(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Marie Desylles » pp. 323-339
/ 2038
(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Marie Desylles » pp. 323-339

Marie Desylles

Lettres de Réa Delcroix.

I

Voici un livre mystérieux, douloureux et charmant, dont on peut se demander s’il est plus que de la littérature, et si ce ne serait pas de la vie, — de la vie réelle, qui aurait palpité et brûlé là-dedans… Est-ce un roman ou une histoire ?… On ne sait quel mystère l’enveloppe, que le succès peut-être un jour déchirera. Je viens d’écrire son titre. Il paraît que ce nom de Marie Desylles, dont il est étoilé, ne serait pas la véritable étoile. Ces Lettres d’une Réa Delcroix 33 inconnue, signées d’une Marie Desylles inconnue : pseudonyme sous pseudonyme, masque sur masque, sont-elles vraiment des lettres d’amour ? — de ces lettres qu’on ne publie jamais, qui restent au fond des tiroirs et des cassettes inviolables, à moins que quelque main indiscrète ne les arrache au cercueil qui devrait toujours les emporter… Les Lettres de mademoiselle de l’Espinasse, morte en 1776, qui étaient des lettres d’amour, écrites à un homme qu’elle avait ardemment et cruellement aimé, n’ont été publiées qu’en 1809. On mit du temps à être indiscret. Mais les lettres de Réa Delcroix auront moins attendu. Elles ont trouvé des mains impatientes. Si l’amour qui les a dictées a vécu, il était vivant hier encore. Comment donc a-t-on osé sitôt les publier ? Comment n’a-t-on pas craint d’étaler sous la vitrine d’un libraire ce cœur, tiède de ses derniers battements, comme, nous autres hommes, nous y étalons nos cerveaux ? Et cependant il n’y a pas à discuter. Le livre est là… Ces lettres de tant d’âme ont été envoyées à l’impression comme de la copie littéraire, et le cœur a beau me saigner de faire de la critique sur un pareil livre, de disséquer une vivante d’hier, — si ce n’est même pas une vivante d’aujourd’hui, — je suis bien obligé de vous en parler.

Mais si c’était de la copie ?… Si ces lettres d’amour n’étaient qu’un roman, un roman d’un effet calculé dans le mystère dont on l’entoure et qui ne serait qu’une ruse de plus pour percer dans la publicité ?… Par ce temps d’imbécile clarté qui tombe sur tout avec indifférence, on se cache quelquefois pour mieux se montrer… Le voile impatiente, et, pour l’écarter, tente la main. Que ce soit donc un vrai nom que ce nom de Marie Desylles, ou que ce soit un pseudonyme, plus pudique que celui de George Sand qui ne l’était pas, si les lettres de Réa Delcroix sont un roman de femme, je suis plus à l’aise pour les juger. Elles tombent sous ma coupe littéraire. Je n’opère plus sur le cœur d’une personne qui aima, et le mien reste en paix, puisqu’il ne s’agit plus que d’un livre, et d’un de ces livres qui sont, chez les femmes, toujours plus ou moins inspirés par une vanité à contresens de leur nature. Eh bien, malgré ce que je viens d’écrire là, si les lettres de Réa Delcroix ne sont qu’un roman, il faut bien le dire : elles sont un roman de génie, tant elles paraissent une vérité ! Elles ont même de la hardiesse dans le génie, par le mépris qu’elles font des événements qui forment la trame vulgaire de la vie, et par la préoccupation des sentiments que sa noblesse est d’exprimer. Le croira-t-on ? Il n’y a dans tout ce flot d’amour, qui déferle d’un bout à l’autre en ces lettres éloquentes, qu’un seul événement, en dehors de cet amour qui est le fond du livre, et encore qui ne s’y accomplit pas. À un certain moment de ces lettres, l’homme aimé de Réa Delcroix a la pensée de s’arracher des bras qui le retiennent pour se jeter dans les bras de Dieu. Il veut se faire prêtre. Cette résolution, qui ne dure qu’une minute, est la seule circonstance étrangère au magnifique développement d’amour qui est l’intérêt profond de ce roman par lettres sans égal ; car Clarisse et Delphine et les Lettres de deux jeunes mariées sont pleines d’événements. En général, les romans écrits particulièrement par les femmes sont beaucoup plus faits par la mémoire qui se souvient que par l’imagination qui invente. Mais les lettres de Réa Delcroix ont, elles, ce caractère qu’il est impossible de ne pas les croire torrentueusement sorties du cœur pour tomber sans ratures sur le papier, salamandres vivantes dans un style qui est une flamme ! Et si, trop souvent, oui ! trop souvent, la femme d’esprit se mêle à la femme de cœur, en ces lettres aussi spirituelles — et c’est leur défaut — qu’elles sont palpitantes d’émotion, l’esprit, du moins, n’y empêche jamais l’émotion de naître. L’émotion est toujours plus forte que l’esprit en elles, et c’est là même ce qui fait douter du roman.

