(1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — VI »
/ 1826
(1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — VI »

VI

Une page inédite de Taine sur l’association‌

La Ligue de la « Patrie Française » avait entrevu (comme, dans un rêve) qu’il pourrait y avoir convenance pour elle de s’associer prudemment, un jour ou l’autre, à une conférence d’un distingué avocat, Me Michel Pelletier, sur le régime auquel sont soumises les associations en France et à l’étranger.‌

Nous aurons une soirée intéressante, mais, d’ailleurs, il faut le dire, d’un intérêt fort différent de ceux qui nous avaient tout d’abord ligués. Et moi, adhérent de la « Patrie Française », si je suis assez magnanime pour reconnaître à mes compatriotes le droit de se grouper dans l’intention d’afficher et de propager des idées qui m’offensent, je trouve tout de même qu’on exigerait beaucoup de mon libéralisme, en me demandant, à cette minute, de m’allier avec la Société des Droits de l’Homme contre une législation d’ailleurs blâmable.‌

Et puis, on l’a blâmé tant de fois, notre régime discrétionnaire, notre arbitraire administratif, nous avons entendu une si riche collection d’hommes de tous les partis venir tour à tour dénoncer le Code pénal de 1810, aggravé par la loi de 1834 et par la jurisprudence, que je ne vois pas qu’il y ait un mot à ajouter. Les parleurs professionnels n’ont-ils pas accumulé tout ce que l’éloquence, la dialectique, l’érudition, l’ironie, la métaphore et l’aboiement offrent de ressources ? Dans les revues un peu bien faites, il y a chaque trimestre un article d’une haute compétence sur la question. De Dufaure à Goblet, nous avons une abondante collection de projets et de propositions sur lesquels d’excellents Jules Simon étalèrent toutes les confitures du libéralisme, tantôt en tartines de trente lignes, tantôt en casse-museau de trois cents pages. Toutes les perceptions un peu rémunératrices de France sont occupées par des individus qui les ont méritées en fulminant au café, sous l’Empire, contre les articles 291 et suivants. Enfin, M. Dupuy doit bien avoir soumis quelque chose là-dessus aux délibérations du Conseil d’État. C’est-à-dire, en deux mots, que nous réclamons toute la liberté d’association et que nous sommes tous convaincus de ne pas l’obtenir.‌

Donc, si nous parlions d’autre chose ?‌

Permettez ! Je voudrais vous soumettre un document qui vaut par son origine. ‌

Bien que nous soyons parfaitement convaincus que les parlementaires ne nous donneront jamais une liberté en faveur de laquelle ils ont écrit tant de diatribes antigouvernementales, mais qui, naturellement, les gênerait pour gouverner, bien que l’homme pratique en conséquence aime autant faire des ronds dans la Seine que faire des interjections sur cet éternel plat du jour de la conférence Molé, il demeure intéressant de calculer le mal que cette incapacité de s’associer produit dans notre pays. C’est un des chapitres importants pour la connaissance de la France contemporaine. Et ce chapitre, Taine l’a esquissé.‌

Il devait même fournir le livre VII de son dernier tome des Origines de la France contemporaine. Il l’intitulait l’Association. La mort l’a interrompu. Cependant, il laissait des notes pour ces analyses des sociétés secondaires, c’est à-dire de l’Association et de la Famille, et nous savons à l’aide de quels arguments. Il aurait continué à prouver que « le vice interne dont souffre notre société française, c’est l’émiettement des individus, isolés, diminués aux pieds de l’État trop puissant, rendus incapables par de lointaines causes historiques et plus encore par la législation moderne, de s’associer spontanément autour d’un intérêt commun ».‌

L’intérêt de telles études, c’est qu’elles sont entendues au point de vue historique et philosophique et qu’elles n’impliquent pas chez celui qui se plaint de notre législation le naïf espoir, ni même le désir très vif de la voir modifier. C’est un analyste qui examine l’organe et qui dit : « Étant donné l’ensemble, il est tout naturel, il est nécessaire que la partie ait ce vice ; l’animal en pourra crever, mais nous aurons compris la nécessité de sa fâcheuse aventure. » Taine n’est pas parfait, mais il a une intelligence indépendante ; ses enfants tiennent directement de son tempérament et non point d’une politique adoptée pour obtenir soit la popularité, soit les faveurs du pouvoir. Voilà pourquoi nous avons si souvent proclamé le respect que nous inspirait une œuvre contre laquelle nous avons, d’ailleurs, deux objections très graves…‌

Or, un jour que nous avions ici même exprimé nos regrets d’une belle œuvre interrompue par la mort, nous avons reçu (d’une source sûre, mais qu’il importe peu d’indiquer) les notes que Taine avait rédigées sur « l’Association » et qui devaient se placer immédiatement à la suite de son tome II du Régime moderne.‌

