(1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Chapitre premier. Le problème des genres littéraires et la loi de leur évolution » pp. 1-33
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(1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Chapitre premier. Le problème des genres littéraires et la loi de leur évolution » pp. 1-33

Chapitre premier.
Le problème des genres littéraires et la loi de leur évolution

Dans sa préface à Cromwell, tendancieuse, paradoxale et géniale, Victor Hugo a esquissé une histoire de l’humanité, qu’il divise en trois époques : primitive, antique et moderne ; il distingue également trois genres littéraires successifs : la poésie lyrique, l’épopée, le drame. De sorte que, selon Hugo, l’époque primitive fut lyrique, l’époque antique fut épique, et l’époque moderne est dramatique. Je cite quelques passages essentiels de cette préface :

« Aux temps primitifs, … l’homme chante comme il respire… Il est jeune, il est lyrique. La prière est toute sa religion, l’ode est toute sa poésie. Ce poème, cette ode des temps primitifs c’est la Genèse… Peu à peu cependant la famille devient tribu, la tribu devient nation… L’instinct social succède à l’instinct nomade… Les nations se gênent et se froissent ; de là les chocs d’empires, la guerre… La poésie reflète ces grands événements ; des idées elle passe aux choses. Elle chante les siècles, les peuples, les empires. Elle devient épique ; elle enfante Homère… L’épopée prendra plusieurs formes, mais ne perdra jamais son caractère. Pindare est plus sacerdotal que patriarcal, plus épique que lyrique… Mais c’est surtout dans la tragédie antique que l’épopée ressort de partout… Tous les tragiques anciens détaillent Homère. Mêmes fables, mêmes catastrophes, mêmes héros. Tous puisent au fleuve homérique. C’est toujours l’Iliade et l’Odyssée. Comme Achille traînant Hector, la tragédie grecque tourne autour de Troie. Cependant l’âge de l’épopée touche à sa fin… Une religion spiritualiste se glisse au cœur de la société antique… Elle enseigne à l’homme qu’il a deux vies à vivre, l’une passagère, l’autre immortelle ; l’une de la terre, l’autre du ciel. Elle lui montre qu’il est double comme sa destinée, qu’il y a en lui un animal et une intelligence… L’homme, se repliant sur lui-même, commença à prendre en pitié l’humanité, à méditer sur les amères dérisions de la vie. De ce sentiment, qui avait été pour Caton payen le désespoir, le christianisme fit la mélancolie… La nouvelle poésie se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit. [Suit une longue dissertation sur le grotesque]… Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c’est le drame ; — et le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle. — Ainsi, pour résumer rapidement, la poésie a trois âges dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L’ode chante l’éternité, l’épopée solennise l’histoire, le drame peint la vie… L’ode vit de l’idéal, l’épopée du grandiose, le drame du réel. Enfin, cette triple poésie découle de trois grandes sources : la Bible, Homère, Shakespeare… Qu’on examine une littérature en particulier, ou toutes les littératures en masse, on arrivera toujours au même fait : les poètes lyriques avant les poètes épiques, les poètes épiques avant les poètes dramatiques. En France, Malherbe avant Chapelain, Chapelain avant Corneille ; dans l’ancienne Grèce, Orphée avant Homère, Homère avant Eschyle ; dans le livre primitif, la Genèse avant les Rois, les Rois avant Job ; ou, pour reprendre cette grande échelle de poésie que nous parcourions tout à l’heure, la Bible avant l’Iliade, l’Iliade avant Shakespeare. La société, en effet, commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle pense… Une observation importante : nous n’avons aucunement prétendu assigner aux trois époques de la poésie un domaine exclusif, mais seulement fixer leur caractère dominant. La Bible, ce divin monument lyrique, renferme une épopée et un drame en germe, les Rois et Job. On sent dans tous les poèmes homériques un reste de poésie lyrique et un commencement de poésie dramatique. L’ode et le drame se croisent dans l’épopée. Il y a tout dans tout ; seulement il existe dans chaque chose un élément générateur auquel se subordonnent tous les autres, et qui impose à l’ensemble son caractère propre. — Le drame est la poésie complète. L’ode et l’épopée ne le contiennent qu’en germe ; il les contient l’une et l’autre en développement ; il les résume et les enserre toutes deux. »

