(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre XI : Distribution géographique »
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(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre XI : Distribution géographique »

Chapitre XI :
Distribution géographique

I. La distribution géographique actuelle des êtres organisés ne peut s’expliquer par les différences locales des conditions physiques. — II. — Importance des barrières. — III. Affinités des productions d’un même continent. — IV. Centres de création. — V. Les espèces naissent-elles d’un seul individu ou d’un seul couple, de plusieurs individus ou de plusieurs couples ? — VI. Moyens de dispersion provenant de modifications du climat ou de changements dans le niveau du sol. — VII. Moyens accidentels de dispersion. — VIII. Dispersion des formes organiques pendant la période glaciaire. — IX. Dispersion pendant la période pliocène. — X. Suite de l’influence de la période glaciaire sur la distribution des plantes et des animaux de l’époque actuelle.

I. La distribution géographique des êtres organisés ne peut s’expliquer par les différences locales des conditions physiques. — Si l’on considère la distribution des êtres organisés à la surface du globe, le premier fait dont on soit frappé, c’est que ni les ressemblances ni les dissemblances des habitants des diverses régions ne peuvent s’expliquer par des différences climatériques ou par d’autres conditions physiques locales. Presque tous les naturalistes qui, depuis peu, ont étudié cette question, sont arrivés à cette même conclusion. Il suffirait d’examiner l’Amérique pour en reconnaître la vérité ; car, si nous en retranchons les contrées boréales, où les terres circumpolaires sont presque continues, tous les auteurs s’accordent pour dire qu’une des divisions les plus fondamentales en distribution géographique est celle qu’on observe entre le Vieux monde et le Nouveau. Cependant, quand on voyage sur le continent américain, depuis les provinces centrales des États-Unis jusqu’à la pointe de l’Amérique du Sud, on rencontre les conditions locales les plus opposées : des districts très humides, des déserts arides, de hautes montagnes, des plaines herbeuses, des forêts, des marécages, des lacs, de grandes rivières et presque toutes les températures possibles. Il n’est guère de climat ou de conditions physiques, dans l’Ancien Monde, qui ne trouvent leurs semblables dans le Nouveau, du moins jusqu’à cette identité de conditions de vie que la même espèce exige en général ; car c’est un cas des plus rares que de trouver un groupe d’organismes exclusivement confiné en quelque étroite station présentant des conditions de vie toutes particulières. Ainsi l’on pourrait bien indiquer, dans l’Ancien Monde, quelques régions plus brûlantes qu’aucune autre du Nouveau, et cependant elles ne sont nullement peuplées d’une faune ou d’une flore particulières. Nonobstant ce parallélisme des conditions physiques entre les deux continents, on constate les plus énormes différences dans leurs productions vivantes. Dans l’hémisphère austral, si l’on compare les conditions climatériques de vastes territoires situés en Australie, dans le sud de l’Afrique et dans l’ouest de l’Amérique du Sud, entre les 25° et 35° de latitude, on peut trouver des régions on ne peut plus analogues à tous égards, et pourtant il serait impossible de trouver trois faunes et trois flores plus complétement différentes. Si, au contraire, on compare les productions de l’Amérique du Sud, qui vivent sous 35° de latitude méridionale, avec celles qui vivent sous 25° de latitude septentrionale, c’est-à-dire sous des climats très différents, on constate entre elles de beaucoup plus grands rapports qu’entre les productions d’Australie et d’Afrique sous des climats semblables. Il y a des faits analogues concernant les habitants des mers.

II. Importance des barrières. — Un second fait non moins frappant, dans l’examen des lois générales du monde organisé, c’est que les barrières, de quelque sorte qu’elles soient, ou les obstacles de toute nature aux libres migrations des espèces, sont en connexion, de la manière la plus étroite et la plus importante, avec les différences qu’on observe entre les productions des diverses parties du monde. Cette loi apparaît tout d’abord dans les grandes dissemblances des productions terrestres du Nouveau Monde et de l’Ancien, excepté dans les contrées boréales, où les terres s’approchent de si près et où, sous des climats très peu différents du climat actuel, les libres migrations ont dû être faciles pour les formes adaptées aux régions tempérées du Nord, comme elles sont encore possibles aujourd’hui pour les productions exclusivement arctiques. Le même fait apparaît dans les grandes différences des habitants de l’Australie, de l’Afrique et de l’Amérique du Sud sous les mêmes latitudes ; car ces contrées sont aussi complétement séparées les unes des autres qu’il est possible. Sur chaque continent, on constate la même loi : sur les deux versants opposés des chaînes de montagnes élevées et continues, des deux côtés opposés de vastes déserts, et quelquefois sur les deux rives d’une large rivière, on trouve de très différentes productions ; bien que pourtant les chaînes de montagnes, les déserts, les rivières, n’étant pas aussi infranchissables que les océans, et n’ayant probablement pas existé depuis aussi longtemps dans leur état actuel, les différences que de telles barrières apportent dans l’aspect général du monde organisé ne soient pas aussi tranchées que celles qui caractérisent des continents distincts. Dans les mers règne toujours la même loi. Il n’est pas deux faunes marines aussi distinctes que celles qu’on observe sur les côtes orientales et occidentales de l’Amérique du Centre et du Sud. À peine y pourrait-on trouver un poisson, un coquillage ou un crustacé qui fût commun à l’une et à l’autre ; et cependant elles ne sont séparées que par l’isthme étroit mais infranchissable de Panama. À l’ouest des côtes de l’Amérique s’étend un océan vaste et ouvert, sans une île qui puisse servir de lieu de refuge ou de repos à des émigrants : c’est encore une autre sorte de barrière. Au-delà on rencontre dans les îles orientales de la mer Pacifique une autre faune complétement distincte. De sorte que nous avons ici trois faunes marines s’étendant toutes les trois fort loin vers le nord et vers le sud, selon des lignes parallèles aux côtes américaines, peu éloignées l’une de l’autre et sous des climats correspondants ; mais séparées qu’elles sont par des barrières infranchissables, c’est-à-dire par des terres continues ou par des mers profondes et ouvertes, elles sont complétement distinctes. Continuant toujours d’avancer vers l’ouest au-delà des îles orientales de la région tropicale de l’océan Pacifique, nous ne rencontrons plus aucune barrière, et nous trouvons, au contraire, des côtes continues ou d’innombrables îles servant de lieux de relâche, jusqu’à ce qu’après avoir traversé un hémisphère entier, nous arrivions aux côtes d’Afrique. Sur toute cette vaste étendue, nous ne rencontrons aucune faune marine bien distincte et bien limitée. Bien qu’à peine un coquillage, un crustacé ou un poisson soit commun aux trois faunes dont je viens d’indiquer approximativement les limites, cependant de nombreux poissons s’étendent depuis l’océan Pacifique oriental jusque dans la mer des Indes, et beaucoup de coquillages sont communs aux îles orientales de l’océan Pacifique et aux côtes orientales de l’Afrique, presque sous des méridiens opposés.

III. Affinités des productions d’un même continent. — Un troisième grand fait, presque inclus du reste dans les deux précédents, c’est l’affinité remarquable de toutes les productions d’un même continent ou d’une même mer, bien que les espèces elles-mêmes soient quelquefois distinctes en ses divers points et dans des stations différentes. C’est une loi de la plus grande généralité et dont chaque continent peut offrir d’innombrables exemples. Un naturaliste, en voyageant du nord au sud, ne manque jamais d’être frappé de la manière dont des groupes successifs d’êtres organisés, spécifiquement distincts, et cependant en étroite relation les uns avec les autres, se remplacent mutuellement. Il voit des oiseaux analogues : leur ramage est presque semblable, leurs nids sont presque construits de la même manière, leurs œufs sont de la même couleur ; et cependant ce sont des espèces différentes. Les plaines qui avoisinent le détroit de Magellan sont habitées par une espèce de Rhéa, ou d’Autruche américaine, et au nord des plaines de la Plata par une autre espèce du même genre ; mais on ne rencontre ni la véritable Autruche ni l’Ému, qui vivent cependant sous les mêmes latitudes en Afrique et en Australie. Dans ces mêmes plaines de la Plata vivent l’Agouti et la Viscache, représentants américains de nos Lièvres et de nos Lapins, ayant les mêmes habitudes et appartenant au même ordre des Rongeurs, mais présentant dans leur structure un type tout américain. Si nous gravissons les pics élevés des Cordillères, nous trouvons une espèce de Viscache alpestre ; si nous regardons les eaux, nous ne trouvons point le Castor ou le Rat musqué, mais le Couïa ou Coypu (Myopotamus) et le Cabiai (Hydrochœrus Capybara), Rongeurs de types américains. On pourrait citer ainsi des exemples innombrables. Si nous examinons les îles des côtes américaines, quelque différentes qu’elles soient du continent par leur nature géologique, leurs habitants sont néanmoins essentiellement américains, bien qu’ils présentent parfois des espèces particulières. Nous pouvons reculer jusqu’aux âges passés, et, ainsi que nous l’avons vu dans le chapitre précédent, nous trouverons encore que ce sont des types américains qui prévalent dans les formations géologiques d’origine terrestre ou marine, c’est-à-dire qui ont peuplé les anciens continents et les anciennes mers de cette partie du monde. On ne peut se refuser à voir dans des faits si constants le résultat de quelque nécessité organique se manifestant, à travers l’espace et le temps, sur les mêmes étendues de terre ou de mer, indépendamment de leurs conditions physiques. Il faudrait qu’un naturaliste fût bien peu susceptible de curiosité pour ne pas chercher quelle peut être cette loi si constante. D’après ma théorie, cette loi n’est autre que celle de l’hérédité, qui seule, autant que nous en puissions juger jusqu’ici, produit dans les cas les plus fréquents des organismes tout à fait semblables entre eux, ou du moins presque semblables, comme on le voit dans le cas des variétés. La dissemblance des habitants de différentes régions peut être attribuée, au contraire, à des modifications résultant de la section naturelle, et en moindre degré à l’action directe des conditions physiques. Le degré de cette dissemblance doit dépendre de ce que les migrations des formes organiques dominantes ont pu s’effectuer d’une région à l’autre plus ou moins aisément, et à une époque plus ou moins éloignée. Il doit dépendre aussi de la nature et du nombre des premiers émigrants, ainsi que de leurs actions et réactions dans la concurrence mutuelle qu’ils se sont faite au sujet des moyens d’existence : les relations d’organisme à organisme ayant toujours les effets les plus puissants, ainsi que je l’ai déjà rappelé souvent. C’est ainsi que les barrières naturelles, en mettant obstacle aux migrations, jouent un rôle presque aussi important que le temps lui-même le peut faire à l’aide du lent procédé de modification par sélection naturelle. Des espèces très répandues et abondantes en individus, qui ont déjà triomphé de nombreux compétiteurs dans une vaste patrie, ont plus de chances que les autres de s’emparer de nombreuses stations lorsqu’elles pénètrent en de nouvelles contrées. Dans des pays nouvellement conquis, elles sont exposées à de nouvelles conditions, de sorte qu’elles doivent fréquemment s’y modifier et s’y perfectionner. Il en résulte qu’elles gagnent de nouvelles victoires et produisent des groupes de plus en plus nombreux de descendants modifiés. D’après ce seul principe de l’hérédité des modifications, nous pouvons donc comprendre pourquoi des sections de genres, des genres entiers ou même des familles sont si souvent, et avec une évidence si frappante au premier coup d’œil, confinés dans les mêmes régions. Ainsi que je l’ai dit et répété, je ne crois à aucune loi nécessaire de développement. Comme la variabilité de chaque espèce est une faculté indépendante et très variable en degré, et que la sélection naturelle ne s’empare des variations produites qu’autant qu’elles profitent à chaque individu dans la bataille complexe de la vie, il en résulte que la somme des modifications subies par différentes espèces n’est point une quantité constante. Si, par exemple, un certain nombre d’espèces, qui ont vécu pendant longtemps en concurrence mutuelle dans une même patrie, émigrent en corps dans une nouvelle contrée, qui plus tard se trouve isolée, elles seront sujettes à très peu de modifications : car ni l’émigration ni l’isolement ne peuvent rien par eux-mêmes, et ne jouent un rôle qu’en changeant les relations des organismes entre eux, ou, en moindre degré, avec les conditions physiques environnantes. De même que nous avons vu dans le dernier chapitre que quelques formes ont gardé à peu près le même caractère depuis une période géologique extrêmement éloignée, de même certaines espèces ont émigré de contrée en contrée à de grandes distances, sans qu’elles se soient beaucoup modifiées ou même sans avoir subi aucun changement.

