(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Laurent Pichat »
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(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Laurent Pichat »

Laurent Pichat

Les Réveils.

I

Ce livre des Réveils en est un pour moi. Moi aussi, il m’a réveillé ! Je ne dormais pas sur les livres de Laurent Pichat, qui a, paraît-il, écrit beaucoup de vers, mais je dormais à côté… Je ne les lisais pas, indifférent, presque incrédule, sachant vaguement, il est vrai, que Laurent Pichat, depuis de longues années, voulait être un poète, mais elle est si rare, la poésie, que je ne crois à elle que forcé dans mes gardes et qu’à la dernière extrémité ! Je savais, d’ailleurs, que Laurent Pichat était un démocrate, une manière d’homme politique… Démocratie et politique ! Quand un poète tombe là-dedans, c’est la culbute de Phaéton, non pas dans l’Éridan, mais dans la dernière et la plus malpropre des poêles à, frire… et presque toujours il y est frit. Seulement, tout le monde n’est pas fils du Soleil… Je doutais donc de la valeur poétique de Laurent Pichat, et j’en doutais sans nulle anxiété.

Une seule chose m’attirait vers l’auteur futur des Réveils. Malgré les frères et amis, qui ne le vantent pas, malgré une fortune qu’on dit considérable, — une fortune à payer des condottieri, s’il en voulait, — et la bassesse des journaux toujours prêts à la réclame, Laurent Pichat avait la distinction d’être obscur, et pour moi, qui aime les distinctions et qui l’avoue sous ce régime d’égalité républicaine, celle que j’aime le plus, par ce temps de gloires insultantes, c’est l’obscurité ! Jusqu’ici, donc, relativement obscur, son livre des Réveils lui aura-t-il été, pour la foule comme pour moi, un réveil et une aurore ? — une aurore qui, par exemple, se sera levée un peu tard.

II

Un peu tard, en effet ; car il ne s’agit de rien moins que de l’aurore du monde ! Le poète des Réveils, qui n’avait plus précisément la jeunesse de l’alouette du matin, nous l’annonce, à nous autres, gens du couchant. Et le titre de son livre manque même de netteté et ne dit pas bien sa pensée : car des Réveils supposent qu’on n’a pas toujours dormi, et l’idée qui plane sur les poésies de Pichat, c’est qu’Épiménide de six mille ans le monde a dormi depuis sa naissance, et qu’il s’éveille enfin au xixe  siècle !! Idée chimérique et fausse, et risible même, qui n’est pas, elle, éveillée, comme le monde selon Pichat, de ce matin, puisqu’elle traîne partout dans tous les livres modernes, où, fat pour le compte de son temps, Pichat l’a ramassée. Les poètes sont capables de tout ! — Le croiriez-vous ? C’est dans cette vieille loque philosophique que Laurent Pichat a enveloppé sa poésie. Il l’a roulée dans ce haillon… Fanatique de démocratie, fanatique d’orgueil de lui-même, sous prétexte de respect et d’admiration pour la grandeur des facultés humaines que tous les philosophes prennent pour la grandeur de leur personne, Laurent Pichat n’a pas craint de mettre la poésie de son âme dans ce qui aurait dû la tuer, et il a osé dire à l’Imagination que le temps est venu de se taire devant la raison triomphante ! Il faut donc commencer par l’affirmer hardiment : son livre des Réveils est, d’inspiration générale, le livre le plus sèchement philosophique, le plus antipoétique que je connaisse. Quand on l’a lu, quand on l’a fermé, quand on est loin et qu’on ne s’en rappelle que l’idée première, on le méprise, si on n’a que l’esprit droit, mais on le hait, si on a l’âme ardente ; car si les choses étaient ce que Pichat, cet Aruspice de l’avenir, dit qu’elles sont maintenant ou qu’elles vont être, toute poésie en mourrait du coup, et Pichat, cessant d’être poète, ne serait plus que le plus vulgaire des rêveurs.