Cette théorie de Victor Hugo frappe tout d’abord par l’énormité de certaines affirmations, par la simplification excessive des faits historiques, je dirai même par le mépris de la chronologie. Par exemple, si, dans la série Bible-Iliade-Shakespeare, Shakespeare signifie l’avènement du drame et de la société moderne, comment admettre en bonne logique, pour la France, la série Malherbe-Chapelain-Corneille ? Et comment considérer la Bible comme un tout homogène, d’inspiration lyrique ? Et puisque, du point de vue universel, « la tragédie grecque tourne autour de Troie » et qu’Eschyle appartient au monde antique (épique), comment expliquer la série Orphée-Homère-Eschyle ? Et si le drame est « la poésie complète », c’est-à-dire définitive, allons-nous faire des drames jusqu’à la fin des temps ? À ne prendre que la France, Victor Hugo était-il bien sincère en nous donnant Malherbe comme représentant du lyrisme et La Pucelle de Chapelain comme modèle de l’épopée ? Le choix de ces noms est vraiment malheureux. Mais il n’y a pas lieu de s’arrêter ici à ces nombreuses erreurs ; l’intention dernière de Hugo transparaît presque naïvement : il veut prouver que son époque est celle du drame ; en secret, il se flatte de dépasser Shakespeare ; et la préface de Cromwell a quelque chose de truqué. — On a souvent dit déjà pourquoi l’école romantique, essentiellement lyrique, tenait tellement à s’affirmer au théâtre : il s’agissait de vaincre Corneille et Racine. Ce fut une de ces « déviations » littéraires dont j’aurai à parler plus longuement. Mais enfin, derrière le « dramaturge » Hugo, plaidant pour sa cause, il y a le penseur, le divinateur aux puissants raccourcis. Y aurait-il peut-être dans sa théorie une vérité fondamentale, très justement entrevue et faussée ensuite pour les besoins d’un cas particulier ? Je le crois ; et j’espère le prouver.

C’est peu à peu, par le simple langage des faits, et non par une idée préconçue, que je suis arrivé à cette conviction. Vers 1898, à la suite de nombreuses lectures, je crus constater une décadence grandissante du roman français et recueillis une série de notes intitulées « fin du roman ». Puis je remarquai que les auteurs les plus vigoureux, les plus originaux, allaient au théâtre ou avaient du moins une tendance à dialoguer fortement leurs romans ; d’autre part, l’élément romantique et lyrique me frappait de plus en plus dans les origines du roman contemporain, jusque chez Flaubert lui-même ; j’esquissai tout naturellement, pour la littérature française du xixe  siècle, la série : lyrisme, épopée, drame. Enfin, en recherchant les rapports de cette évolution littéraire avec l’histoire politique et sociale, en remontant aux périodes plus anciennes, en étudiant de ce point de vue d’autres littératures encore, je vis se dessiner peu à peu la loi universelle et logique que les pages suivantes vont exposer. En 1900 j’exposai ma théorie à Gaston Paris ; il en vit aussitôt les conséquences, et, sans me donner tort ni raison, il m’encouragea vivement à la publier. Depuis, MM. Joseph Bédier et Henri Morf ont bien voulu m’encourager aussi ; sans eux ce petit livre ne verrait pas le jour ; mais je me hâte d’ajouter que leur responsabilité n’y est pas autrement engagée ; ils estiment que mon idée mérite d’être discutée, tout en se réservant d’en apprécier la justesse. Je dois une reconnaissance particulière à Joseph Bédier : l’ouvrage qu’il publie sur l’épopée française me débarrasse d’une grosse difficulté, ainsi qu’on le verra plus loin ; d’autre part, si ma thèse est juste, elle apporte à celle de M. Bédier une confirmation pour ainsi dire mathématique. Les savants jugeront.

De 1900 à aujourd’hui je n’ai cessé d’amasser des faits, de les méditer, en m’arrêtant aux objections possibles, et en luttant de mon mieux contre la tendance qu’on a fatalement de plier les faits à un système. Je ne prétends pas avoir vu toutes les difficultés ; et pour plus d’un cas particulier on trouvera sans doute quelque solution différente de la mienne. Je développe ici une idée générale qui a, si elle est juste, des conséquences multiples et lointaines, impossibles à prévoir toutes. Au fond, j’apporte surtout une méthode, d’analyse et de synthèse ; pour l’appliquer avec fruit, il faudra se débarrasser peu à peu de certaines habitudes de l’histoire littéraire, qui sont devenues des procédés superficiels. Plusieurs des grands auteurs se présenteront alors dans une lumière nouvelle ; et l’étude des sources, qu’on pratique aujourd’hui avec une érudition trop facile, cessera d’être un simple rapprochement de textes, pour devenir une analyse psychologique et esthétique. Enfin, et surtout, les rapports de l’évolution littéraire avec les conditions sociales et politiques apparaîtront avec une évidence telle, que les faits littéraires seront en quelque sorte le graphique du développement des nations, et le témoignage le plus sûr des crises et des renaissances morales de l’humanité. Sans doute, ces rapports ont été souvent déjà devinés, affirmés, et prouvés en tel cas particulier ; on en trouvera ici la démonstration générale, constante et rigoureuse.

