(1761) Salon de 1761 « Récapitulation » pp. 165-170
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(1761) Salon de 1761 « Récapitulation » pp. 165-170

Récapitulation

Récapitulons ; jamais nous n’avons eu un plus beau Salon. Presque aucun tableau absolument mauvais ; plus de bons que de médiocres, et un grand nombre d’excellents. Comptez mon ami ; le portrait du roi par Vanlo ; la Magdelaine dans le désert ; la Lecture ; le grand paysage de Boucher ; le St Germain qui donne une médaille à Ste Genevieve ; le St Andre de Deshays, son St Victor ; son St Benoit près de mourir ; le Socrate condamné ; le Bénédicité de Chardin ; le Soleil couchant de Lebel ; les deux Vues de Bayonne ; le Jeune élève de Drouais ; le Diomede de Doyen ; la Blanchisseuse ; le Paralytique, le Fermier brûlé, le portrait de Babuti par Greuse ; le crucifix de bronze de Roland de la Porte ; et d’autres qui ont pu m’échapper.

On ne peint plus en Flandres. On ne peint guère en Italie. La France est donc la seule contrée où cet art se soutienne et même avec quelque éclat.

Voilà bien du bavardage. Tirez de là ce qui vous conviendra. Si vous m’eussiez accordé un peu plus de temps, j’aurais été meilleur et plus court.

Adieu, mon ami. Portez-vous bien. Amusez-vous beaucoup. Incessamment j’irai partager la douceur de vos journées.

 

Enfui je l’ai vu, ce tableau de notre ami Greuze ; mais ce n’a pas été sans peine ; il continue d’attirer la foule. C’est un père qui vient de payer la dot de sa fille. Le sujet est pathétique, et l’on se sent gagner d’une émotion douce en le regardant. La composition m’en a paru très belle ; c’est la chose comme elle a dû se passer. Il y a douze figures ; chacune est à sa place, et fait ce qu’elle doit. Comme elles s’enchaînent toutes ! Comme elles vont en ondoyant et en pyramidant ! Je me moque de ces conditions ; cependant, quand elles se rencontrent dans un morceau de peinture par hasard, sans que le peintre ait eu la pensée de les y introduire, sans qu’il leur ait rien sacrifié, elles me plaisent.

À droite de celui qui voit le morceau est un tabellion assis devant une petite table, le dos tourné au spectateur. Sur la table, le contrat de mariage, et d’autres papiers. Entre les jambes du tabellion, le plus jeune des enfants de la maison. Puis en continuant de suivre la composition de droite à gauche, une fille aînée debout, appuyée sur le dos du fauteuil de son père. Le père assis dans le fauteuil de la maison. Devant lui son gendre debout, et tenant de la main gauche le sac qui contient la dot. L’accordée debout aussi, un bras passé mollement sous celui de son fiancé ; l’autre bras saisi par la mère qui est assise au-dessous. Entre la mère et la fiancée, une sœur cadette debout, penchée sur la fiancée, et un bras jeté autour de ses épaules. Derrière ce groupe, un jeune enfant qui s’élève sur la pointe des pieds pour voir ce qui se passe. Au-dessous de la mère sur le devant, une jeune fille assise qui a de petits morceaux de pain coupé dans son tablier. Tout à fait à gauche, dans le fond, et loin de la scène, deux servantes debout qui regardent. Sur la droite, un garde-manger bien propre avec ce qu’on a coutume d’y renfermer, faisant partie du fond. Au milieu une vieille arquebuse pendue à son croc. Ensuite un escalier de bois qui conduit à l’étage au-dessus. Sur le devant, à terre, dans l’espace vide que laissent les figures, proche des pieds de la mère, une poule qui conduit ses poussins auxquels la petite fille jette du pain ; une terrine pleine d’eau, et sur le bord de la terrine, un poussin, le bec en l’air, pour laisser descendre dans son jabot l’eau qu’il a bue. Voilà l’ordonnance générale, venons aux détails.

Le tabellion est vêtu de noir, culotte et bas de couleur, en manteau et en rabat, le chapeau sur la tête. Il a bien l’air un peu matois et chicanier, comme il convient à un paysan de sa profession. C’est une belle figure. Il écoute ce que le père dit à son gendre. Le père est le seul qui parle. Le reste écoute, et se tait.

L’enfant qui est entre les jambes du tabellion est excellent pour la vérité de son action et de sa couleur. Sans s’intéresser à ce qui se passe, il regarde les papiers griffonnés, et promène ses petites mains par-dessus.

On voit dans la sœur aînée qui est appuyée debout sur le dos du fauteuil de son père, qu’elle crève de douleur et de jalousie, de ce qu’on a accordé le pas sur elle à sa cadette. Elle a la tête portée sur une de ses mains, et lance sur les fiancés des regards curieux, chagrins et courroucés.

Le père est un vieillard de soixante ans, en cheveux gris, un mouchoir tortillé autour de son col. Il a un air de bonhomie qui plaît. Les bras étendus vers son gendre, il lui parle avec une effusion de cœur qui enchante.