Et nous connaissons son rêve ! C’est le rêve, plat et borné, qui traduit exactement l’état actuel de la cervelle humaine. Ce n’est pas même un rêve : c’est la réalité de ces temps misérablement avilis ; c’est le rationalisme de la bête ratiocinante, et qui, toutes ses autres facultés éteintes, ne veut plus que ratiociner. C’est l’athéisme de cette époque athée, l’athéisme heureux et fier comme un parvenu, faisant bedaine dans un Prudhomme cubique de Suffrage universel ! C’est la foi niaise à une science qui n’est pas encore, mais qui se fait, — le têtard de la sublime grenouille future, — foi badaude de bedeau scientifique, plus crédule, à lui seul, que tous nos bedeaux catholiques, à nous ! C’est enfin la religion de l’homme-Dieu moderne, qui n’est plus Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais Laurent Pichat et tous les Pichat de la terre ; car, dans ce système, tout homme est égal à Pichat comme X est égale à X. Tel est le rêve de ce poète chez qui l’imbécile Démocratie a tout dévoré… excepté, pourtant, une petite fleur de Poésie qui a résisté à sa dent par la raison qu’elle est immortelle, et qui a fleuri moqueusement jusque sous les mandibules de cet âne affamé qui veut tout broyer dans ses lourdes mâchoires. Et c’est cette petite fleur que j’ai aperçue au milieu du pré brouté par la démocratie, — que Pichat croit, lui ! être le champ de l’avenir, — c’est cette petite fleur, retrouvée là, qui m’a empêché de jeter sous mes pieds avec mépris ce livre où un regain de poésie vivace, inarrachable du cœur d’un homme, domine encore, domine toujours tous les prosaïsmes glorifiés de ce siècle dégénéré ! Et tel est aussi le mérite — le seul mérite — du livre de Pichat, poète malgré lui, poète incorrigible, poète démocratique… c’est-à-dire un aristocrate qui a dérogé. Certainement, il n’y a pas partout de la poésie, en ces Réveils, mais enfin il y en a assez pour faire mesurer ce qu’il y en aurait si l’auteur s’était abandonné à sa nature, et n’avait pas versé dans des idées et des doctrines qui rongent et diminuent les poètes, mais qui ne sont pas de force à complètement les supprimer ! Le livre de Laurent Pichat est une preuve de plus de cette vérité, qu’il faut être infatigable à mettre en lumière : que rien, dans les dernières erreurs qui se sont abattues et se sont accroupies sur le monde, n’est assez puissant pour venir à bout de la faculté poétique, — la seule peut-être de nos facultés qui soit immortelle, car elle fleurit encore, comme ici, revanche superbe de l’imagination des hommes ! sur les débris de leur raison.

III

Et c’est là un bonheur aussi pour cette Raison en ruines et quelquefois déshonorée, que la Poésie ait la vie plus dure qu’elle et subsiste quand la Raison n’est plus. Oui ! quand elle n’est plus, cette noble Raison, dans sa vérité incommutable, qu’une victime égorgée et souillée par les passions et par les sophismes, c’est un bonheur pour elle que la Poésie s’accroche à ce qui en reste et la pare de ce qu’elle a, elle ! de pur, d’idéal et d’immortel. Tenez ! qui lirait, à cette heure, le poète des Réveils, s’il n’y avait que ses idées dans ses vers et si la forme qu’il leur donne ne les faisait pas souvent oublier ?… Dans un des plus longs poèmes du recueil de Laurent Pichat, intitulé : Saint-Marc (le Saint-Marc de Venise), où se trouve, plus que partout ailleurs, cette idée qui, au fond, est la seule du livre : c’est que le monde entier, l’Antiquité, le Christianisme, le Moyen Age, toutes les religions, toute l’Histoire enfin, jusqu’à ce moment, ne sont plus qu’une pincée de poussière, un songe évanoui, évaporé, perdu, et qu’il n’en subsiste ni un sentiment, ni une croyance, ni une vérité, tandis que le xixe  siècle seul est la vie ! qui ne sentirait, de prime saut, l’absurdité et le sacrilège de tout cela, si la Poésie ne jetait pas son voile brillant sur le sacrilège et l’absurdité ?… La Poésie, je le sais bien, en est profanée. Elle ne touche pas impunément, si divine qu’elle soit, aux erreurs ou aux ignominies de la pensée humaine. Mais elle n’en est pas moins la Poésie ; elle n’en est pas moins la forme irrésistible ; elle n’en est pas moins, comme ces femmes belles qui le sont encore dans la passion, le vice et le crime, toute-puissante toujours ! Assurément, la poésie de Laurent Pichat n’a pas cette beauté souveraine, mais elle en a souvent trop encore pour les idées qu’elle exprime, et que, sans elle, on ne pourrait pas supporter.

