(1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Première partie — Chapitre III. Les explications anthropologique, idéologique, sociologique »
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(1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Première partie — Chapitre III. Les explications anthropologique, idéologique, sociologique »

Chapitre III.
Les explications anthropologique, idéologique, sociologique

Expliquer un phénomène n’est pas seulement constater qu’il a été le plus souvent, ou même toujours, précédé de tel autre. Je n’ai pas encore expliqué la décoloration des tissus si j’ai découvert que, toutes les fois qu’on a trempé des tissus dans le chlore, ils ont été décolorés. Mais si j’ai rappelé que les matières colorantes sont essentiellement composées de bases, et que d’autre part le chlore a pour toutes les bases une très grande affinité, alors et alors seulement, ayant décomposé le phénomène et énuméré les intermédiaires qui relient l’antécédent au conséquent, j’aurai prouvé que leur relation constante est un effet d’une loi plus générale, je l’aurai expliquée.

En attendant cette « réduction », toutes les relations constantes que j’aurai pu établir ne sont encore que des coïncidences. Et sans doute, plus elles se rencontrent fréquemment, plus sont diverses les circonstances où elles se rencontrent, et plus aussi il y a de chances pour qu’elles cachent des rapports nécessaires, toutefois, tant qu’elles ne sont pas déduites de lois plus générales, ce sont des lois en instance plutôt que des lois reçues : les lois empiriques sont toujours sujettes à caution, par cela même qu’elles manquent d’explication. Au contraire, quand bien même une relation entre deux phénomènes ne m’aurait été révélée que par des cas peu nombreux, peu variés, ou même par un cas unique, si j’ai pu la déduire d’une loi plus générale, elle appartient à la science.

Que les phénomènes à expliquer soient chimiques ou, sociaux, ces principes conservent leur valeur. Les différents objets se prêtent plus ou moins docilement aux exigences du sujet, mais ses exigences restent identiques, et sa satisfaction est au même prix.

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Ces principes rappelés, comment l’étude des formes sociales peut-elle contribuer à l’explication du phénomène que nous venons de constater : le succès des idées égalitaires ?

N’est-il donc pas, dira-t-on, pleinement expliqué déjà par des phénomènes autres que les phénomènes sociaux ? Que des facteurs tout physiques, comme certaines dispositions de races, héritées de père en fils, ou des facteurs tout physiques, comme certaines idées d’individus de génie, transmises d’âme en âme, suffisent à rendre compte du fait que nous avons établi, et la sociologie n’a plus rien à faire avec le succès de l’égalitarisme. — Et certes, nous n’avons pas prétendu qu’elle dût nous en donner une explication, intégrale ; par conséquent, nous n’avons pas, pour présenter une explication sociologique du mouvement égalitaire, à exclure d’autres explications qui peuvent concourir avec elle. Mais encore faut-il que ces autres explications ne se présentent pas, de leur côté, comme suffisantes, « totales », exclusives par suite d’une explication sociologique même « partielle ». Force nous est donc de commencer par chercher si la seule vertu des races ou celle des idées explique pleinement l’expansion de l’égalitarisme, si l’Anthropologie ou l’Idéologie est capable de nous en donner la raison suffisante.

Nous rangeons la race parmi les facteurs physiques de l’histoire. Et en effet, il est impossible de fournir de la race une définition précise, et de lui assigner une action originale, — si on ne la tient pour un ensemble de qualités fondées dans le corps, comme telles relativement immuables et transmissibles héréditairement. Si l’on continue à donner aux « races » des qualificatifs qui ne conviennent qu’aux « civilisations », et à tenir pour l’apanage des races germaine ou slave des institutions d’ailleurs variables, dont l’hérédité biologique ne saurait nullement expliquer la permanence ou les transformations, il est trop évident qu’on ne fait qu’emprunter un mot au vocabulaire naturaliste pour désigner des phénomènes sociaux. Ce mot cache nombre d’effets à expliquer ; il ne révèle aucune cause propre, il n’explique rien. Une explication proprement ethnologique du succès des idées égalitaires ne sera constituée que le jour où on aura prouvé qu’elles sont comme écrites dans certaines structures cérébrales : les variétés humaines qui posséderaient ces structures seraient déterminées à penser ces idées.