Or, si le roman disparaît, il n’y a plus là que des lettres, — des lettres sans aucun souci littéraire, sans aucune ambition que celle d’exprimer l’amour dans la nudité passionnée et pure d’une âme vraie. Alors, encore, ce qui était facile à la Critique quand il s’agissait des combinaisons d’un roman, devient extrêmement difficile lorsqu’il faut rendre compte de cette adorable chose qu’on appelle des lettres d’amour, pour en faire apprécier intégralement la délicate et opulente beauté… Il n’y a plus là, en effet, ni plan qu’on puisse saisir, ni mise en œuvre, ni drame, ni visée d’art quelconque, mais seulement les tendresses et les transports d’une âme exceptionnelle, dépaysée par sa supériorité dans un temps de civilisation excessive, où l’amour, tel qu’il est dans ces lettres, a presque cessé d’exister.

Et qui sait même si ces lettres, en ce temps-là, ne paraîtront pas incompréhensibles ?… Un jour qui n’est pas encore très éloigné, je parlais d’un livre incomparable. J’avais la prétention d’apprendre au monde, qui n’écoute jamais que ses propres instincts, la publication inespérée des lettres de la dernière princesse de Condé, la sœur du duc d’Enghien… Et je n’appris rien à personne. C’est comme si j’avais parlé au fond de la mer, où, perles qu’on n’y pêchera pas, elles sont allées rejoindre celles qu’on y pêche ! Évidemment trop pures pour une société grossière sous ses fausses élégances, ces lettres virginales restèrent dans leur obscurité vierge. En sera-t-il de même de celles-ci ? Certes ! elles ont bien tout ce qu’il faut de supériorité de cœur et même d’esprit pour que ce monde bas et bête à qui on les offre ne les prenne pas, mais pourtant (disons-le tout de suite !) elles n’ont ni la naïveté chaste, ni la simplicité adorable, ni l’innocence dans l’amour, — combinaison divine, — des lettres de mademoiselle de Condé. Elles sont d’une substance plus terrestre… La main qui les a écrites est plus brûlante, la tête aussi. Toute la nature de la femme de ces lettres-ci est plus ardemment passionnée. Elle n’est pas une sainte comme mademoiselle de Condé. Elle n’est pas même religieuse. Elle est moins céleste ; elle est plus humaine… Elle est d’un autre temps et d’une autre société… Elle est de notre siècle, à nous, avec les développements d’esprit et de passion de notre siècle. La femme, entraînée par son cœur, tombe ici de la hauteur immaculée d’où ne descendit jamais l’angélique Condé. Eh bien, malgré sa chute dans l’amour et par l’amour, qui la rapproche de nos faiblesses, la femme de ces autres lettres sera peut-être encore trop sublime pour nous !

