(1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Appendices » pp. 235-309
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(1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Appendices » pp. 235-309

Appendices

I. — M. Benedetto Croce et les genres littéraires

Sans avoir jamais vu M. Benedetto Croce j’ai pour lui une vive sympathie, faite d’admiration et de reconnaissance. Ses livres sont des plus suggestifs que je connaisse ; ils traitent, avec une égale compétence, d’économie politique, d’histoire, de critique littéraire, d’esthétique, de philosophie pure. Et La Critica, revue qu’il a fondée, en 1903, comptera dans l’histoire comme un facteur essentiel du renouvellement intellectuel de l’Italie. L’influence de M. Croce s’étend d’ailleurs au-delà des monts ; je lui connais des lecteurs enthousiastes en plus d’une ville d’Allemagne, et à Paris, et à Zurich ; c’est qu’il joint à une grande science quelques qualités trop rares chez les savants : une pensée toujours originale, libérée de toutes les vieilles formules, le bon sens lumineux, la compréhension de l’art et surtout le respect des individualités. À la vérité, son argumentation incisive est parfois un peu âpre, voire même dédaigneuse ; mais que ne pardonnerait-on pas à la spontanéité d’un si beau lutteur ? — Je dois beaucoup à M. Croce, non pas que je lui aie emprunté celles-là de mes idées qui sont le plus semblables aux siennes ; non, j’y suis arrivé par mon propre effort et par une voie différente ; mais il a affermi et précisé mes convictions ; même là où je le combats, je sais tout ce qu’on apprend d’un pareil adversaire.

La guerre à outrance que M. Croce a déclarée à la théorie des « genres littéraires » est une conséquence logique de son système esthétique. Il a exposé ce système dans l’ouvrage intitulé : Estetica come scienza dell’ espressione e linguistica generale (3e éd., Bari, Laterza, 1909) ; puis dans : Problemi di estetica e contributi alla storia dell’ estetica italiana (Bari, Laterza, 1910) et enfin en de nombreux articles parus dans La Critica 35.

Il est impossible de donner ici une analyse, même sommaire, de ce système ; je n’en relève que quelques points essentiels, qui touchent directement à notre problème.

M. Croce distingue très nettement deux formes de la connaissance : 1º la connaissance intuitive qui, par l’imagination, connaît des choses individuelles, prises isolément, et qui produit des images ; cette intuition est à la base de l’art. — 2º la connaissance logique qui, par l’intellect, connaît de l’universel et des choses dans leurs rapports entre elles, et qui produit des notions ; cette logique est à la base de la science et de la philosophie.

L’intuition (art) peut se mêler de notions, mais non pas nécessairement ; tandis que, au contraire, l’intellect (science) se mêle forcément d’intuitions.

L’intuition n’est pas à confondre avec la sensation ; toute véritable intuition est déjà, par elle-même, expression. « L’attività intuitiva tanto intuisce quanto esprime 36. » Et plus loin : « Intuire è esprimere ; e nient’ altro (niente di più, ma niente di meno) che esprimere 37. » — Entre M. Jourdain, qui fait de la prose sans le savoir, et Gustave Flaubert, il y a une différence quantitative, mais non pas qualitative ; de même entre le talent et le génie. Et encore : entre la prose d’un artiste et les vers d’un poète, il n’y a aucune différence esthétique de qualité.

Quant à la grande discussion sur les rapports du contenu et de la forme : « Il fatto estetico è forma, e niente altro che forma 38. »

Une conséquence logique de l’identité entre intuition et expression, c’est l’indivisibilité de l’œuvre d’art. « Ogni espressione è un’ unica espressione. L’attività è fusione delle impressioni in un tutto organico 39. » Et c’est aussi en quelque sorte la subordination de la science à l’art. « Arte e scienza sono, dunque, diverse e insieme congiunte ; coincidono per un lato, ch’ è il lato estetico. Ogni opera di scienza è insieme opera d’arte 40. » L’expression (art) est le premier degré, indispensable ; la notion (science) est un second degré. Il y a de la poésie sans prose ; mais il n’y a pas de prose sans poésie. L’expression est en effet la première affirmation de l’activité humaine. La poésie est la langue naturelle du genre humain ; les premiers hommes furent, de par la nature, de sublimes poètes (Estetica, p. 31). Or, l’erreur générale, la grande erreur des intellectualistes, c’est, selon M. Croce, d’intervertir ces rapports, et de soumettre l’intuition à la réflexion, l’art à la science, l’individuel à l’universel. Ainsi s’explique l’erreur des genres littéraires, « che ancora corre nei trattati e perturba i critici egli storici dell’ arte ».

Afin de ne trahir en rien la pensée de M. Croce, et en vue de la critique que j’aurai à en faire, il faut citer ici le texte d’une page essentielle :

« Chi entri in una galleria di quadri, o chi prenda a leggere una serie di poemi, può, dopo aver guardato e letto, procedere oltre, e indagare la natura e le relazioni delle cose colà espresse. Cosi quei quadri e quei componimenti, di cui ciascuno è un individuo logicamente ineffabile, gli si vanno risolvendo in universali ed astrazioni, come costumi, paesaggi, ritratti, vita domestica, battaglie, animali, fiori, frutti, marine, campagne, laghi, deserti, fatti tragici, comici, pietosi, crudeli, lirici, epici, drammatici, cavallereschi, idillici, e simili ; spesso anche in categorie meramente quantitative, come quadretto, quadro, statuina, gruppo, madrigale, canzone, sonetto, collana di sonetti, poesia, poema, novella, romanzo, e simili.

« Quando noi pensiamo il concetto vita domestica, o cavalleria, o idillio, o crudeltà, o un qualsiasi concetto quantitativo, il fatto espressivo individuale, dal quale abbiamo preso le mosse, è stato abbandonato. Da uomini estetici ci siamo mutati in uomini logici ; da contemplatori di espressioni, in raziocinatori. E a tal procedere, certo, nessuno, può obiettar nulla. Come altrimenti potrebbe nascere la scienza, la quale, se ha per presupposto le espressioni estetiche, ha per funzione l’andar oltre di quelle ? La forma logica o scientifica, in quanto tale, esclude la forma estetica. Chi si fa a pensare scientificamente, ha già cessato di contemplare esteticamente ; benché il suo pensamento prenda di necessità, a sua volta, come si è detto e sarebbe superfluo ripetere, una forma estetica.

« L’errore comincia quando dal concetto si vuol dedurre l’espressione, e nel fatto sostituente trovar le leggi del fatto sostituito ; quando non si scorge la differenza tra il secondo gradino e il primo, e, di conseguenza, stando sul secondo, si asserisce di star sul primo. Questo errore prende il nome di teorica dei generi artistici e letterari.

« — Qual’ è la forma estetica della vita domestica, della cavalleria, dell’ idillio, della crudeltà, e cosi via ? come debbono essere rappresentati questi contenuti ? — Tale, denudato e ridotto alla più semplice formola, è il problema assurdo, chela teorica dei generi artistici e letterari si propone ; in ciò consiste qualsiasi ricerca di leggi o regole di generi. Vita domestica, cavallerìa, idillio, crudeltà, e simili, sono, non già impressioni, ma concetti ; non contenuti, ma forme logico-estetiche. La forma non si può esprimere, perchè è gia essa stessa espressione. O che cosa sono le parole : crudeltà, idillio, cavalleria, vita domestica, e via enumerando, se non le espressioni di quei concetti ?

« Anche le più raffinate di tali distinzioni, anche quelle che hanno aspetto più filosofico, non reggono alla critica ; come quando si distinguono le opere d’arte in genere soggettivo e genere oggettivo, in lirico ed epico, in opere di sentimento e opere di figurazione ; essendo impossibile staccare, in analisi estetica, il lato soggettivo dall’ oggettivo, il lirico dall’ epico, l’immagine del sentimento da quella delle cose 41. »

Dès lors les « lois des genres » ne sont plus qu’une illusion des théoriciens ; elles sont violées sans cesse par les vrais artistes, et Brunetière a commis une lourde erreur en étudiant « l’évolution des genres ». — Ailleurs (Estetica, p. 507 ss.) M. Croce raconte les diverses phases de cette erreur, depuis Aristote jusqu’à aujourd’hui ; et dans ses Problemi di estetica (p. 111) il revient à la charge en écrivant : « La concezione manualistica o enciclopedica della storia letteraria è uno dei più forti sostegni della sciagurata partizione per generi, che io considero nemico con cui non si patteggia e al quale ho giurato, come Annibaie ai Romani, guerra eterna. »

L’idée que M. Croce s’est faite de l’intuition artistique (qui est, selon lui, expression) a d’autres conséquences logiques qui nous intéressent directement ; c’est ainsi qu’il combat résolument, à diverses reprises42, l’idée développée par Lessing dans son Laocoon : qu’il y a entre les différents arts (sculpture, peinture, poésie, musique) des limites précises et infranchissables. Il affirme de même, et toujours d’une façon péremptoire, que l’artiste n’a pas à se préoccuper de la technique, qu’il n’a pas à apprendre patiemment son métier ; l’artiste crée, par une espèce de divination : « Nel processo della produzione artistica non entra mai nessun elemento pratico, o tecnico che si voglia dire : la spontaneità fantastica regna, senza rivali, dall’inizio alla fine di quel processo ; il concetto di tecnica è affatto estraneo cosi all’ Estetica pura come alla vera e propria critica d’arte43. »

Ce ne sont là que quelques-unes des idées de M. Croce ; arrachées à leur contexte, elles étonneront peut-être par leur violence apparemment paradoxale. Je crois avoir montré pourtant qu’elles se rattachent logiquement à un tout ; j’aurai l’occasion, plus d’une fois encore, de citer telle autre idée de M. Croce à laquelle je me rallie complètement ; et quoi qu’il dise, ses opinions sont toujours suggestives et fortement motivées. Quand les Napolitains (si souvent décriés) ont du génie et qu’ils travaillent sérieusement, ce sont des esprits de tout premier ordre, de superbes divinateurs.

Ainsi que je le dirai plus loin, le système de M. Croce pèche par l’exagération ; il est unilatéral ; mais, dans son ensemble, il est aussi une réaction nécessaire contre ce positivisme scientifique dont j’ai montré, ici-même, les funestes erreurs. La science enorgueillie de ses succès, « démocratisée » par de nombreuses universités, et exploitée souvent par des pédants dont la vanité n’est égalée que par leur pauvreté d’esprit, la science a dépassé les limites de sa compétence ; s’abusant elle-même sur la valeur de ses catégories, elle a cru enfermer l’univers de l’âme dans ses formules rigides ; elle a fixé les lois mécaniques du langage, celles de la pédagogie, celles de l’hérédité, celles de la création artistique, en négligeant dédaigneusement cette inconnue qui seule féconde l’humanité : l’individualité. C’est contre ce dessèchement des sources mêmes de la vie morale et intellectuelle que M. Croce a protesté ; avec raison. — Il a prouvé que l’élément essentiel dans toute création artistique est un élément personnel, qui échappe aux définitions exactes et surtout aux prévisions. Par l’analyse le théoricien peut démonter en quelque sorte une personnalité, en montrer les rouages et les ressorts, mais sa démonstration est toujours a posteriori, et dès demain l’effort total de cet ensemble dont il croit connaître chaque partie lui réserve des surprises. C’est la « spontanéité » de M. Croce ; sans doute, au sens propre du mot, il n’y a pas plus de spontanéité dans la création artistique et intellectuelle qu’il n’y en a dans la génération physique ; tous les phénomènes sont les effets nécessaires d’une combinaison de causes ; mais puisque, chez l’homme en particulier, ces causes et combinaisons infiniment variées nous échappent, nous pouvons fort bien en pratique parler de spontanéité, pour opposer, au processus certain des quelques éléments que le chimiste combine dans une cornue, le mystère de l’âme humaine qui tend à la liberté par un effort de volonté consciente. Mes « conclusions » ont dit nettement que j’attribue, comme M. Croce, un rôle essentiel et décisif à l’individualité.

Toutefois, dans sa vigoureuse protestation, M. Croce est allé trop loin ; pour employer l’expression des Allemands, il a jeté l’enfant avec l’eau du bain. En insistant, avec raison, sur la spontanéité de la création artistique, il a nié aussi, à tort, certaines lois ou tendances générales auxquelles tous les hommes sont soumis. Il a détruit la prison où le positivisme nous enfermait dans des cellules numérotées, et il nous rend à l’anarchie pure et simple.