Que l’anthropologie soit hors d’état de faire cette preuve, on s’en rend trop aisément compte. Entre l’existence de l’égalitarisme et celle de certaines dispositions anatomiques, elle ne pourra même pas noter de coïncidences précises. Dira-t-elle que la race latine ou la germaine portent « dans le sang » le sentiment de l’égalité, comme on a dit quelquefois que la première y portait l’amour de l’unité, et la seconde celui de la liberté ? Mais les institutions qui nous ont servi à mesurer le progrès de l’égalitarisme se rencontrent chez toutes les nations modernes occidentales, quelles que soient les races qui les composent. Et sans doute chacune de ces nations se fait du Droit une idée caractéristique35. Il n’en est pas moins vrai que ces idées se ressemblent par certains traits, dont l’ensemble constitue justement l’égalitarisme, et qui ne sauraient donc s’expliquer par les traits spécifiques des races. Dira-t-on que du moins l’égalitarisme ne se répand que chez les races blanches ou même aryennes, et que la civilisation gréco-romaine comme la civilisation européenne ne l’ont accepté que parce qu’elles étaient œuvres d’Aryens ? On distinguerait alors des races mâles, celles de l’Occident, prédestinées à la démocratie, et des races femelles, celles de l’Orient, prédestinées au despotisme36. Mais les peuples de l’Orient diffèrent de ceux de l’Occident par bien d’autres caractères que par la forme des corps ; ils en diffèrent, par exemple, par la forme des sociétés : dès lors, qui nous dit que, encadrés en des groupements analogues, leurs membres, différents de nous par le sang, n’auraient pas été capables de comprendre les idées égalitaires ? Admettons que, pour la comprendre, une certaine capacité cérébrale minima soit indispensable : on imagine mal qu’une société faite d’hommes à qui leur cerveau ne permet pas de distinguer le tien du mien ou de compter jusqu’à dix s’élève à l’égalitarisme. Mais autre chose est accorder que pour l’adoption d’une idée, il faut à l’organisme humain un certain degré de perfection générale, autre chose prouver que certaines modifications spéciales de cet organisme déterminent les esprits à l’adoption de cette idée : l’anthropologie doit décidément renoncer à franchir ce pas.

Une juste réaction se manifeste à ce sujet chez les anthropologistes eux-mêmes : ils abandonnent les ambitions dangereuses de l’ancienne anthropologie, Ils s’aperçoivent enfin que la prétention est abusive qui veut trouver, dans une préformation anatomique, la cause d’actes sociologiquement définis, comme le vol ou le meurtre37, a fortiori d’idées nées dans et pour la société, comme l’idée de l’égalité des hommes. Placez des cerveaux semblables dans des milieux différents : un même processus cérébral pourra servir à des fins différentes. Les aptitudes proposent et le milieu dispose. Il fait passer à l’acte ce qui n’était que puissance indéterminée. Une explication par les influences « mésologiques » sera donc, toutes choses égales d’ailleurs, plus déterminante qu’une explication par les influences « ataviques ». Elle aura en tout cas l’avantage de la clarté. Les causes proprement anthropologiques restent forcément insaisissables. Tout expliquer par la vertu des races, c’est tout expliquer par des facultés « innées » qu’on ne fait que supposer38. Et c’est pourquoi tout ce qu’on enlève à l’influence du « génie des races » pour l’attribuer à l’influence de circonstances précises est autant de gagné pour la science. Une transmission problématique de facultés d’ailleurs indéterminées et dont la genèse reste inconnue, voilà tout ce que l’anthropologie peut nous offrir pour l’explication du succès de l’égalitarisme ; n’est-il pas naturel que nous en cherchions autre part des raisons moins obscures et moins incertaines ?

