(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Henri Murger. Œuvres complètes. »
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(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Henri Murger. Œuvres complètes. »

M. Henri Murger
Œuvres complètes.

I

Je voudrais bien, cependant, dire un mot que je n’ai pas dit sur M. Henri Mürger. J’ai attendu. J’ai eu cette prudence contre l’enthousiasme des regrets et cette condescendance pour une mort si triste. D’ailleurs, il est un défaut de mon pays pour lequel je me sens une irrésistible faiblesse. En France, les questions de sentiment, ce despotisme généreux, priment toutes les autres questions, mais, en fin de compte, doivent-elles primer la justice ? La Critique doit-elle s’associer à l’attendrissement général ? Et parce que M. Henri Mürger, par exemple, est mort jeune, ce qui n’est pas, hélas ! un malheur si rare, parce qu’il avait, comme homme, les qualités que Boileau reconnaissait en Chapelain, est-ce une raison pour que la Critique ne porte pas un regard calme sur les œuvres qu’il a laissées, et ne demande pas à ces œuvres la justification des regrets exprimés par ceux-là qui ne disaient pas grand’chose de M. Mürger pendant sa vie, et qui, maintenant qu’il n’est plus là pour les entendre, ne voudront peut-être pas qu’on en parle, si l’on en dit un bien absolu ?

Eh bien ! vraiment, pour l’honneur de la Critique et l’exactitude de l’histoire littéraire qu’elle écrit chaque jour, j’ai cru que ce n’était pas là une raison suffisante de se taire et de souscrire, par son silence, à l’opinion trop émue qu’on a voulu dernièrement nous donner d’un talent qui, en lui-même, n’est pas si troublant et auquel la Mort, cette railleuse qui fait parfois les meilleurs prospectus, en a fait un qu’aucune circonstance probablement ne recommencera jamais plus.

C’est sous le coup de cet éloquent (trop éloquent !) prospectus que je viens de lire les Œuvres de M. Henri Mürger, qui m’étaient inconnues, et je crois pouvoir affirmer que ce ne sont pas de ces choses qui soient organisées pour durer… Ce sont, je le veux bien, ici et là, deux ou trois fleurettes, peut-être d’autant plus touchantes qu’elles sont nées sur des plates-bandes dont le terreau n’était pas très-pur et dont le jardinier avait beaucoup souffert. Mais ce ne sont pas des fleurs immortelles ! Autant en emporte le vent, ce bon vent du xixe  siècle, qui emporte tout doucement tant de choses, sans avoir besoin de souffler !

M. Henri Mürger, ce bohême — car on peut lui donner ce nom dont il a fait son titre — M. Henri Mürger, je le crains pour lui, n’aura donc pas la solidité de renommée d’un autre bohême, auquel on a fait également l’aumône tardive d’un tombeau. Hégésippe Moreau, lui, avec un seul volume qui, certes ! n’a pas de l’originalité à toutes ses pages, mais qui en a une supérieure, quand il en a, Hégésippe Moreau, avec moins même qu’un volume, est entré, pour n’en plus sortir, dans la littérature de son siècle.

Il faudra que la Critique sérieuse de l’avenir compte avec ce Mauvais Garçon… Mort à l’âge où le talent n’est que le bouton entr’ouvert d’une rose qui aurait été délicieuse, si elle se fût épanouie, l’auteur du Myosotis aurait pu être pleuré par un Virgile, et ce n’est pas cependant une simple espérance que Virgile eût pleurée. C’eût été aussi la réalité d’un talent, charmant déjà, tandis que M. Henri Mürger, si on le regrette aujourd’hui, ce n’est pas pour l’espoir qu’il donnait d’œuvres fortes. Il avait quarante ans. Après quarante ans, le talent peut certainement grandir encore, mais ce n’est plus l’âge des Marcellus !

Quant à la réalité exacte du talent qu’il avait, jugeons-la aujourd’hui sans faiblesse, dans le silence qui commence à s’établir autour d’une tombe, bruyante hier. Est-ce parce qu’il fut malheureux qu’on n’oserait plus juger un poète ?… Alors on n’en jugerait plus un seul. Ils le sont tous. Le malheur de la vie des poètes est d’ailleurs toujours le bonheur de leur gloire. Par respect pour la souffrance humaine, au contraire, voyons aujourd’hui si la pauvreté, l’indigence de l’éducation qui fait la virginité du génie, toutes les Cruautés de la destinée, ces nourrices aux mamelles de bronze qui donnent du sang à téter à leur nourrisson et bien souvent ne leur donnent rien à téter du tout, sont parvenues à élever M. Henri Mürger comme poète, et si à quarante ans il n’est pas mort, en bas âge, dans leurs fortes mains !

