(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Victor de Laprade. Idylles héroïques. »
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(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Victor de Laprade. Idylles héroïques. »

M. Victor de Laprade
Idylles héroïques.

I

Est-ce pour justifier sa récente nomination à l’Académie Française que M. Victor de Laprade vient de publier un dernier volume de poésies sous ce titre d’Idylles héroïques, un beau titre, n’est-il pas vrai ? Plus beau que le livre à coup sûr. Idylles héroïques ! Voilà, en effet, une idée heureuse et qui a de la grandeur vraie. Les récits de guerre se mêlent bien aux récits champêtres. L’épée est faite du même fer que la charrue, et, fût-elle ensanglantée, sa lame brille plus belle à travers une guirlande d’épis.

Malheureusement, pour peindre de si forts contrastes, il faudrait un poète, héroïque aussi comme son sujet, et M. de Laprade ne l’est pas. C’est un poète honnête. Il s’est bien un peu, — et surtout dans ces derniers temps, — embesogné d’idéal, mais il est de mesure et de donnée honnête. C’est un poète moral et sobre, vigoureux… de jarret, du moins, qui s’est fait une excellente santé à courir la montagne et qui a bien gagné à la sueur virile de son front, et après tant de courses faites en guêtres, son fauteuil à l’Académie !

Tel est exactement et modestement M. de Laprade. Mais, comme vous le voyez, ce n’est pas du tout par la tournure de sa pensée le génie mi-parti de pasteur et de guerrier qu’il faudrait ici, avec un pareil titre, l’espèce de Guillaume Tell poétique dont le vers serait la flèche, vibrante de rapidité, de fierté et d’indépendance ! Pas plus que M. Autran, qui a osé toucher, lui aussi, dans ses Laboureurs et Soldats, à ce grand sujet, — l’idylle héroïque, — M. de Laprade, l’auteur des Symphonies et d’une foule d’autres poèmes Revue des Deux-Mondes, M. Laprade qui, depuis dix ans, n’a ni renouvelé son inspiration ni modifié sa manière, ne pouvait être au niveau du beau sujet qu’il avait aperçu… de loin.

Et cependant pour être juste, je ne le comparerai pas à M. Autran, à ce petit porteur de briquet, qui rime des historiettes militaires, ornées d’agriculture. M. de Laprade a moins de bonhomie voulue… Sa flèche montagnarde visait sans doute à l’Académie. Il a plus d’élévation soutenue que M. Autran et plus de correction littéraire. Ni l’un ni l’autre de ces messieurs n’a l’intérêt profond et la tressaillante émotion des vrais poètes, mais l’ennui (je demande pardon de la vivacité du terme), l’ennui que répand M. de Laprade dans ses poésies est plus pur et tombe de plus haut.

Car, il faut bien le reconnaître, si la poésie se caractérise d’abord par l’impression qu’elle cause, c’est avant tout un poète ennuyeux que M. Victor de Laprade. Il l’est gravement ; solennellement, purement, vertueusement, je le veux bien, de la plus honorable manière, mais enfin il l’est de l’avis même de ceux qui l’estiment. Et ne vous y méprenez pas ! Cela ne veut pas dire qu’il n’a point de talent. Au contraire.

Il en a, mais il est ennuyeux. Et pourquoi ne le serait-il pas, je vous prie ? Goethe l’est bien, lui, en sa double qualité d’Allemand et de panthéiste, et M. de Laprade, qui n’est que Lyonnais, — le Schiller lyonnais, moins les drames, — M. de Laprade, qui n’a pas la vaste circonférence de tête du grand Goethe, est panthéiste aussi à sa manière, un panthéiste chrétien, vague et ambigu, mais le panthéisme mitigé ne mitigé pas l’ennui. Il l’augmente, en noyant l’esprit dans ses insupportables dilutions.

D’ailleurs, si on dressait pour notre instruction la statistique des qualités qu’il faut au talent, cet empêché-tout, pour réussir comme la médiocrité, toujours si aisément triomphante, on trouverait peut-être que l’ennui est une force et un avantage. Nous respectons ce qui nous écrase. Dans une société aussi légère que la nôtre l’était autrefois, et qui est devenue philanthropique et humanitaire, l’ennui, un ennui sérieux, distribué sur toute la ligne, avec ampleur, est peut-être une chose excellente pour faire les affaires d’un homme, et M. Victor de Laprade a-t-il bien fait de ne pas s’en priver, pour mieux conquester la considération publique ?