Indépendamment de ces remarques générales, une circonstance vient affaiblir encore, s’il est possible, la thèse anthropologique. Plus que toutes les autres, nos sociétés démocratiques refusent de laisser expliquer leurs idées directrices par les caractères anatomiques d’une race, puisque, dans nos sociétés démocratiques, on ne trouve justement plus de vraies races au sens biographique du mot39. La pureté d’une race a-t-elle jamais été plus qu’un mythe ? Peut-être ; mais ce qu’il y a de sûr aujourd’hui, c’est que les races qui se croient les plus pures ont subi des mélanges innombrables, et que, de toutes les sociétés, celles où l’idée de l’égalité règne sont aussi celles où la « panmixie » est à son apogée. Est-ce dans la Rome impériale, au moment où toutes les races de l’antiquité se mêlaient, que vous irez chercher la preuve que l’idée de l’égalité résulte d’une disposition anatomique particulière ? Est-ce dans nos nations modernes où chaque recherche met au jour des couches ethniques différentes ? « Métisses, cent fois métisses », c’est ainsi que Gobineau 40 qualifie les sociétés européennes, et l’observation apporte chaque jour les preuves de cet universel croisement qu’un simple calcul pouvait faire prévoir.

À vrai dire, si la plupart des anciennes théories trébuchent sur ce fait incontestable, il en est d’autres qui le prennent pour leur pierre angulaire. Prouvant que le soi-disant progrès de la civilisation a pour résultat l’amalgame des races, Gobineau reconnaît qu’on fait fausse route si l’on cherche dans les qualités d’une race la cause du développement de l’esprit démocratique ; mais il regarde cet esprit comme résultant de cet amalgame lui-même. Entre « l’impureté croissante », qui efface les caractéristiques des races, et la démocratie, il y a un rapport de cause à effet : les idées égalitaires sont bien des idées de « raisonneurs métis ». — Les disciples de Gobineau iront plus loin. Retenant ce fait que les divisions de races sont loin de correspondre aux divisions de nations, et rejetant par suite la confusion de la race « historique » avec la race « biologique », ils se font forts de reconnaître les éléments anthropologiquement différents, jusque dans les sociétés où ils sont actuellement mêlés, et d’établir, en comparant par exemple les indices céphaliques aux situations sociales, aux caractères, aux idées mêmes, que ces différents phénomènes varient en fonction de caractères anatomiques. L’histoire est vraiment alors un « processus d’évolution biologique », et tous les mouvements des civilisations, leur progrès ou leur décadence s’expliquent par la prédominance des éléments « eugéniques » ou des éléments inférieurs, des dolichocéphales ou des brachycéphales. Le mouvement égalitaire n’échappe naturellement pas à ces explications. Il coïncide avec le moment où entrent, sur la scène politique, les masses brachycéphales, qui se distinguent par leur amour de l’uniformité. Un rêve de cerveaux trop courts, tel serait, à en croire l’anthropologie renouvelée41, l’esprit égalitaire.

Est-il besoin de dire que, malgré les nombreuses statistiques que manient MM. Ammon et Vacher de Lapouge, de pareilles propositions se dérobent à toute vérification ? La dolichocéphalie ne semble avoir garanti de la démocratie aucun peuple moderne. Pour être sensiblement plus dolichocéphale, l’Angleterre possède-t-elle rien, dans ses institutions, qui trahisse qu’elle répugne, plus que la France ou l’Amérique, à l’esprit que nous avons défini ? Bien plus, une des « lois » les plus intéressantes de nos auteurs ne se retourne-t-elle pas contre leur thèse ? Ils ont prouvé que les dolichocéphales se concentrent dans les villes ; mais si nous prouvons que les villes, comme elles sont des foyers de concentration pour les cerveaux dolichoïdes, sont aussi des foyers d’expansion pour les idées démocratiques, que deviendra le parallélisme établi entre l’égalitarisme et la brachycéphalie ? — D’ailleurs, quand bien même une pareille relation serait vérifiée, il faudrait se rendre compte de la distance qui séparerait encore, de cette constatation, une explication véritable. Comment et en vertu de quelles lois générales le fait d’avoir un cerveau brachycéphale entraîne-t-il la croyance à l’égalité des droits, voilà le secret que l’anthropologie devrait et ne peut nous livrer : la psychophysiologie n’en est pas encore là, — ou plutôt la phrénologie n’en est plus là.

