(1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Chapitre III. Contre-épreuve fournie par l’examen de la littérature italienne » pp. 155-182
/ 2020
(1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Chapitre III. Contre-épreuve fournie par l’examen de la littérature italienne » pp. 155-182

Chapitre III.
Contre-épreuve fournie par l’examen de la littérature italienne

Les étapes de la littérature française se succèdent avec une clarté qui permet d’en déduire une loi d’évolution. La littérature italienne présente un spectacle tout différent, qui s’explique aussi, et qui sera la contre-épreuve de ma démonstration.

L’histoire de l’Italie a la beauté poignante d’une tragédie. Sous la forme de l’empire romain, l’Italie avait dominé le monde, lui avait imposé la paix romaine. Depuis la chute de l’empire jusqu’en 1870, elle est la proie des peuples initiés par elle à la civilisation. Pourquoi ? Cette misère est l’effet direct de la grandeur qui précède.

Rome, déchue du faite de sa puissance, n’en demeura pas moins la Ville sacrée. Elle hantait l’imagination des Barbares, par la haine d’abord et par la cupidité, puis, dès qu’ils y touchaient, par la beauté, par le passé et par ce charme indicible qui fait « un homme nouveau », selon Gœthe, de quiconque pénètre dans ses murs. Vaincue, elle demeurait victorieuse ; une ombre, elle dominait encore la réalité. Refaire l’empire romain, ou, pour d’autres, retrouver les consuls de la République, tel fut le songe séculaire des rois étrangers et des patriotes italiens. De là les invasions toujours renouvelées, les démembrements, les rivalités, les entreprises insensées, et l’impuissance de tous ; Cola di Rienzi au Capitole, Charles-Quint et François Ier à Pavie, voilà deux scènes de la tragédie italienne. Le passé pesait sur le présent comme une fatalité.

Puis il y a la Papauté. Sans le prestige de Rome, elle ne serait pas. L’évêque de Rome s’élève peu à peu, par sa diplomatie sans doute, mais aussi sans le vouloir, par le passé de la Ville ; le sang des martyrs lui est une gloire. Les pèlerins chantaient :

O Roma nobilis, orbis et domina,
Cunctarum urbium excellentissima,
Roseo martyrum sanguine rubea,
Albis et virginum liliis candida,
Salutem dicimus tibi per omnia,
Te benedicimus, salve ! per sæcula.

L’Église romaine succéda à l’Empire. Or, sans toucher à la question religieuse, et tout en reconnaissant que l’Église catholique est un monument grandiose de l’esprit humain, il faut bien établir ce fait, sine ira et studio : la Papauté temporelle, à Rome, c’était la négation de la nation italienne. Le pape, de par l’universalité de sa fonction, ne pouvait pas être aussi le souverain de l’Italie, et de par ses prétentions au temporel il ne pouvait tolérer à côté de lui un souverain italien dont la capitale devait être Rome. La logique imposait à la Papauté cette politique d’empêcher la formation d’une nation italienne ; elle l’a pratiquée jusqu’en 1870, attisant les convoitises, semant la discorde, appelant l’étranger. Quand Garibaldi s’écriait : Roma o morte, il exprimait à la fois un programme héroïque et une vérité de l’histoire.

Au cours de mille ans, les tentatives de constituer un royaume d’Italie n’ont pas manqué ; j’en rappelle quelques-unes : les Lombards étaient à la veille du triomphe définitif, lorsque le Pape appela les Francs ; au xiiie  siècle, Frédéric II eut certainement l’idée d’unifier l’Italie — il fut vaincu par Innocent IV ; Cola di Rienzi conçut une fédération italienne ; à l’époque de la Renaissance, plus d’un petit souverain, italien ou étranger, rêva d’être le « prince » invoqué par Machiavel ; les projets divers du Risorgimento sont bien connus… ; et toutes ces tentatives échouèrent par les intrigues du pape, devant les armées autrichiennes ou françaises.