IV. Des centres de création. — En partant de ces principes, il devient évident que les diverses espèces du même genre, bien qu’habitant les contrées du monde les plus distantes, doivent originairement procéder de la même source, puisqu’elles descendent du même progéniteur. À l’égard de ces espèces qui pendant de longues périodes géologiques n’ont subi que peu de modifications, il n’y a aucune difficulté à croire qu’elles peuvent avoir émigré de la même région ; car, pendant le cours des changements géographiques et climatériques qui ont dû survenir depuis les temps les plus reculés, toutes les migrations ont été possibles de proche en proche. Mais en beaucoup d’autres cas, où nous avons des raisons de penser que les espèces d’un genre se sont produites à des époques comparativement récentes, cette question présente de grandes difficultés. Il est de même évident que tous les individus de la même espèce, bien qu’habitant des régions isolées et distantes, doivent avoir procédé de quelque lieu où leur parents vécurent ; car, ainsi que nous l’avons expliqué dans le dernier chapitre, il est incroyable que des individus absolument identiques proviennent par sélection naturelle de parents spécifiquement distincts. Nous voici amenés à examiner une question qui a donné lieu à de grandes discussions parmi les naturalistes. Il s’agit de savoir si les espèces ont été créées sur un seul point de la surface de la terre ou sur plusieurs à la fois. Sans nul doute il y a de nombreux cas d’une difficulté extrême, lorsqu’il s’agit d’expliquer comment la même espèce peut avoir émigré d’un point unique jusqu’aux contrées isolées et distantes les unes des autres où nous la trouvons aujourd’hui répandue. Néanmoins cela semble si simple que chaque espèce se soit produite d’abord dans une contrée unique, que cette hypothèse captive aisément l’esprit. Quiconque la rejette est d’ailleurs conduit à rejeter la vera causa de la génération régulière, suivie de migrations postérieures, et à recourir à l’intervention d’un miracle145. Il est universellement admis que, dans la plupart des cas, l’aire habitée par une même espèce est parfaitement continue ; et lorsqu’une plante ou un animal habite deux points très éloignés l’un de l’autre ou séparés par une barrière telle qu’elle ne saurait avoir été franchie par les représentants de cette même espèce, on considère le fait comme exceptionnel et extraordinaire. La faculté d’émigrer à travers la mer est plus limitée chez les animaux terrestres qu’à l’égard de tous les autres êtres organisés ; et il s’ensuit que nous ne trouvons point d’exemple d’un même mammifère habitant des parties du monde séparées et distantes, fait qui serait complétement inexplicable. Aucun géologue ne peut trouver de difficulté à ce que la Grande-Bretagne, par exemple, ayant été autrefois réunie à l’Europe, elle possède en conséquence les mêmes quadrupèdes146. Mais si les mêmes espèces peuvent être produites en deux points séparés, pourquoi ne trouvons-nous pas un seul mammifère qui soit commun à l’Europe et à l’Australie ou à l’Amérique du Sud ? Les conditions de vie sont cependant les mêmes, si bien qu’une multitude d’animaux ou de plantes d’Europe se sont naturalisés en Amérique et en Australie ; et quelques-unes des plantes aborigènes sont absolument identiques en ces divers points si distants des deux hémisphères du Nord et du Sud. La réponse qu’on peut faire, c’est que les mammifères n’ont pu traverser des mers immenses, tandis que quelques plantes, grâce à leurs moyens divers de dispersion, ont pu être transportées de proche en proche et d’île en île à travers de vastes océans et par l’intermédiaire des flots eux-mêmes. L’influence si considérable et si frappante des barrières naturelles de toute nature sur la distribution géographique des êtres organisés ne peut se comprendre que dans le cas où la majorité des espèces auraient été créées seulement d’un côté de ces obstacles, et incapables d’émigrer de l’autre côté. Quelques familles, beaucoup de sous-familles, un grand nombre de genres et un plus grand nombre encore de sections de genres sont confinés dans une seule région ; et plusieurs naturalistes ont remarqué que les genres les plus naturels, c’est-à-dire ceux dont les espèces sont le plus étroitement reliées les unes aux autres, sont généralement propres à une seule localité assez restreinte ou, s’ils ont une vaste extension, cette extension est continue. Ne serait-ce pas une étrange anomalie qu’en descendant un degré plus bas dans la série, jusqu’aux individus de la même espèce, une règle tout opposée prévalût, c’est-à-dire que les espèces, au lieu d’être locales, fussent formées à la fois en deux ou trois régions complétement séparées ? Il me semble donc beaucoup plus probable, ainsi du reste qu’à beaucoup d’autres naturalistes, que chaque espèce se soit produite d’abord dans une seule contrée, et que de là elle ait successivement émigré aussi loin que ses moyens d’émigration et d’existence le lui ont permis, tant sous les conditions de vie présentes que sous les conditions de vie passées. Sans aucun doute, on connaît des cas nombreux où il est impossible d’expliquer comment les mêmes espèces peuvent avoir passé d’un point à un autre. Mais les changements géographiques ou climatériques qui ont certainement eu lieu depuis des époques géologiques relativement récentes, doivent avoir interrompu et brisé la continuité d’extension primitive de beaucoup d’espèces ; de sorte que nous n’avons plus qu’à examiner si les exceptions à la continuité d’extension des espèces sont assez nombreuses et d’une assez grande importance pour nous faire abandonner la croyance, rendue probable par tant de considérations générales, que chaque espèce s’est produite en une seule région, d’où elle a ensuite émigré aussi loin qu’il lui a été possible. Il serait aussi fatigant qu’inutile de discuter tous les cas exceptionnels où la même espèce vit sur des régions distantes et séparées ; et je ne prétends nullement qu’on en puisse trouver aucune explication complète et certaine. M’ais après quelques considérations préliminaires, je discuterai seulement quelques-uns des faits généraux les plus frappants : telle est d’abord l’existence des mêmes espèces sur les sommets de chaînes de montagnes très éloignées les unes des autres, et en des points très distants des deux hémisphères, arctique et antarctique ; secondement147, l’extension remarquable des productions d’eau douce, et troisièmement, la présence des mêmes espèces dans les îles et sur les continents les plus voisins, bien que parfois séparés par plusieurs centaines de milles de pleine mer. Si la présence des mêmes espèces en des points distants et séparés de la surface du globe peut, dans les cas les plus nombreux, s’expliquer par l’hypothèse que chaque espèce a émigré peu à peu d’un berceau unique ; alors, sachant d’autre part quelle est notre ignorance à l’égard des changements climatériques et géographiques qui ont eu lieu anciennement, ainsi que des moyens de transport accidentels et variés de chaque espèce, le plus sûr parti sera, ce me semble, de croire à l’universalité d’une telle loi. L’examen de cette question nous permettra en même temps d’étudier une question connexe et également importante ; à savoir, si les diverses espèces d’un même genre, qui, d’après ma théorie, devaient toutes descendre d’un commun progéniteur, peuvent avoir émigré, en se modifiant plus ou moins, de la contrée habitée par celui-ci. Si l’on peut démontrer que, presque sans exception, une région, dont la plupart des habitants sont en relation mutuelle étroite avec des espèces d’une autre région ou appartiennent aux mêmes genres, a probablement reçu des immigrants de cette dernière région à quelque époque antérieure, ma théorie en sera mieux appuyée. Car on conçoit clairement, d’après le principe des modifications héréditaires, pourquoi les habitants d’une contrée quelconque doivent avoir de profondes affinités avec ceux qui peuplent la contrée dont ils sont originaires. Une île volcanique, par exemple, soulevée et peu à peu formée à une distance de quelques cents milles d’un continent, en recevra probablement dans le cours des temps un petit nombre de colons ; et leurs descendants, bien que modifiés, seront cependant en étroite relation d’hérédité avec les habitants de ce continent. De semblables cas sont communs ; et, comme nous le verrons mieux un peu plus loin, ils sont inexplicables dans l’hypothèse des créations indépendantes. Cette manière d’envisager les relations mutuelles des espèces d’une région avec celles d’une autre diffère peu, en substituant le mot d’espèce à celui de variété, de celle que M. Wallace a exposée dernièrement dans un ingénieux mémoire où il conclut, que « chaque espèce à sa naissance coïncide pour le temps et pour le lieu avec une autre espèce préexistante et proche-alliée. » J’ai su depuis, par une lettre de M. Wallace, qu’il attribue cette coïncidence à ce que la nouvelle forme naît de l’ancienne par voie de génération modifiée.