La même incapacité explicative frappe la théorie de Gobineau. Tant qu’on ne nous aura pas montré comment le métissage impose aux cerveaux certains arrangements de molécules tels qu’ils produisent fatalement, en vertu de lois plus générales antérieurement connues, la combinaison d’idées qui aboutit a l’égalitarisme, l’égalitarisme ne saurait être légitimement tenu pour la conséquence du métissage. Et il est vrai que, plus que la théorie qui attribue la prépondérance des idées démocratiques à la prédominance des brachycéphales, celle qui l’attribue au seul mélange des races pourrait citer des coïncidences ; il nous sera possible de prouver42 que là où les races sont mélangées, — là où par suite les diversités individuelles l’emportent sur les divisions collectives — l’idée de l’égalité, toutes choses égales d’ailleurs, se montre plus aisément. Mais comment ce fait appelle cette idée, est-ce l’anthropologie qui nous le dira ? Est-ce parce que les individus ont des cerveaux de métis qu’ils sont prédisposés, anatomiquement, à l’égalitarisme ? Ou bien est-ce parce que les sociétés où ils se rencontrent sont composées d’éléments individuellement hétérogènes que l’idée de l’égalité s’impose plus facilement à l’opinion publique ? Son succès résulterait alors du rapport qui unit les individus, non de leur structure cérébrale, c’est-à-dire d’un phénomène social, non d’un phénomène biologique. Et ce serait à la sociologie qu’il faudrait demander l’explication de la relation constatée entre la panmixie et la démocratie.

On voit que l’anthropologie est loin de soustraire notre problème à la sociologie en le résolvant par avance. Déjà il lui est difficile de montrer entre telle forme anatomique et le mouvement égalitaire, une relation constante ; a fortiori d’expliquer comment l’un peut produire l’autre. Nous en avons assez dit pour prouver que la race reste, jusqu’à nouvel ordre, une force occulte à laquelle il ne faut faire appel qu’en désespoir de cause ; mesures et statistiques ne doivent pas nous faire illusion : l’explication anthropologique n’est et ne sera pas longtemps, sinon toujours, qu’un pis-aller.

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L’explication idéologique semblera plus solide. Elle se présente à l’esprit comme la plus naturelle et la plus simple. Vous demandez pourquoi l’opinion publique devient égalitaire ? c’est que des « héros » lui ont imposé leur opinion personnelle. Les idées acceptées par les masses sont les idées inventées par les hommes de génie. Toute idée sociale est fille d’une réflexion individuelle. « Un philosophe a le premier émis cette “absurdité” que l’esclave était un homme au même titre que son maître43. » Si l’égalitarisme est apparu d’abord dans les sociétés gréco-romaines, puis dans nos sociétés modernes, c’est qu’il s’est rencontré, ici et là, des penseurs pour l’inventer ou le retrouver ; ses créateurs, ce sont les philosophes stoïciens, les prophètes chrétiens ; plus tard, c’est Descartes, c’est Rousseau, c’est Kant. Analysez l’esprit de la Révolution : vous trouvez au fond de votre creuset l’esprit cartésien, l’esprit classique, l’esprit chrétien44, c’est-à-dire des systèmes de pensées découverts ou des façons de penser instituées par des hommes supérieurs. « Tout sort des doctrines », et les doctrines elles-mêmes des âmes d’élite.