Le peuple italien, arrêté ainsi dans son évolution normale, développe unilatéralement ses plus précieuses qualités. De par le mélange des races, de par les conditions durables de la terre et du ciel, surtout de par sa très ancienne civilisation, le caractère de ce peuple a un charme unique qui prend le cœur par les sens. En effet, c’est la sensualité qui frappe d’abord chez lui, son amour de la beauté plastique, sa saine compréhension de l’amour physique et son grand sens pratique ; c’est qu’il est naturaliste, dans le sens profond du mot ; ce qui explique alors le fonds de mysticisme qu’il y a aussi en lui, et l’intuition géniale qui en fait le peuple des inventeurs, des précurseurs, des martyrs. — L’étranger s’étonne de la « combinazione », la blâme sans la comprendre ; elle est à la fois un art de la politesse et le dernier refuge des consciences opprimées. La psychologie de l’Italien n’est pas logique ou morale : elle est individualiste ; elle ne cherche pas à corriger, elle s’adapte ; elle s’adapte dans les formes et sauvegarde la liberté dans les interprétations. L’Italien est diplomate. Enfin la civilisation millénaire lui donne ce respect de la beauté, qui est une grande morale et qui s’exprime en un mot intraduisible : la gentilezza. Naturalisme mystique, individualisme, intuition, passion, sens esthétique et sens pratique, qualités surtout païennes, que la servitude politique a développées jusqu’à les gâter souvent. Avec la vie nationale enfin constituée, ce caractère va certainement se modifier et, si j’en crois certains symptômes, il étonnera le monde.

Le caractère, tel que je viens de le résumer, et les conditions politiques, nous expliquent, dans la mesure du possible, les particularités de la littérature en Italie. D’abord elle joue un rôle moins important qu’en France dans la vie intellectuelle, qui s’exprime tout aussi aisément dans les arts plastiques et dans la musique ; elle est concurrencée aussi par une autre littérature, en langue latine, et fortement soumise aux formes, aux traditions des littératures classiques ; la forme l’emporte souvent sur le fond, d’autant plus que la liberté de l’expression est souvent limitée. Cette littérature est donc moins riche en œuvres et moins nettement significative ; elle présente en outre ce phénomène particulièrement intéressant pour nous : les trois ères que j’ai distinguées en France ne sont qu’ébauchées en Italie ; elles débutent, normalement, par le lyrisme, elles atteignent à peine leur point culminant avec l’épopée, et manquent d’achèvement dramatique ; on dirait d’un fleuve qui par trois fois se perd dans le sable… L’explication est à chercher dans l’absence de vie nationale. Mais l’Italie compense largement cette pauvreté par l’individualité puissante de ses génies et par la Renaissance. — À la voir dans l’ensemble, cette histoire est une tragédie, et c’est de ce point de vue que je la résume ici en quelques traits essentiels.

Les origines lyriques de la première ère sont plus faciles à établir par des textes qu’en France. Qu’on parte de l’école sicilienne (à demi provençale et française), ou de la poésie religieuse de l’Ombrie, ou qu’on admette encore (comme il faut le faire, à mon avis) une poésie populaire, primitive et demeurée orale, on aboutit toujours, vers 1260, à Guinizelli et au « dolce stil nuovo », où l’Italie affirme son originalité, par la fusion de ces éléments divers : réalisme, philosophie, mysticisme. Pour la valeur des idées et des sentiments cette poésie est très supérieure au lyrisme courtois de la Provence et de la France du Nord28 ; pourtant, même quand on y ajoute la poésie didactique du Nord, quelques chansons politiques et quelques embryons d’épopée, c’est une pauvreté en œuvres qui contraste étrangement avec la littérature française du xiiie  siècle ! Pour comprendre, il suffit de comparer la situation politique des deux pays ; en France : Philippe-Auguste, saint Louis et Philippe le Bel ; en Italie : la catastrophe de Frédéric II ; il semblait désigné pour faire de l’Italie une nation ; les lettres et les sciences florissaient à sa cour, et sa mémoire est encore bénie par Dante ; mais le pape l’a vaincu, Manfred tombe à Bénévent, et Conradin livre sa tête blonde au bourreau. Il n’y a vraiment plus en Italie que Florence et la Toscane, dernier refuge de la liberté civique ; une nation dans les murs étroits d’une cité ; c’est là précisément que la littérature italienne va trouver coup sur coup Dante, Pétrarque et Boccace29, avec autour d’eux une petite légion de bons écrivains. Le rôle essentiel du civisme n’est-il pas évident ici, comme jadis à Athènes ?

