(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « L’Abbé Prévost et Alexandre Dumas fils » pp. 287-303
/ 2156
(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « L’Abbé Prévost et Alexandre Dumas fils » pp. 287-303

L’Abbé Prévost et Alexandre Dumas fils

Manon Lescaut, avec une préface d’Alexandre Dumas.

I

C’est un vieux mot : « Les livres ont une destinée », et qui dit destinée dit mystère. Quand l’homme ne comprend plus rien à la vie, il invente et il applique, à tort et à travers, le mot de destin… Et il en est de même pour la Gloire, bien souvent aussi incompréhensible que la vie. Le livre célèbre que voici, ce livre de Manon Lescaut 31, exalté, exulté, adoré ; ce livre qui a pris et enlevé — sans avoir rien de La force d’un tourbillon — les imaginations et les cœurs, est un de ces livres à destinée que la Critique n’a pas encore expliqué. Et comment l’eût-elle pu ?… Incompréhensiblement enivrant, ce livre l’avait elle-même enivrée et fait danser devant lui, comme David devant l’Arche. Alexandre Dumas fils, dont il va être question ici, est un de ces derniers danseurs. Mais il avait été précédé de bien d’autres, attaqués de cette Sainte-Manon qui remplace la Saint-Guy !

Ainsi, un des premiers, il y a déjà bien des années, Alfred de Musset l’avait dansée, cette Sainte-Manon, dans des vers qui ne le compromettent pas, car ils sont superbes, — et d’ailleurs un poète de génie est toujours un danseur… par les ailes ! Mais la Critique, mais tous ceux qui, depuis quarante ans et plus, conduisent l’opinion littéraire, et qui avaient la prétention de décider des œuvres de l’esprit humain ! Mais (pour nommer les plus acceptés et les plus célèbres) Sainte-Beuve, par exemple, ce sondeur, qui avait gardé pour la littérature son ancienne sonde de carabin ; — mais Gustave Planche, cet esprit difficile et dégoûté ; — mais le bon Janin, qui, dans ses plus jolies gaîtés, avait à l’œil, perlant de son eau bête, la larme éternelle d’un Prudhomme attendri sur les honnêtes gens et la littérature honnête ! — Ils n’ont pu, tous, se tenir tranquilles et fermes devant ce livre, qui les a grisés et qui leur a inspiré, en admiration, les plus étonnantes saltarelles. Cela s’était, il est vrai, un peu calmé en ces derniers temps ; mais cela a repris et c’est reparti de plus belle ! On a recommencé la farandole. Les frères Glady, dont j’aime l’audace en librairie, et qui promettent de nous donner, dans des conditions admirables de typographie et de gravure, tous les chefs-d’œuvre de l’esprit humain, ont commencé naturellement par ce chef-d’œuvre de Manon Lescaut, qu’ils croient peut-être le premier ! Il y a une édition Jouaust, devant laquelle Arsène Houssaye fait précisément ce qu’Alexandre Dumas fait devant l’édition Glady ; il y a l’édition Lemerre ; il y a l’édition populaire, — pour apprendre aux filles d’ouvriers à devenir des Manon Lescaut. Il y avait même, oubliée et digne de l’être, une vieille pièce intitulée Manon Lescaut, et on l’a remise à la scène, on l’a recampée, ô Rocambole ! sur le tremplin du théâtre ; on lui a dit : « Danse aussi, toi ! » Et c’est ainsi qu’après les moutons de Panurge, ont sauté les ours !

Eh bien, moi, je demanderai la permission de rester assis, au beau milieu de cette farandole universelle, et de ne pas me lever devant cette Hélène, cette ignoble Hélène de Manon Lescaut, qui, pour quelques écus, fait, à toute minute, de son Pâris un Ménélas !… Alfred de Musset, qui a osé traiter de Sphinx cette fille, au cœur ouvert comme la rue et dans lequel il est aussi facile de descendre, a dit là une sottise de poète. Ne mettons pas une sottise de critique par-dessus… Ce n’est pas Manon qui est un Sphinx, c’est son succès ! Et c’est incroyable, car, ce succès, on le tuerait peut-être en l’expliquant ; et, certes ! avec les idées et les mœurs de ce temps, il n’est pas si difficile de l’expliquer.