Théorie séduisante : des raisons d’ordre pratique nous poussent, que nous nous en doutions ou non, à l’accepter. Quelle que soit leur nature dernière, nos idées nous paraissent être, de tous les phénomènes, les plus capables d’être modifiés, et de modifier tout le reste ; c’est sur la force et par la force des idées que nous croyons pouvoir le plus facilement agir, et cette croyance même facilite sans doute notre action. Nous nous réjouissons donc de présenter le succès social de l’égalitarisme comme une preuve de l’admirable puissance d’expansion des théories. On l’a justement remarqué : « L’idée de liberté est le grand ressort de l’Histoire des doctrines politiques45. » En affirmant « que les idées élaborées par la conscience et la raison de l’homme peuvent influer sur les faits et en déterminer le cours, l’historien affirme implicitement sa croyance aux effets de la liberté ».

Dès lors, n’est-il pas vraisemblable que le désir affirmer cette croyance soit pour quelque chose dans la facilité avec laquelle nous admettons, d’une manière générale, la maîtrise des systèmes sur les faits ? D’ailleurs, dans le cas qui nous occuper, les amis comme les adversaires de l’égalitarisme pensent trouver intérêt à le représenter comme né des systèmes. Les uns l’en jugent plus méprisable, la dénonçant comme un concept a priori, rêve de philosophe, « chimère de Rousseau » ; les autres, plus admirable, rappelant qu’il est le résultat précieux des longs efforts spéculatifs des plus hauts représentants de l’humanité46. — Ainsi la thèse idéologique satisfait dès l’abord à des préférences diverses.

Mais il faut bien dire qu’à notre goût scientifique elle offre, si elle prétend se suffire à elle-même et se passer du secours de la sociologie, peu d’aliment. Nous renvoyer tout uniment, pour nous rendre compte de l’expansion d’une idée sociale, à une invention de génie, c’est nous renvoyer au mystère. Avec de pareilles « révélations » on peut bien faire une histoire, non une science. Pourquoi tel grand homme élabore-t-il telle invention, voilà ce qu’il faudrait expliquer ; et l’un des moyens de l’expliquer est justement de définir l’action qu’a pu exercer sur lui la société qui l’entoure. On sait que, suivant la nature des inventions qui font l’homme grand, cette action sera plus ou moins facile à saisir. Elle sera plus sensible par exemple dans une découverte scientifique que dans une création esthétique, dans une application industrielle que dans une découverte scientifique47. Mais n’y a-t-il pas les plus grandes chances pour que sa part contributive soit au maximum dans la construction de théories comme les théories égalitaires, qui visent l’organisation de la société même ? N’allons pas jusqu’à ces affirmations mystiques : « C’est la société qui pense dans l’individu. » Seul l’individu pense, seules les consciences particulières ont l’unité, condition de ces synthèses qui sont les idées. Il n’en est pas moins vrai qu’on peut chercher, dans les rapports mêmes de ces consciences, la raison, ou du moins l’une des raisons des idées qu’elles forment. En ce sens, comme le dit Spencer, avant que le grand homme réforme la société, elle le forme. Ce ne sont pas seulement les idées sociales antérieures, ce sont les faits sociaux présents qui s’imposent à sa méditation. Dira-t-on qu’il est indifférent que Rousseau ait vécu dans la société de notre xviiie  siècle, et que, né en Inde au même moment, ou en France sous les Mérovingiens, les mêmes idées lui seraient venues ? Quant à la philosophie des stoïciens, qui devait pénétrer le Droit romain renouvelé, l’imagine-t-on ailleurs qu’à la fin du monde antique ? Pourquoi, demande un historien des théories morales48, chercher à toute force dans les idées des stoïciens un écho des idées chrétiennes, alors qu’on y peut voir un reflet de l’état social de l’Empire ?