Avant d’aborder le sujet lui-même, j’ai à définir nettement quelques notions essentielles qui reviendront presque à chaque page. C’est d’abord la question des genres littéraires.

M. Benedetto Croce s’est élevé avec force, à plusieurs reprises, contre la vieille école qui croit à la réalité des genres littéraires. Les genres, dit-il, sont des abstractions, non des réalités ; ce sont des mots, utiles dans la pratique pour certains groupements passagers et plus ou moins arbitraires, mais des mots dépourvus de toute valeur scientifique ; ils ne répondent à aucune fonction psychologique de l’artiste créateur ; c’est une erreur, et même une erreur ridicule, que de croire à l’existence de ces catégories, que de parler d’une évolution des genres, et que de prétendre en fixer les lois. — Or, nul ne saurait rester indifférent au jugement, aux idées de M. Croce ; il est un des esprits les plus puissants, les plus originaux, de la critique et de la philosophie contemporaines. Pourrais-je me mettre d’accord avec lui sur la façon de concevoir les genres littéraires ? J’en ai quelque faible espoir1.  D’autre part, et a priori, il semble improbable que tant d’esprits pénétrants, depuis Aristote jusqu’à Brunetière, se soient trompés d’une manière aussi absolue, aussi irrémédiable, sur la valeur des genres littéraires…

Il est certain que nos abstractions, nos groupements de faits, bien que nécessaires au raisonnement scientifique, ont quelque chose de brutal et de factice ; nous prétendons établir, en classifiant, des catégories aux cloisons étanches dans cet océan de la vie où tout se tient, où tout n’est que flux et reflux. Il est certain encore que les systèmes les plus grandioses sont rapetissés par la plupart de ceux qui les appliquent ; la routine les rend peu à peu si rigides, si étroits, si ridiculement arbitraires, qu’un beau jour on n’en voit plus que les erreurs. C’est le sort des religions, des sciences ; et l’esthétique de M. Croce en passera aussi par là. Qu’y faire ? Il faut recommencer sans cesse, briser les vieux moules, sans tout renier du passé. Évitons avec soin les classifications rigides, mais ne sombrons pas pour cela dans l’anarchie d’un individualisme outrancier, qui serait la négation de toute science et de toute philosophie ; cherchons l’ordre, sans être les dupes de nos catégories ; efforçons-nous de concevoir à la fois les éléments essentiels, durables, et les combinaisons innombrables, toujours nouvelles, de ces éléments ; respectons l’infinie variété de l’analyse, mais aussi la simplicité de la synthèse ; ce sont deux faces de la vérité, qui se complètent et s’expliquent l’une l’autre.

Aristote ayant distingué les genres lyrique, épique et dramatique, en faisant à leur sujet certaines observations pratiques qui se ramenaient à des lois, on s’ingénia à perfectionner son système. Aux « genres tranchés » on ajouta des genres intermédiaires, des sous-genres, auxquels correspondaient des formes précises (par exemple : l’ode, la chanson, le sonnet, le chant royal, la ballade.. ; les lois se précisèrent également et devinrent des règles, des recettes de cuisine littéraire. Or, les règles et les formes ont bel et bien fini par remplacer les lois et les genres, l’esprit paresseux de l’homme préférant toujours le facile au difficile, la ressemblance extérieure à la parenté profonde. Que les artistes aient souffert de ces théories trop rigides, qu’ils se soient souvent insurgés, cela est compréhensible ; mais nous, dans notre révolte, ne confondons pas Brunetière avec le pédant Scaliger ! C’est ce que M. Croce me semble faire à plus d’une reprise ; il étend aux genres littéraires et à leurs conditions psychologiques (lois) la critique méritée par les formes et par les règles.