Or, s’il est vrai que chaque individualité, même la plus modeste, constitue un être distinct, qui n’est identique à aucun autre, il n’est pas moins certain que tous ces cas particuliers ont entre eux des affinités qui permettent de les grouper. Ces groupes embrassent les individus dont les éléments essentiels sont semblables ; la diversité est dans les combinaisons de ces éléments. M. Croce s’en tient à la synthèse de l’être vivant et insiste sur la diversité ; le positivisme s’en tient à l’analyse et ne voit que l’identité des éléments. De l’homme, le positivisme ne nous montre que le squelette : tibias, fémurs, bassin, cage thoracique, tout s’y agence parfaitement, mais ce squelette a le défaut de ne pas marcher ; M. Croce au contraire nous fait assister à une danse de feux follets ; puisque un seul et même homme n’est qu’une série de créations distinctes, nous n’avons plus que des individualités éphémères, et, pour être logiques, nous ne devrions plus chercher aucun rapport entre le Dante de la Vita nuova et celui de la Divina Commedia. — Mais pourquoi ne pas combiner, avec toutes les réserves que la prudence exige, l’analyse et la synthèse, en distinguant d’une part les éléments communs et d’autre part les combinaisons individuelles ? Les éléments sont constants, sans avoir de vie propre ; les combinaisons sont passagères, mais seules vivantes. Tout mon livre repose sur cette double conviction.

Quand M. Croce identifie l’intuition avec l’expression, je suis heureux de le voir si pleinement d’accord avec un vieux critique qu’ailleurs il ne ménage guère ; c’est Boileau, qui a dit :

Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Boileau et M. Croce n’ont pas tort…, à condition qu’on entende par « intuition » la phase dernière de cette gestation qui précède toute création. Seulement, cette gestation a des phases nombreuses, qui sont toutes de l’intuition, et dont il n’est pas toujours exact de dire que la dernière fut la meilleure. Il y a des œuvres bâclées trop vite, il y en a d’autres trop longuement mûries. Dès que l’artiste conçoit la première idée de son œuvre, il y a déjà intuition, mais non encore expression ou réalisation. En 1292, au moment où Dante achève sa Vita nuova, il a déjà conçu un grand poème à la gloire de Béatrice ; il ne l’écrira que quelque vingt ans plus tard, et certes la Divina Commedia est bien différente de cette première idée de 1292 ; elle s’est enrichie d’expériences et de science ; mais enfin, la première intuition, quoique non exprimée, est certaine et nécessaire. Qu’on regarde le dernier manuscrit de Madame Bovary : Flaubert l’avait mis au net, après des années de travail ; s’il l’avait publié tel quel, nous n’aurions rien à y redire, et pourtant il l’a couvert de ratures, et sa forme dernière nous semble la seule possible. L’idée que M. Croce se fait de l’intuition et de l’expression a quelque chose de mystique ; c’est par là qu’il rejoint Boileau le bon rationaliste, car les extrêmes se touchent. Pour lui, Minerve sort tout armée du cerveau de Jupiter ; c’est pourquoi il se moque de la technique, des limites prescrites aux différents arts, et des genres littéraires. Je crains qu’il n’ait pris trop au sérieux les affirmations de certains artistes, tels que Domenico Morelli et Gabriele D’Annunzio.

En réalité, il me paraît que les choses se passent différemment. Admettons que la gestation d’une œuvre d’art comprend une série d’intuitions qui se remplacent l’une l’autre et dont seule la dernière est exprimée, c’est-à-dire vivante. Admettons-le44 ; cela n’empêche pas que chacune de ces intuitions suppose la précédente et en garde quelque chose ; dès lors, dire que intuition c’est expression, c’est, non pas jouer sur les mots (M. Croce est trop loyal pour ces jeux-là), mais être victime d’une définition trop étroite. Non, les visions se succèdent, par enrichissement et par simplification, et cherchent longuement, en tâtonnant, leur expression, c’est-à-dire leur forme adéquate. C’est un bouillonnement continuel de l’idée et de la forme.

J’insiste sur la forme adéquate ; elle nous mènera au problème des genres littéraires. Évidemment, il n’y a qu’une façon de dire excellemment une chose ; mais quelle est-elle ? De dix expressions qui se présentent à notre esprit, nous pouvons dire assez souvent que l’une est meilleure que les autres ; mais est-elle la meilleure ? Il y a là une question très importante de technique. En sculpture, par exemple, telle vision (ou intuition) se prête à la ronde bosse et telle autre au bas-relief ; l’une demande le marbre, et l’autre le bronze. Ce rapport intime est-il toujours bien senti par l’artiste lui-même ? Les artistes et, avec eux, les critiques, les amateurs d’art, ne sont-ils pas soumis à des modes qui les trompent sur la valeur réelle de l’expression choisie par eux ? Je soutiens donc contrairement à M. Croce, que chaque art a ses limites, qui lui sont imposées par la technique de ses moyens ; il est impossible de préciser exactement ces limites, en théorie, car la réalité de demain réserve toujours des surprises à l’expérience de hier ; mais si, demain, un artiste invente une forme nouvelle et viable, qui contredit à la théorie de hier, cet artiste aura simplement élargi le champ des possibilités, sans supprimer par là les lois fondamentales que la théorie ne connaît que d’une façon incomplète.

Restreignons-nous à la littérature. Pour prouver l’inanité des genres littéraires, M. Croce demande très plaisamment quelle peut bien être la forme esthétique de la vie domestique, de la chevalerie, de l’idylle, de la cruauté, et quelle est la valeur de ces autres catégories : madrigal, chanson, sonnet, nouvelle, roman. Jusque-là tout va bien, mais à ces catégories choisies avec soin parmi les plus discutables M. Croce ajoute aussitôt, d’un geste dédaigneux, quelques autres distinctions, « plus raffinées, d’aspect plus philosophique » : genre subjectif et genre objectif, lyrisme et épopée, œuvres de sentiment et œuvres d’imagination. Remarquez que même ici, dans cette espèce de corollaire ajouté à la réfutation des genres « vie domestique, chevalerie, idylle », etc., les termes essentiels (lyrisme, épopée) sont précédés et suivis d’autres catégories en vérité assez problématiques. M. Croce a-t-il profité, en habile dialecticien, de certaines confusions de ses adversaires ? Ou bien n’a-t-il pas vu lui-même la différence profonde qu’il y a entre les genres lyrique, épique, dramatique d’une part, et la vie domestique, la chevalerie, l’idylle, la cruauté, d’autre part ?

C’est une erreur que de ne voir entre les unes et les autres de ces catégories qu’une nuance de raffinement ; il importe de ne pas confondre les sujets et les formes avec les diverses façons de voir ces sujets et de manier ces formes. Un seul et même sujet (paysage, figure, situation morale) sera senti très différemment, selon le tempérament de l’artiste ; et la forme d’expression devrait être adéquate à cette façon de sentir, c’est-à-dire personnelle. L’élément essentiel, générateur est dans le tempérament, dans la vision individuelle. Or quelle que soit l’infinie variété des tempéraments, on peut les ramener sans effort, en littérature, à ces trois visions : lyrique, épique et dramatique ; ou à des combinaisons de ces visions. Sans doute, le lyrique se mêle souvent à l’épique, ou au dramatique, et il y a tout dans tout, mais il y a aussi un élément qui domine. Parce que Chevreul a distingué vingt-cinq mille tons de couleur, on ne saurait pourtant nier les sept couleurs du spectre solaire ; et ainsi qu’un peintre voit en jaune, un autre en violet, de même un poète sent en poète lyrique et un autre en dramaturge.

Ces trois visions que j’appelle essentielles ont bien aussi, de tout temps, été considérées comme telles. Il y a là un consensus omnium dont il faut tenir compte, même quand on a aussi peu que moi le culte des autorités. Il ne s’agit pas de catégories rigides et factices, mais bien d’un fait psychologique, à interpréter, dans chaque cas particulier de la réalité, avec la prudence et la délicatesse que la psychologie exige partout. Je donne à ces trois visions leur appellation littéraire ; dans d’autres domaines de l’art, dans la psychologie pure, ou encore dans une esthétique générale, on leur donnerait peut-être d’autres noms ; ce sont des problèmes dont je n’ai pas à m’occuper ici Si maintenant le pédantisme de certains théoriciens, docilement suivis par d’autres, a prétendu imposer à ces visions et à ces combinaisons individuelles des formes précises, immuables, en dehors desquelles il n’y aurait point de salut, si ces mêmes théoriciens se sont plu à inventer, pour telles créations personnelles, des genres et sous-genres nouveaux, si enfin on s’est habitué à confondre les sujets, les genres et les formes les uns avec les autres, ce sont là des erreurs qui ne prouvent rien contre l’idée que je défends ici.

On comprend que L’Évolution des genres de Brunetière ait souvent exaspéré M. Croce. Ce sont deux esprits diamétralement opposés ; l’un prétend appliquer à la littérature les méthodes des sciences naturelles, il est le législateur par excellence, et l’autre est le poète de la création individuelle. Tout en penchant fortement vers M. Croce, dans un même besoin de réaction contre le positivisme, je dois beaucoup à Brunetière. Les faits observés et groupés par sa sagacité ne perdent rien de leur intérêt, même quand on les interprète autrement que lui. Son erreur a été de croire que les genres sont en quelque sorte des êtres doués d’une vie propre ; il a voulu montrer « la façon dont un genre naît, grandit, atteint sa perfection, décline, et enfin meurt45 ». Il aboutit à un procédé purement mécanique, parce qu’il n’a pas vu que les genres ne vivent que par les individus, ou, plus exactement : que les genres ne sont que la manifestation littéraire des principes directeurs, vécus par les individus et combinés avec les tempéraments. De son côté, M. Croce aboutit à l’anarchie, parce qu’il ne croit pas à la réalité de ces principes directeurs.

Il est temps de conclure. Je crois donc que chaque individualité est une combinaison particulière, unique en son genre et passagère, de certains éléments généraux et durables ; les deux éléments principaux sont l’esprit de l’époque (principe directeur) et le tempérament personnel, tel qu’il est produit par l’hérédité, par les expériences, par le milieu spécial, par la culture intellectuelle, etc. Chaque être étant unique de son espèce, son expression adéquate devrait être unique aussi ; elle l’est jusqu’à un certain point et le serait bien davantage, si la tradition (troisième facteur important) n’imposait pas certaines idées et certaines formes à la majorité des esprits. — Malgré cette tradition, des formes nouvelles naissent sans cesse ; c’est vouloir remplir le tonneau des Danaïdes que d’enfermer les formes dans le cadre d’une rhétorique.

Mais ces formes, dont le nombre est infini, sont-elles toujours adéquates ? Je ne le crois pas. Gabriele D’Annunzio nous a donné plusieurs tragédies lyriques ; c’est son droit ; pourtant il est loin d’avoir prouvé que la tragédie convienne au lyrisme ; j’ai même le droit de dire qu’il y a chez lui un conflit très grave entre la forme et l’inspiration. Certains théoriciens voudraient restreindre le sonnet au lyrisme ; l’expérience leur donne tort ; combien d’admirables sonnets épiques chez Leconte de Lisle, chez Carducci, ailleurs encore ! Et Belli, le poète romain, a écrit plus de deux mille sonnets dialogués, dont la plupart sont vraiment dramatiques. Pourtant, chez Belli déjà, il y a des réserves à faire sur l’œuvre considérée dans son ensemble… Cesare Pascarella, ce très grand poète si peu connu hors d’Italie, a raconté en cinquante sonnets la découverte de l’Amérique, et achève en ce moment une autre épopée, beaucoup plus considérable, également en sonnets ; je connais de ce poème des fragments admirables ; je crains pourtant qu’en faisant ainsi du sonnet une strophe, ou une laisse, Pascarella n’ait dépassé certaines limites qu’il est impossible de déterminer théoriquement mais qu’on sent bien dans la pratique.

Qu’il s’agisse donc des formes, des sujets ou de l’inspiration lyrique, épique ou dramatique, j’aboutis toujours au résultat de mes conclusions générales : la liberté disciplinée. La vie est dans les individus, en eux seuls ; chaque individu est un cas particulier ; il ne saurait y avoir de « règle » identique pour deux individus ; mais toute création (combinaison) obéit à des lois générales. Il n’y a pas, dans les Alpes, deux sommets absolument semblables, et tous pourtant sont le résultat d’une même force agissant dans des conditions diverses. Il incombe à l’homme conscient de trouver sa loi et de s’y soumettre. La « règle » est un esclavage abrutissant ; la fantaisie anarchique est un bluff. L’individu a son expression la plus haute et exerce son action la plus forte dans une discipline librement consentie.