Dante appartient encore au lyrisme par l’œuvre de sa première jeunesse, la Vita nuova ; mais son génie est surtout épique ; avant l’exil déjà, il a conçu l’idée de la Divine Comédie. Si les événements politiques s’étaient déroulés selon son désir, que la monarchie de ses rêves se fût réalisée, la Comédie serait peut-être en son genre un Roland plus sublime, la glorification d’une jeune Italie. Au point de vue humain, ne regrettons pas qu’elle soit autre chose ; elle raconte, il est vrai, l’écroulement d’un idéal politique, elle dit les passions, les haines, et aussi la science scolastique d’une époque, mais elle est avant tout l’épopée de l’âme humaine. Dante, repoussé par la réalité du présent, s’est réfugié dans les vérités plus hautes et plus durables. Il est à première vue l’expression monumentale du moyen âge de Florence et de la théologie ; il est davantage encore, et les Italiens le savent bien, le poète de la nation italienne et de l’humanité. — Il n’est pas un précurseur, comme Pétrarque ; il est tout de son époque ; mais il l’a pénétrée si profondément qu’il en a exprimé, derrière les formules particulières, le problème en ce qu’il a d’éternel et d’universel. En d’autres termes, si considérable qu’elle soit, la valeur relative, historique, de Dante, à laquelle les philologues s’attachent si fort, n’est plus qu’un détail, comparée à la valeur absolue ; chez lui la réponse est moins significative que la question ; les mots de la prière moins beaux que le geste des mains jointes. Exilé de Florence, ne trouvant des deux côtés de l’Apennin que les lambeaux de la patrie rêvée, voyant Rome déchue, le pape à Avignon, Henri VII tombé devant Sienne, Anjou à Naples, la tyrannie partout, Dante réalise ses mots de naguère : « Nos autem, cui mundus est patria, velut piscibus æquor » (De vulg. eloq., I. 6), et il crée une œuvre sans égale au monde : l’ascension de la conscience des ténèbres à la lumière.

L’Italie a compensé ainsi, d’un seul coup, et largement, toutes les lacunes de sa littérature. Mais après Dante ? Si l’on reste dans la ligne de l’évolution normale, c’est une chute à pic dans la misère des imitations. L’épopée n’a plus une œuvre digne d’être mentionnée ici, et le théâtre en reste à l’édification spirituelle, sans connaître cette fermentation qui donne au théâtre français, dès le xive  siècle, son importance historique. La seule pièce intéressante, l’Eccerinus de Mussato, est en latin. Le mouvement littéraire, commencé vers 1200 (d’après les textes conservés), brillamment développé par le « dolce stil nuovo », s’arrête brusquement avant le milieu du xive  siècle ; ce n’est pas une évolution, c’est une interruption, et je n’ai plus besoin d’en dire les causes.

Mais il y a Pétrarque ! — Pétrarque est un précurseur ; il est le « premier humaniste », a dit Pierre de Nolhac. Sa découverte de l’antiquité semble miraculeuse et ne s’explique que par le génie italien, par les malheurs mêmes de ce génie qui, dépouillé de toute vie nationale, se replie sur lui-même et se crée un monde nouveau dans le domaine de l’esprit. C’est par l’intuition de la beauté des formes, par un égoïsme qui se torture, par le conflit du paganisme atavique avec le christianisme, et par un renoncement douloureux à la patrie impossible, que l’âme infiniment sensible de Pétrarque parvient à une vision nouvelle de l’univers. Il est encore en partie tourné vers le moyen âge ; son œuvre est à moitié latine et ascétique ; mais son geste montre l’aurore et répond si bien à l’esprit de son peuple, qu’en 1341 un maître d’école aveugle suit ses traces de ville en ville, pour le rejoindre enfin et baiser la main du génie libérateur. Pétrarque n’est pas un homme d’action comme Dante ; il n’est pas épique et ne touche pas à la profondeur des vérités éternelles ; il n’est pas une synthèse, il est une foi nouvelle ; il est divinateur, essentiellement lyrique. — L’œuvre latine de l’humaniste Pétrarque est trop peu connue du public cultivé ; son importance historique dépasse pourtant celle du Canzoniere ; d’autre part aussi les poètes pétrarquistes ont fait du tort à leur modèle ; or, il importe de noter ce fait : chez Pétrarque, l’humaniste et le poète ne sont qu’un seul et même homme. À elle seule, la science n’eût pas suffi à créer l’humanisme, qui consiste moins dans la découverte de textes oubliés que dans une interprétation toute nouvelle des textes et des faits déjà connus. Pour reconstituer le monde antique, en réintégrer le principe dans la civilisation moderne, il ne fallait pas un érudit, il fallait un artiste, un poète, une âme aimante angoissée par le présent. Pétrarque fut ce flambeau d’amour dans les ténèbres de la scolastique. Aujourd’hui que le positivisme a desséché nos âmes, que le sentiment et l’intuition ne sont que des « phrases », on a peine à comprendre cette action immense d’un rêveur. N’a-t-on pas essayé aussi d’infirmer après coup la valeur du Romantisme et l’œuvre de la Révolution en ne voyant en J.-J. Rousseau qu’un halluciné ? J’ai entendu un savant illustre déclarer, aux applaudissements d’une nombreuse assemblée de « libres penseurs », que Jésus-Christ ne mériterait aujourd’hui qu’une cellule d’aliéné… Ces brutalités résultent de l’incompréhension. Le Christianisme, la Renaissance, la Révolution n’en demeurent pas moins trois étapes essentielles de l’humanité. — Au moment où la France s’acheminait vers une longue décadence (d’ailleurs utile et nécessaire à d’autres points de vue), l’Italie, débarrassée de certaines contingences par son malheur même, créait Pétrarque, marchait à la Renaissance, et se préparait par là une gloire nouvelle et des raisons nouvelles de servitude.