II

Ne nous montons donc pas la tête. Manon Lescaut est tout simplement l’expression du matérialisme du xviiie  siècle rejoignant et embrassant au bout d’un quart de siècle, le matérialisme du xixe , qui avale le livre et le trouve bon… Trop près de la Révolution française et venant d’un homme trop médiocre pour qu’on fît beaucoup d’attention à son roman, il fut publié quand le sang allait tout à l’heure passer par flots sur cette société, fondue en boue, et qui avait été les chiffons du xviiie  siècle. Il en coula de deux espèces : d’abord le sang des échafauds, et puis le sang des champs de bataille, et tout le temps que ces deux mares de pourpre, qui cachaient l’affreux fond de fange, s’étendirent sur la France, la coquine qu’on appelle Manon Lescaut ne fit pas grand tapage. Charlotte Corday, l’ange exterminateur de Marat ; l’octogénaire abbesse de Montmorency, montant majestueusement ses quatre-vingts ans à la guillotine et y bénissant, avant de mourir, sa jeune porte-croix, qui va y mourir avec elle ; et les héroïques vivandières de l’Empire, la firent oublier, cette intéressante Manon ! Tout le temps même que dura la fière épopée de l’Empire, les romans, cette nécessité de l’imagination humaine au sein des plus terribles et des plus magnifiques réalités, avaient un autre accent que celui de ce prestolet d’abbé Prévost. C’étaient alors Delphine, Corinne, Atala, René, Malvina, Claire d’Albe, Mathilde et beaucoup d’autres, dont on n’a point ici à discuter la valeur, mais dont — quoi qu’ils fussent — l’idéal était, du moins, aussi élevé que celui de Manon Lescaut était bas ! Il fallut arriver jusqu’à 1830 pour que le livre de Prévost sortit avec éclat de son obscurité. Il fallut le dévergondage de l’imagination romantique pour voir dans ce livre — que je ne crains point d’appeler une pauvreté littéraire — des beautés qui n’y étaient pas… Assurément moins corrompus qu’au temps peint par l’abbé Prévost dans son livre et le redoutable Laclos dans le sien, par la raison que nous avions traversé le sang de deux époques sanglantes et que le sang, n’importe comme il soit versé, purifie toujours, nous n’en avions pas moins, péché originel ineffaçable ! quelque chose du principe morbide qui avait putréfié nos pères, et il nous en restait assez dans l’âme pour trouver charmante l’abominable sincérité de ce type de Manon Lescaut. Et ce fut justement ce mot-là que les critiques employèrent. L’ont-ils assez sifflé, ces merles ! Il est autant dans Planche que dans Sainte-Beuve. Manon Lescaut était sincère ! Elle ôtait délicieuse et touchante parce qu’elle était sincère, parce qu’elle était naïvement cynique, parce qu’elle était inconsciemment malpropre, parce qu’elle obéissait à son instinct de fille, — à cet instinct qui s’est si largement développé chez les femmes depuis notre admiration insensée pour cette lâche, immonde et superficielle Manon Lescaut ; car elle est tout cela ! Les chiennes aussi sont sincères. Elles ont aussi la sincérité et le vagabondage de leurs instincts. Leur histoire, si on l’écrivait, ne serait cependant rien de plus que de l’histoire naturelle, et il n’y a pas à s’attendrir sur de l’histoire naturelle, ainsi que des benêts corrompus s’attendrissent sur l’histoire naturelle de Manon.

Et comme, depuis 1830, le matérialisme du xviiie  siècle, interrompu par le spiritualisme philosophique de la Restauration, trop vague pour lui résister, a repris la société moderne qu’il s’est définitivement asservie ; comme Sainte-Beuve, sceptique autant que Planche, lui a survécu et est devenu résolument matérialiste au déclin de sa vie, marquant en lui le progrès des esprits vers cette effroyable erreur absolue dans laquelle le monde presque tout entier verse en ce moment, le succès de Manon Lescaut devait grandir et a grandi. Il s’est exaspéré. Que dis-je ? il est devenu fécond. La Manon de l’abbé Prévost a pondu les autres Manons dont regorge la littérature actuelle. Manon Lescaut a été l’atome générateur de ces drôlesses qui y pullulent, comme une plaie d’Égypte, et qu’on nous a données avec les variétés du genre, qui ne sont pas très nombreuses, allez ! rien n’étant plus bête que ces filles-là. Manon Lescaut, ce roman bon pour des portières, disait l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène, a produit les Dame aux Camélias, les Bovary, les Fanny, et toutes ces sincères qui suivent tranquillement leur instinct, comme un âne qui trotte suit le sien, et vont naturellement, sans grande fougue, sans combat, sans hésitation, sans scrupule, de l’amant qui leur plaît à l’amant qui les paie, quitte à revenir à l’amant qui leur plaît quand l’autre a payé ! Elle a enfin inauguré l’avènement de la fille, qui jusque-là n’avait régné que dans l’histoire de la prostitution humaine, et daté son ère dans la littérature et dans la préoccupation des écrivains.