II

C’est en effet le caractère du talent de M. Mürger, — le bas âge éternel ! Quoi qu’il ait écrit, — vers ou prose, — ce n’est pas un talent achevé, venu à bien, ayant son aboutissement et sa plénitude. Ses meilleurs endroits sont toujours les ébauches faciles, assez gracieuses dans leur facilité, d’un homme qui, peut-être, sera un artiste demain. Telle est même l’illusion de jeunesse et d’espérance à laquelle on s’est pris jusqu’à la dernière heure, que M. Henri Mürger, l’auteur de la Vie de Bohême, n’a jamais eu quarante ans, de fait, pour l’Imagination contemporaine, et ce n’est point, parce qu’en le lisant, l’Imagination est devenue grisette. Non point ! C’est pour une raison moins aimable.

Évidemment, en parcourant ces pages incorrectes et lâchées et ces vers dans lesquels l’émotion ne peut sauver le langage, on a senti que cette fantaisie ne tenait pas toute sa force, que cette langue de poète avait le filet… On ne le lui coupa pas et jamais il ne se l’arracha. Né délicat, M. Mürger n’était pas de ces esprits puissants qui trouvent une forme toute faite dans l’originalité de leur génie ou se travaillent de leurs mains robustes pour s’en faire une… Lui moins qu’un autre ne pouvait se passer de cette éducation première dont le génie se passe si bien et n’en est que plus fier ! mais qui est nécessaire à la moyenne des hommes, même avec d’assez jolies facultés. Les siennes étaient poétiques, mais précisément moyennes. C’étaient celles de tous les hommes qui peuvent faire des vers plus ou moins agréablement attendris et nous répéter, en y glissant leur faiblesse d’organe, des airs connus qu’on avait entendu mieux chanter !

Car, enfant par la balbutie, il l’est encore par l’imitation, cet enfant incorrigible à lui-même et incorrigé par la Critique qui le gâta, dès qu’elle le vit, et qui, pour cette raison, ne lui donna jamais l’âpre envie de devenir un homme. M. Henri Mürger, dont la destinée ne fut point heureuse, après tout, quand on jauge sa vie, M. Henri Mürger a cela de particulier que le succès littéraire qui lui fut facile ne lui amena pas, comme c’est son usage le plus souvent, sa sœur, cette vilaine petite sœur, dont on ne peut se passer et qui s’appelle la Fortune. Mais si M. Henri Mürger souffrit les mêmes souffrances qu’Hégésippe Moreau et si même son talent ne rencontra pas le même hasard de culture, si par ce côté-là il fut plus à plaindre que le poète de Provins, qui avait toutes les roses de son pays dans sa pensée, l’auteur de la Vie de Bohême eut tout de suite l’applaudissement collectif autour de son nom, et, plus tard, le temps de jouir d’une petite gloire, tandis que le pauvre Hégésippe n’a jamais fait manger à sa faim l’applaudissement de personne, pour la calmer.

L’auteur du Myosotis a pu mourir doutant de lui-même. M. Henri Mürger, au contraire, a dû mourir, lui, quelle que fût sa modestie, en s’exagérant sa valeur. S’il redevient obscur, il n’aura pas du moins vécu obscur… La Vie de Bohême, quand elle parut, cette suite de pochades écrites en un style qui est plus de l’argot que du français, sur des tables de brasserie et de café, entre beaucoup de pipes et de petits verres, parut une délicieuse fantaisie à beaucoup d’esprits et même à la Critique, qui devait pourtant s’y connaître. C’était le dernier mot du Romantisme en gaieté ou plutôt en griserie et le premier du Réalisme qui allait naître et qui allait en dire de plus laids. Les imaginations pour qui la chanson de Béranger « Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans » était un chef-d’œuvre d’idéalité durent traiter M. Mürger d’écrivain original, parce qu’il écrivait en manches de chemise, comme on joue au billard.

Tous ceux qui avaient été étudiants pauvres, déchirés, dérangés, déboutonnés, et c’est à peu près tout le monde à un certain niveau social, furent touchés, du fond de la tenue qu’impose plus tard la vie, de toutes les bêtises qu’ils avaient dites ou faites, et qu’on leur montrait dans cette lanterne magique de leur libre jeunesse, et ils parlèrent de M. Mürger comme d’un Sterne plus osé que l’autre (il n’était que cela !) dans son milieu d’hôtel garni ou dégarni et d’estaminet. M. Mürger fut nommé presque à l’unanimité le Sterne ou le Henri Heine du Pays Latin. Le bruit qui s’est élevé autour de sa tombe, trop tôt ouverte, ne fut donc point l’expiation ou la réparation d’une injustice, mais la continuation d’une faveur qui, comme bien des faveurs, fut une erreur aussi, par-dessus le marché.