Quand je parle de « genre » lyrique, ou épique, ou dramatique, c’est, à mon sens, une façon pratique et très élastique de désigner trois modes essentiels de concevoir la vie et l’univers ; ces conceptions répondent à des tempéraments divers ou à des âges divers ; elles se succèdent le plus souvent chez le même homme ; elles peuvent même exceptionnellement cohabiter en lui. En tout cas il y a entre elles des transitions innombrables, et, pour reprendre les mots de Victor Hugo, « il y a tout dans tout ; seulement il existe dans chaque chose un élément générateur auquel se subordonnent tous les autres, et qui impose à l’ensemble son caractère propre ».

Le lyrisme est avant tout la jeunesse exubérante du sentiment, un débordement de forces sans but précis, un élan de foi ; ses objets principaux : Dieu, l’amour, la nature. L’épopée, c’est la maturité agissante et conquérante, le récit qui est lui-même un acte ; son objet : l’homme ou le groupe d’hommes, s’affirmant dans leur réalité présente et dans leur lutte avec d’autres hommes et d’autres groupes. Le drame, c’est la fin d’une journée, où les ténèbres luttent avec la lumière ; c’est la route qui bifurque, le conflit des devoirs, de la réalité présente avec l’idéal nouveau, une prise de conscience ; son objet : l’homme en lutte avec lui-même, ou mieux encore, l’être isolé et passager en conflit avec les lois universelles et éternelles. Je me résume plus brièvement, en remarquant que les extrêmes se touchent : le lyrisme, c’est la foi et aussi le désespoir ; l’épopée, c’est l’action et aussi la passion, quand elle crée ; le drame, c’est la crise, tendant à la sérénité (Katharsis).

Tout individu, je le répète, peut connaître l’une après l’autre chacune de ces trois étapes ; la société les connaît nécessairement ; de là le caractère particulier d’une époque, qui s’impose à la majorité ; et de là, éventuellement, le conflit d’une étape individuelle (attardés ou précurseurs) avec l’étape sociale. La littérature nous en donnera des exemples frappants, et je reviendrai sur ces idées, plus en détail, dans mes conclusions.

Dès qu’on conçoit ainsi ces trois modes essentiels, il est clair que les « genres intermédiaires », innombrables autant que légitimes, sont des cas particuliers ; il faut se garder de créer pour eux des catégories nouvelles ; il faut respecter leur individualité, en expliquant leur genèse par la combinaison d’éléments divers.

On pourrait aller plus loin, et, sans tomber dans le fétichisme des formes et des règles, étudier les rapports intimes du contenu avec le contenant. Sans doute le lyrisme n’est pas lié le moins du monde à la forme de l’ode ou du sonnet, ni même au vers ; telle page de George Sand est plus lyrique que telle poésie de Sainte-Beuve ; le roman Daniele Cortis, de Fogazzaro, est surtout dramatique, tandis que les drames de D’Annunzio sont surtout lyriques. Mais encore pourrait-on se demander : l’effet voulu ne serait-il pas beaucoup plus considérable si la forme était adéquate à l’esprit ? Victor Hugo nous a donné des exemples merveilleux de strophes lyriques et de strophes épiques ; sans parler de cet artiste souverain que fut Gœthe. C’est là, chez les très grands, qu’il faut chercher un enseignement, au lieu de nier les lois en citant l’exemple des médiocres. Il me serait facile de citer un grand nombre de cas typiques ; toutefois cette discussion nous mènerait à l’esthétique pure, et je ne veux faire, ici, qu’une esquisse historique. En passant, je citerai quelques exemples, à titre de simples indications pour un ouvrage futur ; le lecteur attentif appréciera la portée de ces indications.

J’entends une objection ; on me dit : ces trois « visions » de la vie, qui se succèdent le plus souvent chez le même homme, c’est un fait facile à constater, par l’expérience personnelle ; mais pourquoi un groupe d’hommes (la nation, ou la société tout entière) les connaîtrait-il nécessairement ? — Pour répondre, il me faut anticiper, en peu de mots, sur des constatations ultérieures, qui concernent la genèse, le développement et la fin de ce que j’appelle les « principes directeurs ».

Il est incontestable que toutes les grandes époques sont animées d’un certain esprit, dirigées par un certain principe (différent selon les époques), qui pénètre la masse entière et qui oriente les efforts de tous vers un même but ; pour ne citer qu’un seul grand exemple : Louis XIV disant « l’État, c’est moi » ne fait que résumer l’esprit de son époque, et, dans la littérature, Malherbe, Chapelain, Balzac et Corneille l’ont préparé, aussi bien que Descartes dans la philosophie et Richelieu dans la politique. Or, les idées, aussi bien que les hommes, naissent les unes des autres ; elles ont leur jeunesse, leur maturité, et leur crise finale qui est un nouvel enfantement ; c’est leur évolution logique. Les principes directeurs créent un état de choses, et se modifient, par le fait même de cette « réalisation », jusqu’à l’épuisement ; chaque nouveau principe est salué comme une foi nouvelle et définitive (lyrisme), il se réalise plus ou moins imparfaitement (épopée), puis il s’effondre devant un nouveau principe (drame).