V. Les espèces naissent-elles d’un seul individu ou d’un seul couple, ou de plusieurs couples ou individus ? — Les remarques précédentes sur les « centres de créations uniques ou multiples » ne tranchent pas complétement une autre question : à savoir, si tous les individus de la même espèce descendent d’un seul couple, ou d’un seul hermaphrodite, ou, comme quelques auteurs le supposent, d’un certain nombre d’individus simultanément créés. À l’égard des êtres organisés qui ne croisent jamais, si toutefois il en existe, les espèces, d’après ma théorie, doivent descendre d’une succession de variétés perfectionnées, qui ne se sont jamais mélangées avec d’autres variétés, mais se sont supplantées les unes les autres ; de sorte qu’à chaque phase successive de modification et de perfectionnement, tous les individus de chaque variété seraient descendus d’un seul parent. Mais, dans la majorité des cas, c’est-à-dire à l’égard de tous les organismes qui s’apparient habituellement pour chaque fécondation, ou qui croisent souvent, je penche à croire que, pendant le lent procédé de modification, tous les individus de l’espèce se maintiennent à peu près uniformes par suite de leurs croisements constants ; de sorte qu’un grand nombre d’individus seront allés toujours se modifiant simultanément, et que toute la somme des changements accomplis ne sera pas due, à chaque nouvelle phase de transformations, à l’héritage des variations d’un seul couple de parents, mais à l’accumulation héréditaire des variations d’un grand nombre. Pour donner un exemple de ce que je veux dire, je citerai notre Cheval de course anglais qui ne diffère que légèrement des Chevaux des autres races, et qui cependant ne doit point les différences et la supériorité qui le distinguent à la descendance d’un seul couple, mais au soin continuel que l’on a pris de choisir et de dresser un grand nombre d’individus pendant de nombreuses générations.

VI. Moyens de dispersion des espèces résultant de modifications du climat et des changements de niveau du sol. — Avant de discuter les trois classes de faits que j’ai choisis comme présentant les plus grandes difficultés qu’on puisse élever contre la théorie des « centres uniques de créations », je dois dire quelques mots des moyens de dispersion des espèces. Sir Ch. Lyell et d’autres auteurs ont déjà traité admirablement cette question, et je ne donnerai ici qu’une brève esquisse des faits les plus importants. Les modifications de climat doivent avoir eu une influence puissante sur les migrations d’espèces. Certaine région qui, à une époque où le climat en était différent, peut avoir été une grande route de migration, est aujourd’hui infranchissable. J’aurai bientôt à discuter ce côté de la question avec quelque détail. Les changements de niveau du sol doivent avoir eu aussi la plus puissante influence : un isthme étroit sépare aujourd’hui deux faunes marines ; qu’il soit submergé ou qu’il l’ait été autrefois, et les deux faunes que, sans cela, il aurait limitées, se mélangeront ou se sont déjà mélangées. Où la mer s’étend actuellement, des terres peuvent avoir, à d’autres époques, relié des îles ou même des continents les uns aux autres, et permis ainsi à des productions terrestres de passer de l’un à l’autre. Aucun géologue ne conteste les changements considérables de niveau qui ont eu lieu dans la période actuelle et dont les organismes vivants ont été contemporains. Édouard Forbes a fortement insisté sur l’idée que toutes les îles de l’Atlantique doivent avoir été récemment reliées à l’Europe et à l’Afrique, de même que l’Europe à l’Amérique. D’autres auteurs ont également supposé des ponts sur tous les océans et rattaché ainsi presque chaque île à quelque terre continentale. Si l’on pouvait accorder une foi entière aux arguments employés par Forbes, il faudrait admettre qu’à peine il existe une seule île qui ne se soit pas détachée depuis peu de quelque autre terre plus étendue. Une pareille manière de voir tranche le nœud gordien de la question de dispersion des mêmes espèces jusqu’aux points les plus distants, et fait disparaître bien des difficultés ; mais, autant que j’en puis juger, nous ne sommes pas autorisés par les faits à supposer que des changements géographiques aussi considérables aient eu lieu dans les limites de la période actuelle et de l’existence des espèces aujourd’hui vivantes. Nous avons de nombreuses preuves des grandes oscillations du niveau de nos continents, mais non pas de changements tels dans leur position ou leur étendue, que nous ayons droit d’admettre qu’à une époque encore récente ils aient tous été reliés les uns aux autres, ainsi qu’aux diverses îles des océans qui les séparent. J’admets volontiers l’existence antérieure de nombreuses îles, maintenant cachées sous la mer, et qui ont pu servir de lieu de relâche pour les plantes et pour beaucoup d’animaux pendant leurs migrations. Dans les mers coralligènes, ces îles submergées sont encore indiquées aujourd’hui par les attolls, c’est-à-dire par les îlots ou récifs de coraux d’une forme plus ou moins circulaire qui les surmontent. Lorsqu’on admettra pleinement, comme on le fera un jour, je pense, que chaque espèce a rayonné d’un berceau unique, et lorsque, dans la suite des temps, nous aurons appris quelque chose de certain sur les moyens de dispersion des divers êtres organisés, nous pourrons spéculer avec plus de sûreté sur l’ancienne extension des terres. Mais je ne pense pas qu’on arrive jamais à prouver que, dans les limites de la période récente, des continents, aujourd’hui complétement séparés, aient été continus, ou même presque continus, et rattachés les uns aux autres, ainsi qu’aux nombreuses îles océaniques. Plusieurs grands faits concernant la distribution géographique, tels, par exemple, que la grande différence des faunes marines des deux côtés opposés de chaque continent, l’étroite ressemblance des habitants tertiaires de plusieurs terres et même des mers avec leurs habitants actuels, une certaine connexité qu’on observe entre la distribution géographique des mammifères et la profondeur des mers intermédiaires, ainsi que nous le verrons ci-après, tous ces témoignages de l’observation et quelques autres analogues me semblent contraires à l’hypothèse que, pendant le cours de la période actuelle, il y ait eu des révolutions géographiques aussi prodigieuses que celles dont il faudrait admettre la réalité, d’après les vues de Forbes, adoptées depuis par ses nombreux disciples. La nature et les proportions relatives des habitants des îles océaniques me semblent également opposées à la supposition de leur continuité récente avec nos continents. Leur caractère presque universellement volcanique ne s’accorde pas davantage avec l’idée qu’elles soient les débris de continents submergés. Si ces îles avaient existé primitivement à l’état de chaînes de montagnes au milieu de terres étendues, au moins quelques-unes d’entre elles seraient formées, comme les autres sommets montagneux, de granit, de schistes métamorphiques et d’anciennes roches fossilifères ou autres analogues, au lieu de consister seulement en épaisses masses de matières volcaniques148.

VII. Moyens accidentels de dispersion. — Je dois dire maintenant quelques mots de ce qu’on a nommé les moyens accidentels de dispersion, moyens qu’il vaudrait mieux appeler occasionnels. Je ne parlerai ici que des plantes. Dans les ouvrages de botanique, on trouve telle ou telle plante désignée comme se prêtant mal à une grande dissémination ; mais à l’égard de la plus ou moins grande facilité qu’elle peut avoir à traverser les mers, on peut dire qu’on n’en sait presque rien. Jusqu’à ce qu’avec l’aide de M. Berkeley j’eusse tenté moi-même quelques expériences, on ne savait pas même combien de temps des graines pouvaient résister à l’action nuisible de l’eau de mer. À ma grande surprise, j’ai trouvé que, sur 87 espèces, 64 ont parfaitement germé après une immersion de 28 jours, et quelques-unes supportèrent même une immersion de 137 jours. Il est bon de noter que certains ordres se montrèrent beaucoup moins capables que d’autres de supporter cette épreuve : j’expérimentai sur neuf Légumineuses, et, à l’exception d’une seule, elles résistèrent assez mal à l’eau salée : sept espèces des deux ordres alliés, les Hydrophyllacées et les Polémoniacées, furent toutes tuées par un mois d’immersion. Pour plus de commodité, j’avais choisi principalement des graines de petites dimensions, dépouillées de leur capsule ou de leur fruit ; mais, comme toutes allaient au fond en quelques jours, elles n’auraient pu traverser en flottant de larges bras de mer, qu’elles eussent été ou non endommagées par l’eau salée. Je tentai ensuite l’essai sur des capsules ou des fruits plus gros, et j’en trouvai quelques-uns qui flottèrent très longtemps. On sait que le bois vert flotte beaucoup moins aisément que le bois sec ; et il me vint à l’esprit qu’une crue d’eau pouvait entraîner des plantes ou des branches et les déposer ensuite sur les rivages, où, après qu’elles s’étaient séchées, une crue nouvelle les reprenant les emportait à la mer. Cette idée me conduisit à faire sécher des tiges et des branches de 94 plantes, portant toutes des fruits mûrs, et je les plaçai ensuite sur de l’eau de mer. La plupart d’entre elles enfoncèrent rapidement ; mais quelques-unes de celles qui, vertes encore, n’avaient flotté que pendant un temps très court, une fois sèches flottèrent beaucoup plus longtemps. Par exemple, des noisettes mûres allèrent immédiatement au fond, mais une fois sèches elles flottèrent durant 90 jours, et, plus tard, ayant été plantées elles germèrent. Une plante d’Asperge portant des baies mûres flotta 23 jours ; après avoir été séchée, elle en flotta 85, et les graines germèrent ensuite. Des graines mûres d’Hélosciadium s’enfoncèrent au bout de deux jours ; sèches, elles flottèrent plus de trois mois et germèrent encore. En somme, sur 94 plantes séchées, 18 flottèrent plus de 28 jours, et quelques-unes d’entre elles flottèrent beaucoup plus longtemps. De sorte que 1/1000000, 1/100000000 ou 1/1000000000 des graines que je soumis à l’expérience germèrent après une immersion de 28 jours, et parmi les plantes portant des fruits mûrs que je pris soin de faire sécher, mais qui n’appartenaient pas toutes aux mêmes espèces que dans l’expérience précédente, 1/229 flottèrent pendant plus de 28 jours. Pour autant qu’il nous est permis d’inférer quelque chose d’un si petit nombre de faits, nous pouvons néanmoins en conclure que 15/100 des plantes d’une contrée quelconque peuvent être entraînées par des courants marins pendant 28 jours et sans qu’elles perdent pour cela leur faculté de germination. D’après l’atlas physique de Johnston, la vitesse moyenne des divers courants atlantiques est de 33 milles par jour et quelques-uns atteignent la vitesse de 60 milles. Il en résulterait que les graines des 10/100 des plantes d’une contrée quelconque pourraient être transportées en moyenne à travers 924 milles de mer dans une autre contrée, où, venant à aborder, elles pourraient encore germer, si un vent de mer les prenait sur le rivage et les transportait en un lieu favorable à leur développement. Depuis mes expériences, M. Martens en a essayé d’autres, mais en