II. — Les sources, les plagiats et le cas D’Annunzio

À la discussion purement théorique du premier appendice, il n’est pas inutile d’ajouter un exemple pratique, et je choisis à dessein un auteur cher à M. Croce : Gabriele D’Annunzio.

Dans le volume II de La Critica (p. 1-28, et 85-110) M. Croce a consacré à D’Annunzio une excellente étude suivie d’une précieuse bibliographie (169-190), et d’une série de notes sur les plagiats que plusieurs ont reprochés au très fécond poète (La Critica, vol. VII, p. 168-177 ; et vol. VIII, p. 22-31). Je suis loin de partager l’admiration de M. Croce pour D’Annunzio, mais je n’en recommande pas moins vivement la lecture de son étude, où d’ailleurs les critiques ne manquent pas.

Né dans les Abruzzes en 1863 (ou 1864), Gabriele D’Annunzio débuta à seize ans par un volume de vers (Primo vere), et vint à Rome en 1881, où il fit partie d’un groupe de « jeunes » ; groupe dont l’histoire serait fort intéressante ; il comprenait, entre autres, le peintre Michetti, le journaliste Scarfoglio, le musicien Tosti, le poète Pascarella, et Giulio Salvadori qui écrivait alors le Canzoniere civile… On en était aux premières ivresses de la jeune Italie, avant la crise économique, politique et sociale. Tandis que les conditions générales de l’Europe évoluaient déjà vers le drame, les conditions particulières de l’Italie étaient celles du lyrisme (Voir ce que j’ai dit au chapitre III sur ces conflits d’une étape nationale avec l’évolution générale). Et D’Annunzio, génie imberbe encore et séduisant comme un jeune dieu, était le lyrisme même. Il a donné depuis, outre quelques volumes de vers que l’étranger connaît trop peu, de nombreux romans et tragédies dont on n’a que trop parlé grâce à une réclame savante et à l’engouement des snobs. Ces romans et ces tragédies ne révèlent aucun changement dans la vision de D’Annunzio ; son tempérament demeure essentiellement lyrique.

C’est par là précisément qu’il m’intéresse, que ses erreurs sont instructives, et c’est de ce point de vue qu’il faut juger ses « plagiats ».

Mais tout d’abord entendons-nous bien sur l’importance des sources littéraires en général, et sur ce qu’on peut appeler proprement un plagiat. L’érudition moderne a créé là de fâcheuses confusions. Ayant découvert de nombreuses sources chez certains auteurs qu’on croyait « originaux », elle a prétendu que la valeur artistique de ces auteurs s’en trouvait diminuée ; à la vérité, elle n’a pas encore osé le prétendre de Molière, ni de La Fontaine, ni de Shakespeare ; mais elle s’en est prise à Desportes, puis à Du Bellay, à Chateaubriand, à Victor Hugo, à D’Annunzio, à bien d’autres encore, et sans se demander jamais comment le poète a utilisé ses sources. Pour beaucoup de savants, tout emprunt non avoué est un plagiat. C’est une grave erreur ; c’est confondre la science avec l’art.

En science, nous avons l’obligation d’indiquer nos sources, de mettre les citations entre guillemets ; c’est une affaire de méthode et de loyauté, ce qui n’empêche ni les réminiscences inconscientes ni les combinaisons nouvelles et originales. En art, au contraire, c’est le régime de la liberté. Que le poète révèle ou ne révèle pas ses sources, la question essentielle, la seule question est de savoir comment il les a utilisées, s’il en a fait un centon ou une œuvre originale par l’unité d’inspiration. Nous avons donc chaque fois un cas particulier, et c’est par d’insensibles nuances qu’on va depuis la création géniale, qui relègue les sources dans l’oubli, jusqu’au démarquage pur et simple d’un grand poète par un esprit qui lui est inférieur ou qui est d’une nature essentiellement différente.

Abstraction faite des cas individuels et des réminiscences inconscientes, il y a aussi des façons d’emprunter qui sont communes à une génération entière. Lorsque les Italiens de la Renaissance pillent les auteurs grecs et latins, ou lorsque les Français du xvie  siècle pillent les Italiens, il n’y a pas démarquage, il y a adaptation voulue, il y a conquête, et approbation tacite de tout le public lettré. Ces « sources », que nos érudits retrouvent sous la poussière des vieux bouquins, elles étaient alors plus ou moins connues de tous ; le lecteur de Poliziano, de Bembo, de Du Bellay, saluait au passage tel auteur ancien et se réjouissait de le voir heureusement « translaté » en langue moderne. Il n’y avait ni dupeurs, ni dupés. Il y avait entente générale.

Trouver les sources d’un auteur, c’est un travail relativement facile ; il y faut beaucoup de lectures, de la mémoire, un certain flair et de la chance aussi ; ce travail est nécessaire, mais il n’est qu’une première étape ; reste à comparer l’œuvre d’art avec ses sources, comparaison qui porte sur toutes les nuances du fond et de la forme ; et reste enfin à juger la « combinaison » nouvelle dans son ensemble, et à en trouver la genèse intime dans le tempérament même du poète ; grosse difficulté, devant laquelle on recule le plus souvent.

Quand Joseph Bédier a déterminé les sources du Voyage en Amérique, il a prouvé que Chateaubriand, en tant que voyageur, a bluffé ; le fait de ce mensonge évident est très intéressant pour la psychologie ; mais M. Bédier n’a jamais prétendu rabaisser en quoi que ce soit l’artiste Chateaubriand. Il est sans doute le premier à déplorer l’usage étrange qu’on a fait de sa démonstration. — Précédemment (à la page 65), j’ai cité en note une protestation de Joseph Vianey contre l’erreur systématique de ceux qui se contentent de rapprocher des textes sans s’occuper des individualités dans leur ensemble. M. Croce a protesté également bien souvent, dans La Critica, contre ces rapprochements mécaniques et superficiels. C’est toute une réaction, nécessaire, qui se dessine, en faveur de l’esthétique et d’une science plus compréhensive.

Un petit fait, peu connu mais très significatif, va nous aider à préciser. Ferdinand Martini, un auteur italien sur lequel j’ai publié il y a dix ans une brève étude46, fit jouer en 1871 une comédie-proverbe intitulée Chi sa il gioco non l’insegni ; une marquise, veuve et jeune et belle, hésitant entre deux adorateurs et conquise enfin par le plus timide, voilà la situation et les personnages de ce petit chef-d’œuvre. Il eut un grand succès, mais souleva aussitôt une accusation de plagiat de la part de M. Cambray-Digny, qui publia, six mois après, une comédie intitulée Altro è correre, altro è arrivare. M. Martini avait-il eu connaissance du manuscrit de M. Cambray-Digny ? Je n’en sais rien. Pour l’histoire littéraire, un seul fait demeure acquis, c’est que la comédie de M. Cambray-Digny n’a jamais pu supporter les feux de la rampe. M. Martini se défendit du reste avec autant d’esprit que de vigueur ; voici en peu de mots sa façon de voir : Depuis 2 500 ans qu’on fait du théâtre, il est difficile de trouver encore des « situations » bien neuves ; par contre, la série des caractères, des tempéraments, est inépuisable. Au théâtre, la situation doit dépendre des caractères et non vice-versa ; et alors, si vos caractères à vous ne vivent pas, et que mes personnages à moi marchent et agissent, de quel droit venez-vous me reprocher les lignes tout extérieures d’une « situation » identique à la vôtre ? Au théâtre, celui-là seul est créateur qui insuffle de la vie à ses personnages. Tel était bien le principe de Molière, dont on a dit qu’il a créé « des individus qui diffèrent dans des situations qui se répètent ». — À cette argumentation M. Martini joignit une réponse plus décisive encore ; il écrivit un nouveau proverbe La strada più corta, qui reprend, comme en se jouant, le point de départ de Chi sa il gioco, la même situation qu’il développe d’une façon toute nouvelle : de deux prétendants, rivaux au théâtre, à la chasse et en amour, une belle comtesse choisit le plus habile ; et le vainqueur adresse au vaincu cette petite morale : « Qu’importe la route brève ou longue ? il importe d’arriver. Tu ne veux pas t’en convaincre, et c’est là ton malheur. Les idées passent dans l’air, les femmes dans les salons, les lièvres dans la forêt ; propriété de tous et de personne, jusqu’à ce que quelqu’un les prenne pour toujours. Tu tires, sans toucher ; tu imagines, sans créer ; tu parles, sans convaincre ; et je devrais m’excuser d’être plus heureux que toi ! Non, mon cher, à moi la comédie, à moi le lièvre, à moi l’épouse. Que la route soit longue ou brève, qu’on aime, qu’on chasse ou qu’on écrive, celui qui reste en arrière a tort, et celui-là a raison qui arrive. » — Pouvait-on répondre plus spirituellement et plus victorieusement à une accusation de plagiat ? Reprendre un point de départ identique, se plagier soi-même, et faire une œuvre toute nouvelle par une modification des caractères, voilà le tour de force qui, à lui seul, révèle le pur artiste.

Le plus joli, c’est peut-être ceci : en réponse à mon article de 1901, d’où j’ai tiré les lignes qui précèdent, Ferdinand Martini écrivait, non sans mélancolie : « L’explication de ma seconde comédie est parfaitement juste ; mais personne n’a vu mon intention. Trente ans après, c’est un Suisse qui la découvre. »

Nous en arrivons donc à conclure, que, d’une façon générale, il faut bien se garder de considérer tous les emprunts non avoués comme des plagiats. Dans chaque cas, il importe de voir comment ces emprunts ont été remaniés, combinés, et s’ils répondent à la vision personnelle de l’auteur. L’effet d’ensemble, l’unité de ton, c’est-à-dire d’inspiration, voilà l’essentiel.

Comment se présente le cas D’Annunzio ? Quelques critiques ont dressé, avec une joie féroce, la liste des auteurs auxquels il a emprunté, souvent mot à mot, de nombreux et longs fragments ; voici cette liste, forcément incomplète, et dont j’exclus les Italiens : Baudelaire, Maupassant, Flaubert, Zola, Paul Alexis, Jean Lorrain, Verlaine, Musset, Coppée, Péladan, Banville, Maeterlinck, Mendès, Gautier, Mauclair, Verhaeren, Schwob, Amiel, Hugo, Barrès — Poë, Shelley, Wilde, Mary Robinson, Swinburne — Hauptmann, Nietzsche — Dostoïewski, Tolstoï, Kovalenko — Ibsen — et enfin la Bible47 !

En vérité, voilà une assez jolie bibliothèque, et je sais peu de génies d’un goût aussi éclectique. Ne nous arrêtons pas toutefois à la quantité et voyons la façon de ces emprunts. Pour ne pas répéter des choses déjà dites par d’autres, je choisis un petit exemple qui, dans ses détails, est assez instructif ; c’est une expérience personnelle, dont je puis garantir qu’elle ne fut pas troublée par des idées préconçues (j’ignorais alors les articles de M. Thovez, parus en 1895 et 1896).

Le 16 décembre 1897 D’Annunzio publia dans La Nuova Antologia sa « Parabole des vierges folles et des vierges sages ». Comme on pouvait s’y attendre, il y prenait le parti des vierges folles ; repoussées par l’Époux, elles marchent en chantant au-devant du soleil, de la joie. À cela je ne vois aucun mal. L’artiste D’Annunzio a le droit de refaire la Bible, pourvu que, en son genre, il fasse une œuvre d’égale valeur artistique. — Tout le monde connaît le texte de saint Matthieu (chap. XXV) : « Alors le royaume des cieux sera semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, allèrent au-devant de l’époux. » Le récit y est achevé en treize versets de deux ou trois lignes. La parabole de D’Annunzio remplit huit pages de La Nuova Antologia… Comment a-t-il opéré ce délayage ? — J’habitais Rome lorsque parut ce « rifacimento » ; nous le lûmes un soir, entre amis, et j’eus aussitôt l’impression désagréable de tons heurtés, d’une cacophonie. Qu’a-t-il fait, disais-je, de cette toute petite épopée, si puissamment suggestive dans sa simplicité ? Il l’a écrasée sous le poids d’ornements purement lyriques. Il a mêlé au récit de Matthieu une exaltation qui serait à sa place dans le Cantique des Cantiques. — Quelqu’un alla chercher une Bible, et voilà que, à mon propre étonnement, dans le Cantique de Salomon, je découvris une série de phrases presque textuellement copiées par D’Annunzio. Qu’on en juge :

Quanto odora, o Thamar, il tuo petto ! — E Thamar, che portava fra le mammelle un sacchetto di mirra, sospirò pensando all’amico suo. Mon bien-aimé est avec moi, comme un sachet de myrrhe ; il passera la nuit entre mes mamelles (I, 13).
Ella sognava che il suo amico le ponesse la sua man sinistra sotto al capo e l’abbracciasse con la sua destra. Que sa main gauche soit sous ma tête, et que sa droite m’embrasse (II, 6 ; VIII. 3).
E ciascuna di loro riguardava se non apparisse al suo desiderio nella letizia della luce il giovinetto bianco e vermiglio portante la bandiera fra diecimila. Mon bien-aimé est blanc et vermeil, il porte l’étendard au milieu de dix mille (V, 10).