III

L’un des plus comptés parmi eux, l’auteur de La Dame aux Camélias, se devait à lui-même de faire une préface à Manon Lescaut, puisqu’on la rééditait avec cette furie. Il se devait de la trouver un chef-d’œuvre. Il était bien assez orfèvre, monsieur Josse ! pour trouver cela. Il n’y a pas manqué. Les frères Glady ont compris leur affaire, — et lui, la sienne. Nous avons eu cette fameuse préface qui semble, aux trembleurs devant le talent de Dumas, le dernier mot de toute critique possible sur ce livre, irrévocablement immortalisé, et qui semble dire aux trembleurs : Si on s’y frotte, on s’y piquera ! Cependant, moi, je cueillerai quelques roses sur cette préface… Certainement, le scalpel affilé de Dumas, qui est un anatomiste et non pas un moraliste comme le croient les imbéciles, vaut mieux et va plus avant que la sonde de Sainte-Beuve, cette mince aiguille à tricoter. L’œil à fleur de tête de l’auteur du Demi-Monde voit mieux son sujet que l’œil trouble de cet ivrogne de Planche, infiltré de madère. Mais sa critique, puisque critique il a voulu faire, n’est pas plus de la critique que la leur.

C’est du matérialisme sur du matérialisme. Voilà tout ! En effet, pour bien juger un livre, il faut être au-dessus de ce livre par la doctrine ou le point de vue central, et Alexandre Dumas n’est qu’au niveau de celui-ci. Livre matérialiste, critique matérialiste. En critique, Dumas n’aurait pas même sur ce livre le droit du mépris ; car le mépris doit tomber de haut. Il doit tomber toujours d’un principe, d’une idée, d’une vérité. Quel est le principe, quelle est l’idée, quelle est la vérité de Dumas ?… D’ailleurs, il ne méprise pas l’œuvre de l’abbé Prévost. Il l’admire, au contraire. Il ne méprise pas la Manon. Comment donc ? il la trouve ravissante ! Il la peint avec le vermillon libertin d’un Fragonard ou d’un Boucher. Il la trouve même utile et il s’en sert contre l’homme… Justicier inférieur, ne comprenant la justice que comme un talion, il oppose la femme à l’amant, l’entretenue à l’entreteneur. L’homme — pour parler comme parlerait Dumas — souille, use et fait crever la femme, et la femme le lui rend. Elle souille, use et fait crever l’homme. Vampire à vampire, goule à goule ! Et c’est bien ! dit-il radieusement. C’est un rendu pour un prêté. Et là-dessus le fameux moraliste tire l’échelle, comme le bourreau après pendaison. Il ne pouvait pas ne point la tirer, quoiqu’il ne puisse pendre personne. Pourquoi condamnerait-il Manon ? En sa qualité de tête dramatique, Dumas ne voit que les faits. Il n’est impressionné que par l’action. Mais les motifs de l’action, les voit-il ?… Quels sont-ils pour lui ?… Oui ou non, sont-ils de la fatalité d’organisation ou de circonstance ?… Et si ce n’est pas de la fatalité, c’est nécessairement de la liberté, de la liberté dont l’homme et la femme abusent aussi horriblement l’un que l’autre et l’un envers l’autre. Et si c’est cela, le péché, le vice, le crime, commencent ici, et il n’y a plus à chanter la chanson vengeresse et perverse de cet excellent Dumas, cette chanson de sauvage bondissant autour de son ennemi : « Va, ma fille ! continue, fais ton œuvre, paye-toi des muscles de cet homme, de sa fortune, de sa raison, de son sang, de son honneur, de son âme. Poursuis ton œuvre ! fais-nous du fumier ! » Mais il y a à dire nettement et sans broncher : « Tu es une coquine à prendre au chignon, comme les exempts du roman t’y prennent pour te jeter à la charrette ! car il ne faut pas que les femmes qui liront ta vie deviennent, en la lisant, des coquines comme toi ! » Il y a enfin à condamner et à flétrir cette sale histoire qui révoltait le génial bon sens de Napoléon ! Et il y a aussi à flétrir la société du xviiie  siècle, dont cette histoire est sortie comme un de ces animalcules, dit Dumas, qui sont la pourriture de la vie ! Seulement, les livres ne se font pas tout seuls. Ils ne sont point de la génération spontanée. Il y a un esprit et une volonté qui les conçoivent et qui les écrivent. Il y a un auteur responsable, qu’il faut toujours juger dans la liberté, coupable ou innocente, de sa puissance !