Telle est l’évolution normale, dans ses grandes lignes ; d’autre part, il est évident que l’esprit général d’une époque n’impose pas, heureusement, un moule uniforme à tous les individus ; outre les attardés d’une époque précédente et les précurseurs d’une époque nouvelle, il y a la variété des tempéraments, les combinaisons infinies de la vie. D’où il résulte qu’il importe essentiellement de distinguer, dans toute œuvre littéraire, la valeur relative de la valeur absolue.

La valeur relative d’une œuvre littéraire est dans ce qu’elle nous apprend sur l’époque où elle fut écrite : faits matériels, psychologie, idées. La valeur absolue est dans la vérité et la beauté universelles, éternelles. Cette distinction ne peut guère se faire qu’à distance. Les contemporains d’une œuvre de valeur relative, frappés par l’exactitude du détail, par la justesse extérieure du portrait, par les allusions aux mœurs du jour, flattés dans leurs défauts mêmes, les contemporains sont trop partie intéressée pour être de bons juges ; ils confondent aisément ce qui n’est que photographie instantanée avec ce qui est œuvre d’art. Notre goût nous paraît être le goût ; notre « impression » nous semble la vérité ; notre relatif nous apparaît comme absolu. La postérité met les choses au point ; oubliant inexorablement ce qui ne fut que passager, elle abandonne ces choses aux historiens et ne conserve du passé que les œuvres de valeur absolue. Ce jugement de la postérité, seul légitime pour l’esthétique pure, n’est pas sans danger pour l’histoire : il a ses oublis injustes et ses admirations traditionalistes ; il prête souvent aux prédécesseurs des lumières, des goûts, des intentions qu’ils ne pouvaient pas avoir, et il exagère fréquemment l’influence qu’une œuvre de valeur absolue exerça sur son époque. Un exemple : quand on parle de la littérature française au xviie  siècle, la pensée court aussitôt à Corneille, Racine et Molière. Croit-on vraiment que Mme de Sévigné ait jugé de même ? Notre admiration pour Corneille, Racine, Molière, très justifiée dans l’absolu, est par trop sommaire pour l’histoire ; je dirai même qu’elle nous donne une idée fausse du xviie  siècle littéraire, et que, par un retour des choses, notre admiration gagnerait à se débarrasser de certains lieux communs.

Certes (est-il besoin de le dire ?), une œuvre littéraire de valeur absolue est une des beautés les plus exquises de l’univers. Il est tel chœur de Sophocle, tel sonnet de la Vita nuova, telle tragédie de Racine, qui résonnent dans l’âme comme le chant d’un dieu d’amour et de douleur ; et tant que l’humanité vivra, elle retrouvera, dans ces syllabes assemblées par un homme disparu, l’immortelle expression d’une âme toujours présente. Un cataclysme venant à détruire l’œuvre entière de nos civilisations, Faustus et Stella recommençant la vie humaine, on rebâtirait les empires, les religions, la science, mais nul ne nous rendrait Dante Alighieri… Mettons-les à la place d’honneur, ces poètes dont le génie entra dans l’absolu ; mais n’oublions pas les légions d’ouvriers modestes qui les ont préparés, sans lesquels ils ne seraient pas. Il ne faut pas que les œuvres de ces ouvriers, de valeur relative, nous soient un prétexte pour publier de l’« inédit », faire de l’érudition, encombrer de fatras les manuels et les mémoires ; non, il faut les mettre à leur rang, dire leur vraie valeur, qui n’est pas esthétique mais historique et génétique ; ces œuvres doivent se résumer en lignes d’évolution ascendante ou descendante, et contribuer à une synthèse d’idées. Que de cette grisaille il sorte autre chose que des thèses de doctorat : un peu de vie intellectuelle ! Que serait Jean Chapelain au xxe  siècle ? Quelque notaire, ou un honnête philologue, décoré peut-être d’un ruban violet ou multicolore. Que fut-il au xviie  siècle ? un des fondateurs de l’Académie française, qui est, quoi qu’on dise, une institution glorieuse. D’où proviennent ces différences dans la « réalisation » d’une idée ? La question semble paradoxale et ne l’est pas. Les problèmes de ce genre abondent, dès qu’on distingue nettement, non pas ici ou là, mais toujours et avec méthode, entre la valeur absolue et la valeur relative.

