes qui vont suivre et qui doivent parachever le plan, dont il nous a parlé dans sa préface, ce poème de Dieu et cette fin de Satan, dont le titre m’inquiète, ne sont-ils pas la preuve qu’au fond, les idées n’ont pas bougé en M. Hugo, qui doivent le plus le désarmer de son génie ?…

De tous les poètes contemporains qui autour de lui firent pléiade, M. Hugo est le seul qui prouve encore par de longues œuvres qu’il n’a pas renoncé à la poésie, cette grande Abandonnée du temps. Les uns sont morts, comme Alfred de Musset, dont la poésie était morte, même avant lui. D’autres se taisent, comme M. Auguste Barbier, épuisé par un cri sublime qu’il n’a jamais recommencé. Les uns, comme M. de Vigny, gardent sur un front qui pourrait rayonner encore, le désespoir serein d’un temps indifférent aux vers. Les autres sont livrés à la critique, à l’érudition, à la dévorante prose, comme M. Sainte-Beuve, par amour pour les gens littéraires, ou, comme M. de Lamartine, pour quelque motif douloureux… Encore une fois, seul M. Victor Hugo, malgré les divers cours de sa fortune, est resté fidèle à la Muse, cette déesse de plus en plus fabuleuse. Il est resté fidèle, vaillant, infatigable, fécond de cette fécondité tenace qui est un signe, — le signe de la souveraineté dans la vocation créatrice, — et pour cette raison il est peut-être le seul qui puisse aujourd’hui nous donner, après les fortes œuvres, le pur chef-d’œuvre qui est le dernier mot d’un homme ou d’un siècle. Seulement, nous le répéterons à M. Hugo avec austérité : pour cela il ne faut point porter soi-même sur ses facultés les troubles d’une époque moins forte qu’elles, car, en tant que ces facultés ont voulu demeurer poétiques, cette époque ne les a ni distraites de leur but, ni étouffées, quand elle pouvait, comme dans tant d’autres, les distraire et les étouffer.