Je ne parle ni des grenadiers (melagrani), des colombes et des parfums divers dont le bon roi Salomon réjouit le cœur des vierges folles, ni des emprunts faits à d’autres livres ; je ne cite que les passages relevés au cours d’une causerie. Est-il besoin d’insister ? Ce que je reproche à D’Annunzio, ce ne sont pas ces emprunts comme tels (ils répondent fort bien à son tempérament lyrique), mais c’est la façon dont il en a encombré un récit de caractère tout différent. C’est une faute de goût, une rupture de l’unité artistique ; et de fait la parabole somptueuse de D’Annunzio, dont l’idée centrale me serait d’ailleurs fort sympathique, demeure très inférieure au sobre récit de Matthieu.

Un autre exemple, d’un genre différent : au milieu des atrocités, souvent sadiques, de La Nave, il y a une scène consacrée à la gloire de Venise et de la marine italienne (sujet très cher à D’Annunzio) ; c’est la prophétie de la diaconesse Ema (dans le troisième épisode). J’ai vu représenter La Nave à Venise même ; malgré les graves défauts de cette « tragédie », et bien que les prophéties après coup soient un truc un peu facile, j’avoue que cette évocation, toute lyrique, fit vibrer tout mon être du frisson de la beauté. Je ne savais pas alors que la prophétie d’Ema est une mosaïque dont les morceaux sont empruntés à Jérémie, à Esaïe, à Ézéchiel, au premier Livre des Rois, à l’Apocalypse… (voir La Critica, vol. VIII, p. 28-39). Je ne cite que trois passages ; dans le dernier, D’Annunzio a mis au futur le passé du texte d’Ézéchiel.

Ecco, gli adunerò da tutti i lidi | dove gli avrò scacciati nel mio cruccio, | e gli farò venire in questo luogo ; | e con loro farò quel patto eterno | che feci co’ lor padri…….. Je vous retirerai donc d’entre les nations, et je vous rassemblerai de tous les pays, et je vous ramènerai dans votre terre (Ézéchiel, XXXVI, 2448). Et il y aura une alliance éternelle avec eux (XXXVII, 26).
Cantate un nuovo cantico ! Gridate | navi d’Equilio, navi di Vigilia, | navi d’Ermèlo, navi dell’ Albense ! | Urlate ! ciurme ! Hurlez, ô navires de Tarscis (Ésaïe, XXIII, I)… Passez en Tarscis, hurlez, vous qui habitez dans les îles (XXIII, 6).
E ti farò compiutamente bella ; | e tu traboccherai di beni ; e tutte | le vele e tutti i remi e i  naviganti | saranno in te per trafficar con tericchi per te, attoniti di te. … Ceux qui t’ont bâtie t’ont rendue parfaite en beauté  (Ézéchiel, XXVII, 4) ; … tous les navires de la mer et leurs mariniers ont été avec toi pour trafiquer et pour faire ton commerce (XXVII, 9) ; … tu as rassasié plusieurs peuples et tu as enrichi les rois de la terre (XXVII, 33) ; … tu es un sujet d’étonnement (36).

On pourrait multiplier ces rapprochements et dire que la prophétie d’Ema est un centon de textes bibliques. Ce serait injuste. L’effet total, au théâtre, est puissant ; il y a unité. C’est que les sources de ce morceau lyrique sont lyriques elles-mêmes et conviennent au tempérament lyrique du poète. Il semble bien que, par une lecture attentive des Prophètes, D’Annunzio s’est profondément pénétré de leur esprit ; s’il lui arrive de faire des citations textuelles, c’est involontairement, par un effet de sa mémoire infiniment sensible aux images et à la musicalité. Voilà donc un cas (et il en est d’autres encore) où je serais le premier à défendre D’Annunzio contre ses détracteurs.

Mais en d’autres cas, semblables à celui des Vierges folles, plus graves même, il y a conflit évident, et rupture de l’équilibre. L’explication est à chercher non plus seulement dans le tempérament artistique mais aussi dans le caractère moral du poète. Benedetto Croce, pourtant si bienveillant pour son ami, y a touché, en passant, d’une façon très juste (La Critica, vol. II, p. 86) ; il lui reproche d’avoir cédé trop souvent à l’opinion commune (je dirais : à la mode, à la réclame du succès bruyant) et d’avoir abusé du mot : « se renouveler ou mourir ». C’est ainsi (dit M. Croce) que D’Annunzio, artiste païen et purement sensitif ou sensuel, s’est cru qualifié pour servir d’intermédiaire entre le pessimisme de l’Occident et la pitié slave, ou pour enseigner une « justice simple et virile », ou encore pour prononcer la « parole de vie » si ardemment attendue. Incapable de sentir vraiment ces choses, il tombe dans l’artifice. « La smania del dare… concetti morali e politici, che mancano, è anche cagione di quel senso di vuoto che si avverte nelle Vergini delle roccie, nei drammi, e sparsamente in altre opere. C’è in esse una falsa profondità, che spiace agli intelligenti, i quali non tollerano di essere illusi, delusi e trastullati da nessuno, e neppure da un artista grande. »

M. Croce a parfaitement raison. Le Saint Sébastien, annoncé à coups de tam-tam, et joué récemment à Paris, est peut-être la plus agaçante et la plus grotesque de ces duperies.

Puisque D’Annunzio n’a jamais hésité à se faire une réclame même des scandales de sa vie privée, il n’y a aucune indiscrétion à rappeler en deux mots qu’il a toujours affiché et pratiqué l’égoïsme le plus féroce du « surhomme ». On ne saurait critiquer ou discuter sa morale ; il n’en a point ; c’est un sens qui lui manque absolument ; et chaque fois qu’il a énoncé une morale quelconque (cela lui arrive souvent), il s’est moqué de nous. Or il est vrai que l’art n’a qu’un seul but : la beauté ; l’art n’a pas à se préoccuper de la morale ; c’est une vérité qu’il faut proclamer bien haut ; pour ma part je la défends depuis vingt ans. Mais, dussé-je paraître vieux jeu aux esthètes les plus récents, j’ajoute : le Beau est la splendeur du Vrai49, et le Vrai c’est aussi le Bien. Les Grecs ont créé un mot qui résume à lui seul une conquête de la pensée humaine : τὸ καλοκάγαθον, c’est-à-dire le Beau et le Bien unis indissolublement par une seule expression verbale. — Les morales se succèdent l’une à l’autre en un incessant conflit ; mais la morale est une réalité en devenir constant. Et tout se tient : l’artiste qui réalise une œuvre de beauté, atteint par là même au Bien, sans y avoir visé ; et inversement : une œuvre qui contredit aux notions les plus élémentaires de la morale ne saurait être une œuvre de beauté sincère ; elle peut s’imposer un temps, par la réclame, par ses défauts autant que par ses qualités ; elle ne durera pas. L’homme qui a écrit Il Fuoco, en y ajoutant ou en retranchant des pages dans les circonstances qu’on sait, cet homme peut avoir de grandes qualités artistiques, il n’a pas le respect de son art.

Le défaut que M. Croce reproche à D’Annunzio, dans les termes que j’ai cités plus haut, a donc des origines plus profondes et des conséquences beaucoup plus graves que M. Croce ne semble le croire. Je concède volontiers à D’Annunzio qu’il est un « phénomène », unique même, s’il y tient ; cet éloge suffit sans doute à sa vanité que mes critiques de pauvre homme ne sauraient inquiéter. Un biographe dira quelque jour sa genèse, son évolution, les influences du milieu ; ce n’est pas mon affaire ici ; j’en sais assez pour dire en résumé : D’Annunzio est un génie lyrique, gâché par un vice de caractère.

Dès lors son œuvre littéraire s’explique tout entière, et ses « plagiats » apparaissent sous un jour particulier. Dès ses débuts, il est superbement lyrique ; influencé d’abord par Carducci, Stecchetti (il n’a que seize ans !), il affirme de plus en plus son mode personnel, par la richesse des images, la subtilité des sensations, la vision nette des contours et des couleurs ; à la magnificence de l’expression, il joint un art raffiné et sévère ; peu ou pas d’idées, des émotions purement sensuelles, mais enfin c’est la jeunesse enivrée de soleil et d’amour ; sa forme, toute vibrante d’énergie contenue, semble une lame d’acier au poing d’un conquérant.

Les « emprunts » dont il a orné ces œuvres purement lyriques seraient intéressants à étudier dans le détail ; en général il y a assimilation parfaite, avec déjà une tendance à accentuer la note cruellement voluptueuse et morbide. Ces emprunts ne prouvent nullement, comme certains aimeraient à le croire, une pauvreté d’invention chez D’Annunzio ; on pourrait tout au plus trouver que leur nombre, et la façon très « habile » dont ils sont utilisés, révèlent une certaine indélicatesse morale.

Je ne suis pas de ceux qui demandent à D’Annunzio de faire le poète moraliste, ou civique, ou patriote ; cela n’est pas dans ses cordes. Toutefois, on pouvait espérer que la vie le mûrirait, et rendrait sa vision individuelle plus riche et plus profonde. C’est le contraire qui a eu lieu : D’Annunzio s’est enrichi, dans l’apparence des formes ; au fond, il s’est appauvri.

C’est au succès bruyant, au Moloch de la réclame, qu’il a immolé son génie. Par faiblesse innée ? par une ivresse commune à toute sa génération ? par suggestion des flatteurs ? sous l’influence d’un vrai délire érotique ? Tout cela y a contribué. M. Croce a dit lui-même comment D’Annunzio s’est lancé dans des idées absolument étrangères à son tempérament, aboutissant ainsi à une « fausse profondeur ». Mais il y a pis encore pour l’esthétique : pour complaire à la mode, et étonner l’univers par la fécondité de son génie, il a fabriqué des romans et des drames, pour lesquels il n’a aucune aptitude. Je sais bien que M. Croce écrit à ce sujet : « Molti han giudicato che i difetti di questo e di altri drammi del D’Annunzio vengano dalla virtù che a lui manca della drammaticità, del far vivere altri esseri fuori della sua anima. Ma questa è una spiegazione retorica : ogni lirico è insieme drammatico, ed ogni drammatico è lirico… » (La Critica, vol. II, p. 94). M. Croce n’est-il pas ici un peu abusé par la rhétorique… de D’Annunzio ? S’il disait que le lyrisme et le drame peuvent se combiner, je serais parfaitement d’accord ; mais dire qu’ils sont identiques, c’est rendre inutiles les mots mêmes de « lyrisme » et « drame », mots que M. Croce distingue fort bien quand il écrit un peu plus loin : « In verità, non solo i volumi delle brevi liriche del D’Annunzio, ma spesso anche le sue tragedie, i suoi romanzi, i suoi poemi, sono raccolte di liriche o di cicli di liriche. Che cosa sono le Vergini delle rocce se non il Canzoniere delle Vergini condannate alla sterilità ? Che cosa è il Fuoco se non il Canzoniere della donna sfiorita ? Che cosa è la Gioconda se non un libro della Bella mano, anzi delle Belle mani ? » On ne saurait mieux dire. Les romans et les drames de D’Annunzio sont des collections de morceaux lyriques, ce ne sont ni des romans, ni des drames, ni même des poèmes lyriques. Flaubert mêlait aussi le lyrisme à l’épopée, mais sans confondre ces deux éléments ! Il faut citer une fois de plus, d’une façon plus complète qu’on ne le fait d’ordinaire, ce fragment d’une lettre à Louise Colet : « Il y a en moi littérairement parlant deux bonshommes distincts, un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui creuse et qui fouille le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit. Celui-là aime à rire et se plaît dans les animalités de l’homme. L’Éducation sentimentale 50 a été, à mon insu, un effort de fusion entre ces deux tendances de mon esprit (il eût été plus facile de faire de l’humain dans un livre et du lyrisme dans un autre). J’ai échoué… Je t’ai dit que l’Éducation avait été un essai. Saint Antoine en est un autre… Comme je choisissais avec cœur les perles de mon collier ! Je n’y ai oublié qu’une chose, c’est le fil, seconde tentative et pis encore que la première ; maintenant j’en suis à ma troisième : il est pourtant temps de réussir ou de se jeter par la fenêtre51. » Quand enfin il a réussi, avec Madame Bovary, il reprend triomphalement son image du collier de perles : « Les perles composent le collier, mais c’est le fil qui fait le collier, or enfiler les perles sans en perdre une seule et toujours tenir le fil de l’autre main, voilà la malice52. » Le fil, c’est la réalité épique ; les perles, ce sont les beautés lyriques.