de meilleures conditions ; car il plaça ses graines dans une boîte et la boîte même dans la mer ; de sorte qu’elles furent alternativement mouillées, puis exposées à l’air comme de véritables plantes flottantes. Il éprouva 98 sortes de graines, la plupart différentes des miennes ; mais il choisit beaucoup de gros fruits, et aussi quelques plantes qui vivent sur les côtes, ce qui devait augmenter la longueur moyenne de leur flottaison, ainsi que leur résistance à l’action de l’eau salée. D’autre côté, il ne prit pas le soin préalable de sécher les plantes ou les branches avec leurs fruits, ce qui, nous l’ayons vu, en aurait fait flotter quelques-unes beaucoup plus longtemps. Le résultat fut que 18/98 de ses graines flottèrent pendant 42 jours et furent ensuite capables de germer. Mais je ne doute pas que des plantes exposées aux vagues ne flottent moins longtemps que lorsqu’elles sont protégées contre tout mouvement violent, comme dans ces expériences. Il serait donc plus sûr d’admettre que les 10/100 des plantes d’une flore, après avoir été séchées, peuvent flotter à travers un espace de mer large de 900 milles et de germer encore ensuite. Ce fait que de gros fruits flottent souvent plus longtemps que les petits n’est pas sans intérêt ; vu que les plantes à grosses graines ou à gros fruits ne peuvent guère être dispersées par d’autres moyens. Et M. Alph. de Candolle a montré que de telles plantes ont généralement une extension limitée. Mais des graines peuvent être de temps à autre transportées d’une autre manière. Du bois flotté est constamment jeté sur les côtes de la plupart des îles, même de celles qui sont situées au milieu des plus vastes océans ; et les natifs des îles de coraux de la mer Pacifique n’ont d’autres pierres pour leurs outils ou leurs armes, que celles qu’ils trouvent entre les racines de ces arbres échoués. Ces pierres sont cependant assez communes pour rapporter aux petits rois du pays un droit important. Or, j’ai trouvé à un examen scrupuleux que, lorsque des pierres de formes irrégulières sont insérées dans les racines d’un arbre, de petites parcelles de terres se trouvent très fréquemment dans leurs interstices ou derrière elles, et quelquefois cette terre est si parfaitement enfermée, que pas un atome n’en saurait être entraîné par les eaux, dans la plus longue traversée. Dans une petite parcelle, de terre ainsi complétement entourée de bois dans un chêne d’environ cinquante ans, j’ai vu germer trois dycotylédones. Je suis donc certain de l’exactitude du fait. Je pourrais encore démontrer que des carcasses d’oiseaux, flottantes sur la mer, échappent quelquefois à une entière destruction ; or, les graines de beaucoup d’espèces peuvent retenir longtemps leur vitalité dans le jabot d’oiseaux flottants : ainsi des Pois et des Vesces meurent au bout de peu jours d’immersion dans l’eau de mer ; mais quelques-unes de ces graines recueillies dans le jabot d’un Pigeon qui avait flotté pendant trente jours sur de l’eau salée artificielle, à ma grande surprise, germèrent presque toutes. Les oiseaux vivants ne peuvent manquer non plus d’avoir une importante action dans la dissémination des graines. Je pourrais citer des exemples nombreux qui prouvent que des oiseaux sont souvent emportés par un coup de vent à de grandes distances, à travers les océans. En de telles circonstances, leur vitesse de vol peut souvent être de trente-cinq milles à l’heure ; et quelques auteurs l’estiment à plus encore. Je n’ai jamais vu d’exemple qu’une graine nutritive ait passé inaltérée à travers les intestins d’un oiseau, mais les noyaux des fruits ou autres graines dures passent même à travers les organes digestifs d’un Dindon sans en être endommagés. Dans le cours de deux mois, j’ai recueilli dans mon jardin douze espèces de graines, provenant des excréments de petits oiseaux ; elles paraissaient en parfait état, et celles que je semai germèrent. Mais le fait suivant a plus d’importance encore : le jabot des oiseaux ne sécrète point de suc gastrique, et l’expérience m’a prouvé que le séjour que des graines peuvent y faire ne les empêche nullement de germer ; on sait de plus, très positivement, que lorsqu’un oiseau a trouvé une grande quantité de nourriture et l’a ingurgitée, toutes les graines ne passent pas dans le gésier avant douze ou même dix-huit heures. Un oiseau dans cet intervalle peut aisément être emporté par le vent à la distance de cinq cents milles, et comme l’on sait que les Faucons ont la coutume de guetter les oiseaux fatigués, le contenu du jabot déchiré de ces derniers peut ainsi être facilement disséminé. Certains Faucons et certains Hiboux avalent leur proie entière, et après douze à vingt heures ils dégorgent de petites pelotes renfermant des graines qui se sont trouvées propres à la germination, d’après les expériences faites au Jardin Zoologique de Londres. Quelques graines d’Avoine, de Blé, de Millet, de Phalaris canariensis, de Chènevis, de Trèfle et de Bette, germèrent après avoir passé de douze à vingt et une heures dans l’estomac de divers oiseaux de proie ; et deux graines de Bette purent croître encore après y être demeurées deux jours et quatorze heures. Les poissons d’eau douce avalent les graines de beaucoup de plantes terrestres ou aquatiques ; ces poissons sont fréquemment dévorés par des oiseaux ; des graines peuvent ainsi être transportées d’un endroit à un autre. Après avoir rempli de graines de plusieurs sortes l’estomac de poissons morts, je donnai leurs cadavres à des Aigles pêcheurs, à des Cigognes et à des Pélicans ; après de longues heures, ces oiseaux dégorgèrent les graines en pelote ouïes rejetèrent avec leurs excréments, et plusieurs de ces graines se trouvèrent avoir gardé leur faculté de germination. D’autres, cependant, ne résistèrent pas à cette épreuve. Quoique le bec et les pieds des oiseaux soient en général parfaitement propres, cependant parfois des parcelles terreuses y adhèrent. Une fois j’ai retiré de l’un des pieds d’une perdrix soixante et un grains, et une autre fois vingt et un grains, d’une argile sèche qui renfermait une pierre aussi grosse qu’une graine de Vesce. Des graines peuvent donc ainsi être transportées à de grandes distances ; car un grand nombre de faits prouvent que le sol est presque partout mélangé de graines. Qu’on songe un instant aux millions de Cailles qui annuellement traversent la Méditerranée, l’on ne pourra mettre en doute que la terre adhérente à leurs pieds ne renferme quelquefois de petites graines. Mais j’aurai bientôt à revenir sur ce sujet. On sait que les glaces flottantes sont fréquemment chargées de terre et de pierres, et qu’elles transportent même parfois des broussailles, des os et des nids d’oiseaux terrestres ; on ne saurait donc douter qu’elles ne puissent de temps à autre transporter des graines d’un lieu à un autre des régions arctiques ou antarctiques, ainsi que Lyell en a suggéré l’idée. Pendant la période glaciaire ce moyen de dissémination a pu s’étendre dans nos régions aujourd’hui tempérées. Le nombre considérable de plantes européennes qu’on trouve aux Açores, en comparaison de celles qui croissent sur d’autres îles océaniques plus rapprochées du continent et, ainsi que l’a remarqué M. H.-C. Watson, le caractère en quelque sorte septentrional de leur flore relativement à leur latitude, me fait croire que ces îles ont été peuplées en partie de graines apportées par les glaces flottantes pendant l’époque glaciaire. À ma requête, sir C. Lyell écrivit à M. Hartung pour lui demander s’il n’avait point observé de blocs erratiques dans ces îles, et il répondit qu’il s’y trouvait de gros fragments de granit et d’autres roches qui n’appartenaient point originairement à l’archipel. Nous en pouvons donc inférer que des glaces flottantes apportèrent autrefois leurs fardeaux rocheux jusque sur les bords de ces îles, et il est au moins possible qu’elles y aient apporté aussi des graines des plantes septentrionales. De pareils moyens de transport, et tant d’autres qu’il nous reste sans doute à découvrir, ayant agi continuellement et d’année en année, pendant des dizaines et des centaines de mille ans, il serait miraculeux que beaucoup de plantes ne se fussent pas trouvées ainsi transportées et répandues. On considère à tort de tels moyens comme accidentels, car les courants de la mer n’ont rien que de très fixe, et même la direction moyenne des vents est constante dans un même lieu. Il faut toutefois bien observer que presque aucun moyen de transport ne pourrait efficacement disséminer des graines jusqu’à de très grandes distances ; parce qu’elles ne sauraient conserver leur vitalité si elles restaient longtemps exposées à l’action de l’eau de mer, et que, de même, elles ne pourraient demeurer longtemps dans le jabot ou les intestins d’un oiseau. De pareils moyens suffisent pour les transporter de temps à autre à travers des bras de mer de quelques centaines de milles de largeur, ou d’île en île, ou d’un continent aux îles voisines, mais non pas d’un continent à un autre très éloigné. C’est pourquoi les flores de continents très distants ne sauraient en aucune façon se mélanger par ce moyen, mais, au contraire, restent distinctes, comme le constatent les observations. Les courants, vu leur direction, ne transporteront jamais des graines du nord de l’Amérique en Angleterre, bien qu’ils puissent en porter et en portent en effet des Antilles aux côtés occidentales des îles Britanniques dont elles ne peuvent supporter le climat, lors même qu’une trop longue immersion dans l’eau de mer n’aurait pas détruit leur vitalité. Presque chaque année, un ou deux oiseaux terrestres sont poussés par les vents à travers l’Atlantique du nord de l’Amérique aux côtes occidentales de l’Irlande et de l’Angleterre ; mais des graines ne peuvent être apportées par ces voyageurs que mêlées à la terre de leurs pieds, ce qui est un cas assez rare. Il se présenterait, ne serait-ce pas un grand hasard, si les graines ainsi importées tombaient dans un sol favorable et arrivaient à maturité ? Mais parce qu’une île déjà bien peuplée, telle que la Grande-Bretagne, n’a pas, autant qu’on peut en juger, reçu pendant le cours des derniers siècles, par l’un ou l’autre de ces moyens occasionnels de transport, quelques immigrants d’Europe ou de quelque autre continent, ce qu’il est d’ailleurs assez difficile de prouver, il n’en faudrait nullement conclure, qu’une île pauvrement peuplée, bien que située beaucoup plus loin de la terre ferme, ne pût recevoir de colons par les mêmes moyens. Sur vingt espèces de graines ou d’animaux transportés dans une île, même beaucoup moins bien peuplée que la Grande-Bretagne, peut-être une seule au plus se trouverait assez bien adaptée à sa nouvelle habitation pour s’y naturaliser. Mais cet argument serait sans aucune valeur contre les résultats que ces moyens de transport occasionnels peuvent avoir produits pendant le cours immense des temps géologiques, dans une île peu à peu soulevée et avant qu’elle fût suffisamment peuplée. Sur presque toute terre encore stérile, que n’habite encore aucun insecte ou aucun oiseau destructeur, presque chaque graine transportée par hasard serait sûre de germer et de survivre, pourvu que le climat ne lui fût pas absolument contraire.