Cela demande réflexion. On a souvent remarqué que l’Italie n’a guère connu la féodalité, ou du moins ne l’a pas vécue aussi complètement que d’autres pays ; les villes (communi) y échappent, et ce sont ces villes qui commandent à l’évolution générale ; de là une persistance de l’idée romaine qui explique à son tour que la Renaissance se prépare en Italie, et non ailleurs, dès le xive  siècle. Ce fut un bonheur pour l’humanité ; mais pour l’Italie ? Privée de vie nationale, elle n’a pas vécu toutes les étapes de l’évolution normale ; elle a connu les brutalités des conquérants, mais non point les relativités nécessaires de sa propre réalité, puisque pendant des siècles elle n’a pas eu de réalité à elle. C’est pourquoi j’ai dit qu’elle était « débarrassée de certaines contingences » ; dans son chaos même, elle touche souvent à l’absolu ; exemples : la Papauté ; Frédéric II, qui au xiiie  siècle esquisse déjà Louis XIV ; les tyrans du xve et du xvie  siècles. Il y a là, je le répète, quelque chose d’anormal ; une gloire et une faiblesse tout à la fois. Cette Italie divinatrice est dans l’impossibilité de réaliser elle-même… ; c’est la France qui réalise. Je ne connais pas d’histoire plus instructive ni plus tragique à étudier dans le détail30. L’histoire littéraire nous en donne une éclatante confirmation : au lieu d’une période de lente élaboration (dramatique), Pétrarque s’élance d’un bond dans un monde nouveau.

Quant à Boccace, il est, sinon un problème, du moins un cas particulièrement intéressant. Il n’est pas aisé de concilier le conteur du Decamerone avec le disciple de Pétrarque et le défenseur de Dante, ni même toujours avec le poète du Filostrato et de L’Amorosa visione ; il y a là une « combinaison » qu’il faudrait étudier en détail. Pour la question d’évolution littéraire qui nous occupe spécialement ici, j’avoue être encore indécis, sans y voir toutefois de grosse difficulté. La nouvelle, je l’ai déjà dit, est une vision toute particulière, qui tient du drame autant que de l’épopée ; elle n’est pas un court roman, mais un drame en germe, tout en ayant d’ailleurs, comme forme d’art, sa vie à elle. Or, l’Italie est par excellence la patrie des novellieri. Pourquoi ? L’explication est-elle à chercher à la fois dans le caractère italien, dans la vision plastique et passionnée, dans une sorte de compensation pour la pauvreté de l’épopée et du drame, et, en certains cas, dans une faiblesse de l’invention littéraire ? Combien cette étude, psychologique et esthétique, serait plus féconde que le rapprochement des thèmes apparentés ! — Chez Boccace, les nouvelles dramatiques sont peu nombreuses ; ses sources les plus diverses ne l’empêchent pas de donner surtout un tableau de mœurs, de sorte que le Decamerone dans son ensemble serait à la fois, comme les Fables de La Fontaine, une vaste épopée et une « comédie à cent actes divers ». Par contre, dans les poèmes de Boccace, c’est l’élément lyrique qui domine. Nous avons ainsi une personnalité très complexe, dont il faudrait démêler les éléments divers et parfois contradictoires : le fonds individuel, la tradition populaire de la nouvelle, le lyrisme venu de Pétrarque, l’influence de Dante et des poèmes allégoriques, l’influence classique, et, d’une façon générale, le désarroi de l’époque.