Pour atteindre au chef-d’œuvre, Flaubert s’y reprend à trois fois et met plusieurs années à écrire Madame Bovary ; ce fut toujours la méthode des grands artistes. Mais D’Annunzio est plus moderne ; il pond ses œuvres dans un court accès de fièvre, avec une assurance émancipée de toutes les règles ; quelles que soient ces œuvres, et quoi qu’en pensent les vieilles barbes de la rhétorique, elles sont de l’art tout court, puisque leur auteur est un artiste. Puis, par un cercle vicieux amusant à constater, on échafaudé sur ces œuvres une nouvelle rhétorique. Pénétré de cette idée mystique d’une génialité affranchie de toute technique et de toute loi terrestre, un poète tel que Pascoli en arrive à dire, sans sourciller, que D’Annunzio pourra être, dès qu’il le voudra, musicien, peintre ou sculpteur. En effet : —  « un giorno D’Annunzio mi disse : “Scrivi un libretto che te lo musicherò.” — “Tu ?! — aggiunsi io — Tu ?!” Ed egli : “Sì, non meravigliartene, nei tuoi versi sento tanta musicalità che mi pare sgorghi, leggendoli, già la frase musicale.” Poi più nulla. Fu uno scherzo, forse, una delle tante bizzarrie di quel possente ed irrequieto ingegno, che del resto sarebbe capace di scrivere pure un capolavoro [de musique, bien entendu]. Da lui mi aspetto ogni cosa. Se domani mi si dirà : “D’Annunzio ha scolpito una statua meravigliosa, ha dipinto mirabilmente un quadro, io vi crederò, per la fede che ho nella poliedricità del suo ingegno forte e superiore. Giammai questo possente lavoratore ha promesso invano e giammai l’arte e il pubblico hanno scoperto una defezione in lui 53.” »

Devant ce « Sésame, ouvre-toi », faut-il dire « naïveté » ou « charlatanerie » ? Avant de nous donner l’opéra, la statue et le tableau, D’Annunzio aurait encore (n’en déplaise à M. Pascoli) à payer quelques dettes littéraires (les autres n’existent pas pour un surhomme ; Don Juan le disait déjà à M. Dimanche) ; j’entends par là les quelque vingt romans, drames et poèmes promis depuis plusieurs années sur la couverture de ses livres. Car D’Annunzio n’a aucun besoin de concentration ; non content de mener de front un hymne à la terre, un roman et une tragédie, il conçoit ses œuvres par séries entières. Sur ce point toutefois il semble donner tort à la théorie de M. Croce : chez lui, « intuition » n’est pas toujours synonyme d’« expression ».

En attendant, sans impatience d’ailleurs, la petite bibliothèque promise, je cherche en vain, chez D’Annunzio, un bon roman et un bon drame. — Des romans, le meilleur (relativement) est peut-être le premier en date, Il Piacere (1889) ; est-ce parce que le poète y a réalisé le roman autobiographique que tout homme porte en soi ? ou n’est-ce chez moi qu’une impression subjective, parce que le Piacere fut ma première lecture de D’Annunzio, donc une surprise, et que tous les autres romans n’en sont que des formes dérivées et exagérées ? Le fait est que toutes ces histoires sont d’une monotonie désespérante. Un seul caractère s’y dessine à peu près, celui de l’auteur lui-même ; Andrea Sperelli, Tullio Hermil, et les autres « héros », c’est toujours D’Annunzio, un D’Annunzio grandi et déformé par une vanité sans bornes ; les autres personnages, et surtout les femmes, ne sont plus que des ombres, ou des esclaves torturés par leur vainqueur. Ce spectacle ne manque pas de grandeur dans sa férocité ; mais il n’est ni épique, ni dramatique ; et il se répète trop souvent. — On dira : Qu’importe votre distinction des genres, si l’œuvre est belle ? — La beauté de certains fragments est indéniable ; ce ne sont que des fragments. Les récits et les situations, souvent empruntés, sont sans rapport avec les caractères et n’ont forcément que des solutions factices. Pour reprendre l’image de Flaubert : le fil, ténu et fait de bouts raccordés, casse à chaque instant ; les perles, dont quelques-unes sont fausses et d’autres volées, s’égrènent tristement.

Le pire c’est que, à force de fabriquer des romans et des drames, D’Annunzio a compromis l’intégrité de son lyrisme, dans le fond et dans la forme. Sa vision, jadis si nette et lumineuse, s’est troublée ; elle est démesurée, souvent sadique ; à la belle réalité il a substitué un fantôme ; cette hallucination est sensible jusque dans ses procédés techniques, dans sa langue même. Au commencement D’Annunzio trompait sans doute son public, sans se tromper lui-même ; il affectait de mépriser la « grande Bête » (c’est son expression) et lui donnait en souriant la pâture désirée. Aujourd’hui il se ment à lui-même. À la « première » de La Gioconda, je l’ai vu, dans les coulisses de l’Argentina, à Rome, jeter manteau et chapeau sur un fauteuil, et se précipiter au rideau pour s’incliner devant la Bête, et je disais à Ermete Zacconi : « La grande Bête le mangera ». C’est chose faite. Il lui est arrivé ce qui arrive à Lorenzaccio dans le drame de Musset : à force de jouer la comédie, il se fait l’âme comédienne.

La décadence du poète lyrique en D’Annunzio serait à étudier, par exemple, dans la Canzone di Garibaldi, et mieux encore dans les Laudi. L’abus étrange qu’il fait, au théâtre, du lyrisme, des redondances, des pures sonorités verbales, est facile à constater partout ; je ne citerai que la première page de la première scène de La Nave : (Nous sommes sur une place, dans la Venise du moyen âge ; des ouvriers travaillent à la Basilique ; on lance un navire).

La voce del còmito

Salpa ! Salpa ! Alla gòmona ! Arma l’argano !
Su ! Vira a picco ! Vira a lassa ! Fuori
l’àncora ! Vira !

I compagni navali.

Oh tira ! Oh saglia ! Oh tira !
Oh saglia !

Il mulinaro.

Giorgio Magadiso leva
l’àncora per Ravenna. Porta il sale
ai Greci.

La voce del còmito.

Vira ! Avanti, avanti ! Volta
Issa, all’ aiuto di Nostro Signore
Gesù Cristo e di Sire Santo Ermàgora !

I compagni navali.

Oh tira ! Oh saglia ! Oh tira ! Oh saglia !

Il mulinaro.

A braccia !
A braccia ! Macinate forte, schiavi,
ch’ io vi darò per cena orzuola intrisa
con la crusca e condita d’olio glasso.

Il piloto Lucio Polo.

Maestro Benno, t’è ventura avere
in pronto queste tue màcine a mano,
mentre ti guasta le ruote la furia
dell’acque. E rotti gli argini son anco
alle saline. Di farina e sale
si patirà. Ma giova altr’ arte.

La voce del còmito.

Strozza !
Alla gru di cappone ! Incoccia ! Trinca !
Serrabbozze alle marre e fuso !

I compagni navali

Oh leva !
Oh serra !

Et ce concert de mots inintelligibles pour quiconque n’a pas eu soin d’apporter au théâtre un dictionnaire de l’Art naval, continue encore… Oh issa ! Oh saglia ! Oh issa ! Oh saglia 54 !

Benedetto Croce lui-même reproche à D’Annunzio d’avoir souvent « gonflé et faussé de brèves inspirations » (La Critica, vol. II, p. 93) ; il remarque par exemple que La Città morta ne fait que diluer quelques pages du Fuoco ; il relève aussi les vaines répétitions de mots. En vérité, l’épée d’acier qui étincelait au poing du conquérant n’est plus que la rapière de Matamore.

Concluons. Je tiens à répéter que l’art n’a pas à se préoccuper de la morale. Il est moral, comme la santé même, dès qu’il est sincère. Tous les sujets lui sont bons quand il les domine ; en les tirant du chaos informe, il les purifie. Mais quand c’est le même sujet qui revient toujours, qui s’impose à l’artiste comme une idée fixe, qu’il s’insinue sous toutes les formes même là où il n’a rien à faire, c’est que le créateur, atteint d’un mal secret, a capitulé devant les éléments. La volupté féroce, sanguinaire, avec arrière-goût d’inceste et de sadisme pénètre de plus en plus l’œuvre de D’Annunzio ; elle s’étale dans La Nave tout entière, jusque dans les indications scéniques ! Quand Basiliola tue à coups de flèches les prisonniers qui râlent d’amour pour elle, elle humecte de sa salive la pointe des flèches, et tue pour tuer. « Esaudisce ella gli insensati, perocché tutta omai l’agita quella brama di veder correre il sangue, che travaglia l’oscura bestialità delle femmine umane, come se per legge di tallone volessero éllero ricomperar quello perduto a ogni luna. » Ce commentaire, qu’a-t-il à faire ici ?

Après une lecture de D’Annunzio, il m’arrive souvent de relire ses œuvres lyriques de la bonne époque ; mais ce n’est plus qu’une vaine consolation ; plus on admire ce qu’il fit alors, tout ce qu’il promettait, et plus on s’attriste de voir ce clair génie latin prostitué à tous les carrefours de la route qui mène au succès bruyant et éphémère.

III. — La tragédie, une forme du genre dramatique

En parlant des conventions du théâtre, j’ai écrit (ci-dessus, p. 59) : « À y regarder de près, c’est bien la tragédie du xviie  siècle qui, malgré ses artifices, a cédé le moins aux habiletés, aux contingences matérielles ; et c’est pourquoi la vérité durable y resplendit aujourd’hui encore, simple et nue. » Je ne voudrais pas qu’on vit là un éloge absolu de la tragédie, aux dépens du drame tel que le conçoit notre goût moderne ; pourtant c’est dans un dessein précis que j’ai écrit ces mots ; il est utile de les développer ici.

Par la faute des théoriciens eux-mêmes, le mot « tragédie » a pris un sens étroit qui provoque, à lui seul, le dédain des uns et l’admiration des autres. Nous ne sommes bien débarrassés ni des préjugés classiques, ni des préjugés romantiques. La plupart semblent croire que, depuis Eschyle jusqu’à Ponsard, la tragédie soit une forme immuable et douée de certaines vertus (ou défauts) intrinsèques ; pour les uns elle est la forme suprême, la seule bonne, du théâtre sérieux ; pour les autres, elle est la prison où les talents s’étiolent. Selon les goûts, on fait ainsi bénéficier toute la tragédie française du génie de Corneille et de Racine, ou l’on ridiculise au contraire Corneille et Racine par les œuvres de Campistron et de Crébillon.

L’erreur est manifeste. La tragédie n’est qu’une forme dramatique ; cette forme a varié sans cesse, malgré le traditionalisme des théoriciens, parce qu’elle ne vit, elle aussi, que par les individus, qui varient. Morte aujourd’hui, elle peut renaître demain.

La tragédie est faite d’éléments très divers ; les uns ne subsistent que par la tradition ; les autres ont une valeur durable. Brunetière l’a bien entrevu dans Les Époques du théâtre français, mais il s’est arrêté à mi-chemin ; à plusieurs reprises, faute de distinguer assez entre les éléments traditionnels et la création individuelle, il a essayé de sauver le bloc par une argumentation un peu spécieuse ; c’est le vice de son livre, qu’il faut lire pourtant ; toutes les pages en sont éminemment suggestives ; je les suppose connues de mes lecteurs.

Issue en bonne partie de fêtes religieuses, puis nourrie de récits légendaires, la tragédie grecque a gardé toujours (plus ou moins, selon les temps et les poètes) des traces sensibles de ses origines lyriques et épiques. L’importance des chœurs, le petit nombre des personnages, leur dialogue antithétique, leur qualité sociale, l’usage même du vers, tout cela s’explique, non point par un libre choix de la volonté, mais par la genèse de la tragédie. Ce ne sont pas des conditions nécessaires à l’esthétique ; ce sont des éléments historiques, de valeur relative. Et l’on sait combien le rôle de ces éléments est diminué chez Euripide, qui est en quelque sorte un révolutionnaire, bien que notre admiration le nomme toujours, d’un seul trait, avec Sophocle et Eschyle.