Du point de vue historique que je développe ici, les œuvres de valeur relative ont leur grande importance ; elles reflètent les mœurs et les goûts de leur époque avec une fidélité particulière ; elles eurent souvent un succès plus grand que les œuvres de valeur absolue ; chez celles-ci, c’est l’individu en ce qu’il a d’éternel qui l’emporte ; chez celles-là, c’est l’esprit général d’une époque disparue ; il faut donc en tenir grandement compte pour l’histoire des genres littéraires qui sont en rapport intime avec le développement politique et social de la nation ; la démonstration de ce rapport sera un des résultats essentiels de mon étude.

Nous verrons aussi que la succession logique des trois genres est souvent troublée par des influences littéraires qui n’ont rien de spontané : traditionalisme ou au contraire tactique de combat (ainsi Hugo réagissant contre la tragédie du xviie  siècle) ; ou par l’apparition d’un génie hors cadre (ainsi Racine) ; ou par une catastrophe politique (ainsi l’Italie du xvie  siècle envahie par l’étranger). Ce sont là des conflits particulièrement intéressants qui confirment la loi, et s’expliquent par elle. — Dans l’évolution normale, ces trois états d’esprit se succèdent, sans jamais s’exclure complètement ; Victor Hugo le remarque expressément, avec raison, dans un des passages que j’ai cités plus haut. On pourrait même remarquer que chaque nation paraît avoir une aptitude spéciale pour l’un ou l’autre de ces genres, qui répond le mieux à son génie particulier et qui fleurit chez elle avec le plus d’intensité et le plus de durée. Mais à côté de ces trois états d’esprit, essentiels, qui se succèdent l’un à l’autre, étant provoqués et nourris par le changement des choses, il y a d’autres façons de voir et de sentir, d’une importance secondaire mais d’un caractère permanent, parce qu’elles sont provoquées par une qualité durable des choses ; nous touchons ici à un problème important de méthode.

Tous ceux qui ont à raconter l’histoire littéraire de plusieurs siècles savent la difficulté qu’il y a à classer certaines œuvres. Où mettre tels sermons, tels traités de morale, telles satires sociales ou littéraires ? Est-ce même toujours de l’art ? Si c’est de l’art, à quel principe le rattacher ? Où mettrons-nous par exemple Calvin, Montaigne, Pascal, Boileau ? Les isoler, en individualités, cela paraît d’abord assez légitime ; c’est surtout commode ; mais ne sentons-nous pas que, par la forme et le fond, ils se rattachent intimement au tout ? Nous créons alors des rubriques de « tout y va » ; ce sont des tiroirs, pour l’œil ; ce n’est pas de l’ordre, de la lumière pour l’esprit. — Il faudrait se résoudre à bouleverser beaucoup de nos catégories ; pour cela il faut s’habituer d’abord à voir autrement, à embrasser d’un coup d’œil la ligne d’ensemble (esprit général) et le cas individuel, et surtout à saisir, derrière la forme souvent trompeuse, l’état d’âme. Nous constaterons alors (et ici M. Croce verra combien mon « système » diffère de la classification rigide encore en usage) que la satire n’est pas un « genre », pas plus que l’idylle, ou le poème héroï-comique, ou le roman champêtre… Ces combinaisons variées, dont nul ne saurait fixer le nombre ni la forme, naissent parfois de la fantaisie d’un génie et meurent avec lui, car les imitations qu’elles suscitent ne sont le plus souvent que de mauvaises copies et ne révèlent qu’une mode sans âme ; — d’autres fois, ces combinaisons (celles-là surtout qu’on essaie de grouper en « genre didactique »), sont tout simplement des œuvres de morale ou de science ; leur style agréable ne suffit pas à en faire des œuvres littéraires ; il s’agit d’un domaine intermédiaire, comme il y en a tant dans la vie où tout n’est que transition ; dans ces cas-là, qu’on commence par rendre courageusement à la morale et à la science tout ce qui n’est pas œuvre d’art ; il y a des documents d’une grande valeur psychologique qui sont sans « forme » au sens précis du mot, donc sans art ; il faut les connaître, les utiliser, en dire l’intention, la signification ; mais, loin de les mettre au nombre des œuvres d’art, dire pourquoi ce ne sont pas des œuvres d’art. Même après cette élimination, il restera assez d’œuvres littéraires qui semblent difficiles à classer ; qu’on en considère l’esprit, le tempérament, l’intention, sans se laisser dérouter par leur forme ; et l’on verra quelles se rattachent, ne fût-ce que de loin, au genre lyrique, ou épique, ou dramatique. Mais, j’y insiste, c’est une révolution à faire dans nos habitudes2.