Pour ma part, je le dis hautement, je n’ai jamais compris que la Critique, quelque émoustillée qu’elle puisse être par le souvenir des aimables sottises de ses vingt ans, pût traiter ces pochades de M. Mürger comme un livre d’observation, ayant une valeur littéraire. C’est une suite de bouffonneries charivariques assez drôles, dans lesquelles on rencontre de temps à autre un trait touchant, comme perle quelquefois une larme intelligente dans les yeux avinés d’un ivrogne, mais c’est là tout ! La verve n’y manque pas. Mais la verve, qui est le mouvement de l’esprit, et qui donne chaud comme tout mouvement, est une qualité, sans doute, mais la dernière qualité du talent. D’ailleurs, cette verve même n’appartient pas uniquement à M. Mürger, qui fut plusieurs, comme les Allemands prétendent qu’il y eut plusieurs Homère.

Tout le monde sait maintenant, et on pourrait les nommer, de quels excellents camarades, vivant dans le plus insouciant communisme de l’esprit, était composé M. Mürger. Tous firent cette poule de la Vie de Bohême, et ils la laissèrent gagner à celui qui l’a signée, mais elle ne l’enrichira pas. On oubliera demain ce Neveu de Rameau de la blague (je parle sa langue, en écrivant ce mot-là) et ce Bernardin de Saint-Pierre des Paul et Virginie du concubinage. Ce sera tant mieux. Qu’a la morale à gagner à de tels livres ? Et la littérature ? Et la langue ? Et même la gaieté française, que M. Mürger, s’il faut absolument rire, a épaissie et abaissée !… Les plaisanteries dont M. Mürger a donné le modèle sont maintenant des formules à l’usage des sots qui les répètent, et qui peut-être se tairaient sans cela !

Voilà ce que nous lui devons !

Ce n’est donc pas la Vie de Bohême qui fait la réputation actuelle de M. Henri Mürger, et l’a timbré tellement de son succès qu’il n’a, dans ses autres livres, jamais fait qu’elle ; ce n’est point cette Vie qui, selon moi, fait son mérite, si mérite il a. Je nie absolument M. Mürger comme observateur. Je ne l’aime pas comme fantaisiste. Il reste le poète, qui eut parfois du sentiment. Puisqu’on l’a nommé l’Henri Heine aussi bien que le Sterne du Pays Latin et que son latin, il l’apprit beaucoup dans ces deux hommes qu’il nous a vulgarisés et débraillés, je reconnais encore mieux le Heine que le Sterne, quoique cet Heine-là soit encore plus Alfred de Musset !

III

C’est de l’Alfred de Musset d’imitation et de balbutie, de l’Alfred de Musset resté petit garçon toute sa vie et un peu singe, comme le sont les petits garçons… Chérubin vieilli, qui, à quarante ans, continue de chanter sa romance à Madame, laquelle n’est pas Mme Almaviva, — mais Musette, Frisette ou Rigolette. La mandore des Contes d’Espagne et d’Italie a baissé de je ne sais combien d’octaves. Ce n’est plus qu’une guitare, et encore une guitare des cafés du Pays Latin, car jamais M. Henri Mürger n’a changé d’atmosphère. Alfred de Musset, qui, avant d’être cette perle fine d’originalité, enfin trouvée, d’Alfred de Musset, imita aussi pour son propre compte et beaucoup trop, fut à lord Byron ce qu’est un brillant aide de camp à son général ; mais M. Henri Mürger ne fut, par le talent, à Alfred de Musset que ce qu’un groom est à son maître. Il montait derrière le cabriolet d’Alfred de Musset et il en tombait quelquefois.

Et ce n’est pas tout. Voyez le malheur de l’imitation ! M. Henri Mürger imita de Musset dans ce qu’il a de moins pur et de moins élevé. On sait que le poète des Contes d’Espagne et d’Italie a écrit quelques-uns de ses plus beaux poèmes sous le nom de Nuits. M. Mürger a écrit ses poésies sous le nom de Nuits d’hiver, mais ce n’est pas un chétif rapport de titres qui me fait conclure à l’imitation, l’insupportable imitation, qui donne deux fois la même note, en l’affaiblissant ! C’est tout le volume dans chacun de ses détails et dans son inspiration générale et première.

C’est toujours en effet cette inspiration si usée déjà, qui raille, en pleurant, son objet, parce que son objet est méprisable. La place qu’occupe la fille en ces poésies tient autant, je le sais, à l’époque qu’au poète, mais qui ne s’élève pas au-dessus de son époque n’est jamais un poète qu’à moitié.

O cara mia, Ninette, Ninette !
………………………………………..
Que la volonté du Soigneur soit faite !
Et sur nos amours tirons le rideau !
Quand je serai loin, tu pourras, Minette,
Le relever sur un amour nouveau.