Laissons de côté tous les poetæ minores, pour en arriver à ce fait capital, qui ne pouvait se produire qu’en Italie : une littérature en langue latine accaparant brusquement les meilleurs esprits, et interrompant pendant presque un siècle l’évolution de la littérature en langue italienne. Depuis la mort de Pétrarque (1374) et de Boccace jusqu’au modeste « certame coronario » de 1441, c’est presque le silence. Le drame, sous la forme des sacre rapprezentazioni, représente très humblement la fin d’une évolution que Pétrarque a déjà devancée. Nous avons ici ce spectacle fréquent en Italie : deux courants parallèles, dont l’un est la routine inconsciente des médiocres et du vulgaire, et l’autre la révolution par intuition géniale. Lorsqu’on cherche les précurseurs de tels principes essentiels de la mentalité européenne (principes scientifiques, esthétiques, moraux, sociaux), c’est le plus souvent en Italie qu’on les découvre ; et d’autre part, c’est en Italie que ces mêmes principes ont eu le moins d’efficacité dans l’application pratique. L’explication de ce phénomène est dans la fatalité historique que j’ai esquissée au commencement de ce chapitre.

La deuxième ère de la littérature italienne, préparée déjà par Pétrarque et Boccace, puis arrêtée par l’humanisme pur, s’affirme vers le milieu du xve  siècle, devançant ainsi de cent ans la Renaissance française. J’y insiste : le principe féodal et théocratique de la première ère ne s’est réalisé en Italie que d’une façon très incomplète ; son évolution a été contrariée par l’anarchie politique, par la survivance de l’idée latine dans les communi, et par un paganisme indestructible. Le principe nouveau, de la raison universelle et de la souveraineté absolue, ne se réalisera pas davantage ; tous les Médicis, les d’Este, les Gonzaga ne représentent que des efforts dispersés, en de petites unités, et ne valent pas, tous ensemble, le seul Louis XIV. — Les débuts permettaient pourtant les plus grandes espérances ; ils sont lyriques : Laurent de Médicis, Politien, Leonardo Giustiniani, Sannazzaro (dont l’Arcadia est nettement lyrique), Boiardo dans son admirable Canzoniere ; le lyrisme est sensible encore dans l’Orlando furioso et jusque dans la Gerusalemme liberata. Et je ne cite toujours que les noms les plus connus. — A cet épanouissement merveilleux d’une conception nouvelle de la vie (individuelle et sociale) devait succéder normalement une période épique de création ; si les circonstances extérieures l’avaient permis, l’Italie aurait réalisé comme la France, et avant elle, le principe national sous la forme de la royauté absolue. C’est ici qu’apparaît toute l’importance du Principe de Machiavel. Cent ans plus tard, en France, Balzac écrit Le Prince, sous Richelieu, préparant Louis XIV ; tandis qu’en Italie le grand patriote Machiavel ne peut s’inspirer que d’hommes tels que Cesare Borgia, Giuliano di Medici ou Lorenzo di Piero di Medici ; aventuriers, tyranneaux de province… En 1494 déjà, une invasion française interrompait l’épopée de Boiardo ; au xvie  siècle Arioste se réfugie dans les domaines intangibles de la fantaisie, il écrit une œuvre de beauté durable, universelle, mais inefficace pour la patrie ; ses prophéties sur l’avenir de la maison d’Este sont pleines de rhétorique et… d’ironie involontaire aussi ; après lui, Torquato Tasso subit à la fois la réaction catholique et le joug des traditions académiques. — En France, le triomphe du catholicisme est aussi celui de l’unité nationale ; « Paris vaut bien une messe » n’est pas une boutade, c’est un mot qui résume une grande nécessité ; ce catholicisme-là n’asservit pas la pensée ; pour plusieurs écrivains, qui nous l’ont dit expressément, il est la liberté ; il ne soumet pas la France à la Papauté, il mène au gallicanisme de Bossuet ; de même, la tradition académique, malgré tous ses défauts, contribue à la discipline nationale. En Italie au contraire l’Inquisition et les Académies transforment peu à peu la littérature en un exercice de rhétorique. C’est la tragédie qui recommence ; quiconque étudie cette histoire dans le détail, sans parti pris, sent grandir dans son cœur la pitié, et, avec le remords, le désir de réparer par l’amour la brutalité de nos pères.