VIII. Dispersion des formes organiques pendant la Période Glaciaire. — L’identité de beaucoup de plantes et d’animaux qui vivent sur les sommets de chaînes de montagnes, séparées les unes des autres par des centaines de milles de basses terres où ces espèces alpines ne pourraient vivre, est l’un des cas les plus frappants qu’on connaisse d’espèces vivant en divers points du globe très distants, sans qu’on puisse admettre la possibilité de leur migration successive d’un de ces points à l’autre. C’est un phénomène vraiment remarquable, que de voir tant de plantes identiques vivre sur les sommets neigeux des Alpes et des Pyrénées, en même temps que dans les contrées septentrionales de l’Europe ; mais combien n’est-ce pas plus extraordinaire encore que les plantes des Montagnes-Blanches, aux États-Unis, soient les mêmes qu’au Labrador, et presque les mêmes, au dire du docteur Asa Gray, que celles des plus hautes montagnes de l’Europe. Ce sont de tels faits qui, dès l’année 1747, amenèrent Gmelin à conclure que les mêmes espèces devaient avoir été créées à la fois en plusieurs points distants du globe ; et peut-être qu’il nous eût fallu nous en tenir à cette hypothèse, si M. Agassiz et quelques autres n’avaient appelé une vive attention sur la Période Glaciaire, qui, ainsi que nous allons le voir, nous fournit une explication très simple de ces faits étranges149. Nous avons de nombreuses preuves organiques et inorganiques que durant une période géologique très récente l’Europe centrale et l’Amérique du Nord supportèrent un climat arctique. Les ruines d’une maison incendiée n’en racontent pas le sort plus clairement, que les montagnes d’Écosse et de Galles, avec leurs flancs striés, leurs surfaces polies, leurs blocs perchés, ne témoignent de la présence des glaciers qui ont autrefois comblé leurs vallées. Le changement du climat de l’Europe a été si total que, dans le nord de l’Italie, des moraines gigantesques, laissées par d’anciens glaciers, sont aujourd’hui couvertes de vignes et de champs de maïs. Sur une grande partie du territoire des États-Unis, des blocs erratiques et des roches striées par des glaces flottantes ou côtières révèlent clairement l’existence d’une époque antérieure très froide. Cette influence d’un climat glacial sur la distribution des habitants de l’Europe, telle que l’a analysée avec une remarquable clarté Édouard Forbes, doit avoir été considérable. Nous en suivrons plus aisément les effets en supposant une nouvelle période glaciaire venant à commencer lentement, et à finir ensuite peu à peu, comme il doit être arrivé une première fois. À mesure que le froid augmentera, chaque zone plus ou moins tempérée deviendra de plus en plus favorable aux formes arctiques, et de moins en moins propice à ses anciens habitants. Ces derniers devront être peu à peu supplantés par des productions de plus en plus septentrionales. Les habitants des régions tempérées s’avanceront de même vers le sud, à moins qu’étant arrêtés par des barrières, ils ne périssent et ne s’éteignent complétement. Les montagnes se couvriront de neige et de glace, et les anciennes espèces alpines descendront dans les plaines. Lorsque le froid aura atteint son maximum, nous aurons une faune et une flore uniformément arctiques, couvrant tout le centre de l’Europe jusqu’aux Alpes et aux Pyrénées et s’étendant même en Espagne. Les régions actuellement tempérées des États-Unis se couvriront pareillement de plantes et d’animaux arctiques, qui seront à peu près identiques à ceux d’Europe, parce que les habitants de la zone glaciale actuelle, qui auront été la souche des uns et des autres, sont d’une remarquable uniformité tout autour du pôle. Nous pouvons supposer que la période glaciaire commence dans l’Amérique du Nord un peu plus tôt ou un peu plus tard qu’en Europe, de sorte que la migration méridionale soit de même un peu avancée ou un peu retardée, ce qui est sans importance quant au résultat général. Lorsque la chaleur commencera de nouveau à croître, les formes arctiques battront en retraite vers le nord, suivies de près par les productions des régions plus tempérées. Et à mesure que la neige disparaîtra du pied des montagnes, les formes arctiques se saisiront du sol découvert et dégelé, toujours s’élevant de plus en plus haut, tandis que leurs semblables continueront leur voyage vers le pôle. Quand la chaleur sera complétement de retour, les mêmes espèces arctiques qui auront vécu ensemble en grandes masses sur les basses terres du vieux monde et de l’ancien, après avoir été exterminées partout jusqu’à une certaine altitude, ne se trouveront plus qu’isolées sur les sommets des montagnes éloignées, et dans les régions arctiques des deux hémisphères. Ainsi s’explique l’identité de beaucoup de plantes en des points aussi éloignés les uns des autres que les montagnes des États-Unis et d’Europe. Ainsi s’explique le fait que les plantes alpines de chaque chaîne de montagnes sont en connexion plus étroite avec les formes qui vivent plus au nord, exactement ou presque exactement sur les mêmes degrés de longitude ; car la première migration sous l’influence du froid croissant, et la seconde, due au retour de la chaleur, auront eu lieu du nord au sud et du sud au nord. Les plantes alpines d’Écosse, par exemple, comme l’a remarqué M. H.-C. Watson, et celles des Pyrénées, ainsi que l’observe Ramond, sont plus particulièrement alliées aux plantes du nord de la Scandinavie, celles des États-Unis à celles du Labrador, et celles des montagnes de Sibérie aux régions arctiques de cette contrée. Ces vues, appuyées comme elles le sont sur l’existence antérieure bien certaine d’une période glaciaire, me semblent expliquer d’une manière si satisfaisante la distribution actuelle des productions alpines et arctiques de l’Europe et de l’Amérique, que lorsqu’en d’autres régions nous trouvons les mêmes espèces sur les sommets de montagnes éloignées les unes des autres, nous pouvons presque en conclure, sans cette preuve, qu’un climat plus froid leur a permis autrefois de vivre dans les basses terres intermédiaires devenues depuis trop chaudes pour elles. Si le climat, depuis la période glaciaire, a été pendant un certain temps plus, chaud qu’aujourd’hui, ainsi que quelques géologues des États-Unis le supposent, alors les productions arctiques et tempérées auront dû, à une période toute récente, faire retraite encore un peu plus loin vers le nord, et depuis seront revenues à leurs stations actuelles ; mais je n’ai trouvé aucune preuve satisfaisante de cette période intercalaire d’accroissement de chaleur depuis la période glaciaire. Les formes arctiques, durant leur migration vers le sud et leur retraite vers le nord, ont dû être presque constamment exposées au même climat ; et, comme il est bon de le remarquer, elles se seront toujours maintenues en masses. Conséquemment leurs relations mutuelles n’en auront pas été troublées ; et, d’après les principes établis dans cet ouvrage, elles n’auront pas dû être sujettes à de grandes modifications. Mais à l’égard de nos productions alpines, demeurées isolées, depuis le retour de la chaleur, d’abord à la base et plus tard au sommet des montagnes, il en aura été tout autrement. Car il n’est guère probable que précisément toutes les mêmes espèces arctiques soient restées sur des chaînes de montagnes éloignées les unes des autres, et qu’elles aient pu y survivre depuis lors. Elles ont dû sans doute aussi se mélanger avec des espèces alpines plus anciennes qui doivent avoir existé sur les mêmes montagnes avant le commencement de la période glaciaire, et qui pendant la période du plus grand froid ont dû être temporairement chassées dans les plaines. Elles doivent aussi avoir été exposées à des conditions climatériques un peu différentes. Leurs relations mutuelles auront ainsi été troublées ; de sorte qu’elles auront été sollicitées à se modifier plus ou moins. Or, c’est ce qu’on observe en effet ; car, si l’on compare les formes alpines de plantes et d’animaux qui peuplent les différentes chaînes de montagnes de l’Europe, bien qu’un grand nombre d’espèces soient identiques, cependant quelques-unes présentent des variétés, et beaucoup sont des espèces distinctes, bien qu’étroitement alliées et représentatives.