Je n’ai plus le sou, ma chère, — et ton code
Dans un pareil cas, condamne à l’oubli,
Et sans pleurs, ainsi qu’une ancienne mode,
Tu vas m’oublier, n’est-ce pas, Nini ?…

Tel est et tel ne cesse pas d’être, dans tout ce recueil d’ailleurs fort mince, l’amour poétique de M. Henri Mürger. Certainement Alfred de Musset, à qui on ne peut pas plus prendre sa Ninon et sa Ninette qu’Elvire à Lamartine et que Laure à Pétrarque, est derrière ces vers qui le reproduisent négligé, — plus négligé qu’il n’était, et il l’était déjà, — et misérablement pâli. Et tous ceux qui suivent, à l’exception de deux à trois pièces imitées, elles, de Béranger, vont le reproduire en l’affadissant et en le diminuant encore. Le Requiem, Madrigal, La Chanson de Musette,

Hier, en voyant une hirondelle
Qui nous ramenait le printemps,
Je me suis rappelé la belle
Qui m’aima quand elle eut le temps, etc.

La Chanson à Rose, Louise, Marguerite, Printanière, les Étrennes à ma cousine Angèle, Au balcon de Juliette, A Hélène, A une dame inconnue, les Petits Poèmes, Ultima Spes Mortuorum, Courtisane, Le Testament, la pièce qui a été le plus citée (j’ai nommé presque toutes les pièces du volume), seront tour à tour des calques plus ou moins indécis ou tremblés d’Alfred de Musset. Il y aura même des pièces, comme Le Requiem d’amour, par exemple, où la hantise du souvenir de de Musset sera tellement tenace, que ce souvenir poursuivra le poète, non seulement dans l’image et dans la pensée, mais dans la pose, la coupe et l’allure de son vers !

Cette valse à deux temps qui me fit bien du mal ;
Le fifre au rire aigu raillait le violoncelle,
Qui pleurait sous l’archet ses notes de cristal.

Comme cela rappelle, n’est-il pas vrai ? mais dans un ton aigre et écourté, ces beaux vers si largement phrasés et qui chantent dans toutes les mémoires :

Une mélancolique et piteuse chanson
Respirant la douleur, l’amour et la tristesse.
Mais l’accompagnement parle d’un autre ton :
Comme il est vif, joyeux ! avec quelle prestesse
Il sautille ! — On dirait que la chanson caresse
Et couvre de langueur le perfide instrument,
Tandis que l’air moqueur de l’accompagnement
Tourne en dérision la chanson elle-même !
Et semble la railler d’aller si tristement.
Tout cela cependant fait un plaisir extrême !

Et ailleurs dans la même pièce :

Ton amour inconstant flotte sans préférence
Du brun valet de pique au blond valet de cœur !

N’est-ce pas le même mouvement que :

Et qui n’a pas le temps de nouer sa ceinture
Entre l’amant du jour et celui de la nuit ?

Je pourrais pousser plus loin ces rapprochements qui se font si positivement écho, mais l’espace me manquerait, et je voudrais signaler encore le style de M. Mürger, aussi faible en poésie qu’en prose, c’est-à-dire beaucoup plus, puisqu’il l’est autant. C’est le style lâché, déboutonné, effiloché, bohême enfin, dans toute sa beauté de paillon et de haillon. Rien n’y tient ni ne s’y accorde. On y trouve des manières de parler comme celles-ci :

Vous la reconnaîtrez à ses cheveux ardents
Comme un soleil du soir qui se couche dedans
  La pourpre et l’or d’un ciel d’orage.
…………………………………………

Et encore :

Notre jeunesse est enterrée
Au fond du vieux calendrier,
Ce n’est plus qu’en fouillant la cendre
Des beaux jours qu’il a contenus
Qu’un souvenir pourra noua rendre
La clef des paradis perdus.

Un souvenir qui fouille la cendre d’un vieux calendrier pour y retrouver la clef des paradis, dans ce vieux calendrier ! J’espère que c’est assez bohême comme cela et même charabia ? M. Henri Mürger a beaucoup d’unité. Dans ses Nuits d’hiver comme dans sa Vie de Bohême, il n’a pas plus d’inspiration personnelle qu’il n’a de style à lui, pour recevoir l’inspiration des autres. Ce vin des autres qu’on lui a versé, il l’a bu… dans sa main, quelquefois avec assez de grâce (toujours l’enfant et rien de plus !) mais les quelques gouttes qui ne sont pas tombées de cette coupe du pauvre ne lui ont jamais échauffé le front, pour lui communiquer la chaleur profonde, la vraie vie et la fécondité.