Et c’est ce qu’Alexandre Dumas n’a pas fait et ne pouvait faire. On se ressemble de plus loin. Il ne fait identiquement dans sa préface que ce que l’abbé Prévost fait dans son roman. C’est le même procédé. Il constate : « Constater une chose, — dit-il pour excuser l’immoralité du livre de Prévost, — n’est pas la glorifier », et, content de cette distinction presque naïve, il ajoute, comme s’il était médecin, et il se croit toujours un peu médecin, Dumas : « Le médecin constate la phtisie et il n’en fait pas moins tout ce qu’il faut pour la guérir. » Il est vrai qu’il ne la guérit pas. Il ne la guérit pas plus que la nosographie de la bassesse et du vice de Manon Lescaut et de Desgrieux ne guérit de leur vice et de leur bassesse toutes les Manons et tous les Desgrieux de la terre. Pardieu ! je sais bien, et qui ne le sait ? qu’on n’est pas un guérisseur parce qu’on est un descriptif. Et, d’ailleurs, il ne s’agit ici ni de guérison ni de description : il s’agit uniquement et exclusivement de critique, — et d’une critique qui, pour être complète, pour mériter ce nom de critique, doit être tout à la fois esthétique et morale, parce que toute œuvre de littérature ou d’art s’adresse nécessairement, et du même coup, à l’intelligence et au cœur. Alexandre Dumas, qui a pour l’abbé Prévost le respect qu’on a pour son père, croit l’innocenter en le disant candide. Mais le vieux diable d’abbé, qui s’est fait à lui-même deux préfaces, et qui se sent un peu gêné dans sa soutane quand elle s’accroche par trop au jupon de Manon Lescaut, se débat et n’entend pas être si candide que le prétend son panégyriste, et n’en est pas moins lié par lui, pour notre édification éternelle, à ce pilori de candeur. L’abbé Prévost a été candidement tout ce qu’il pouvait et devait être, dit Dumas. Il a été un poète candide et un candide historien. Eh bien, pour historien, c’est faux ! Il n’a pas été historien du tout. Il faut en rabattre ! Il n’a été qu’un chroniqueur. Un chroniqueur adéquat à sa chronique, attelé à sa chronique, plat comme sa chronique ; exact, mais bête comme un photographe par avance. Or, un historien n’est pas un chroniqueur. Un historien ne s’oublie pas, ne s’efface pas, ne s’abolit pas, ne disparaît pas dans les faits de son histoire, comme le fameux habit du chevalier de Gramont dans les sables mouvants. L’historien intervient toujours dans son histoire. Il y intervient de sa pensée, de sa réflexion, de sa personne tout entière. Tacite intervient dans Tibère. Quant au poète, c’est-à-dire au romancier, il est temps de montrer, par-dessus la tête de Dumas qui l’admire, ce qu’il est, dans Manon Lescaut.