La Gerusalemme liberata suivie de la Conquistata, voilà bien en littérature le phénomène le plus expressif de cette période qui devrait correspondre au classicisme français ; au lieu de l’action épique, créatrice, c’est une cristallisation, un épuisement. On le constate dans le lyrisme tout académique de Bembo et des pétrarquistes, dans la poésie burlesque de Berni et de ses disciples, jusque dans la haine des pasquinades, dans le cynisme de l’Arétin, dans la tristesse poignante de Vittoria Colonna et de Michel Ange. Au théâtre nous avons les « formes » régulières de la tragédie et de la comédie, mais pas de vie dramatique, sauf quelques exceptions dans la comédie.

Il faut aller ainsi, à travers Marino, les marinistes, l’Arcadia et autres médiocrités, jusqu’à la seconde moitié du xviiie  siècle ; c’est alors qu’apparaissent, par une de ces résurrections familières au génie italien, trois grands noms : Parini, Alfieri, Goldoni. Le Giorno de Parini n’est épique que dans sa forme extérieure ; la satire en est d’esprit nettement dramatique ; et c’est par le théâtre qu’Alfieri prêche à son peuple un pur idéal et que Goldoni lui montre les turpitudes de l’esclavage. Ces œuvres, si grandes qu’elles soient, ne sont pourtant que des efforts isolés, féconds sans doute pour un avenir lointain, mais pour l’heure isolés ; la nation italienne est encore à faire. Vincenzo Monti, comme patriote, comme artiste et comme homme, caractérise précisément cette période de transition et de contradictions intimes.

L’ère nouvelle débute, une fois de plus, par une période de lyrisme. La Révolution française, la pensée allemande, et surtout le travail original de nombreux savants, critiques et patriotes italiens ont transformé l’esprit général ; il y a maintenant en Italie une grande espérance, héroïque et joyeuse chez les uns, douloureuse chez les autres par contraste avec la réalité de la domination étrangère. Les poètes et prophètes de ce qui sera le Risorgimento s’appellent Foscolo, Berchet, Pellico, Leopardi, Manzoni. Quand ils s’adressent à l’humanité et qu’ils chantent un thème universel, comme Leopardi, ou quand ils se confinent dans la satire, comme Giusti, ou même dans le dialecte d’une province, comme Porta, Belli et Brofferio, c’est toujours l’Italie nouvelle qui palpite en eux ; et ce cri de douleur et d’espérance retentira longtemps encore, avec Rossetti, Mameli, Poerio, Mercantini, Zanella, jusqu’au jour où le roi Victor-Emmanuel y répondra. Le même état d’âme se retrouve dans les romans historiques de Massimo D’Azeglio, de Guerrazzi, de Nievo, dans les tragédies de Manzoni, de Niccolini, et même encore dans ce chef-d’œuvre épique : I promessi sposi.

Avec la constitution du royaume d’Italie (février 1861) et surtout avec la prise de Rome, commence une période nouvelle, de travail positif quoique fort difficile et souvent encore désordonné. C’est la période épique, qui, pour les raisons que nous verrons bientôt, se prolonge jusqu’à aujourd’hui, mêlée au drame. Carducci évolue du lyrisme juvénile à l’épopée ; il inspire Pascarella, dont une œuvre médite encore sera le poème du Risorgimento ; l’histoire de Garibaldi s’enrichit de légendes populaires et n’attend plus que son poète. Sans doute, des artistes tels que D’Annunzio, Pascoli, Panzacchi, Graf relèvent surtout du lyrisme, mais ce sont là des épigones ; la floraison littéraire est celle du roman avec De Amicis, Fogazzaro, Farina, Verga, Mathilde Serao, Grazia Deledda.