II

Du reste, je ne la prendrai que comme je la vois dans ces lettres, où tout peut être contesté, excepté le sentiment qui les anime et qui en fait un chef-d’œuvre de passion sincère. D’où qu’elles viennent et si mystérieuses qu’elles soient ou qu’elles veuillent rester, toutes les lettres d’amour ont une histoire plus ou moins révélée par elles, le point d’or nécessaire de leur clair-obscur… Que me fait, après tout, à moi, la petite construction romanesque bâtie par les dix lignes de l’avant-propos et les deux de la note qui termine le volume !… Que me fait de savoir que ces lettres ont été sauvées d’une maison incendiée par les Prussiens, et qu’on n’a pas pu retrouver celles de l’homme que Réa Delcroix a aimé ! Que me fait même que cette Réa soit morte ! Ce qui me fait, ce sont ces lettres où elle a laissé l’empreinte tour à tour charmante et brûlante de son âme, et ces lettres-là, je les ai, et, à elles seules, elles m’en apprennent plus que ces déchirures d’histoire qui ne sont peut-être qu’un conte. Elles m’apprennent, en effet, le secret de la vie et du malheur de Réa Delcroix, « veuve… d’un mari vivant », dit-elle quelque part, et la minceur de l’âme, tout à la fois violente et tremblante, du très pauvre homme qu’elle a aimé, et qui, transfiguré par l’amour, est placé par elle dans une gloire de lumière, — aveuglement cruel, puisqu’elle éclaire sa médiocrité… Hélas ! ce tableau de la Transfiguration de Raphaël que toutes les femmes refont quand elles aiment, mademoiselle de Condé le refait, comme cette Réa Delcroix qui le recommence ! L’une a grandi jusqu’à son niveau son triste monsieur de la Gervaisais, comme l’autre son triste monsieur d’Oult, son Virgile d’Oult, comme elle l’appelle, et ni l’une ni l’autre ne se doutaient qu’un jour, devant la Critique qui n’a pas, elle, les illusions de l’amour, les hommes de leur rêve apparaîtraient dans leur chétive réalité. Victimes, toutes deux, de cette loi ironique et terrible qu’il n’y a que la perfection rêvée qui puisse inspirer de l’amour aux âmes capables d’amour, et que « hors l’Être existant par lui-même, il n’y a de beau que ce qui n’est pas ! »

Et voilà la tristesse qui plane sur toutes les lettres de Réa Delcroix : — l’indignité de l’homme qu’elle aima et qu’elle ne voit pas, mais que nous voyons ! C’est une de ces tristesses éternelles que nous donnent, d’ailleurs, tous ces livres enivrants, mais amers, qui racontent l’amour et ses aveuglements funestes… Comme tout ce qui a aimé passionnément dans la vie, Réa Delcroix a aimé au-dessous d’elle, mais qu’importe cela ! Elle a aimé, et c’est là l’honneur de son âme ! Ce n’est pas, je l’ai dit, une mademoiselle de Condé. Ce n’est pas non plus la Marguerite de Faust ou la Juliette de Roméo. Elle n’a rien de ces idéales puretés et de ces aurores. Ses lettres, puisque nous n’avons pas les premières, respirent le midi de la vie et le midi de son amour. En les ouvrant, on se trouve tout à coup en pleine femme, en pleine passion, et aussi en plein xixe  siècle. L’amour de Réa peut porter tous les signes mortels de ce temps destructeur, mais il n’en est pas moins l’amour immortel qui ne disparaîtra qu’avec la dernière âme humaine… Cette Réa Delcroix, c’est bien là la femme amoureuse au xixe  siècle, dans ce siècle où l’amour s’en va des cœurs appauvris, mais où, quand il existe, il est d’autant plus intense et d’autant plus orageux qu’il s’est réfugié dans quelques âmes ardentes et profondes, et qu’il s’y débat pour y mourir ! L’amour de Réa est l’amour d’une âme déjà éprouvée, mais en possession de toutes ses puissances ; c’est l’amour d’un cœur riche qui se dilate encore plus qu’il ne se concentre, et qui répand son sentiment dans toutes les choses de ce monde, dans toutes les sensations de la vie, dans toutes les poésies de la nature et de l’art, et jusque dans les idées de son esprit ; car chez elle l’amour remonte du cœur au cerveau ; car au sein de cette passion à laquelle elle s’est abandonnée trop librement et sans combat, elle reste invariablement spirituelle, et si spirituelle qu’un moment elle m’a fait trembler !… qu’un moment j’ai craint cette diablesse de femme d’esprit dont un poète a dit :

Une femme d’esprit est un diable en intrigue.