IV

Il n’y est pas plus que l’historien. Poète veut dire inventeur, et, selon Dumas, l’abbé Prévost n’a pas inventé son roman. Il resterait donc ici le poète du détail, du récit, de la mise en scène et du style, qui sont bien aussi de la poésie ; mais ce poète-là n’y est pas davantage. L’abbé Prévost, à qui on a donné du génie à jour fixe, l’abbé Prévost, qui ne valait peut-être pas l’abbé Cottin, a continué d’être, dans son roman de Manon Lescaut, l’infatigable distillateur d’eau claire qu’il a été dans les cinquante volumes qui ont ruisselé de sa plume et inondé le xviiie  siècle ; et même la boue de Manon n’y a rien changé, et, c’est là le seul phénomène de ce livre, elle ne l’a teinté d’aucune couleur. Elle coule toujours, sans aucun reflet, venant de sa surface ou de son fond, cette eau insipide ! cette potée d’eau morte et incolore qui est le style de l’abbé Prévost ! Il a beau nous raconter la vie de cette fille, qu’il nous dit si jolie et si voluptueuse, il ne rose ni ne rougit son récit de la fraîcheur de sa jeunesse ou de l’émotion de son plaisir. Il y a des peintres qui plongent leur pinceau dans tous les tons de la palette, d’autres dans une seule couleur : dans le bistre, dans le vermillon, dans l’encre de Chine, dans la céruse. L’abbé Prévost trempe le sien dans l’eau. C’est un pot à eau qui est sa palette. Le portrait qu’il fait de Manon ne se voit pas. C’est un portrait abstrait, composé avec des couleurs comme celles-ci : « Ses charmes dépassaient tout ce qu’on pouvait décrire », ce qui est commode pour s’en dispenser ! « Elle avait un air si fin, si engageant ! » Mais montrez-le donc, cet air-là ! « L’air de l’amour même ! un enchantement ! » L’enchantement n’est qu’un effet dans l’âme, et je voudrais voir la cause de cet effet, c’est-à-dire la personne qui le produit. Elle n’est point ici ; cherchez-la ! Certes ! je n’ignorais pas que la couleur plastiquement littéraire était à peu près inconnue au xviiie  siècle. Je sais comme est écrit Gil Blas et même Candide ; mais j’avoue que je n’ai jamais rien vu de pareil au verre d’eau claire du style de Manon Lescaut, qui n’a jamais été chauffé, même au bain-marie, par la passion de son auteur. Toutes les infamies qu’il raconte de cette fille, qui fait de son amant une dupe, puis un fripon, et, plus qu’aimable dans l’infidélité, lui procure et lui envoie gratis une autre maîtresse pour qu’il ne soit pas trop de loisir pendant qu’elle lui est infidèle, ne tiédissent pas une minute ce style qui bouillonnerait d’indignation et de colère sous la plume d’un autre écrivain ! Le récit de Manon Lescaut n’a pas l’air de se comprendre… Il va toujours son amble tranquille, chargé de choses dégoûtantes, comme le mulet chargé de reliques, et ce malheureux récit, qui ne se doute de rien, s’en revient toujours de Pontoise… Est-ce cela que Dumas appelle de la candeur ?… Je ne crois pas qu’il ait existé fibre moins artiste que dans l’abbé Prévost, ce gros mollasse, à la bouche de douairière, au menton canonical, aux yeux de myope et à la crapaudine, du portrait qui orne le volume et qui doit être ressemblant… Il est bien du xviiie  siècle. Malgré son eau claire, il en a la rhétoricaille. Elle nage çà et là dans son eau. « Ô dieux ! ô dieux ! » au lieu de Dieu, dit-il mythologiquement, ce prêtre. Il dit aussi, pour sortir de Saint-Lazare : « Rompre mes fers. » — « Elle m’assura — fait-il dire à Desgrieux encore — que son cœur était à moi et qu’il ne recevrait jamais d’autres traits que les miens… » Voilà les siens, à l’abbé Prévost ! Pour ce qui est de la composition de son roman, — de ce roman qu’il n’a point inventé, selon Dumas, — il en a du moins inventé les invraisemblances. Mais on est si heureux de se régaler de l’amour indécent de cette fille et de son… mettez le mot, si vous l’osez ! qu’on passe par-dessus les détails les plus incroyables et toutes les impossibilités.