IX. Dispersion pendant la Période Pliocène. — Dans cette relation hypothétique de ce qui doit avoir eu lieu pendant la période glaciaire, j’ai présumé qu’à son origine les productions arctiques avaient tout autour du pôle la même uniformité qu‘aujourd’hui. Cependant les observations précédentes s’appliquent non seulement à quelques formes exclusivement arctiques, mais aussi à beaucoup d’espèces subarctiques ou même à des formes septentrionales tempérées, car plusieurs de ces dernières se retrouvent identiques sur des montagnes moins élevées et dans les plaines du nord de l’Amérique et de l’Europe. L’on peut donc avec raison se demander comment je rends compte de l’uniformité nécessaire de ces formes septentrionales tempérées et subarctiques, tout autour des mêmes parallèles au commencement de la période glaciaire. Aujourd’hui ces formes, tempérées de l’ancien monde et du nouveau, sont séparées par l’océan Atlantique et par la partie septentrionale de l’océan Pacifique. Pendant la période glaciaire, elles vivaient plus au sud qu’aujourd’hui, elles étaient donc encore plus complétement séparées par de plus vastes océans. Mais je crois que la difficulté peut être levée à l’aide de changements de climats antérieurs et d’une nature opposée. Nous avons toutes raisons de croire que pendant la période du nouveau pliocène, avant l’époque glaciaire, et pendant que la majorité des habitants du monde étaient spécifiquement les mêmes qu‘aujourd’hui, le climat dut être plus chaud qu’il n’est à présent. Nous pouvons donc supposer que des organismes qui vivent aujourd’hui sous 60° de latitude, vécurent pendant la période pliocène un peu plus loin vers le nord, sous le cercle polaire, entre 66° et 67° de latitude ; et que les productions exclusivement arctiques étaient alors exilées sur les terres éparses encore plus près du pôle. Maintenant, si nous examinons une sphère, nous voyons que sous le cercle polaire les terres sont presque continues depuis l’Europe occidentale, à travers la Sibérie, jusqu’à l’Amérique orientale. De cette continuité des terres circumpolaires et des facilités de migration qui ont dû en résulter sous un climat plus favorable qu’aujourd’hui, dut, je crois, résulter, à une époque antérieure à la période glaciaire, une certaine uniformité entre les productions septentrionales subarctiques de l’Ancien Monde et du Nouveau150. Cette opinion a été adoptée par trois juges éminemment compétents, le professeur Asa Gray, le docteur Hooker et le professeur Olivez. Par des raisons que j’ai déjà mentionnées, je crois pouvoir admettre que nos continents sont demeurés, depuis des temps très reculés, à peu près dans la même position relative, bien que sujets à des oscillations de niveau considérables, mais partielles. Je suis donc fortement incliné à étendre encore les vues précédentes, et à supposer que, pendant quelque période encore plus ancienne et plus chaude, telle que l’ancien pliocène, un grand nombre de plantes et d’animaux semblables habitaient les terres presque continues qui environnent le pôle ; et que ces plantes et ces animaux, dans l’Ancien Monde comme dans le Nouveau, commencèrent à émigrer vers le sud, quand le climat devint un peu moins chaud, longtemps avant le commencement de la période glaciaire. Ce seraient leurs descendants, pour la plupart modifiés, que nous verrions aujourd’hui dans les parties centrales de l’Europe et des États-Unis ; et cette communauté d’origine et de patrie nous rendrait compte de la parenté des productions de l’Amérique du Nord et de l’Europe, parenté très éloignée de l’identité, mais cependant remarquable, si l’on considère quelle est la distance des deux régions et combien leur séparation des deux côtés de l’océan Atlantique est complète. Nous comprendrons de plus ce fait singulier, constaté par plusieurs observateurs : c’est que, pendant les derniers étages tertiaires, les productions d’Europe et d’Amérique étaient en plus étroite connexion qu’aujourd’hui ; car, durant les chaudes périodes, les parties septentrionales de l’Ancien Monde et du Nouveau auraient été presque continuellement réunies par des terres qui pouvaient alors leur servir de ponts, mais que le froid a rendues depuis infranchissables aux migrations réciproques de leurs habitants. Pendant la chaleur décroissante de la période pliocène, aussitôt que les espèces, alors communes aux deux mondes, commencèrent leur mouvement d’immigration vers le sud, elles durent aussi être de plus en plus complétement séparées les unes des autres. Cette séparation, en ce qui concerne les productions les plus tempérées des deux continents, doit être effectuée déjà depuis de longs âges. À mesure que ces plantes et ces animaux émigrèrent vers le sud, ils durent se mélanger en Amérique avec les productions américaines indigènes, et en Europe avec les espèces européennes ; de sorte qu’une vive concurrence dut s’établir entre les anciens habitants de ces deux grandes régions et les nouveaux immigrants. Toutes les conditions se trouvaient donc rassemblées pour favoriser des modifications profondes et plus importantes que celles que durent avoir à subir les productions alpines, lorsqu’à une époque beaucoup plus récente elles restèrent éparses et isolées sur les sommets des chaînes de montagnes et sur les terres arctiques des deux continents. Il suit de là que, si l’on compare les êtres vivants des régions tempérées du Nouveau Monde et de l’Ancien, l’on trouve très peu d’espèces identiques, bien qu’un plus grand nombre cependant qu’on ne l’avait cru d’abord, ainsi que l’a dernièrement démontré Asa Gray ; mais on trouve dans chaque grande classe des formes que certains naturalistes regardent comme de simples races géographiques et que d’autres considèrent comme des espèces distinctes, et de plus une armée de formes proche-alliées ou représentatives que tous les naturalistes classent comme spécifiquement distinctes. Dans les mers, comme sur la terre, la lente migration vers le sud d’une faune marine, qui, pendant la période pliocène ou un peu plus tôt, eût été presque uniforme le long des côtes continues du cercle polaire, rendrait compte, d’après la théorie de modification, de la présence de beaucoup de formes alliées qui vivent aujourd’hui dans des régions complétement détachées. C’est ainsi, je pense, qu’on peut expliquer l’existence de beaucoup de formes représentatives modernes ou tertiaires sur les côtes orientales et occidentales des régions tempérées de l’Amérique du Nord ; et le fait encore bien plus étonnant, mentionné dans l’admirable ouvrage de Dana, que des Crustacés, quelques Poissons et quelques autres animaux marins d’espèces proche-alliées se trouvent, d’un côté, dans la Méditerranée, de l’autre, dans la mer du Japon, c’est-à-dire dans deux stations marines séparées par un vaste continent et presque par un hémisphère d’océan équatorial. Ces exemples de parenté, sans identité, entre des habitants de mers aujourd’hui si complétement séparées, de même qu’entre les habitants passés et présents des terres tempérées de l’Amérique du Nord et de l’Europe, sont inexplicables d’après la théorie de création. On ne peut dire qu’ils aient été créés semblables en raison de la ressemblance des conditions physiques des deux régions ; car, si l’on compare, par exemple, certaines contrées de l’Amérique du Sud avec les continents méridionaux de l’Ancien Monde, l’on voit des contrées absolument semblables en toutes leurs conditions physiques, mais dont les habitants sont cependant entièrement différents.

X. Suite de l’influence de la Période Glaciaire sur la distribution des plantes et des animaux de l’époque actuelle. — Mais revenons à notre sujet principal, la période glaciaire. J’ai la conviction que les idées émises par Forbes peuvent être largement généralisées. En Europe, nous avons les preuves les plus évidentes de l’existence de la période glaciaire, depuis les côtes occidentales de la Grande-Bretagne jusqu’à la chaîne de l’Oural, et vers le sud jusqu’aux Pyrénées. Nous pouvons inférer de la présence d’animaux gelés et de la végétation des montagnes que la Sibérie eut le même sort. Le long de l’Himalaya, sur des points éloignés de 500 milles, des glaciers ont laissé les marques de leur lente descente dans les vallées ; et, dans le Sikkim, le docteur Hooker a vu croître du Maïs sur de gigantesques moraines. Au sud de l’équateur, nous savons maintenant, d’après les observations de MM. Haast et Hector, que, dans la Nouvelle-Zélande, les anciens glaciers sont autrefois descendus beaucoup au-dessous de leur niveau actuel, et les plantes identiques, qu’on trouve en cette île sur des montagnes très éloignées les unes des autres, racontent la même histoire. D’après les faits qui m’ont été communiqués par le Rév. W. B. Clarke, cet infatigable géologue, il paraîtrait qu’il y a des traces évidentes d’une ancienne action glaciaire sur les montagnes du sud-est de l’Australie151. De même, dans l’Amérique du Nord, on a observé, sur le versant oriental, jusqu’à une latitude aussi basse que 35°, 37°, des fragments de roches apportés par des glaces flottantes ; sur les rivages du Pacifique, où le climat est aujourd’hui si différent, on a suivi le même phénomène jusqu’à 46° de latitude ; on a trouvé aussi des blocs erratiques dans les Montagnes Rocheuses. Dans les Cordillères de la partie équatoriale de l’Amérique du Sud, des glaciers se sont autrefois étendus beaucoup plus bas qu’aujourd’hui152. Dans le Chili central, j’ai examiné un vaste amas de détritus, qui traverse la vallée de Portillo et que je crois provenir de l’action glaciaire. Du reste, nous aurons plus tard de précieux renseignements sur ce sujet par M. Forbes. Je tiens de lui qu’il a trouvé, dans les Cordillères, entre 13° et 30° de latitude sud, et environ à l’altitude de 12, 000 pieds, des roches profondément sillonnées, semblables à celles qu’il avait accoutumé de rencontrer en Norvège, ainsi que de grandes masses de détritus renfermant des cailloux striés. Sur toute cette même partie de la chaîne des Cordillères, il n’existe pas aujourd’hui de vrais glaciers, même à des hauteurs beaucoup plus considérables. Beaucoup plus au sud, depuis la latitude de 41° jusqu’à l’extrémité méridionale du continent et sur ses deux versants, on trouve les preuves les plus évidentes de l’action glaciaire dans des blocs erratiques immenses transportés fort loin des lieux dont ils peuvent provenir. Nous ne savons pas si la période glaciaire a été exactement simultanée en ces diverses contrées si éloignées les unes des autres et presque situées aux points opposés des deux hémisphères ; mais nous avons des preuves suffisantes, en presque tous les cas observés, qu’elle est tout entière incluse dans les limites de la dernière époque géologique. Nous avons aussi d’excellentes raisons pour penser que les phénomènes glaciaires ont duré un temps considérable sur chaque point, si on l’évalue par le nombre des années. Le froid peut avoir commencé ou cessé plutôt sur un point du globe que sur l’autre ; mais il ressort de la longue durée des phénomènes sur chaque point, ainsi que de leur contemporanéité géologique, que, selon toute probabilité, ils ont dû être simultanés dans le monde entier, au moins durant une partie de la période totale. En attendant des preuves contraires, on peut admettre au moins comme probable que l’action glaciaire a été simultanée sur les deux versants est et ouest de l’Amérique du Nord, dans les Cordillères de l’équateur et des tropiques, même dans les régions les plus chaudes des zones tempérées et sur les deux versants de la partie méridionale du continent. Une fois ceci admis, il est difficile de s’empêcher de croire que pendant toute cette période la température du monde entier a été partout à la fois plus froide qu’elle n’est