Admettons que la méditation consciente transfigure et « dénature » les matériaux qui lui sont apportés par le milieu : il n’en est pas moins vrai que, en poussant aussi loin que possible l’explication sociologique de ses inventions mêmes et en montrant, par exemple, comment certaines conditions sociales devaient, suivant les lois générales de la formation des idées, amener les esprits des philosophes jusqu’à l’égalitarisme, nous gagnons sur l’inconnu ; et que par suite, toutes circonstances égales, notre hypothèse, offrant un essai d’explication là où l’autre n’offre que l’adoration d’un mystère, devait être préférée.

Souvenons-nous d’ailleurs que ce qu’elle veut dire directement expliquer, ce n’est pas l’invention des théories, égalitaires par tels individus, mais leur adoption par telles sociétés. Les questions sont distinctes ; quand bien même on aurait, en dehors de toute considération sociologique, montré comment une certaine idée est apparue dans une conscience individuelle, il resterait à montrer comment elle s’est imposée à la conscience publique.

On dira : du moment où vous accordez, comme expliquée, l’apparition d’une idée dans une conscience, le reste va de soi, la science l’explique aisément. Si la production des choses est un hasard et comme un miracle, leur reproduction est la chose la plus commune. L’expansion de l’idée de l’égalité n’est qu’un cas particulier des « lois de l’imitation49 » : comme de corps en corps les microbes invisibles, elle passe de conscience en conscience et fait ainsi le tour des sociétés.

Est-il vrai que cette théorie de l’imitation « ouvre toutes les serrures » ? — Certes elle rend compte de bien des similitudes, mais n’en suppose-t-elle pas d’abord ? On n’est pas seulement semblable dans la mesure où l’on s’imite : il est vrai aussi qu’on s’imite dans la mesure où l’on est semblable. S’agit-il surtout de la transmission d’un système d’idées, supposez deux esprits idéalement différents que peut l’un sur l’autre ? Déportez Rousseau chez les Fuégiens ou les Hottentots, et laissez-le déclamer : ses théories inspireront-elles à leurs hordes une « Déclaration des Droits de l’homme ? » Entre l’initiateur et les initiés une communauté préalable d’aspirations est nécessaire pour que la conversion de ceux-ci — par celui-là soit autre chose qu’un miracle.

Bien loin d’expliquer tout à elle seule, l’imitation demande elle-même, dans les différents cas où elle agit, des explications spéciales. Elle suppose chez les êtres qui imitent un désir en même temps qu’une capacité d’imiter dont il faut à chaque fois rendre compte.

Dans bien des cas, l’homme imite parce que, en vertu de la constitution même de ses organes, il est un animal naturellement imitateur : il est vraisemblable que, pour bien des traits extérieurs, c’est inconsciemment et comme mécaniquement que nous les imitons. Mais si nous adoptons certaines théories générales ou repoussons certaines autres, cela ne s’explique pas seulement parce que nous avons une tendance à imiter ; notre adhésion ou notre répugnance veut des raisons autres que le pur instinct d’imitation : il est possible que l’étude des formes de la société même où nous vivons nous les révèle.

Et sans doute une de ces raisons peut être l’homogénéité même des éléments qui composent notre groupe ; et cette homogénéité à son tour peut être attribuée à l’imitation, consciente ou inconsciente. L’imitation se trouverait encore être, en ce cas, cause de l’expansion des idées égalitaires ? — Oui, mais cause indirecte ; et si nous voulons comprendre comment elle agit sur l’opinion publique, nous sommes obligés de considérer d’abord l’effet qu’elle produit sur les éléments sociaux, qu’elle assimile, puis l’effet que produit, sur les idées régnantes, cette assimilation même. Le succès de l’égalitarisme ne doit plus dès lors être présenté comme la résultante pure et simple de mouvements de propagation qui auraient traversé indifféremment toutes les sociétés, quelles que fussent leurs formes, pourvu seulement qu’un homme de génie s’y fût rencontré pour donner la chiquenaude initiale : cette propagation même a pour condition l’existence de certaines formes sociales qui, modelant les esprits en un certain sens, les prépare à recevoir l’empreinte des idées égalitaires. C’est dire que l’explication sociologique reprend sa place à côté de l’explication purement idéologique.

