(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre X. Machines poétiques. — Vénus dans les bois de Carthage, Raphaël au berceau d’Éden. »
/ 2374
(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre X. Machines poétiques. — Vénus dans les bois de Carthage, Raphaël au berceau d’Éden. »

Chapitre X.
Machines poétiques. — Vénus dans les bois de Carthage, Raphaël au berceau d’Éden.

Venons aux exemples des machines poétiques. Vénus se montrant à Énée dans les bois de Carthage, est un morceau achevé dans le genre gracieux. Cui mater media , etc. « À travers la forêt, sa mère, suivant le même sentier, s’avance au-devant de lui. Elle avait l’air et le visage d’une vierge, et elle était armée à la manière des filles de Sparte, etc. etc. »

Cette poésie est délicieuse ; mais le chantre d’Éden en a beaucoup approché lorsqu’il a peint l’arrivée de l’ange Raphaël au bocage de nos premiers pères.

« Pour ombrager ses formes divines, le Séraphin porte six ailes. Deux, attachées à ses épaules, sont ramenées sur son sein, comme les pans d’un manteau royal ; celles du milieu se roulent autour de lui comme une écharpe étoilée… les deux dernières, teintes d’azur, battent à ses talons rapides. Il secoue ses plumes, qui répandent des odeurs célestes.

» Il s’avance dans le jardin du bonheur, au travers des bocages de myrtes, et des nuages de nard et d’encens ; solitudes de parfums, où la nature, dans sa jeunesse, se livre à tous ses caprices… Adam, assis à la porte de son berceau, aperçut le divin Messager. Aussitôt il s’écrie : Ève, accours ! viens voir ce qui est digne de ton admiration ! Regarde vers l’orient, parmi ces arbres. Aperçois-tu cette forme glorieuse, qui semble se diriger vers notre berceau ? On la prendrait pour une autre aurore, qui se lève au milieu du jour… »

Ici Milton, presque aussi gracieux que Virgile, l’emporte sur lui par la sainteté et la grandeur. Raphaël est plus beau que Vénus, Éden plus enchanté que les bois de Carthage, et Énée est un froid et triste personnage auprès du majestueux Adam.

Voici un ange mystique de Klopstock :

…… Dann eilet der thronen79.

« Soudain le premier-né des Trônes descend vers Gabriel, pour le conduire vers le Très-Haut. L’Éternel le nomme Elu, et le ciel Eloa. Plus parfait que tous les êtres créés, il occupe la première place près de l’Être infini. Une de ses pensées est belle comme l’âme entière de l’homme, lorsque, digne de son immortalité, elle médite profondément. Son regard est plus beau que le matin d’un printemps, plus doux que la clarté des étoiles, lorsque, brillantes de jeunesse, elles se balancèrent près du trône céleste avec tous leurs flots de lumière. Dieu le créa le premier. Il puisa dans une gloire céleste son corps aérien. Lorsqu’il naquit, tout un ciel de nuages flottait autour de lui ; Dieu lui-même le souleva dans ses bras, et lui dit en le bénissant : Créature, me voici. »

Raphaël est l’ange extérieur ; Éloa l’ange intérieur : les Mercure et les Apollon de la mythologie nous semblent moins divins que ces Génies du christianisme.

Plusieurs fois les dieux en viennent aux mains dans Homère ; mais, comme nous l’avons déjà remarqué, on ne trouve rien dans l’Iliade qui soit supérieur au combat que Satan s’apprête à livrer à Michel dans le Paradis terrestre, ni à la déroute des légions foudroyées par Emmanuel : plusieurs fois les divinités païennes sauvent leurs héros favoris en les couvrant d’une nuée ; mais cette machine a été très heureusement transportée par le Tasse à la poésie chrétienne, lorsqu’il introduit Soliman dans Jérusalem. Ce char enveloppé de vapeurs, ce voyage invisible d’un enchanteur et d’un héros au travers du camp des chrétiens, cette porte secrète d’Hérode, ces souvenirs des temps antiques jetés au milieu d’une narration rapide, ce guerrier qui assiste à un conseil sans être vu, et qui se montre seulement pour déterminer Solyme aux combats, tout ce merveilleux, quoique du genre magique, est d’une excellence singulière.

On objectera peut-être que dans les peintures voluptueuses le paganisme doit au moins avoir la préférence. Et que ferons-nous donc d’Armide ? Dirons-nous qu’elle est sans charmes, lorsque, penchée sur le front de Renaud endormi, le poignard échappe à sa main, et que sa haine se change en amour ? Préférerons-nous Ascagne, caché par Vénus dans les bois de Cythère, au jeune héros du Tasse enchaîné avec des fleurs, et transporté sur un nuage aux Îles Fortunées ? ces jardins, dont le seul défaut est d’être trop enchantés ; ces amours, qui ne manquent que d’un voile, ne sont pas assurément des tableaux si sévères. On retrouve dans cet épisode jusqu’à la ceinture de Vénus, tant et si justement regrettée. Au surplus, si des critiques chagrins voulaient absolument bannir la magie, les anges de ténèbres pourraient exécuter eux-mêmes ce qu’Armide fait par leur moyen. On y est autorisé par l’histoire de quelques-uns de nos saints, et le démon des voluptés a toujours été regardé comme un des plus dangereux et des plus puissants de l’abîme.