aujourd’hui. Mais il suffirait du reste à mes vues que la température se soit abaissée simultanément sur toute l’étendue de certaines larges bandes en longitude153. Partant de ce point de vue que le monde entier ou du moins de larges bandes longitudinales ont été simultanément plus froides d’un pôle à l’autre, on peut jeter quelque lumière sur la distribution actuelle des espèces identiques ou alliées. En Angleterre, le docteur Hooker a montré qu’environ quarante à cinquante espèces de plantes phanérogames de la Terre de Feu, formant une partie considérable d’une flore aussi pauvre, se retrouvent en Europe en dépit de l’immense distance qui sépare ces deux points du globe ; et que, de plus, on y constate encore beaucoup d’espèces proche-alliées. Sur les hautes montagnes de l’Amérique équatoriale se montre une multitude d’espèces particulières appartenant à des genres européens. Sur les montagnes les plus élevées du Brésil, Gardner a trouvé quelques genres européens qui n’existent nulle part dans les brûlantes contrées intermédiaires. De même, sur la Silla de Caracas, l’illustre Humboldt a vu, il y a déjà longtemps, des espèces appartenant à des genres caractéristiques des Cordillères. Sur les montagnes d’Abyssinie croissent plusieurs formes de caractère tout européen et un petit nombre d’espèces représentatives de la flore du cap de Bonne-Espérance. Au Cap même on trouve aussi quelques espèces d’Europe, que l’on ne croit pas introduites par l’homme, et, sur les montagnes, plusieurs formes représentatives des nôtres, qu’on n’a pas découvertes encore en d’autres parties intertropicales de l’Afrique154. Le docteur Hooker a établi dernièrement que plusieurs des plantes qui croissent dans la région supérieure de l’île montagneuse et élevée de Fernando-Po, dans le golfe de Guinée, sont en relations étroites, non seulement avec celles qui vivent sur les montagnes d’Abyssinie, de l’autre côté du continent africain, mais encore avec les plantes de l’Europe tempérée. C’est là certainement un des faits les plus surprenants qu’on ait encore constatés en distribution géographique. Sur l’Himalaya et sur les chaînes de montagnes isolées de la péninsule de l’Inde, sur les hauteurs de Ceylan et sur les côtes volcaniques de Java se rencontrent beaucoup de plantes, soit identiques, soit représentatives les unes des autres, et en même temps représentatives de plantes européennes, qu’on ne retrouve plus nulle part sur les terres basses intermédiaires des contrées plus chaudes. Une liste des genres recueillis sur les pics les plus élevés de Java semble dressée d’après une collection faite sur une colline d’Europe. Plus frappante encore est la ressemblance entre les formes du sud de l’Australie et les plantes qui croissent sur les sommets de Bornéo. D’après ce que j’ai appris du docteur Hooker, quelques-unes de ces formes australiennes s’étendent le long des hauteurs de la péninsule de Malacca, et sont rares et éparses, d’un côté dans l’Inde, et de l’autre aussi loin vers le nord que le Japon. Sur les montagnes du sud de l’Australie, le docteur F. Millier a découvert des espèces européennes ; d’autres espèces, qui n’ont point non plus été introduites par l’homme, se rencontrent dans les basses terres ; et, d’après ce que j’ai appris du docteur Hooker, on pourrait dresser une longue liste de genres européens trouvés en Australie, mais qui ne se rencontrent nulle part dans les régions torrides intermédiaires. Dans l’admirable Introduction à la flore de la Nouvelle-Zélande du docteur Hooker, on trouve des faits analogues et non moins frappants à l’égard des plantes de cette île. Nous voyons donc que sur toute la surface du monde les plantes qui croissent sur les plus hautes montagnes, et sur les basses terres des régions tempérées des deux hémisphères du nord et du sud, présentent quelquefois une parfaite identité, mais sont beaucoup plus souvent spécifiquement distinctes, bien qu’ayant toujours les unes avec les autres la parenté la plus remarquable. Ce bref résumé concerne seulement les plantes ; mais l’on pourrait citer quelques faits parfaitement analogues à l’égard de la distribution des animaux terrestres. De même, dans les productions marines, des cas analogues se rencontrent : comme exemple, je citerai une remarque émanant de la plus haute autorité. « C’est un fait vraiment merveilleux, dit le professeur Dana, que les Crustacés de la Nouvelle-Zélande aient une plus étroite ressemblance avec ceux de la Grande-Bretagne, ses antipodes, qu’avec ceux de toute autre partie du monde155. » Sir J. Richardson parle aussi de la réapparition sur les côtes de la Nouvelle-Zélande, de la Tasmanie et d’autres contrées, de formes de poissons toutes septentrionales. Enfin cette analogie se retrouve jusque dans les Algues ; car le docteur Hooker m’a informé que vingt-cinq espèces sont communes à la Nouvelle-Zélande et à l’Europe, mais n’ont pas encore été trouvées dans les mers tropicales intermédiaires. Il faut observer que les formes ou espèces septentrionales découvertes dans les contrées les plus méridionales de l’hémisphère austral ou sur les chaînes de montagnes des régions intertropicales ne sont pas arctiques, mais appartiennent aux zones. tempérées du nord. Ainsi que l’a remarqué M. H.-C. Watson, « en avançant du pôle vers les latitudes équatoriales, la flore alpine ou de montagne devient réellement de moins en moins arctique. » Beaucoup des formes qui vivent sur les montagnes des plus chaudes régions de la terre et dans l’hémisphère austral sont de valeur douteuse, et sont rangées par quelques naturalistes comme spécifiquement distinctes, tandis que d’autres les considèrent comme des variétés ; mais quelques-unes sont certainement identiques, et beaucoup, bien qu’en connexion étroite avec des formes septentrionales, sont bien spécifiquement distinctes. Cherchons maintenant quelle lumière on peut jeter sur les différents faits qui précèdent en partant de l’hypothèse appuyée, comme nous l’avons vu, sur un ensemble considérable de preuves géologiques, que le monde entier, ou du moins une grande partie de sa surface, a subi un abaissement simultané de température pendant toute la durée de la période glaciaire. Cette période, mesurée au nombre des années, doit avoir été extrêmement longue, et lorsque nous nous souvenons que quelques plantes ou animaux naturalisés se sont répandus dans de vastes régions en quelques siècles, cette période doit avoir suffi pour quelque somme de migration que ce soit156. À mesure que la température baissa, toutes les plantes et autres productions tropicales firent retraite vers l’équateur, suivies à la remorque par les productions tempérées et celles-ci par les formes arctiques ; mais nous n’avons rien à faire avec ces dernières quant à présent. Les plantes tropicales souffrirent probablement de nombreuses extinctions : mais combien ? Nul ne saurait le dire. Peut-être qu’anciennement les tropiques nourrissaient autant d’espèces que nous en voyons aujourd’hui rassemblées en foule au cap de Bonne-Espérance et dans les parties tempérées de l’Australie. Comme on sait que beaucoup de plantes et d’animaux des tropiques peuvent supporter un froid déjà assez intense, un certain nombre peuvent avoir échappé à une destruction entière, malgré un abaissement modéré de la température, surtout en se réfugiant dans les districts les plus bas, les mieux protégés et les plus chauds. Mais le grand fait qu’il faut bien considérer, c’est que toutes les productions tropicales doivent avoir souffert jusqu’à un certain point. Les productions tempérées, en émigrant plus près de l’équateur, durent avoir moins à souffrir, bien que placées sous des conditions nouvelles ; car il est prouvé que beaucoup de plantes tempérées, lorsqu’elles sont protégées contre les invasions de trop nombreux compétiteurs, peuvent supporter un climat beaucoup plus chaud que celui qu’elles ont accoutumé. En tenant compte de ce que les productions tropicales étaient en état de souffrance, et incapables de présenter un ferme front de défense contre les envahisseurs, il me semble donc possible qu’un certain nombre des formes tempérées les plus vigoureuses et les plus dominantes aient pénétré dans les rangs des natifs, et soient arrivées jusqu’à l’équateur et même au-delà. L’invasion doit avoir été considérablement favorisée par les chaînes de montagnes, et peut-être par la sécheresse du climat ; car je tiens du docteur Falconer que c’est surtout la chaleur humide des tropiques qui nuit aux plantes vivaces des climats tempérés. Mais d’autre part les districts les plus humides et les plus chauds auront donné asile aux natifs des tropiques. Les chaînes de montagnes du nord-ouest de l’Himalaya et la longue ligne des Cordillères semblent avoir été deux grandes routes de migration. Ainsi le docteur Hooker m’a dernièrement communiqué ce fait étrange que toutes les plantes phanérogames, au nombre d’environ quarante-six, qui sont communes à l’Europe et à la Terre-de-Feu, vivent aussi dans l’Amérique du Nord, qui doit s’être trouvée sur le chemin de leur migrations. Nous pouvons supposer avec quelque droit que des formes tempérées ont traversé certaines contrées des tropiques qui ont pu avoir autrefois une altitude supérieure à celle qu’elles ont de nos jours157 ; mais, de telles conjectures ne reposant sur aucune preuve de fait, je suis forcé de croire que quelques productions tempérées ont pénétré même dans les plaines des tropiques et les ont traversées à l’époque où le froid était le plus intense, c’est-à-dire à l’époque où les formes arctiques, après avoir émigré sur une étendue d’environ vingt-cinq degrés de latitude au sud de leur contrée natale, couvrirent le sol jusqu’au pied des Pyrénées. J’admets qu’à cette époque d’extrême froid le climat des terres équatoriales, situées au niveau de la mer, était à peu près le même que celui qu’on trouve aujourd’hui à une altitude de cinq ou six mille pieds. Pendant cette période la plus froide, de vastes étendues de plaines tropicales étaient probablement couvertes d’une végétation moitié tropicale et moitié tempérée, semblable à celle qui croît aujourd’hui, avec une remarquable luxuriance, au pied de l’Himalaya, et dont le docteur Hooker a donné la description graphique. M. Mann, en recueillant des plantes dans l’île de Fernando-Po, a commencé à voir apparaître à la hauteur de 5, 000 pieds des formes appartenant à l’Europe tempérée. Sur les montagnes de Panama, à une altitude de 2, 000 pieds seulement, le docteur Seeman a trouvé une végétation semblable à celle de Mexico « avec des formes de la zone torride harmonieusement mélangées avec des formes tempérées. » Nous voyons donc ici la preuve que sous certaines conditions climatériques il est certainement possible que des formes essentiellement tropicales puissent coexister pendant une période d’une longueur indéterminée avec des formes tempérées. J’ai espéré quelque temps trouver la preuve que quelque part dans le monde les tropiques avaient échappé aux effets du refroidissement de la période glaciaire, et avaient pu présenter un sûr refuge aux productions tropicales menacées. Un tel refuge, nous ne pouvons le chercher dans la péninsule Hindoustanique, les formes tempérées y ayant atteint presque toutes les chaînes distinctes de montagnes, aussi bien que les monts de Ceylan ; nous ne pouvons le supposer non plus dans l’archipel Malais, car sur les cônes volcaniques de Java nous trouvons des formes européennes, et sur les hauteurs de Bornéo des productions tempérées de l’Australie. Si nous considérons l’Afrique, nous voyons que, non seulement des formes de l’Europe tempérée ont traversé l’Abyssinie le long de son côté oriental jusqu’à son extrémité méridionale, mais nous savons maintenant que des formes tempérées ont également voyagé