J’en voudrais pourtant indiquer quelques-unes… Ainsi, ce chef-d’œuvre de roman n’existerait pas sans des parents qui envoient leur fille au couvent, au lieu de l’y conduire eux-mêmes. Cette fille de dix-sept ans, qu’il faudrait surveiller, car elle a des accrocs déjà à son tour de gorge, et qu’on envoie au couvent pour lui dompter le tempérament, s’en va par les coches, avec un domestique, parle avec le premier venu dans les cours d’auberge, et soupe avec ce premier venu, le même soir ! C’est comme ça, dit Dumas. Le vieux domestique qui l’accompagne murmure bien un peu, — et moi aussi, et vous ?… Murmures qu’il n’a, du reste, qu’à ravaler, le brave homme ! C’est elle-même, cette fleur de dix-sept ans et du mal, dirait Baudelaire, qui, dans cette auberge pleine, descend le matin, tire les verrous et se jette à Desgrieux qui l’enlève ! Ici, le coup de foudre du cœur se confond avec le coup de foudre de la chaise de poste ! car la chaise de poste arrive aussi vite que l’amour… Voilà d’où sort toute Manon Lescaut ! Et dans la suite ces belles choses continuent. Un jour, Desgrieux, désespéré des infidélités de sa maîtresse, qui va si ingénument de son amant qui plaît à ses amants qui paient, se réfugie au séminaire de Saint-Sulpice ; mais elle l’y vient chercher et l’en fait sortir, sans que personne, dans ce séminaire ouvert à tous les vents et à toutes les dames, lui dise seulement : Où allez-vous ? Un autre jour, quand il faut sortir de Saint-Lazare, Desgrieux, qui appelle rompre ses fers casser la tête d’un portier d’un coup de pistolet, trouve un supérieur d’une bénignité si charmante que ni dans le moment, ni plus tard dans le cours du roman, car Desgrieux continue de cultiver cet aimable supérieur, il ne lui parle de cette bagatelle d’une cervelle de portier brûlée sous ses yeux ! Il y a encore un autre coup de pistolet, dans Manon Lescaut : c’est celui qui tue le frère de Manon ; mais je veux mourir si on sait pourquoi. Jamais les faiseurs de ce temps-ci, les forçats à la ligne du feuilleton, qui rompent leur ban en sautant par-dessus tous les murs de la vraisemblance, ne s’étalent mieux par terre, dans le mélodrame impossible, que ce sauteur d’abbé Prévost ! Quand Desgrieux tire sa maîtresse de l’hôpital, il la déguise et lui donne sa propre culotte, et il s’en passe, lui ! Il s’en passe sans inconvénient. Il sort hardiment sans culotte. Il va jusqu’à Chaillot sans culotte, — on ne dit pas si c’était en hiver, — et il s’établit dans une auberge avec sa Manon, sans que personne lui fasse la moindre observation sur son absence de culotte. C’est ainsi que dans ce chef-d’œuvre de sincérité, disent les grands critiques Sainte-Beuve, Gustave Planche et Dumas, le grotesque, l’incroyable et le ridicule, s’ajoutent agréablement au crapuleux !

V

Et j’ai cité pour être cru. J’ai opposé au prétendu chef-d’œuvre la réalité de cette pauvre œuvre, qui a volé la gloire, cette monnaie de la poche des sots. Elle peut la garder, et elle la gardera, soyez-en sûrs ! Elle ne sera point condamnée à la rendre. Il n’y a pas que prescription ; il y a mieux. Les volés croient l’avoir donnée. Jamais, selon moi, mystification ne fut plus grande et plus obstinée que cette gloire faite à Manon Lescaut, dans un pays où nous avons des romans de la force de ceux de Balzac ! Balzac aussi a peint des filles. Il faut bien les peindre, puisqu’elles sont partout, puisqu’elles envahissent tout, puisqu’elles grimpent à tous les étages de la société moderne, dans cette crue montante des mauvaises mœurs ! Mais il les a peintes à la flamme de son génie, et cette flamme brûle tout et purifie tout. Ses courtisanes, à lui, sont idéalisées et punies. Même l’avilissement dont il les frappe, il l’idéalise, et cet avilissement n’en est que plus terrible… Tenez ! comparez-les ! comparez Esther, Josepha, madame Marneffe, et toutes les grandes coquines de Balzac, à cette misérable Manon Lescaut, qui n’est qu’une copie, dit Dumas, quand elle devrait être une création, et ne parlons plus jamais de cette coquinette !…