Laissons de côté l’idylle, le poème héroï-comique, et ce « nouveau genre d’épopée » que la subtilité de Chapelain découvrait dans l’Adone de Marini ; ce sont là des catégories trop évidemment factices ; mais arrêtons-nous à la satire pour laquelle on a voulu monopoliser certaines formes, et dont on fait un « genre » bien à tort. L’homme et la société sont suffisamment imparfaits pour provoquer en tout temps la critique ; or, selon le tempérament de l’auteur et selon son époque, la satire sera animée de souffles divers ; elle est très souvent lyrique (Musset a mis de la satire jusque dans La Nuit de mai) ; mais elle est aussi épique chez Dante, chez Cervantès, chez D’Aubigné, et dans combien de nos romans d’aujourd’hui ! Elle rit dans les fabliaux, elle disserte lourdement dans le Roman de la Rose ! Enfin elle est aussi dramatique ; n’a-t-on pas dit que la farce est un « fabliau mis à la scène » ? La satire est partout chez Molière et jusque dans Hamlet et dans L’Ennemi du Peuple. Donc, écrire l’histoire de la satire comme d’un genre littéraire, dans le sens habituel du mot, c’est ou bien composer un florilège de genres très divers dans leur inspiration, ou bien s’attacher très arbitrairement à une « forme » en négligeant des œuvres importantes. — En d’autres termes, l’esprit critique est constant ; on le retrouve à toutes les époques ; ou plus ou moins, mais il est toujours là ; il prend souvent une forme littéraire, mais en soi il n’est pas de nature littéraire ; à lui seul, il n’est pas un principe d’art ; il est négatif et démolisseur, l’art est créateur. Qu’on y prenne garde : chaque fois qu’une œuvre satirique mérite une place dans l’histoire littéraire, c’est que l’esprit critique s’y est enrichi d’éléments positifs ; il s’élève ainsi, par des transitions innombrables, du ricanement, qui se complaît aux vilenies humaines, et du dénigrement qui bafoue les grandes choses, jusqu’à l’indignation sacrée, qui lutte avec le mal. Quelques exemples : la vie durable de certains fabliaux, de certaines farces, n’est pas dans les turpitudes, dans les invectives, elle est dans les « situations » comiques, dans tels caractères nettement dessinés ; ce qui nous charme dans les Satires d’Arioste, c’est Arioste lui-même ; et ce qui domine dans Les Tragiques, dans Les Châtiments, ce n’est pas la haine, c’est la foi. — La satire n’est pas un genre au sens vrai du mot, elle n’est qu’un élément ; pour lui donner la forme et la durée, il faut l’art d’un individu, le souffle lyrique, ou épique, ou dramatique. L’esprit critique, c’est Méphisto : « ich bin der Geist, der stets verneint » ; le créateur, c’est Faust. Gœthe, c’est Faust et Méphisto.

L’esprit moraliste, étroitement apparenté à l’esprit satirique, provoque à mon sens des réserves semblables en histoire littéraire. Je n’arrive pas à concevoir un « genre » didactique. Il ne suffit pas d’exprimer en style correct des idées nobles et profondes pour faire œuvre d’art ; l’art n’est le plus souvent que secondaire pour les moralistes ; il est pour eux un moyen et non un but ; c’est une différence essentielle, qui devrait assigner aux moralistes une place particulière dans l’architecture d’une histoire littéraire. Je les mettrais tous, au commencement ou à la fin de chaque période, dans un chapitre consacré aux idées et aux conditions générales, et je ne les nommerais ailleurs, dans les chapitres consacrés à l’art, que très brièvement. Il est grand temps vraiment de réintroduire dans la notion « littérature » l’idée essentielle de l’esthétique. Poussée par la manie d’être complète, indifférente à la beauté, la philologie moderne a constitué un vaste bazar de textes et de « documents », au détriment de l’art et du sens historique.