Ces insupportables idées de l’auteur des Réveils, d’autres poètes que lui, du reste, les ont déjà exprimées, et, disons-le, avec une audace d’originalité très supérieure à la sienne. Dans ce livre-là, car ses autres livres me sont inconnus, il est bien, nonobstant, de la race des derniers venus de ce temps ; il doit être compté parmi ceux-là qui ont succédé à ce religieux et incomparable Lamartine, que, dans leur impiété, ils n’ont jamais égalé en génie. Qu’ils se le répètent, pour en écumer dans leur orgueil ! Dieu, qu’ils nient tous, ces athées, a encore pour lui de plus grands génies qu’eux. Laurent Pichat vient, parmi eux, de gagner sa place,· — mais, il faut en convenir, Baudelaire, la mâle Ackermann, et, plus près de nous, Jean Richepin, l’auteur de La Chanson des Gueux, — qui couvait son volume des Blasphèmes, — Richepin le toréador, qui prétend traiter Dieu comme le vil taureau auquel on passe une épée à travers le ventre, Richepin qui rirait bien de Pichat avec sa religion du progrès, qui n’est que du Christianisme déplacé, sont des blasphémateurs d’un autre poing montré au ciel et d’un autre calibre de passion impie que Pichat, l’égorgeur de songes, comme il s’appelle, et le pleureur sur les légendes religieuses auxquelles il a cru, et que, du fond de sa stérile et vide raison, il a l’air de regretter encore. Ironie charmante de la Providence à laquelle il ne veut pas croire, l’athéisme de Pichat est d’un talent qui se fonce tout à coup quand il traduit en vers, souvent très beaux, les croyances de sa jeunesse, et que l’accent exécré, l’accent catholique plus fort que lui, passe à travers la langue de sa poésie, — cet accent qu’il finit toujours par renier, quand il s’en est le mieux servi… Ce qui n’est pas reconnaissant !

IV

Ainsi, vous le voyez ! Plus poète, plus vraiment poète quand il est involontairement le catholique du passé que quand il est l’athée de l’heure présente ; plus poète quand il remonte par la pensée dans ce monde qui a dormi (dit-il) que quand il est dans ce monde qui s’éveille, Laurent Pichat, au lieu d’appeler son livre : Les Réveils, aurait mieux fait de l’appeler : Les Regrets ; car ce qui vibre le plus dans ce livre et ce qui y prend irrésistiblement le cœur, c’est la vie vécue, c’est la puissance des souvenirs et leur mélancolie amère. Il n’y a pas (et heureusement !) dans ce volume que les idées impies d’un siècle qui a confisqué l’âme d’un homme, mais il y a aussi les sentiments personnels de cet homme, qui vaut mieux, sans nul doute, que les idées qui l’ont confisqué. Laurent Pichat, ce cygne des années lointaines qui s’est mis, comme un jeune coq, à chanter l’aurore qui se lève sur un monde nouveau le poulailler de la Démocratie, aurait, assurément, plus de grâce et de profondeur dans ses chants s’il chantait les heures crépusculaires, voisines de la nuit qui nous menace. Les rossignols sont les oiseaux des soirs. Certes ! ce n’est pas moi qui citerai ici pour les faire valoir les pièces du recueil de Pichat contre ce que nous aimons, nous, les croyants, et respectons encore. Le talent est dans beaucoup d’entre elles ; mais ce talent est notre ennemi : la Critique ne doit que la justice. Elle a fait son devoir, et on ne peut lui demander rien de plus, quand elle a signalé comme infiniment remarquables : Saint-Marc, déjà cité, Le Fils du Vicomte, où la satire et la comédie unissent leurs coups de fouet, Un beau mariage, — d’autant plus dangereuse, cette pièce, que, vraie en beaucoup de points et étincelante, mais d’inspiration basse, elle aura pour elle toutes les âmes basses hostiles à l’Église, — La Tête de mort, L’Exorcisme du ver, où l’on trouve ce vers baudelairien :

Et qui ne craint pas Dieu ne craint pas sa vermine !