Probablement, les exécuteurs testamentaires ont écarté ces pages parce qu’ils en ont jugé la rédaction provisoire, mais les idées étaient mûries depuis longtemps. Et il me semble intéressant de mettre, dans ce moment, sous les yeux du public, une page puissante et inédite, où le grand écrivain examine quelle est, en France, la condition des sociétés autres que l’État et marque la qualité morbide d’un tel régime.‌

« Commune, Département, Église, École, ce sont-là, dans une nation, à côté de l’État, les principales sociétés qui peuvent grouper des hommes autour d’un intérêt commun et les conduire vers un but marqué : d’après ces quatre exemples, on voit déjà de quelle façon, à la fin du xviiie  siècle et à la fin du xixe , nos politiques et nos législateurs ont compris l’association humaine. Pareillement, à l’endroit des autres entreprises collectives et en vertu de la même conception, quelle que soit l’entreprise, locale ou morale, et quel qu’en soit l’objet, sciences, lettres et beaux-arts, bienfaisance désintéressée ou assistance mutuelle, agriculture, industrie ou commerce, plaisir ou profit, ils sont méfiants ou même hostiles.‌

 » Ils n’admettent pas que le corps social soit un composé d’organes distincts et spéciaux, tous également naturels et nécessaires, chacun d’eux adapté par sa structure particulière à un emploi défini et restreint, chacun d’eux spontanément produit, formé, entretenu, renouvelé et stimulé par l’initiative, par les affinités réciproques, par le libre jeu de ses cellules.‌

 » Selon eux, parmi ces organes, il en est un d’espèce supérieure, l’État, siège de l’intelligence : en lui seul réside la raison, la connaissance des principes, le calcul et la précision des conséquences ; dans les autres, il n’y a que des poussées brutes, tout au plus, un instinct aveugle.‌

 » C’est pourquoi l’État sait mieux qu’eux ce qui leur convient ; il a donc le droit et le devoir, non seulement d’inspecter et de protéger leur travail, mais encore de le diriger ou même de le faire, à tout le moins d’y intervenir, d’opérer par des excitations et des répressions systématiques, sur les tendances qui accolent et ordonnent en tissus vivants les cellules individuelles.‌

 » A ces tissus, il impose une forme et prescrit une œuvre ; par suite, sur chaque organe, il applique du dehors et d’en haut ses ligatures, ses appareils mécaniques de direction et de compression, de beaux cadres systématiques et rigides ; tous ces cadres prohibitifs et préventifs, il les maintient en place ; partant, sous prétexte de conduire le travail organique, il le dévie ou l’enraye ; à force d’ingérence, de refoulements et de tiraillements, il parvient à fabriquer des organes artificiels et médiocres qui tiennent la place des bons et empêchent les bons de repousser.‌

 » Ainsi s’est fait, à la longue, un corps social développé à faux et à demi-factice, dont les proportions ne sont plus normales et dont l’économie interne subit les troubles qu’on a décrits, avortements et déformations, étranglements et engorgements, appauvrissement vital et arrêt de croissance, çà et là, l’atrophie aggravée par l’hypertrophie, inflammations partielles, irritation générale, malaise permanent et sourd.‌

 » Ces troubles, qui sont des symptômes, indiquent une altération profonde de tout l’organisme, un vice introduit dans sa texture intime, un défaut contracté par les éléments contributifs, une diminution et une perversion des aptitudes par lesquelles les individus s’agrègent, adhèrent les uns aux autres et agissent de concert.‌

 » Le mal est ancien, héréditaire, il date de l’ancienne monarchie ; mais ce sont les législateurs modernes qui l’ont institué à demeure, par système, et qui, pour l’entretenir, l’étendre, l’empirer au-delà de toute mesure, ont employé la précision, la rigueur, l’universalité, la contrainte impérative et les plus savantes combinaisons de la loi4 »‌

Vous venez d’entendre Taine par-delà le tombeau. Voilà, n’est-ce pas, un puissant exposé des motifs qu’il y aurait pour revenir sur l’article 291 et suivants du Code pénal, sur la loi de 1834.‌

Est-ce à dire que l’historien naturaliste demandait la liberté d’association ? Il était bien trop dégoûté pour attendre rien d’excellent même de ce qu’il aimait. « Lorsque, sous l’influence d’un mauvais régime, un organisme a contracté un vice qui l’atteint jusque dans ses éléments, ce régime lui devient presque nécessaire ; en tout cas, il ne faut pas songer à le modifier tout d’un coup. »‌

Soyons tranquilles là-dessus ! On ne modifiera pas tout d’un coup le régime des associations en France ni notre incapacité de nous associer ! Vous pouvez réclamer sans scrupule toutes les libertés que vous voudrez. Dans la pratique, vous êtes de trop bons Français pour les accorder à vos adversaires et même pour en user. Tout ça, c’est de la matière oratoire (hélas !)‌