Et pour ces diablesses de femmes-là, c’est une intrigue que l’amour ! J’ai craint même plus que le diable : pourquoi ne pas le dire ? j’ai craint le bas-bleu. J’ai vu passer dans la pénombre ce spectre du bas-bleu qui me fait tant d’horreur. Mais en continuant de lire ces lettres, où le cœur emporte la tête, j’ai bien compris qu’il n’y était pas. J’ai bien compris qu’il n’y avait dans cette amoureuse éloquente rien de diabolique ni de bleu. J’ai bien compris qu’une femme, à une certaine hauteur d’éducation et de société, et qui aime, ne peut pas s’empêcher d’aimer avec toutes les facultés qu’elle a, — et à travers toutes les occupations de sa vie. Elle est prise toute par l’amour ! Je me suis dit que l’amour n’était pas le couteau mutilateur d’Origène, et que la magie du plus beau sentiment qui puisse diviniser l’existence ne supprimait pas d’un seul coup, de sa baguette enchantée, la femme qui vivait intellectuellement avant l’amour. Ce qu’était Réa Delcroix avant de rencontrer l’homme qu’elle a éperdument aimé, nous ne le savons pas… mais certainement elle était quelqu’un par la tête, en attendant qu’elle fût plus que quelqu’un par le cœur… Et si, dans ses lettres embrasées du double feu de l’esprit et de l’amour, elle parle par hasard — comme elle y a parlé — de quelques poètes ou de quelques artistes contemporains avec une justesse qui est un éclair, allez ! le bas-bleu est bien loin de la femme qui a écrit, par exemple, comme moi je l’écrirais : « Les femmes doivent tout ignorer pour tout apprendre, et tout sentir pour tout deviner. » Le bas-bleu est bien loin quand elle écrit, comme moi aussi je l’écrirais encore : « Le génie et le talent ne sont pas à l’usage des femmes. Il leur faut perdre la faculté féminine, — ce quelque chose qu’on ne remplace pas. Pour les besognes intellectuelles, il faut regarder faire les hommes. » Dites donc cela aux bas-bleus ! Cette folle amoureuse a-t-elle un assez vigoureux bon sens ! « As-tu remarqué — écrit-elle à l’homme qu’elle aime — que les hommes ont la poésie de l’idéal et les femmes de la réalité ? Les uns créent et les autres conçoivent… Et c’est bien arrangé ! » ajoute-t-elle, dans un mot qui est le plus joli sourire… Tout cela est dit aussi avec cette grâce d’expression que ne connaissent pas les bas-bleus, et qui semble demander pardon pour la profondeur de la pensée. Et de fait, il faut bien en convenir, elle a très souvent de la profondeur, cette passionnée, même quand elle regarde ailleurs que dans son cœur et dans l’autre cœur où elle vit. D’organisation et d’habitude, elle a peut-être gardé d’un passé qu’on ignore je ne sais quelle pente vers les choses qui préoccupent et dominent la pensée et l’imagination de son temps ; peut-être même que sans l’amour, avec toutes les notions fausses qui circulent présentement autour de nos têtes, dans ce misérable siècle égaré, elle aurait incliné, elle aussi, vers le bas-bleuisme universel. Mais l’amour est venu avec son rayon, l’amour l’a avertie à temps ; l’amour a éveillé en elle ce génie du cœur, ce génie composé de grâce et de caresses, et elle n’a plus été qu’une femme. Une femme vraie ! revenue à sa nature et à la Nature ! ayant assurément plus de talent de plume, si elle voulait s’en servir, que les faiseuses de livres qui mettent bas pour l’heure tant de volumes, mais se contentant d’écrire des lettres où elle a versé toute son âme, — et c’est ainsi qu’elle a prouvé une fois de plus que le génie de la femme n’est que là où elle a mis le sien.