II

Il nous est impossible de croire qu’il n’y a point pensé un peu… S’il ne nous avait donné que des poésies dans le livre qu’il publie aujourd’hui, nous dirions : « C’est une grâce d’état, une inspiration particulière que cette poésie perpétuellement grave, que cette cornemuse, perpétuellement enflée du même vent. » La poésie de M. de Laprade, grave et vide, ressemble à la barbe de cet ambassadeur de Venise, dont Paul III disait, croyant qu’il n’y avait rien derrière cette barbe, pleine de gravité : Bella barba ! bella barba ! Mais M. de Laprade ne s’est pas contenté de cette barbe d’anachorète des montagnes, de cette poésie monochorde et monotone des hommes de solitude, qui vivent de sauterelles, en fait d’idées, en regardant les grands horizons. Il a mis, dans ce volume, héroïque et idyllin, l’ennui sous les deux espèces, et nous l’avons eu en prose comme en vers.

Sur le sommet de sa montagne, M. de Laprade s’est ressouvenu qu’en fin de compte il était un homme de son temps, de ce temps essentiellement endoctrineur et professeur, et il a prêché sa poésie après l’avoir chantée, dans une préface de soixante pages, encore plus Revue des Deux-Mondes que tout le reste. Il nous a donné sa poétique, qui n’est pas d’une complication bien difficile, mais qui consiste à nous prouver à l’aide de Beethoven et de Claude Lorrain, et de la musique, et des paysages et du dernier progrès des arts, que le poète n’a plus, pour toute ressource d’invention, qu’à faire parler les arbres, les fleurs, tous les objets de la nature, ce que M. Quinet, l’auteur de ce grand poème d’Ahasvérus, maintenant à peu près oublia, mit en usage, il y a trente ans !

Eh bien ! voilà ce qu’aujourd’hui M. de Laprade recommence. Ses Idylles héroïques sont des dialogues avec tout le monde et toutes choses. Tout y a sa voix et son personnage, comme dans un drame, avec ces jolies appellations, entre strophes, Les Fleurs, L’Esprit des montagnes, Les Moissonneurs, Bertha, Rosa mystica, etc., appellations que je conçois bien dans un drame fait pour être joué, mais qui me troublent lorsque je lis de la poésie lyrique qui devrait se couler d’un seul jet comme une glace de Venise, et non pas se juxtaposer par morceaux. L’auteur des Idylles héroïques, qui a fait un poème intitulé Konrad, lequel est un Manfred vertueux, un Manfred retourné, car, de fait, il retourne au monde et à la vie morale en sortant de la solitude, l’auteur n’a pas besoin de s’appuyer sur lord Byron pour justifier ce que j’appelle nettement un défaut de composition permanente.

Le Manfred, tout merveilleux qu’il soit, pourrait Être joué, et dans la pensée de Byron, quand il l’écrivait, il supposait un théâtre, tandis que dans la pensée de M. de Laprade les Idylles héroïques sont de la poésie lyrique au premier chef. Or, à notre sens, toute poésie lyrique repousse, d’essence, le dialogue qui n’est pas lié au récit et qui n’y entre pas comme l’intaille même dans le bronze. On le trouve dans quelques Bucoliques de Virgile, il est vrai, mais d’abord, il est entre des bergers, c’est-à-dire des créatures qui parlent, et non pas entre des créatures inanimées et muettes, mais je n’en vois pas moins là une défaillance dans la perfection de l’artiste le plus pur de l’Antiquité.

III

Les Idylles héroïques de M. de Laprade se divisent donc en trois poèmes d’une certaine haleine, comprenant des récits et des dialogues grossièrement attachés les uns aux autres, ainsi que nous venons de l’expliquer. Nous avons déjà nommé Konrad, le plus considérable et le meilleur de ces poèmes. Les deux autres s’appellent Franz et Rosa mystica. Ces trois poèmes, d’une donnée que tout le monde trouverait sans peine, sont évidemment des prétextes pour peindre la vie des champs et les sentiments, et jusqu’aux vertus que, selon le poète, elle inspire.