C’est ainsi qu’il faudrait encore réviser notre notion du genre dramatique. Ce genre est le plus continu des trois, pour des raisons techniques, psychologiques et sociales que je n’ai pas à développer ici ; pourtant il est moins continu qu’il ne semble au premier abord. Nous englobons, sous le nom de « comédies », des œuvres très dissemblables ; par exemple, des tableaux de mœurs, des revues, qui n’ont de dramatique que la forme dialoguée, mais qui sont sans action et sans caractères. Et que signifient, dans une histoire du théâtre sérieux, ces nombreuses pièces qui ne furent jamais jouées, parce qu’elles sont injouables ? Elles n’eurent aucune influence sur l’évolution du théâtre ; elles sont au drame ce que les mannequins du musée Grévin sont à l’homme vivant. Les emprunts que la tragédie du xviie  siècle fit à Montchrétien et à Garnier sont quantité presque négligeable, quand on les compare avec le rôle que joua la pastorale, d’abord lyrique, puis enrichie d’éléments romanesques. Ce qui importe avant tout, dans l’étude d’une œuvre littéraire, c’est l’élément générateur ; qu’on ne se laisse dérouter ni par les éléments accessoires ni par la forme qui, souvent, n’est pas adéquate, mais simplement empruntée à la tradition ou à la mode3.

Je ne veux pas m’attarder à ces questions préliminaires ; elles ne sont qu’une première orientation. Elles suffisent à montrer que ma méthode, si elle est juste, présente un gros danger, qui est aussi une garantie : elle se refuse à toute application machinale. Soit qu’on l’applique en subissant encore le joug des « formes », soit qu’on s’attache aveuglément à l’esprit dominant d’une époque, en négligeant les individualités, on s’expose à des erreurs parfois ridicules. Je ne prétends pas avoir évité toutes ces erreurs ; je sens combien sont tenaces les habitudes, combien perfide notre terminologie. Plus d’une difficulté m’a sans doute échappé, et peut-être aussi plus d’une explication favorable à mon idée. Je ne présente ici qu’une esquisse, à retoucher, mais pourtant longuement méditée. Depuis dix ans j’ai de plus en plus le sentiment que ma méthode, très simple dans ses grandes lignes, infiniment complexe dans le détail, répond précisément aux réalités de la vie, pour autant qu’il est possible d’exprimer en mots rigides cette fermentation perpétuelle, dont le bouillonnement nous enchante et nous déroute, comme les flots de la mer qui se brisent sur le rivage, selon des lois éternelles, et dont l’œil ne perçoit que la ligne changeante et l’écume fuyante.

La littérature française sera la base de ma démonstration ; de toutes les littératures à moi connues, c’est elle qui réalise le plus clairement la loi, et j’en dirai le pourquoi. La littérature italienne, dont l’évolution fut au contraire incomplète, servira de contre-épreuve.

Anticipant forcément sur les résultats, je divise l’évolution en ères, dont chacune comprend trois périodes. Chaque ère est dominée par un grand principe (politique, moral, social) qui en fait l’unité et dont les phases successives caractérisent les périodes : les débuts lyriques, la création épique, la désagrégation dramatique. — Je dénomme les ères d’après leur principe, en renonçant absolument aux termes vagues qui sont hélas en usage ; nous parlons d’histoire ancienne (qui comprend les Pharaons, la république d’Athènes et l’empire romain !), de moyen âge, de temps moderne et d’époque contemporaine ! C’est vivre au jour le jour et méconnaître singulièrement le contenu de l’histoire ; il est temps de donner aux ères des noms significatifs. Le moyen âge, c’est l’ère féodale et catholique ; de 1500 environ à la Révolution, c’est l’ère des royautés absolues ; de 1800 à nos jours, c’est l’ère des nationalités et des démocraties.

Une dernière remarque : je donne ici, non pas une histoire de la littérature, mais une esquisse en traits sommaires ; avec pourtant la discussion de quelques cas particuliers qu’il était impossible de passer sous silence. Je ne donne que des noms connus, les plus connus ; ils doivent suffire pour un premier essai. Si les historiens me font l’honneur d’une discussion, ils relèveront des points faibles, des contradictions apparentes, suggéreront des explications, des modifications dans le groupement, et c’est pour leur répondre que je réserve toute ma documentation. À moins qu’on ne me convainque d’erreur complète ; éventualité que je ne saurais exclure. Dans ce cas je me consolerais avec ces mots que Gaston Paris me disait en 1900 : « Même si votre théorie était fausse, il faudrait, pour la réfuter, reprendre l’histoire littéraire d’un point de vue nouveau, et ce serait encore un gain. » Donc, mettant les choses au pire, je tente néanmoins l’entreprise.