III

Quel livre de femme, en effet, — et de femme célèbre, — vaudrait en intérêt humain et palpitant ces lettres tout à la fois délicieuses et poignantes ? J’ai nommé plus haut la Delphine de madame de Staël. Je ne connais que dans ce roman de Delphine, — un des plus noblement passionnés de la littérature française, et, par cette raison, à peine lu, tant nos esprits se sont abaissés depuis quelque temps ! — je ne connais que dans ce roman des lettres d’une beauté d’éloquence et de couleur comparables à celles de ces lettres de Réa Delcroix. Mais ce n’est pas à dire pour cela que ces dernières lettres soient une imitation des premières. Elles ne se ressemblent que par l’accent du même sentiment, que par ce qui n’est pas dans les mots, mais dans le souffle, et, qu’on me passe cette expression ! dans la poussée de deux âmes éprises l’une vers l’autre. Réa Delcroix a son originalité de langage comme Delphine a la sienne. Elle a, par une intensité qui est, à sa façon, du génie, tous les tons et toutes les nuances de la passion qui fait si magnifiquement vibrer l’âme humaine et qui finit presque toujours par la briser. Dans l’ordre des passions qui ont vécu, que sont en comparaison les Lettres de la religieuse portugaise ou celles de mademoiselle de l’Espinasse, traditionnellement admirées ?… Que sont-elles, à côté de ces autres lettres, — clavier immense ! dans lesquelles la femme qui les a écrites semble avoir eu à son service toutes les manières d’exprimer l’amour ? Hélas ! celle qui les a écrites, qui a parlé avec tant d’enthousiasme des triomphants bonheurs de l’amour, un jour elle-même a été brisée. Cette pauvre et brillante et brûlante Réa Delcroix n’a pas échappé à la destinée de tout ce qui aime. C’est madame de Staël qui a dit, je crois, au nom de toutes les femmes, que l’homme aimé d’elles est toujours l’Ange exterminateur qui vient les punir de leurs fautes… Eh bien, pour Réa Delcroix, Virgile d’Oult fut cet Ange exterminateur, qui ne vient pas toujours le glaive de feu à la main et les ailes étendues, mais qui n’en fait pas moins souffrir ! Au moment même où elle lui avait fait monter, de lettres en lettres et d’aveux enivrants en aveux enivrants, jusqu’au bonheur suraigu et coupable qui est le point fatal et final de l’amour heureux, jusqu’à ce ciel d’une minute qui est le ciel de l’amour, celui dont parle madame de Staël avec tant de poésie — et qui n’est souvent qu’un bourreau vulgaire — frappa, et la faute fut punie ! Tête faible et presque égarée, esprit flottant, conscience dévorée de scrupules, — cette vermine des âmes imbéciles, religion sans racines, — Virgile d’Oult, l’homme adoré, eut, je l’ai dit, le dessein de se faire prêtre, dans un caprice d’imagination pusillanime et mystique, et, si cela pouvait être terrible pour Réa, cela pouvait être du moins grand pour l’homme qu’elle aimait s’il eût persisté stoïquement dans sa résolution. Il eût atteint alors les proportions de l’image de madame de Staël. Mais le caprice de cet être troublé et ambulatoire ne dura que le temps de bouleverser et de blesser la femme qui lui avait tout donné, et qui ne pouvait plus lui offrir qu’un martyre accepté par elle avec des furies de résignation entremêlées des furies du souvenir et du regret qui la rendent sublime dans quelques lettres, — selon moi les plus belles du recueil, — et d’autant plus sublime qu’il ne faut pas oublier, pour mieux comprendre sa sublimité, que Réa Delcroix est une femme de ce malheureux xixe  siècle, où l’on n’a plus que le Dieu qu’on se fait dans sa tête, quand on en a un ! Il ne faut pas oublier que, digne d’être chrétienne par son âme, en réalité elle ne l’était pas, et qu’elle se trouvait pourtant sinon la force, au moins assez d’amour pour se sacrifier à ce qu’elle ne croyait pas, et peut-être à ce qu’elle méprisait !