Isaïe, Une tombe, Les Sesterces et les Roses, Tentation. Seulement, ce que je veux exclusivement vous faire entendre pour vous prouver que nous avons ici affaire à un poète, ce n’est pas l’expression réussie de la haine qui se croit victorieuse, mais c’est l’accent éternellement cruel et doux de la vie passée, qui, finie, crée immédiatement l’infini du souvenir dans nos cœurs. Écoutez ! C’est le commencement du volume, ce que le poète appelle La Clé rose :

À l’inspiration qui dort,
La vie est lentement rendue.
J’avais fermé le coffret d’or
Et la clé rose était perdue.

Qui sait ce qu’encore il offrait
De richesse au poète avide ?
Pauvre trésor, pauvre coffret !
Restez clos ! — Si tout était vide

Comme la coupe de Thulé,
Où tout ce que l’on aime et souffre
Dans une gorgée a coulé,
Que la clé rose reste au gouffre !

Respectons le morne secret ;
Toute illusion fond en prose.
Qui sait ce qu’on découvrirait
Si l’on retrouvait la clé rose ?
………………………………………

Tous les pleurs du monde ont coulé.
Qu’importe qu’un songe renaisse ?
Pauvre clé rose, elle a roulé
Dans les torrents de ma jeunesse.
………………………………………
………………………………………
……………………………………….

J’ai nourri le songe vainqueur ;
J’ai brûlé des plus douces fièvres
Il m’en reste un parfum au cœur,
Il m’en reste du miel aux lèvres !

Quand, le soir, au ciel vous voyez
Tant de poussières argentées,
Pensez-vous aux rayons noyés
Dans ces nébuleuses lactées ?

J’ai vu l’idéal azuré ;
Mon aile a monté dans la nue :
Me plaindrai-je ? Est-ce être ignoré
Que d’être une étoile inconnue ?

Les points vous l’ont dit, je n’ai pu citer dans toute sa longueur cette adorable pièce, et d’autant plus que je veux faire une autre citation encore. Seulement, les âmes poétiques, presque aussi rares que les poètes, sur ces vers mélodieusement profonds, en auront certainement reconnu un.

À côté de ces vers, qui ne sont que charmants, ce que je veux citer est d’une inspiration plus âpre et plus fière… C’est Le Lac bleu, cette description si bonne à citer dans un temps de description puérilement microscopique et acharnée. Belle leçon pour les Parnassiens, et où les Lakistes trouvent aussi leur compte ! La pièce est d’un souffle immense, et je serai obligé de l’abréger, tout en regrettant ce que j’en ôte.

Le poète est monté au sommet d’une montagne. C’est là que lui apparaît

… au moment où, morne, à notre approche.
           La terre par en-haut finit,
Une goutte de ciel, un beau lac d’une lieue.
Lapis étincelant, comme une agrafe bleue
           Dans sa monture de granit.

Et c’est alors qu’il se répand en vers superbes, coupe de pensées cerclées aussi dans la langue, l’image, le rythme et la rime :

Ce tableau fut pour moi d’une telle puissance.
Terrible et glacial, ainsi qu’une innocence,
           Qu’un frisson de vertu me prit.
La pureté saisit de sa glace rapide
Mon âme et répandit, pacifique et limpide.
           Un froid chaste sur mon esprit.

Lac vierge, en dominant la cime reculée,
J’ai sondé du regard ton onde immaculée.
           Pas une herbe, pas un roseau,
Rien n’a jamais ridé ton eau, rien ne la frise ;
Rien ne la fait trembler, pas un souffle de brise
           Et pas un coup d’aile d’oiseau.

Des rapides isards l’ombre au loin se découpe ;
Mais ils n’osent venir boire à ta froide coupe.
           L’aigle a peur, et s’en va chercher
Plus bas l’eau des torrents vagabonde et sujette,
Dont la rage distrait le touriste, et qui jette
           L’écume au revers du rocher.

Tu n’as jamais porté la barque du poète,
Ni bercé dans tes nuits sa tendresse inquiète ;
           L’amour ni la lune jamais
Ne t’ont fait palpiter, ni te gonfler en vagues…
…………………………………………………

Impassible, tu n’as jamais connu la rame,
Ni les amants mêlant dans un baiser leur âme,
           Les amants du monde vainqueurs.
Dont les éternités tiennent dans des nacelles.
Tu ne crois pas beaucoup aux ardeurs, même à celles
           De la jeunesse dans les cœurs.