Le poète, qu’il le veuille ou non, qu’il y pense ou qu’il n’y pense pas, est un lakiste, un lakiste attardé qui mêle la description, la description éternelle à l’éjaculation lyrique, et qui malgré ses prétentions à la force, à l’expression simple et à pleine main, a parfois les gaucheries et les vulgarismes de Wordsworth sans en avoir la longue et magnifique rêverie… M. de Laprade veut être naïf ; mais on ne veut pas être naïf, on l’est quand on peut. De nature, il est bien plus solennel qu’autre chose, monté haut sur pattes, échassier, sinon d’expression, au moins de port et de démarche, il a peine à se rabaisser, sans disgrâce, jusqu’à l’expression familière que l’écrivain doit prendre, comme l’oiseau prend le grain sur l’aire, pour l’élever, en l’emportant ! Cette recherche de la naïveté le fait parfois ressembler à l’élégiaque M. Guiraud dont le Savoyard disait :

Un petit sou me rend la vie !

L’auteur des Idylles héroïques, en nous parlant souvent dans ses pages les plus champêtres du bon pain blanc, du bon grain, du cher petit ange, etc., etc., se place dans le ton de ce fameux « petit sou. » Il est plus à l’aise dans la peinture, mais il peint épais quand il pense à être coloriste. Il ressemble à M. Victor Hugo comme un enlumineur à un peintre. Preuve, cette pièce de L’Enfant dans les blés que sa longueur nous empêche de pouvoir citer toute :

Vois briller sa grosse joue !

Grosse joue est bien gros !

         Comme il joue !
De foin le voilà couvert !
On croirait voir, quand il bouge
         Son front rouge,
Un pavot dans le blé vert.

Son jeune chien, fou de joie,
         Court, aboie,
Lèche ses mains, son cou blanc ;
Dans l’herbe qu’ils éparpillent,
         Ils sautillent
Et roulent flanc contre flanc.

Comment ne pas se rappeler, en lisant ces vers, la Baigneuse de M. Hugo, écrite en ce rythme, ce petit chef-d’œuvre que Rubens signerait ? Seulement les deux pièces se ressemblent comme la lumière, irisant l’eau d’une source, ressemble à un empâtement de vermillon !

IV

Du reste, laissons la manière et voyons l’invention. Les personnes qui ont fait le succès de M. Victor de Laprade ont insisté sur sa manière, mais n’ont pas, selon nous, assez montré quel est le genre d’invention, bien incontestablement à lui, qui distingue (l’ennui n’est pas une distinction) parmi les autres poètes contemporains, ce lakiste, si spécial dans son lakisme, et qui est bien plus pour les montagnes que pour les lacs. Si nous nous permettions de créer des mots (peut-être le genre inventé par M. de Laprade forcera-t-il d’en créer plus tard), nous appellerions ce genre le montagnisme. Déjà la Critique bienveillante, qui s’enferre quelquefois elle-même sur sa propre bienveillance, a appelé M. de Laprade « le poète des sommets », et en effet, si ce n’est pas encore le titre officiel, c’est le titre mérité de l’auteur des Idylles héroïques, qui devraient bien plutôt s’appeler les Idylles grimpantes : mais peut-être y a-t-il ici héroïsme à grimper. M. de Laprade aime à s’élever sur les montagnes, absolument comme M. Théodore de Banville aime à danser sur la corde. M. Théodore de Banville, le funambulesque, n’est qu’un saquiste parmi les poètes païens et saltimbanques ; mais M. de Laprade est le Stylite de la poésie vertueuse. Dans sa perpétuelle attitude, il ressemble en ses vers, au bout de ses vers qui s’élancent toujours, à la chèvre suspendue au cytise ou à cette cigogne qui perche, un serpent dans le bec, sur les aiguilles des minarets. Il n’y a que le cytise et le serpent qui manquent, car M. de Laprade, poète austère, manque profondément de l’agrément représenté par le cytise et de la fascination perfide, représentée par le serpent.

C’était le prince de Ligne qui disait de je ne sais plus qui : « Il a beaucoup d’esprit, mais sans profondeur et sans surface ; il en a en long et il finit par une pointe comme un obélisque. » Eh bien, c’est sur cette pointe que M. Victor de Laprade reste éternellement perché. Lisez cet incroyable dernier volume, vous serez étonné de l’énergie d’une préoccupation qui se traduit toujours de la même manière, avec une effrayante énergie de monotonie. Vous ne pourrez pas certainement compter le nombre de fois qu’on y rencontre ces mots sacramentels « de sommets et de hauts lieux » qui vont devenir la caractéristique d’une telle poésie à perte de vue et de terre :

Venez (dit-il) vers ces hauts lieux mondes de lumière ?

Et il y va rester :

Apportez, comme un calice,
Pour que rien ne le ternisse,
Votre amour sur les sommets !