Mais le sacrifice auquel elle était prête ne s’acheva pas. L’homme inconsistant dont elle avait fait son Dieu, n’était pas même capable de lui préférer le sien. Cependant ils ne rompirent pas ; mais elle, la noble femme, dut sentir qu’il se rompait quelque chose dans son âme… Ce ne fut plus entre eux l’amour, ses enchantements et ses miracles. Ce ne fut plus que l’intimité, — l’intimité plus forte que tout encore, l’intimité fatale, déchirée, déchirante, dont on ne peut plus se passer quand on a goûté à son philtre… Les lettres de Réa, de brûlantes, deviennent touchantes, tristement amères, courageusement maternelles, et le recueil finit avant que la généreuse créature blessée ait cessé d’admirer l’homme qui ne la méritait pas, et jusqu’à la fin elle s’obstine à la fidélité de l’enthousiasme dans l’amour !

IV

Tel est ce recueil de lettres d’amour dont on a osé faire un livre, et que tout ce qui a encore un peu d’âme dans ce temps voudra lire. Moi, je voudrais pouvoir en faire rêver… On y trouvera ce qu’on ne trouve plus dans aucun des livres contemporains… On y trouvera un amour inattendu et rare avec tous ses élans, ses chastes ardeurs, ses abandons, ses coquetteries, ses enfances, sa goutte d’infini enfin, et de la douleur aussi qui se mêle à tout cela, mais qui n’empêche pas tout cela. C’est Réa qui l’a dit elle-même : « La pluie tombe dans la mer, mais cela ne l’empêche pas d’être la mer ! » On y trouvera, semés à profusion dans ces lettres, des mots qu’on n’oublie plus une fois qu’on les a vus écrits, — de ces mots tracés dans la séparation et qui ont la chaleur ou la fraîcheur des lèvres absentes : « Je suis veuve de toi — dit Réa — à tous les moments de ma vie ! » Elle dit encore à l’homme qui doute et qui ne voit pas au fond d’elle, cette transparence ! « Je vous aime d’une façon grande, profonde, douloureuse, puérile et joyeuse aussi. Comment se fait-il que tous ces sentiments soient scellés dans mon cœur et que vous n’en respiriez pas les émanations ?… » Elle a écrit « puérile », et c’est vrai ! Au milieu de tout ce qui foisonne d’adorables choses dans ces lettres, la plus adorable, c’est l’enfant ! car elle a de l’enfance dans le cœur, cette femme spirituelle et qui pense. Pour la faire plus femme encore, l’amour l’a faite une enfant… « Mettez votre cœur dans vos yeux, et donnez-les-moi », dit-elle avec la suave câlinerie de l’enfance. Enfant jusque dans les soumissions de sa coquetterie : « J’ai raconté à mes cheveux — écrit-elle — qu’ils ne m’appartenaient plus et qu’ils doivent se tenir sages et rangés, et non pas indisciplinés et éparpillés comme des bohèmes. Les boucles folles ont protesté, mais force est demeurée à la loi. » Et de cette même main qui vient de relever ses cheveux et d’en despotiser les boucles, elle écrit : « La solitude est envahissante. Elle fait écouter et entendre tant de choses… Je néglige tout pour ne me souvenir que de vous. C’est très mal, très bon, très doux, très absurde. Avez-vous cette folie, toi que j’aime ? » Placé ainsi, est-il divin, ce « toi » ! Et c’est ainsi partout, dans ces lettres. On y marche sur des choses exquises.

Il faut s’arrêter. J’ai trop cité, et néanmoins pas assez pour donner une idée bien juste de cette grâce inouïe dans toutes les formes que peut prendre, vêtir et dévêtir l’amour. Allez ! lisez plutôt ces lettres, ce roman fini dans un tour d’année. Allez boire, à cette source mystérieuse, le voluptueux et pur breuvage qui ensorcelle… Elle l’a bu, elle, et elle en est morte, nous dit-on à la fin de ce livre, fait avec les fleurs d’une âme qui ne devaient s’épanouir que pour l’amour seul

Il faut bien qu’elle soit morte, puisqu’on l’a publié !