dans une direction transversale depuis les montagnes d’Abyssinie jusqu’à l’île de Fernando-Po, aidées peut-être en leur marche par des chaînes de montagnes dont on a raison de croire le continent Africain traversé dans une direction est-ouest. Lors même que nous accorderions que quelque grande région tropicale ait conservé sa haute température pendant la période glaciaire, cette supposition ne nous aiderait en rien, car les formes tropicales qui s’y seraient conservées ne pourraient s’être transportées dans les autres grandes régions tropicales pendant la durée d’une période si courte ; et d’autre part les productions tropicales du monde entier ne sont en aucune façon aussi uniformes qu’elles devraient l’être, si elles avaient toutes émigré d’un seul et même lieu de refuge. Les plaines situées à l’est des contrées tropicales de l’Amérique du Sud sont celles qui paraissent avoir le moins souffert de la période glaciaire ; néanmoins là encore nous trouvons sur les montagnes du Brésil un petit nombre de formes tempérées qui doivent avoir traversé le continent depuis les Cordillères ; et il semble que durant la même période il y ait eu une émigration des Cordillères à la Silla de Caracas. Néanmoins M. Bates, qui a étudié avec tant de soins la faune entomologique de la région Guyano-Amazonienne, s’est élevé récemment avec force contre toute supposition d’un refroidissement récent du climat de ces contrées ; car il établit qu’elle abonde en formes toutes spéciales de Lépidoptères autochtones, fait qui paraît contraire à la supposition que les régions voisines de l’équateur aient souffert récemment beaucoup d’extinctions d’espèces. Jusqu’à quel point ces faits peuvent-ils s’expliquer dans l’hypothèse d’une presque entière annihilation d’une faune équatoriale pléistocène pendant la période glaciaire, et de la formation de la faune équatoriale actuelle par le mélange de deux faunes juxta-tropicales antérieures, je ne me fais pas fort de le dire158. Un nombre considérable de plantes, un petit nombre d’animaux terrestres et quelques productions marines auraient ainsi émigré, pendant la période glaciaire, des zones tempérées du nord et du sud jusque dans les régions tropicales et auraient même pu traverser l’équateur. Au retour de la chaleur, ces formes tempérées doivent naturellement s’être élevées sur le flanc des plus hautes montagnes et avoir été exterminées dans les basses terres. Celles qui n’avaient pas atteint l’équateur revinrent sur leurs pas, soit au nord, soit au sud, vers leur ancienne patrie ; mais les formes, en majeure partie d’origine septentrionale, qui avaient passé l’équateur, ont dû s’éloigner de plus en plus de leur sol natal vers les latitudes tempérées de l’hémisphère opposé. Quoique nous ayons des preuves géologiques que tout l’ensemble des coquillages arctiques n’ont supporté presque aucune modification pendant leur longue migration vers le sud et leur retour vers le nord, il peut en avoir été tout autrement des formes qui s’établirent, soit sur les montagnes intertropicales, soit dans l’hémisphère méridional. Entourées d’étrangers, elles ont eu à soutenir la concurrence contre beaucoup de nouvelles formes vivantes ; et il est probable que des modifications avantageuses dans leur structure, leurs habitudes et leur constitution les auront successivement adaptées par sélection à leurs nouvelles stations en les transformant plus ou moins. Aussi bon nombre de ces émigrants, bien qu’en étroite parenté héréditaire avec leurs frères des deux hémisphères, sont arrivés à exister chacun dans leur nouvelle patrie comme autant de variétés bien marquées ou d’espèces distinctes. C’est un fait remarquable et sur lequel ont beaucoup insisté le docteur Hooker, à l’égard de l’Amérique, et M. Alphonse de Candolle, à l’égard de l’Australie, que beaucoup plus de plantes identiques et de formes alliées paraissent avoir émigré du nord au sud, que dans une direction opposée. Nous voyons cependant quelques formes végétales du sud sur les montagnes de Bornéo et d’Abyssinie. Je soupçonne que cette migration prépondérante du nord au sud est due à la plus grande étendue des terres dans l’hémisphère septentrional, et de ce que les formes continentales du nord, ayant vécu dans leur patrie originaire en plus grand nombre, se sont, en conséquence, trouvées, grâce à une concurrence et à une sélection naturelle plus sévères, supérieures en organisation et douée d’un pouvoir de domination prépondérant sur celui des formes australes. De sorte que, lorsqu’elles se trouvèrent mélangées les unes avec les autres pendant la période glaciaire, les formes septentrionales durent vaincre les formes méridionales moins puissantes ; juste de la même manière que nous voyons aujourd’hui beaucoup de productions européennes couvrir le sol de la Plata ou, en moindre degré, de l’Australie, et jusqu’à un certain point vaincre les productions indigènes de l’une ou l’autre de ces contrées ; tandis qu’au contraire un très petit nombre de formes méridionales se sont naturalisées en Europe, bien que des peaux, de la laine et d’autres objets, propres à transporter accidentellement des graines, aient été continuellement importés en Europe, depuis deux ou trois siècles de, la Plata, et depuis trente ou quarante ans de l’Australie. Les montagnes de Neilgherrie, dans l’Inde, semblent cependant offrir, à quelques égards, une exception, car je tiens du docteur Hooker que les formes australiennes sont en train de s’y semer rapidement et de s’y naturaliser159. Il n’est pas douteux qu’avant la période glaciaire les montagnes intertropicales ne fussent peuplées de formes alpines indigènes ; mais celles-ci ont dû presque partout céder en grande partie la place à des formes plus dominantes, produites dans les contrées plus vastes, et dans les ateliers plus actifs du nord. En beaucoup d’îles, les productions natives sont à peu près égalées ou même surpassées en nombre par les productions naturalisées ; et si les formes indigènes n’ont pas été totalement exterminées, elles sont du moins considérablement réduites en nombre, ce qui est toujours le premier pas vers l’extinction. Une montagne est une île sur la terre ; or les montagnes intertropicales, avant la période glaciaire, doivent avoir été complétement isolées ; et les productions de ces îles de la terre cédèrent à d’autres, qui avaient été élaborées dans les vastes régions du nord, de la même manière que les productions d’îles véritables ont récemment cédé presque partout à des formes continentales, naturalisées par l’intermédiaire de l’homme. Je suis bien loin de supposer que ces hypothèses lèvent toutes les difficultés que présentent l’extension et les affinités des espèces alliées qui vivent dans les zones tempérées du nord et du sud et sur les montagnes des régions intertropicales. Il est très difficile de comprendre comment un grand nombre de formes spéciales, confinées entre les tropiques, se seraient conservées pendant la période du maximum de froid de la période glaciaire. Le grand nombre des formes australiennes, qui ont des affinités avec les formes de l’Europe tempérée, mais qui en diffèrent à tel point qu’il est impossible de croire que leur transformation s’est opérée depuis la période glaciaire, nous indique peut-être l’existence d’une période glaciaire, beaucoup plus ancienne, d’accord avec les spéculations récentes de quelques géologues160. Du reste, même à l’égard de la dernière époque glaciaire, il serait impossible d’indiquer avec quelque exactitude les routes et les moyens d’émigration, pour quelles raisons certaines espèces plutôt que d’autres ont émigré, et pourquoi certaines espèces se sont modifiées et ont donné naissance à de nouveaux groupes, tandis que d’autres sont demeurées sans variations. Nous ne saurions espérer pouvoir rendre compte de tels faits, jusqu’à ce que nous puissions dire pourquoi telle espèce plutôt que telle autre s’est naturalisée par l’intermédiaire de l’homme sur une terre éloignée ; et pourquoi l’une a une extension du double ou du triple, et compte le double et le triple d’individus sur un même espace, comparativement à une autre espèce, également considérée dans sa patrie naturelle. J’ai dit qu’il restait beaucoup de difficultés à résoudre. Quelques-unes des plus importantes sont résumées avec une admirable clarté par le docteur Hooker dans ses ouvrages botaniques sur les régions antarctiques. Mais elles ne sauraient être discutées ici. Je dirai seulement qu’à l’égard des espèces identiques qu’on trouve en des points aussi éloignés les uns des autres que la terre de Kerguelen, la Nouvelle-Zélande et la Terre-de-Feu, je crois que, vers la fin de la période glaciaire, les glaces flottantes doivent avoir concouru pour beaucoup à leur dispersion, ainsi que l’a suggéré Lyell. Mais l’existence de plusieurs espèces tout à fait distinctes, appartenant à des genres exclusivement confinés dans le sud, en ces divers points et en quelques autres de l’hémisphère austral, est un fait bien autrement difficile à expliquer au point de vue de ma théorie de descendance modifiée. Car quelques-unes de ces espèces sont si distinctes, que nous ne saurions supposer que le temps écoulé depuis le commencement de la période glaciaire ait suffi à leur migration et aux modifications qu’elles auraient dû subir depuis leur établissement pour devenir si différentes de leur souche. Les faits me semblent indiquer que des espèces particulières et très distinctes ont émigré en rayonnant de quelque centre commun, et je suis incliné à supposer que, dans l’hémisphère austral, comme dans l’hémisphère boréal, il a dû s’écouler une période plus chaude, antérieure à la période glaciaire, et pendant laquelle les terres antarctiques, aujourd’hui couvertes de glaces, ont nourri une flore isolée et toute particulière161. Je soupçonne qu’avant l’extinction complète de cette flore, à l’époque glaciaire, quelques-unes de ces formes ont été dispersées au loin, jusqu’en des points divers de l’hémisphère austral, par des moyens de transport occasionnels et à l’aide d’îles aujourd’hui submergées qui leur servirent alors de lieux de relâche ; de sorte que sur les côtes méridionales de l’Amérique, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, les formes de la vie végétale ont pu, de cette manière, prendre une nuance toute particulière qui leur est commune entre elles. Sir Ch. Lyell, dans des pages remarquables, a parlé, presque comme je le fais ici, des effets des grandes alternances du climat sur la distribution géographique. Le monde a probablement accompli récemment une de ses grandes révolutions périodiques de transformation ; et cette supposition, combinée avec les modifications effectuées par sélection naturelle, peut expliquer une multitude de faits dans la distribution actuelle des formes vivantes, alliées ou identiques. On peut dire que les eaux de la vie ont coulé pendant une courte période à la fois du nord et du sud vers l’équateur où elles se sont croisées ; mais elles ont coulé avec plus de force du nord, de manière à inonder le sud. Comme le flux dépose en lignes horizontales les débris qu’il apporte sur les grèves, tout en s’élevant toujours de plus en plus haut sur les côtes où la marée a sa plus grande force ; de même les flots de l’existence ont laissé leurs débris vivants sur les sommets de nos montagnes, suivant une ligne qui s’élève doucement depuis les basses terres arctiques jusque sous l’équateur où elle atteint sa plus grande hauteur. Les êtres ainsi abandonnés sur ces rivages peuvent être comparés à ces races humaines sauvages, qui, chassées dans les montagnes de chaque contrée, y survivent, comme en des forteresses, pour y perpétuer la trace et le souvenir, plein d’intérêt pour nous, des premiers habitants des basses terres environnantes.