Et toujours dans la même gamme :

Donnez l’essor à votre âme,
Elle aspire aux grands sommets :

Et des grands il alterne aux chastes :

Ton souffle m’a porté vers les chastes sommets !

L’histoire même, avec lui, n’est plus qu’une montagne :

Visitez avec eux l’histoire et ses sommets !
… Tu peux sans sortir du réel
Dépasser ces sommets du globe et de l’histoire.

Le désir de la hauteur le saisit jusqu’à la sainte fureur de l’enthousiasme !

Plus haut, toujours plus haut, vers ces hauteurs sereines !

Et la préoccupation le tient si fort que tout à coup l’échelle devient son image favorite et qu’il nous parle de l’échelle du sourire d’or de la femme, sur lequel il escalade le ciel. Quel grimpeur ! Mais quand il redescend du ciel, en se servant toujours de cette échelle, il retrouve la montagne

Où l’homme des hauts lieux respire à pleins poumons.
               La vitale odeur des résines !

Il appelle même cette montagne :

               Un jardin de haut lieu
Qui n’a pour jardinier que le souffle de Dieu !

Montagnard hardi qui fait d’un souffle un jardinier ! Du reste, il appelle encore Dieu le laboureur d’en haut. Est-ce de Dieu qu’il dit ailleurs :

Tu descends comme la lumière
Du haut des monts !

Et comme il veut en faire autant pour son propre compte, il ajoute :

               Montons encore
Cet escalier des monts par où descend l’aurore !

Enfin, c’est un vertige, — le vertige des sommets, — la valse des sommets, qui se danse dans cette tête unique :

De sommets en sommets l’ardent songeur s’élève !
…………………………………………………..
Non, tu n’interdis pas les sommets à ton fils !
…………………………………………………..
Et va combattre, armé de l’esprit des sommets !
…………………………………………………..
Oui, vous m’avez armé, sommets d’où je descends !
…………………………………………………..
Les hauts lieux m’ont ouvert leur magique arsenal !
…………………………………………………..
… Le soleil a fixé sur mon docile airain,
À fixer des hauts lieux cette image éternelle !
…………………………………………………..
Or l’amant des sommets devant lui, tout le jour !
…………………………………………………..

Et même il en voit encore, quand il regarde les tranquilles bœufs dans la plaine :

Avant que le sommet cache le globe d’or
Qui luit en face, — entre vos cornes !

Et comme il faut finir, tout se condense :

Et…. (dit-il, épuisé après cette valse terrible, cette vision de montagnes dressées et tourbillonnant de partout),

Je n’aperçois plus qu’une palme
Sur un sommet !

Mais c’est assez : la tête en tourne : redescendons. Nous n’avons pas, comme M. de Laprade, l’esprit des sommets, qui finit par devenir un personnage dans son livre, et qui n’est pas seulement, comme on pourrait le croire, le vent de la montagne : car le vent est quelquefois spirituel.

V

Nous avons fidèlement cité, et nous pourrions citer encore. Telles sont, dans leur esprit, l’esprit des sommets, les Idylles héroïques que M. Victor de Laprade publie aujourd’hui. Elles ressemblent assez à l’air que l’on respire sur la montagne : c’est assez pur, mais que c’est froid ! c’est de la poésie de glacier. M. de Laprade croit sans doute, comme beaucoup de gens, que la froideur, c’est la sagesse, la force et la vertu, et elle ne l’est pas plus qu’elle n’est la poésie. Pour réchauffer cette climature, l’auteur ne s’est-il pas imaginé de faire tomber dans cette neige alpestre une goutte du sang immortel du vieux Dante ? Dans sa Rosa mystica, il a osé toucher à cette robe écarlate de Beatrix, qui doit dévorer, nouvelle tunique de Nessus, tous les poètes qui ne sont pas des Hercules. Or, M. de Laprade n’est qu’un montagnard avec son crochet, un bon guide pour une de ces poétiques ascensions qui donnent envie de redescendre, voilà tout. Il est du Forez, qui touche aux Cévennes, et c’est au Forez qu’il dédie son livre : car il aime sa patrie. Ou le voit bien à ce conseil :

Reçois-le, sans l’ouvrir, ce livre d’un songeur,

Et garde bien tes fils de notre esprit — rongeur !

La recommandation est patriotique.

Nous l’avons ouvert, nous, et nous l’avons fermé, ce livre. Mais, pour le ronger (M. de Laprade se croit toujours dans la montagne), il faudrait y revenir, et malgré notre esprit… rongeur, nous ne le rongerons pas. Pour ronger une chose, il faut l’aimer !