La tragédie grecque n’est donc pas un bloc ; elle est une forme qui évolue et qui mêle le relatif à l’absolu ; forme spontanée et adéquate en son temps. Les Latins en ont copié les caractères extérieurs, tout en modifiant profondément le contenu, et dans quel sens ! Dès lors il y a rupture entre le fonds et la forme, confusion, traditionalisme. — La Renaissance a aggravé cette erreur. Confondant dans une même admiration Sénèque avec Sophocle, elle a érigé cette confusion en dogme ; elle a trouvé la formule de la tragédie ; elle l’impose à tous les poètes des temps nouveaux… De là ces tragédies sans réalité vécue, sans conviction ; les poètes s’y sont épuisés en vains efforts ; ils y ont dépensé toute leur érudition, ils y ont entassé l’horrible sur le tragique, ils y ont condensé dans les chœurs tous les lieux communs de la philosophie ; ils n’y ont pas mis leur cœur. Puis vinrent les compromis avec l’esprit moderne : les tragi-comédies, les tragi-comédies pastorales ; dans cette anarchie il y a un essai de régénération intime ; l’importance des éléments traditionnels s’en trouve diminuée. Par un effort magnifique, Corneille y galvanise l’histoire ancienne, en la francisant ; et Racine y met toute la psychologie de son époque. Quand on leur reproche à tous deux d’avoir mal compris la mythologie et l’histoire antiques, d’avoir faussé l’esprit de la tragédie grecque, on oublie ce que furent leurs précurseurs, on oublie les obligations auxquelles ils ne pouvaient alors se soustraire, on méconnaît leur modernité si hardie, et c’est comme si on leur reprochait d’avoir été des artistes et non des archéologues.

La réaction romantique contre la tragédie est bien connue ; elle trouble encore notre jugement. A-t-on assez proclamé la nécessité de « mêler le rire aux larmes », pour avoir la « vie totale » ! S’est-on assez moqué des confidents, du vestibule, et des trois unités ! Tout cela demande à être examiné. Reprenons donc une à une les « exigences » de la tragédie telle que les théoriciens l’ont conçue.

Les chœurs ne nous arrêteront pas longtemps. En Grèce ils se justifiaient par l’évolution historique, par la disposition du théâtre, par d’autres raisons encore trop longues à développer. Mais ils n’étaient point nécessaires à la tragédie. Les poètes de la Renaissance y trouvèrent une occasion d’épancher leur lyrisme, sans bien savoir les rattacher à l’action même ; le xviie  siècle renonça facilement  à ces hors-d’œuvre, en tout contraires à son rationalisme. Racine sut les réintégrer, d’une façon admirable, dans Esther et dans Athalie ; son cas est exceptionnel. De nos jours on a vu quelques essais de ce genre ; pourquoi pas ? Quand le sujet s’y prête, et quand le poète est pourvu du lyrisme nécessaire, les chœurs apportent une sorte de détente psychologique, une émotion nouvelle, et contribuent à la beauté architecturale de l’ensemble ; mais on ne saurait en faire une obligation ; leur emploi judicieux sera même restreint par la force des choses.

Les songes et présages s’expliquaient aussi, dans la tragédie antique, par une psychologie qui n’est plus la nôtre, … à moins que le spiritisme ne nous y ramène. La Renaissance déjà n’y croyait plus guère et n’a vu en eux qu’un « moyen » de théâtre, tout extérieur. Mais au fond les fantômes de Shakespeare, les hallucinations du drame moderne (par exemple chez Ibsen), ne sont qu’une autre forme des songes et présages, forme plus appropriée à notre goût, et qui souvent déjà n’est plus qu’un « truc ».

Les confidents du xviie  siècle n’étaient pas autre chose ; ils permettaient une exposition rapide ; les contemporains de Racine n’en furent pas dupes plus que nous ; ils admettaient tacitement cette convention. Elle nous a lassés ; longtemps nous lui avons préféré le monologue ; autre convention, plus neuve, également usée aujourd’hui. Mais, puisqu’il faut bien que l’exposition se fasse, on s’est ingénié à découvrir des moyens nouveaux, qui ne sont jamais que des moyens, c’est-à-dire, quand on s’en aperçoit, des « ficelles ». Nous avons eu, chez Dumas fils, l’homme bien informé (type : Olivier de Jalin dans Le Demi-monde), qui reparaît souvent encore chez les auteurs les plus récents ; aujourd’hui nous avons de préférence la potinière dont je reparlerai à propos des imités. Ibsen a cherché mieux : ses personnages essentiels racontent eux-mêmes les faits qui précèdent et qui expliquent le drame ; mais ils racontent bribes par bribes ; il faut leur arracher la vérité ; de là une exposition qui se prolonge trop, qui semble un rébus attirant et décevant à la fois. — Les conventions ! Le théâtre ne saurait vivre sans elles ; reconnaissons-le franchement ; et quand nous nous moquons des artifices de la tragédie, rappelons-nous certaine parabole d’une poutre et d’un fétu de paille.

Les théoriciens de la Renaissance ont eu ce grand tort de proscrire absolument le mélange du tragique et du comique. Ne songeant qu’à la tragédie grecque, ils oubliaient son caractère religieux et oubliaient aussi qu’elle pouvait être précédée ou suivie de pièces comiques (comme de nos jours au Grand Guignol). Mais quand Victor Hugo, ne songeant qu’à Shakespeare, proclame la nécessité de mêler le rire aux larmes, il se trompe aussi bien que Castelvetro ; et il aboutit souvent lui-même, dans ses œuvres dramatiques, à un comique qui révèle par trop le procédé. — Jules Lemaître a découvert d’ailleurs, jusque dans Athalie, une ironie qui frise le comique ; je ne sais s’il a raison ; en tout cas le ton général de la tragédie (considérée comme forme spéciale du drame) ne supporterait pas les plaisanteries chères à Hugo ; ce serait une faute qui n’a rien à voir avec le théâtre même ; ce serait une faute de goût. Les libertés dont usent et abusent les auteurs contemporains n’auraient-elles pas nui à notre goût littéraire, à notre pénétration psychologique ? Je me pose cette question, quand j’entends rire les spectateurs, même dans la Ville-Lumière, à des passages d’où le comique est certainement absent.

Parlant de Rodogune, Brunetière a essayé de justifier dans la tragédie l’emploi constant de l’histoire et des personnes souveraines. L’histoire, dit-il, donnait la vraisemblance aux aventures extraordinaires du théâtre cornélien ; en outre, « si l’histoire n’est que le spectacle du conflit des volontés entre elles, ou du combat de la volonté contre la force des choses, voilà pourquoi l’histoire est devenue naturellement l’inspiratrice d’un théâtre fondé tout entier, comme celui de Corneille, sur la croyance au pouvoir de la volonté55 ». Et, logiquement, l’âme des grands de ce monde serait la plus favorable aux conflits tragiques. « Où les passions jetteraient-elles en effet de plus nombreuses, de plus vivaces, de plus tenaces racines ? Où grandiraient-elles plus vite ? Où s’épanouiraient-elles plus librement, plus largement, plus monstrueusement ? Et la raison n’en est-elle pas bien simple ? Empereurs ou rois, qui n’ont plus rien à désirer du côté de la fortune, n’y trouvent rien aussi qui gêne leurs plaisirs, et nés, et destinés à mourir dans leur pourpre, rien ne traverse, ni ne partage, ni ne rompt leur passions, si ce n’est les obstacles qu’elles se créent à elles-mêmes en courant à leur satisfaction. Ils n’ont pas davantage à se soucier de l’opinion et encore bien moins de la justice des hommes, puisqu’en fait ils en sont eux-mêmes la source et la sanction. Et ne peuvent-ils pas enfin, quand et comme il leur plaît, couvrir du prétexte ou du masque de l’intérêt public ce que leurs caprices ont de plus inique et de plus immoral ? C’est pourquoi dans la plupart des hommes, tandis qu’on ne peut guère étudier que la psychologie des passions, au contraire, dans les personnes souveraines, c’est proprement la pathologie qui s’en offre à nous d’elle-même. Là vraiment dans le cœur d’une Hermione, d’une Phèdre ou d’une Roxane, — là surtout, — l’amour exerce ses fureurs, et va pour ainsi dire d’une course ininterrompue jusqu’au bout de ses ravages. Là encore, dans l’âme d’une Cléopâtre, d’un Mithridate ou d’une Agrippine, — et là seulement peut-être, — l’ambition se déchaîne en toute liberté56. » — Tout cela est subtilement et fortement raisonné ; à propos de Corneille ! Toutefois les noms cités plus haut sont tous (à l’exception de Cléopâtre) empruntés au théâtre de Racine ; c’est dire que, plus ou moins sans le vouloir, Brunetière a étendu son plaidoyer à toute la tragédie classique ; mais Shakespeare n’a-t-il pas, lui aussi, pris ses sujets dans l’histoire, et ses personnages ne sont-ils pas des souverains ? Et que dire du drame intime de Hamlet qui n’est certainement pas celui de la passion en pleine liberté ? On pourrait citer d’autres exemples, multiplier les points d’interrogation, pour conclure enfin que le raisonnement de Brunetière ne saurait ni concerner la seule tragédie, ni s’appliquer toujours à elle. Le problème se pose autrement. Là où Brunetière voit en quelque sorte une trouvaille de Corneille et un mérite de la tragédie française, il faut voir plus simplement un héritage littéraire, une tradition commune, utilisée par Corneille d’une façon, par Racine d’une autre, par Shakespeare d’une autre encore, mais subie par tous, sans que nous ayons à le leur reprocher.

Je ne crois guère à l’efficacité de « l’histoire authentique » pour la persuasion des spectateurs. Pourvu qu’on affuble de noms historiques même les personnages les plus fantaisistes, le public peu cultivé croira à leur réalité, puisque souvent il croit même à celle de personnages totalement obscurs ; inversement le public cultivé sera toujours plus sensible à la vraisemblance psychologique qu’à l’authenticité bien établie d’un fait invraisemblable ; Corneille a beau déployer son érudition, Rodogune nous laisse froids. — Que signifie cette obligation que, de nos jours encore, on prétend imposer aux poètes, de respecter la vérité historique ? C’est un empiétement de la science sur les droits de l’art. Sans doute, nous nous refuserions à voir au théâtre Napoléon vaincu à Austerlitz ; mais de là au pédantisme de nos « reconstitutions » il y a une distance énorme. La vérité psychologique, dans la libre création, avec ou sans histoire, voilà la seule exigence possible. Benedetto Croce a protesté avec raison contre la façon mesquine dont on compare entre elles les nombreuses Sophonisbe ; la comparaison ne serait pas inutile, elle serait même très intéressante, si elle se plaçait au point de vue de l’esthétique et des tempéraments.

Je ne suis pas non plus bien convaincu que les âmes de souverains soient les plus propices aux conflits tragiques. En théorie, peut-être ; et aux temps déjà lointains des souverains absolus. Mais en pratique ? et aujourd’hui ? Les Mémoires retentissants d’une princesse royale ne disent-ils pas comment elle a dû fuir la cour pour ne pas y étouffer et pour vivre ailleurs sa « pleine vie », d’ailleurs moins tragique que celle d’Emma Bovary ?

On pourrait aisément retourner toute l’argumentation de Brunetière et prouver que les souverains sont moins libres que leurs sujets ; les bonnes fortunes leur sont faciles, l’amour-passion leur est interdit, et ils n’ont pas l’air d’en souffrir beaucoup. Admettons encore que Brunetière ait eu raison pour le siècle de Louis XIV ; les temps ont changé, nous nous sommes démocratisés ; les rois en exil font assez piètre figure chez Daudet, et les rois en visite nous font rire aux larmes chez de Flers et de Caillavet. Faudrait-il pour cela renoncer à la tragédie à tout jamais ? Je n’en crois rien. — Cessons de reprocher à Corneille, à Racine leurs sujets historiques, la qualité sociale de leurs personnages ; mais ne croyons pas, d’autre part, que la tragédie soit morte avec les rois absolus ; elle existe encore, non dans le désir brutal de ces financiers véreux qui remplacent les Rodrigue et les Titus dans le théâtre actuel, mais partout où une pauvre âme humaine aspire à la perfection. Ibsen est peut-être seul à l’avoir vu.