Rien de nos puretés vaines et prétendues,
Ô lac ! n’a profané tes graves étendues.
           Tu n’es pas le banal égout
Des sentiments humains se tordant sur tes grèves.
Tu regardes avec pitié nos pauvres rêves
           Et nos larmes avec dégoût.

Jamais, dans son manteau, pour éviter les rhumes
Un lakiste, enivré de tempête et de brumes,
           Près de toi n’est venu s’asseoir,
Et n’a, d’une élégie au crayon bien écrite,
Effeuillé sa douleur comme une marguerite,
           En attendant le thé du soir.

Ni poète, ni fleur, ni rêve, ni verdure.
Rien de ce qui vit peu ! Rien de ce qui peu dure
           Rien de ce qui cherche les yeux !
Tu vis, imperturbable, énigme solitaire,
Sans une émotion, proposant ton mystère,
           Pur, triste, — peut-être joyeux.

Eh bien, j’avais compris cette force paisible,
Cette douceur profonde, immense, inaccessible !
           Je m’inclinais à ton aspect.
Mais, hélas ! ces candeurs sont bien vite passées ;
Et nous ne pouvons pas garder dans nos pensées
           La patience du respect.

J’aurais dû m’incliner bien bas et fuir bien vite
Près de ces purs miroirs, la bouche même évite
           De respirer. C’eût été beau
D’emporter un effroi de ces choses sacrées,
Comme un enfant, suivant des routes égarées,
           Qui passe devant un tombeau.

Mais la Muse est parfois une sotte Égérie.
Il lui faut son roman partout, sa songerie.
           Elle improvise des douleurs,
Des malédictions et des cris de commande,
Une fatalité factice qui demande
           Un sacrifice après des pleurs.

La passion s’allume et l’âme repliée
Montre un tel désir d’être à jamais oubliée,
           Qu’elle veut laisser, dans le pli
D’un lac et dans des vers qui serviront de socle,
Quelque chose d’étrange et du genre Empédocle,
           Un souvenir de son oubli.

Je ne résistai pas à cette folle envie :
Je me frappai le front et je maudis la vie ;
           Je chantai comme un fanfaron ;
Je crus faire trembler l’air de mon aventure,
Comme un damné, jetant à l’immense nature
           Des relavures de Byron.

Mon orgueil viola ton chaste précipice.
Pour un trépas, le lieu me paraissait propice.
           D’un désespoir et d’un remord
Je fis un suicide, enivré de mensonge,
Et, dans ta profondeur me jetant par un songe,
           Je t’empoisonnai de ma mort.

Eh bien, qu’en dites-vous ?… Voilà cette poésie obscure, à peu près inconnue, qui, par sa mâle et altière expression, rappelle ce Byron dont le poète parle ici, et qui, de son ironie, aurait, je m’imagine, charmé Byron ! Et quoique l’auteur des Réveils n’en ait, que je sache, jamais recommencé d’aussi beaux, il y en a pourtant d’autres qu’on lit après ceux-là et qui dénotent une puissance de variété singulière dans l’inspiration et dans l’originalité. Par exemple, Les Trois Cavaliers :

Les trois cavaliers n’étaient pas très jeunes…

et surtout, surtout, cette éblouissante magnificence qui s’intitule : Sur les cheveux, titre modeste pour une telle splendeur, voilée à la fin et s’éteignant dans la plus tendre et la plus triste des rêveries… C’est dans de tels vers et par de tels vers que Laurent Pichat, l’athée et le démocrate, reconquiert son blason de poète. C’est par là qu’il rentre dans la plénitude et la pureté de sa nature, trop longtemps faussée, et qu’on oublie les idées qu’on déteste et que souvent il exprime, pour ne se souvenir que des sentiments qu’on adore ! Talent spontané, trop vrai et trop fort pour ne pas échapper à l’espèce d’endiguement où il ne peut pas tenir et où il étouffe, de temps en temps il passe sublimement par-dessus. Saut qui prouve la race et la venge ! S’il y passait toujours et s’il prenait le parti de fouler aux pieds l’Athéisme et la Démocratie, ces deux déshonneurs de sa pensée, il serait (voyez si son livre des Réveils n’est pas le livre des Regrets !), il serait peut-être alors intégralement le grand poète dont il n’aura été qu’un fragment…