Aujourd’hui enfin nous avons la période dramatique. Paolo Ferrari et Pietro Cossa en furent les précurseurs ; Giuseppe Giacosa passe peu à peu du théâtre romantique au théâtre à thèse ; l’influence d’Ibsen, de Sudermann, de Hauptmann est sensible chez Rovetta, Bracco, Butti. Quant à D’Annunzio, tempérament essentiellement lyrique, il violente et fausse son génie : dans une recherche effrénée du succès, il suit la mode, du roman d’abord, du théâtre ensuite, et aboutit, lui le grand artiste, à des œuvres informes31.

D’ailleurs, à y regarder de près, la littérature italienne de 1870 à nos jours est infiniment compliquée et contradictoire. Il y a là un phénomène que nous constaterions aussi dans la littérature allemande et qui mérite une attention particulière ; il s’agit d’un conflit entre l’évolution nationale et l’évolution de l’humanité pensante en général.

En effet : la vie nationale de l’Italie, entravée déjà au cours de la première et de la deuxième ère par des circonstances spéciales, aurait dû commencer du moins au lendemain de la Révolution française ; on sait que Napoléon Ier encouragea cette espérance jusqu’à un certain point ; mais la Restauration paralysa le mouvement : il ne s’est pleinement réalisé qu’avec la prise de Rome ; politiquement ; restaient d’énormes difficultés sociales et morales ; l’Italie, maîtresse de ses destinées, assagie par sa défaite en Érythrée, ne marche sûrement au triomphe que depuis 1900 environ ; à cet état des choses, à cet état d’âme, devrait correspondre une floraison épique. Mais d’autre part l’Italie participe à la crise sociale, intellectuelle et morale que notre civilisation traverse en ce moment et dont l’expression littéraire est surtout dramatique ; elle est soumise ainsi à des influences qui sont en conflit avec le développement national. Il y a plus encore : les nécessités immédiates d’une nation à faire, c’est-à-dire la politique, l’industrie, le commerce, l’agriculture, l’armée, l’école, la législation, tous ces devoirs impérieux ont absorbé et absorbent encore une quantité d’intelligences de premier ordre, qui, en d’autres circonstances, se seraient orientées vers les arts et la littérature. Il résulte de tout cela, en littérature, un effet de confusion, de pauvreté, mais de promesses aussi. Quand notre civilisation aura formulé son principe nouveau, qu’elle commencera une ère nouvelle, l’Italie entrera à son tour et définitivement dans une évolution normale, harmonieuse.

L’Allemagne présente un phénomène de conflit plus compliqué encore. Constituée enfin en nation depuis 1870, elle regagne à pas de géant les retards de son évolution. On s’étonne souvent du contraste qu’il y a entre le rêve généreux de ses poètes de jadis et les brutalités de sa « Realpolitik » d’aujourd’hui ; mais on s’étonne à tort. Ce contraste, c’est la différence qu’il y a entre le lyrisme et l’épopée, entre l’idéal et la réalisation, réalisation d’autant plus brusque qu’elle fut plus longtemps retardée. Il y là une ivresse de force bien compréhensible, que les nécessités européennes modéreront peu à peu. Mutatis mutandis, l’Allemagne en est, politiquement, à son xviie  siècle, et l’empereur Guillaume II rappelle, à plus d’un égard, Louis XIV. C’est une étape dont il faut reconnaître la grandeur et la nécessité, tout en constatant qu’elle est en conflit avec la mentalité actuelle de l’Europe. — En Italie, la monarchie est libérale au point de toucher à la république ; en Allemagne, elle repose sur une hiérarchie si forte qu’elle touche à l’absolutisme ; la nation s’y est constituée en partie, et forcément, contre la France, c’est-à-dire contre l’esprit de la Révolution ; c’est un anachronisme, mais l’équilibre se fera ; question de temps et de collaboration patiente. Qui pourrait triompher contre la force d’une idée ? Tous les hommes passent, qu’ils portent la tiare ou la couronne ; l’idée est éternelle, dans un enfantement toujours renouvelé de plus grande liberté.

L’Italie en est un exemple lumineux. Français, Allemands, Espagnols et Autrichiens, rois et papes, se sont coalisés pendant plus de mille ans pour asservir ce pays qu’on appela « la terre des morts ». Ces morts, qui s’appelaient Dante et Pétrarque, ont brisé la pierre des sépulcres ; Giusti l’avait prédit ; ils vivent aujourd’hui plus radieux que jamais, au cœur même de cette nation italienne qu’ils ont rêvée, qu’ils ont voulue, qu’ils ont créée, eux, les chefs d’une légion héroïque au service de l’Idée.