Du moment d’ailleurs où l’on reconnaîtra que des formes sociales existent, qui ne varient pas comme varient les individus qu’elles encadrent, il faudra bien reconnaître que la permanence de ces formes impose aux actions des individus, même de génie, certaines limites. Les sociétés ne sont pas dans la main des grands hommes comme l’argile dans la main du potier. « Pas plus que les organismes, elles ne sauraient s’assimiler ce qui répugne à leur nature50. » Et sans doute, les sociétés sont justement plus mobiles, plus variables, plus souples que les organismes ; ce serait cependant exagérer leur plasticité et même leur refuser, à vrai dire, toute consistance propre que de croire qu’elles peuvent tourner à tous les hasards et se plier à tous les caprices. L’expérience a cent fois démenti cette croyance : pas plus que le communisme d’État n’a pu s’installer en Chine, la religion chrétienne aux Indes, la constitution fédérale au Mexique, l’égalité légale n’a pu encore s’imposer aux mœurs dans l’Empire ottoman51. Pour qu’une idée pénètre une société, il faut qu’il y ait, entre la nature de celle-là et la structure de celle-ci, une sorte d’harmonie préétablie.

Ce n’est donc pas donner des mouvements des sociétés une explication suffisante que d’en demander tout le secret à la création, puis à la propagation des idées individuelles. L’imitation toute seule reste presque aussi mystérieuse, en somme, que l’invention, et n’est pas beaucoup plus explicative. Afin que la propagation d’une idée dans un milieu se laisse comprendre, il faut des raisons tirées de l’observation de ce milieu même.

Ainsi, pour l’explication du succès d’une idée sociale, ni la physiologie, ni la psychologie purement individuelle ne sauraient suffire. Comme la « force des races », la « force des idées » est un problème plutôt qu’une solution. Des systèmes d’idées comme des qualités de race, la genèse, et même la transmission restent obscures, et l’action indécise. L’hypothèse anthropologique et l’hypothèse idéologique ne sortent guère du mystère. Le succès de l’égalitarisme reste, après leurs tentatives, un phénomène surprenant, dont elles ne dévoilent pas la loi génératrice.

Elles sont donc loin de barrer la route à toute autre hypothèse ; et si nous en rencontrons une qui, découvrant une relation constante entre l’expansion des idées égalitaires et certains phénomènes déterminés, montre aussi comment, suivant quelles lois générales, ces phénomènes peuvent contribuer au succès de cette idée, — nous aurons le droit de dire, au nom des principes rappelés plus haut, qu’elle satisfait, mieux que les précédentes, à notre soif d’explication.

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La sociologie nous offre-t-elle, et à quelles conditions, de pareilles hypothèses ?

Supposons que l’histoire nous permette de constater par exemple, que toutes les sociétés centralisées égalitaires et inversement que nulle société non centralisée n’est égalitaire, et enfin que les plus égalitaires sont aussi les plus centralisées. L’observation réunirait alors toutes les conditions nécessaires à une induction, et nous pourrions affirmer qu’un rapport constant unit la centralisation à l’égalitarisme. Mais ce ne serait encore qu’une loi empirique. — Supposons donc que nous ayons montré comment, lorsque les sociétés affectent une forme centralisée, les esprits qui les composent se trouvent naturellement amenés, en vertu des lois de la formation des idées, à penser, non par classes, mais par individus, et à mettre, vis-à-vis du centre unique, tous les individus sur le même plan, alors nous aurions pleinement compris la relation établie. Par une double opération, inductive et déductive, historique et psychologique, nous l’aurions non seulement constatée, mais vraiment expliquée.

Combien la réalité nous laisse loin de cette connaissance idéale, ce n’est que trop évident. D’abord, serait-il facile de prouver que, partout où telle forme sociale est donnée, l’égalitarisme apparaît, et surtout que leurs variations sont concomitantes ? Les exemples de relations aussi nettes sont rares dans l’histoire. Nous risquons, par exemple, de rencontrer plus d’une société centralisée où l’égalitarisme ne se laisse pas constater. Cela ne suffirait-il pas à ruiner notre induction ?