C’est surtout contre la règle des trois unités que la critique s’est acharnée. Seule l’unité d’action a trouvé grâce, et encore est-elle souvent élargie en unité d’intérêt ; quant aux unités de temps et de lieu (la dernière surtout) on a prouvé par a + b qu’elles étaient une contrainte ridicule. En effet, comment enfermer en 24 heures, en un seul lieu, la genèse et les aventures de plusieurs personnages, le tableau d’une époque (sa philosophie, ses jeux de société et jusqu’à son système monétaire), Jean qui rit et Jean qui pleure, et tout le bouillonnement de la vie totale ? Le vague « appartement » ou vestibule, où les rois versaient leurs secrets dans le sein des confidents, a été remplacé par cinq décors suggestifs, bien documentés et appropriés aux cinq tranches de vie qu’on nous y sert successivement. Tout cela est parfait en théorie ; mais voilà que les conditions matérielles du théâtre jouent un tour à la théorie et ne s’accordent ni avec les épanchements lyriques ni avec les développements épiques. Voyez plutôt comme tout se tient : quand les actes sont séparés par un certain laps de temps, et que l’action se déroule, forcément, dans des milieux divers, on ne saurait passer d’un acte à l’autre comme on passe, dans un roman, d’un chapitre à l’autre, en tournant une page ; il faut laisser aux machinistes le temps de remplacer un intérieur parisien par une plage de la côte d’Azur ; il faut permettre à l’héroïne de changer de toilette et de coiffure, et au héros de se vieillir un peu. D’où la longueur démesurée des entr’actes, qui a son importance, comme nous le verrons. En outre, puisqu’il se passe tant de choses entre un acte et l’autre, il faut mettre le spectateur au courant, et c’est dans chaque acte une petite exposition qui suspend l’action. Or, comme on a supprimé le truc trop facile des confidents, il faut recourir, pour l’exposition, aux amies et amis indiscrets, aux serviteurs bavards ; tout cela potine et caquette dans une salle de bal, autour d’une table à thé ou d’un jeu de puzzle (qui tend à remplacer le whist), ou entre deux coups de balais ; et puisque tout se passe « comme dans la vie », c’est par de longs méandres qu’on arrive au but ; c’est du temps perdu pour l’action, et c’est un éparpillement de comparses qui nuit à la psychologie des personnages essentiels. À quoi il faut ajouter la longueur des entr’actes ; passe encore en Italie, le théâtre y est un grand salon où l’on cause librement, où l’on fume dans les corridors en commentant la pièce même entre inconnus ; en Allemagne, malgré le confort moderne, c’est la raideur et l’ennui ; à Paris (sauf une ou deux exceptions) c’est pire encore : des sièges dont on sent la torture dès que le rideau se baisse, des corridors où l’on s’écrase, des vestibules à courants d’air, et le reste… D’un acte à l’autre, votre enthousiasme a le temps de se refroidir ou de se courbaturer ; l’auteur le sait ; il s’efforce de vous rallumer par un feu roulant de bons mots qu’il a patiemment recueillis dans les salons et qui n’ont d’ailleurs rien à faire avec l’action ni avec les caractères. Il vous prend par d’autres faibles encore, assaisonne à votre goût le dernier scandale, fait carillonner le téléphone et vous plonge enfin dans une réalité qui n’a qu’un défaut : c’est d’être assez vulgaire, malgré l’ameublement de la maison X, et les toilettes de la maison Z. — Et dire que devant toutes ces ficelles, nous sourions encore des artifices de la tragédie ! Corneille et Racine employaient ces artifices pour concentrer l’action ; ils pensaient à leur œuvre, à l’art ; les ficelles d’aujourd’hui servent à manier les spectateurs ; elles ont pour but le succès.

Ce jugement paraîtra sévère ; j’ai dit ailleurs ce que le drame moderne a de bon et de grand à nos yeux ; je dirai plus loin quelle est sa conquête durable, comparé à la tragédie du xviie  siècle ; et j’ajoute que, à Paris, mes soirées se passent presque toutes au théâtre, dans une joie toujours nouvelle ; mais ici je me suis placé au point de vue de la technique, des conventions ; il fallait protester contre certains préjugés ou certaines illusions, et protester surtout contre la louange à jet continu d’une critique dramatique bien dégénérée depuis la mort de Francisque Sarcey et la retraite de Jules Lemaître.

De toutes les conditions de la tragédie que nous venons d’examiner, la plupart ont donc une valeur relative, historique, ce sont des conventions qui valent ce que peut vouloir une convention. Il en est une qui fut toujours considéré comme essentielle : celle des trois unités. Aujourd’hui encore je la crois non pas nécessaire, mais du moins fort utile à la concentration dramatique ; pour les raisons pratiques énoncées plus haut, et pour une raison psychologique bien plus profonde. Puisque le drame est par définition un conflit fatal (de deux volontés, ou d’une volonté avec les choses, ou d’un caractère avec une situation), il est évident que le conflit sera d’autant plus dramatique qu’il sera mieux débarrassé des circonstances accessoires, des hasards, de tout ce qui ne le montre pas directement en action57. Le conflit lui-même étant trouvé, la difficulté est d’en dire, d’une façon brève et sûre, la genèse, afin qu’il apparaisse naturel et inévitable ; c’est l’art de l’exposition et de la psychologie dans le dialogue ; une fois la lutte expliquée et engagée, l’effet en sera d’autant plus saisissant que la marche en sera plus rapide, plus foudroyante. Pour produire une avalanche, il faut certaines conditions de neige, de température et de déclivité ; ces conditions réalisées, le moindre ébranlement amène la catastrophe. Le drame est en quelque sorte une avalanche ; si ses phases se succèdent à de larges intervalles, j’ai facilement l’impression qu’il n’était point fatal et qu’une intervention quelconque aurait pu l’arrêter58. La brièveté du temps est donc un idéal, dont ceux-là seuls se moquent qui ne savent pas s’en rapprocher, n’ayant pas la vision dramatique. J’ai dit « la brièveté du temps », sans préciser ; il est évident que la règle des 24 heures fixe un chiffre purement arbitraire. — Mais le lieu ? Un temps restreint implique un espace restreint ; les premiers théoriciens de la Renaissance exigeaient une unité de lieu relative (divers endroits d’une même ville), plus tard seulement on exigea toujours le même lieu ; cette sévérité grandissante et certainement exagérée peut s’expliquer par le pédantisme, mais aussi par les avantages pratiques qui en résultent. En effet, des lieux divers, tous nettement caractérisés, supposent des milieux divers que le poète est bien forcé de caractériser aussi ; supposez trois conspirateurs dans un salon où l’on danse : vous serez bien forcé de faire bouger et parler, autour d’eux, des danseurs et danseuses ; d’où perte de temps, déviation de l’intérêt ; qu’il s’agisse d’un atelier de peintre, ou d’une table de whist, c’est toujours un milieu nouveau qui impose une certaine mentalité et des accessoires inutiles à l’action. Je rappelle enfin les longs entr’actes nécessités par les changements de décor et de toilettes. Tout cela a contribué à une unité du lieu stricte, dont on a eu le tort de faire une règle absolue.

Il était nécessaire de protester contre l’absolutisme des trois unités ; dans leur révolte les Romantiques étaient guidés, à la vérité, par leur tempérament lyrique ou épique beaucoup plus que par la vision nette d’un théâtre viable ; ils sont allés beaucoup trop loin ; qu’importe pour nous ? la discussion a été féconde, et, après avoir bouleversé les « règles », les auteurs dramatiques ont retrouvé peu à peu les lois.

Depuis quelques années un mouvement très intéressant se dessine en Allemagne, auquel les directeurs de théâtre (en particulier M. Reinhardt) ont contribué plus encore que les auteurs, et précisément pour des raisons pratiques. Au décor simultané du moyen âge et de Shakespeare, décor vraiment trop naïf pour nous, le classicisme avait substitué le décor unique ; puis on a ramené la variété et la liberté par les décors successifs ; comme ils ont de grands inconvénients et qu’ils sont fort coûteux, on a imaginé le décor tournant pour en revenir enfin à un décor, non plus unique, mais très simple, un peu vague, et facile à modifier à peu de frais, en quelques minutes. J’ai vu ces nouveaux décors en action ; le public s’en trouvait fort bien, grâce à une ressource qui est en lui et dont je parlerai bientôt.

Les auteurs, eux aussi, ont évolué. Si l’on prenait la peine d’étudier la technique des meilleurs d’entre eux, on serait étonné de voir combien ils se sont rapprochés des unités tant honnies. Je prendrai comme premier exemple les cinq dernières pièces d’Alexandre Dumas fils.

Monsieur Alphonse (1873) a trois actes, dans un seul et même décor (chez Montaiglin ; unité stricte). Le premier acte commence à 11 heures du matin ; le deuxième suit immédiatement, et le troisième se passe à 5 heures du soir. Temps total : six heures.

L’Étrangère (1876) a cinq actes, dont quatre se passent dans le même salon de la duchesse de Septmonts, et le troisième chez mistress Clarkson (à Paris aussi ; unité presque stricte). Le premier acte commence au soir, assez tard ; le deuxième se passe dans la matinée du lendemain ; le troisième un jour après le deuxième dans l’après-midi ; le quatrième dans la matinée suivante, et le cinquième dans l’après-midi59. Temps total : soixante-douze heures en quatre jours consécutifs.

La Princesse de Bagdad (1881) a trois actes qui se passent à Paris, dans deux maisons diverses (unité relative). Le premier commence au soir, le deuxième le lendemain matin à 10 heures, et le troisième vers 5 heures de l’après-midi. Total : pas tout à fait vingt-quatre heures.

Denise (1885) a trois actes qui se passent dans le même lieu, « entre le déjeuner et le dîner » (unités strictes).

Francillon (1887) a trois actes dans le même lieu (unité stricte). Le premier commence tard dans la soirée, le deuxième remplit la matinée du lendemain et le troisième suit immédiatement. Temps total : pas même vingt-quatre heures.

Cette simple statistique n’est-elle pas intéressante ? On m’objectera que Dumas est vieux jeu, et que, membre de l’Académie… L’insinuation serait gratuite ; on pourrait la réfuter avec d’autres exemples ; mais quittons la France, facilement suspecte d’hellénisme, et prenons, dans le Nord, un auteur qui certes n’a pas craint de rompre avec toutes les traditions : Ibsen.

Je laisse de côté ses premières pièces, toutes pleines encore de lyrisme et d’épopée, pour examiner ses douze drames.

Les Soutiens de la société (1877) ; quatre actes, dans le même salon-véranda du consul Bernick (unité stricte). Le premier acte : un après-midi d’été ; le deuxième : le lendemain ; le troisième : un jour après ; le quatrième : encore un jour après. Total : quatre jours consécutifs.

Maison de poupée (1879) ; trois actes, dans la même chambre de la maison Helmer (unité stricte). Le premier acte commence la veille de Noël, au soir ; le deuxième, dans l’après-midi du lendemain, et le troisième un jour après, au soir. Total : trois jours consécutifs.

Les Revenants (1881) ; trois actes, chez Mme Alving, toujours dans la même chambre (unité stricte). Premier acte : dans la matinée ; deuxième : après déjeuner ; troisième : le même soir jusqu’à l’aurore du lendemain. Total : vingt heures à peine.

Un ennemi du peuple (1882) ; cinq actes, dans la même ville ; le premier, dans le salon de Stockmann, commence au soir ; le deuxième se passe le lendemain, avant midi, dans le même lieu ; le troisième, après midi, au bureau de rédaction du Volksbote ; le quatrième, chez le capitaine Holster, le lendemain au soir ; le cinquième, au matin suivant, dans le cabinet de Stockmann. Unité de lieu relative ; temps total : soixante heures en quatre jours consécutifs.

Le Canard sauvage (1884) ; cinq actes, dont le premier chez Werle, et les quatre autres dans l’atelier de Ekdal (unité presque stricte). Les deux premiers actes remplissent une soirée ; acte III : le lendemain matin ; acte IV : à la fin de l’après-midi ; acte V : au matin suivant. Temps total : trente-six heures.

Rosmersholm (1886) ; quatre actes ; I, III et IV dans le salon de Rosmer ; II dans son cabinet de travail (unité presque stricte). Pour le temps : un soir d’été — le lendemain matin — le matin suivant — le même jour, au soir. Total : quarante-huit heures.

La Dame de la mer (1888) ; cinq actes ; I : véranda chez Wangel ; II : une colline derrière la ville ; III et V : jardin de Wangel ; IV : cabinet de jardin (unité relative). Pour le temps : matin d’été — le même jour, au soir — le lendemain, fin d’après-midi — la matinée suivante — le même jour, vers minuit. Total : soixante heures en trois jours consécutifs.

Hedda Gabler (1890) ; quatre actes, dans le même salon chez Tesman (unité stricte). Matin — après-midi — le matin suivant à 7 heures — le même jour, au soir. Total : trente-six heures.

Solness le constructeur (1892) ; trois actes, tous chez Solness ; bureau, petit salon, véranda (unité presque stricte). Acte I : fin d’après-midi ; acte II : le matin suivant ; acte III : au soir du même jour. Total : vingt-quatre heures.

Petit Eyolf (1894) ; trois actes, chez Allmer : véranda, bosquet, jardin (unité presque stricte). Pour le temps : de bonne heure au matin — vingt-huit heures après — le même jour, au soir. Total : trente-six heures.

Jean-Gabriel Borkmann (1896) ; quatre actes ; I et III dans le salon de Madame Borkmann ; II dans la salle d’en haut, chez Borkmann ; IV devant la maison (unité relative). Le drame commence au soir et dure environ quatre heures, le temps de la représentation.

Quand nous nous réveillons d’entre les morts (1899) ; trois actes : une station de bains sur la côte de Norvège — un sanatorium de haute montagne — la montagne. Pas d’unité de lieu. Pour le temps : après-midi d’été — un ou deux jours après — le lendemain matin à l’aurore. Total : trois ou quatre jours. Ibsen nomme cette pièce « un épilogue dramatique », ce qui en justifie le caractère un peu fantastique, et explique la diversité des lieux aussi bien que la légère imprécision du temps.

Si nous récapitulons, en mettant à part cet « épilogue », nous trouvons que, sur onze drames, quatre observent strictement l’unité de lieu, quatre ont une unité presque stricte (même maison) et trois une unité relative (même ville). Le temps minimum est de quatre heures, le temps maximum de quatre jours. Les journées sont toujours consécutives ; Ibsen semble mettre un soin particulier à le faire savoir.

En entreprenant cet examen, je ne m’attendais pas moi-même à un si beau résultat, et je n’y ajoute aucun commentaire60.

Quelle que soit la définition exacte de l’art, il n’est certainement pas une simple copie de la réalité. Qu’il s’agisse d’une symphonie de Beethoven, des fresques de Puvis de Chavannes, d’une tragédie de Racine ou d’un roman de Flaubert, toute œuvre d’art suppose, chez celui qui la contemple, un état d’âme qui n’est pas celui du passant dans la rue ; elle suppose une adhésion tacite (consciente ou inconsciente) à telles vérités immatérielles exprimées par certains procédés ; die implique un acte de foi. En d’autres termes, plus réalistes : la notion de l’art est inséparable de certaines conventions ; nul n’est tenu de souscrire à ces conventions ; plusieurs s’y refusent, pour qui l’art n’est qu’un amusement, comme le puzzle, ou un luxe, comme une rivière de diamants. Laissons ces gens-là, ils n’existent pas pour nous. Tenons-nous en à ce simple fait, que la moindre nature morte suppose une convention ; devant ce bœuf à l’étal de Rembrandt ou devant ces pèches de Chardin, je sais que le peintre a voulu me donner, non de la viande, ni des fruits mûrs, mais quelque chose d’autre, par la forme et la couleur ; j’y consens ; tout est là. — Or, de tous les arts, c’est bien l’art dramatique qui implique le plus grand nombre de conventions, précisément parce qu’il se sert des moyens les plus matériels, les plus semblables à la nue réalité. Cela semble paradoxal et n’est pourtant que logique. Quand je lis un poète lyrique, pour peu que j’aie vécu une douleur semblable à la sienne, il m’exprime moi-même et m’ennoblit par le seul moyen de quelques signes silencieux. Si Zola raconte l’histoire de Gervaise, mon imagination, excitée par lui, suffit pour voir la noce monter dans la colonne Vendôme et pour respirer, rue de la Goutte-d’Or, le parfum de l’oie rôtie. D’ailleurs, je ferme et je rouvre le livre quand bon me semble. Mais voici qu’au théâtre la réalité vous étreint de toutes parts. Vous avez retenu hier, pour dix francs, le fauteuil où vous vous assiérez ce soir, à 8 heures et demie précises, après avoir subi les camelots, l’ouvreuse et le marchand de programmes. Pour ne pas entendre le bavardage d’une voisine, vous contemplez sur le rideau les réclames de vingt maisons diverses, dont une ou deux vous invitent à souper gaîment dès qu’Oreste aura tué Pyrrhus, ou qu’une vierge folle aura brûlé toute l’huile de sa lampe. Le rideau levé, comment oublier que la femme de Claude, c’est la Duse ; que le Tribun, c’est Guitry ; que le duc de Reichstadt, c’est Sarah Bernhardt ? Et, devant le mystère des âmes slaves d’un Dostoïewski, comment empêcher votre voisin de dire à haute voix : « c’est idiot » ? C’est ainsi, tout du long, une série de petites misères matérielles. Ne faut-il pas, pour surmonter tout cela, quelques solides conventions ? Et n’est-ce pas agir à rebours du bon sens, que d’accumuler encore dans les décors et dans le dialogue mille détails de la réalité passagère, puisque le but du drame devrait être une vérité psychologique, durable, et supérieure aux modes du printemps 1911 ? À rebours du bon sens et de la pédagogie la plus élémentaire. En effet, le spectateur est plein de bonnes intentions ; il ne demande qu’à oublier les médiocrités de la journée et à collaborer avec l’auteur ; il apporte en lui une force précieuse, à laquelle je faisais allusion tout à l’heure : l’imagination, par sympathie. Laissez cette force agir, créer, s’emballer mime, et votre œuvre d’art aura atteint le maximum d’effet. Mais si le poète, flanqué d’un archéologue et d’un marchand de meubles, s’abaisse jusqu’au trompe-l’œil, non seulement il remplit son œuvre de chevilles et de clinquant, mais encore il coupe les ailes à l’imagination du spectateur et ne lui offre plus que le plaisir trompeur d’un cinématographe. Au joujou articulé qui dit papa et maman, la fillette préfère, dans son cœur déjà maternel, la simple poupée de bois dont son imagination fait un être vivant. C’est la psychologie du spectateur.

Au trompe-l’œil coûteux et encombrant à tous égards, il faut préférer ces conventions honnêtes qui permettent d’aller tout droit au but essentiel. Sans doute, dans la forme de leur réalisation pratique, ces conventions varient d’âge en âge ; peu importe, pourvu que les formes nouvelles soient simples et d’effet rapide. Je sais aussi que, dans les époques de crise, le drame à thèse fera toujours, forcément, une part assez large aux goûts passagers ; mais l’auteur dramatique, s’il prétend être un artiste, n’en est pas moins tenu de respecter, sincèrement, les lois sévères de l’art qui vise à l’éternel. Le xviie  siècle français ne fut point, selon moi, une époque dramatique, c’est-à-dire de crise morale et sociale. Il fut un siècle épique de réalisation. La tragédie n’y fut qu’un idéal littéraire de purs intellectuels, et demeura, pour les poètes, le plus souvent, un exercice de rhétorique. Mais précisément pour cela elle atteignit aussi, par le génie d’un Corneille et d’un Racine, les sommets de l’art pur. Pénétrés d’un idéal sévère, songeant à l’œuvre beaucoup plus qu’à la foule, Corneille et Racine usèrent hardiment de quelques « artifices » très simples, pour marcher plus vite au but même, à la vérité psychologique. Ils furent de leur époque ; comment pourraient-ils ne pas en être ? mais cet élément relatif est presque insignifiant dans leur œuvre qui tend consciemment à la durée et à l’universel. Artistes sincères, artistes avant tout, ils ont fait œuvre de beauté.

Le drame moderne, grâce à une compréhension plus large de l’humanité, et grâce aux libertés conquises, mènera sans doute à une beauté nouvelle. Inutile de faire des prophéties, de donner des conseils, de formuler des règles ; les combinaisons possibles sont trop nombreuses. Pour ne citer qu’un seul des éléments importants du problème : l’usage des vers reviendra-t-il ? Il comporterait des conditions dont je n’ai pas à parler ici. — Quel que soit l’avenir, quand une littérature a produit Bérénice et Phèdre, elle ne saurait se complaire longtemps ni à Chantecler ni à Saint Sébastien. La réclame n’est qu’un bruit qui passe ; la noblesse demeure, et noblesse oblige.

IV. — De la durée des ères et des époques

J’ai fait remarquer (ci-dessus, p. 114) que la durée des ères et des époques diminue à mesure qu’on se rapproche du moment actuel. Y aurait-il à cela une raison profonde, en quelque sorte mathématique ? Ou bien la connaissance d’autres ères, en d’autres pays, nous prouverait-elle qu’il s’agit ici d’une rencontre fortuite ? S’il y avait une raison profonde, il faudrait en conclure logiquement que, dans un avenir peu éloigné, les « époques » littéraires chevaucheront de plus en plus l’une sur l’autre, de manière à se confondre presque. Serait-ce déjà la pure harmonie, l’équilibre parfait que rêvent les utopistes ?

Henri Morf me suggère une autre explication : quand notre regard embrasse un passé de deux mille ans, ne serions-nous pas victimes d’une illusion d’optique ? Par une sorte de raccourci de perspective nous ramassons en une seule ère plusieurs centaines d’années qui, dans la réalité, comptèrent peut-être deux ou trois ères ; nous ne voyons que les plus hauts sommets et les vallées les plus apparentes ; mais si nous connaissions le passé aussi exactement que le présent, nous y verrions beaucoup plus de variété. — Cela est fort plausible ; je n’aurais aucune difficulté à admettre une différenciation plus exacte ; elle ne contredirait pas, en principe, les grandes lignes que j’ai esquissées ici. C’est un problème à étudier.

Je soumets à la critique une autre explication encore. Au cours des trois ères racontées sommairement dans ce livre, le groupe de contiguïté dans lequel les principes se réalisent est toujours le même : la nation. La nation, disais-je p. 202, est « d’abord un but, ensuite une réalité, et plus tard un point de départ ». Lorsque le groupe de contiguïté, en dehors duquel il n’y a point de réalisation, ne sera plus une nation, mais un groupe de nations, n’y aurait-il pas là des difficultés toutes nouvelles, qui pourraient allonger la durée des époques ? — Et les principes directeurs offrent une probabilité du même genre : le christianisme, qui fut un élément essentiel du moyen Âge, semble étranger au principe de la Renaissance et à celui de la Révolution ; en théorie, oui ; dans la pratique, il a gardé une importance considérable, non seulement en ce qu’il a d’éternellement vrai, mais aussi en ce que ses dogmes ont de suranné et d’inhumain : l’Église romaine commande encore à des millions de consciences ; la notion chrétienne du Mal trouble encore notre morale et même notre droit pénal ; bien plus : l’intolérance haineuse des « libres penseurs » est elle-même une action du christianisme qui entrave ainsi l’évolution de cette humanité qu’il avait jadis délivrée. Cette domination cessera ; elle doit cesser. Mais quand nous serons délivrés des règles strictes, si commodes, d’une religion qui a tout le prestige d’une tradition séculaire, l’ère nouvelle ne sera-t-elle pas longue à se refaire une tradition et à trouver ses lois ? — Dans le domaine social on trouverait sans peine une probabilité analogue. Voilà donc, sans sortir de l’évolution normale, plusieurs facteurs qui pourraient ralentir considérablement le travail d’élaboration des époques futures. Dès lors, les trois ères que nous connaissons et qui semblaient révéler une brièveté progressive, ne seraient plus qu’un fragment de dessin dans une série rythmique infinie.

Mais qui nous garantit une évolution normale ? Ne parle-t-on pas d’un péril panaméricain, d’un péril jaune ? et ne voyons-nous pas l’Afrique compromettre la paix européenne ? Il y a là encore des possibilités nombreuses de cataclysmes. La civilisation dont nous sommes aussi fiers que l’Égypte le fut de la sienne pourrait sombrer dans une nouvelle barbarie…

Notre effort ne serait pas perdu ; d’autres peuples, recommençant l’ascension, retrouveraient nos traces et vivraient de notre indomptable espérance. Plus encore : si elle savait que, demain, notre planète sera réduite en poussière, l’humanité pensante n’en garderait pas moins cette fierté d’avoir pesé les soleils, d’avoir créé l’idée de justice, et d’avoir, par l’amour, rempli sa journée d’un rêve d’éternité.