Toutefois notre tentative ne serait pas encore, par là même, définitivement condamnée. En disant que telle forme sociale contribue au succès de l’égalitarisme, nous ne prétendons pas qu’elle en soit la cause unique, la raison suffisante : nous ne la posons que comme une de ses conditions. Pour qu’il se produise forcément, d’autres doivent être données en même temps qu’elle. Peut-être en est-il de sociales, et alors, il appartient à la sociologie de les définir. Peut-être en est-il d’« extra-sociales » — toutes physiques ou toutes psychiques — et alors d’autres sciences les distingueront. Cela n’empêchera pas la sociologie proprement dite de pousser aussi loin qu’elle le pourra la recherche des actions propres aux phénomènes qui sont de son ressort. Seulement, par cela même qu’elle se présente comme une science abstraite de l’histoire, ce sera moins une science de causes suffisantes et de lois immuables qu’une science de tendances et d’influences.

Mais au moins, dira-t-on, pour que vous puissiez induire les tendances et les influences qui ont contribué à l’expansion des idées égalitaires, vous faudra-t-il avoir quelques cas à comparer : or, en délimitant votre champ d’observation, ne l’avez-vous pas réduit à un cas unique ? Un seul fait, en somme, vous sert de texte : l’expansion de l’idée de l’égalité dans la seule civilisation occidentale.

Et il est vrai que l’on considère ordinairement, du point de vue idéologique, l’apparition de l’égalitarisme dans nos sociétés antiques et modernes comme un phénomène unique, puisqu’on le regarde comme résultant de la transmission, à travers le temps et l’espace, d’une même théorie. Mais si, comme nous avons essayé de le prouver, cette explication est insuffisante, dès lors les apparitions de l’égalitarisme dans des sociétés séparées par le temps, comme l’Empire romain et la République française, ou par l’espace, comme la République française et les États-Unis, sont bien des phénomènes distincts et comparables ; et il est permis de rechercher les antécédents communs qui ont dû provoquer, ici et là, l’apparition des idées égalitaires.

Depuis quand d’ailleurs est-il impossible a priori, parce qu’un phénomène se reproduit rarement, de découvrir la loi de sa production ? Là même où l’induction perd pied, la déduction garde ses droits. Les sciences physiques et naturelles ont prouvé mille fois qu’elles savaient suppléer à la première par la seconde ; plus que toutes les autres, les sciences sociales devront user de cette faculté. C’est l’histoire en effet qui leur fournit leurs matériaux. Or on sait que l’histoire ne se répète guère ; il est rare qu’elle ramène deux fois les mêmes combinaisons de conditions. Ou bien, donc, la sociologie se résoudra à ne rien expliquer, ou elle osera employer les procédés déductifs : elle sera déductive ou ne sera pas. Si l’histoire ne nous laisse pas « constater » avec assez de précision les rapports qui unissent telle forme sociale au succès de l’égalitarisme, il nous faudra bien tenter de les « démontrer ». Supposons, par exemple, que la coïncidence historique de l’égalitarisme avec la centralisation ne se révèle que très rarement ; si du moins nous saisissons clairement, sur ces exemples rares, les processus en vertu desquels les esprits exposés à l’action d’un régime centralisé doivent être portés vers les idées égalitaires, nous jugerons légitimement que la coïncidence en question cache une loi : la psychologie peut suppléer aux insuffisances de l’histoire pour conférer aux propositions sociologiques toute la vraisemblance dont elles sont aujourd’hui capables.

Si nous voulons donc résoudre le problème que nous posions tout à l’heure, notre méthode devra être, conformément à ces principes, d’essayer tour à tour, dans les chapitres qui vont suivre, l’induction et la déduction, — c’est-à-dire, dans l’espèce, les constatations historiques et les démonstrations psychologiques.