Il semble lui dire : Jeannette est douce et sage ; elle fera ton bonheur ; songe à faire le sien… ou quelque autre chose sur l’importance des devoirs du mariage… Ce qu’il dit est sûrement touchant et honnête. Une de ses mains qu’on voit en dehors est hâlée et brune, l’autre qu’on voit en dedans, est blanche : cela est dans la nature.

Le fiancé est d’une figure tout à fait agréable. Il est hâlé de visage ; mais on voit qu’il est blanc de peau. Il est un peu penché vers son beau-père ; il prête attention à son discours ; il en a l’air pénétré ; il est fait au tour et vêtu à merveille, sans sortir de son état. J’en dis autant de tous les autres personnages.

Le peintre a donné à la fiancée une figure charmante, décente et réservée. Elle est vêtue à merveille. Ce tablier de toile blanc fait on ne peut pas mieux. Il y a un peu de luxe dans sa garniture ; mais c’est un jour de fiançailles. Il faut voir comme les plis de tous les vêtements de cette figure et des autres sont vrais ! Cette fille charmante n’est point droite, mais il y a une légère et molle inflexion dans toute sa figure et dans tous ses membres, qui la remplit de grâce et de vérité. Elle est jolie vraiment, et très jolie. Une gorge faite au tour qu’on ne voit point du tout. Mais je gage qu’il n’y a rien là qui la relève, et que cela se soutient tout seul. Plus à son fiancé, et elle n’eût pas été assez décente ; plus à sa mère ou à son père, et elle eût été fausse. Elle a le bras à demi passé sous celui de son futur époux, et le bout de ses doigts tombe et appuie doucement sur sa main ; c’est la seule marque de tendresse qu’elle lui donne, et peut-être sans le savoir elle-même. C’est une idée délicate du peintre.

La mère est une bonne paysanne qui touche à la soixantaine, mais qui a de la santé. Elle est aussi vêtue large, et à merveille. D’une main elle tient le haut du bras de sa fille ; de l’autre elle serre ce bras au-dessus du poignet. Elle est assise ; elle regarde sa fille de bas en haut ; elle a bien quelque peine à la quitter ; mais le parti est bon. Jean est un brave garçon, honnête et laborieux ; elle ne doute point que sa fille ne soit heureuse avec lui. La gaieté et la tendresse sont mêlées dans la physionomie de cette bonne mère.

Pour cette sœur cadette qui est debout à côtés de la fiancée, qui l’embrasse, et qui s’afflige sur son sein, c’est un personnage tout à fait intéressant. Elle est vraiment fâchée de se séparer de sa sœur ; elle en pleure ; mais cet incident n’attriste pas la composition ; au contraire il ajoute à ce qu’elle a de touchant. Il y a du goût et du bon goût à avoir imaginé cet épisode.

Les deux enfants dont l’un assis à côté de la mère s’amuse à jeter du pain à la poule et à sa petite famille, et dont l’autre s’élève sur la pointe du pied, et tend le col pour voir, sont charmants ; mais surtout le dernier.

Les deux servantes debout, au fond de la chambre, nonchalamment penchées l’une contre l’autre, semblent dire d’attitude et de visage : Quand est-ce que notre tour viendra ?

Et cette poule qui a mené ses poussins au milieu de la scène, et qui a cinq ou six petits comme la mère aux pieds de laquelle elle cherche sa vie, a six à sept enfants ; et cette petite fille qui leur jette du pain, et qui les nourrit. Il faut avouer que tout cela est d’une convenance parfaite avec la scène qui se passe, et avec le lieu et les personnages. Voilà un petit trait de poésie tout à fait ingénieux.

C’est le père qui attache principalement les regards ; ensuite l’époux ou le fiancé ; ensuite l’accordée, la mère, la sœur cadette ou l’aînée, selon le caractère de celui qui regarde le tableau ; ensuite le tabellion, les autres enfants, les servantes et le fond ; preuve certaine d’une bonne ordonnance.

Teniere peint des mœurs plus vraies peut-être. Il serait plus aisé de retrouver les scènes et les personnages de ce peintre ; mais il y a plus d’élégance, plus de grâce, une nature plus agréable dans Greuze ; ses paysans ne sont ni grossiers comme ceux de notre bon Flamand, ni chimériques comme ceux de Boucher. Je crois Teniere fort supérieur à Greuze pour la couleur. Je lui crois aussi beaucoup plus de fécondité. C’est d’ailleurs un grand paysagiste, un grand peintre d’arbres, de forêts, d’eaux, de montagnes, de chaumières et d’animaux.

On peut reprocher à Greuze d’avoir répété une même tête dans trois tableaux différents. La tête du père qui paye la dot est celle du père qui lit l’Ecriture sainte à ses enfants, et je crois aussi celle du paralytique, ou du moins ce sont trois frères avec un grand air de famille.

Autre défaut. Cette sœur aînée, est-ce une sœur, ou une servante ? Si c’est une servante, elle a tort d’être appuyée sur le dos de la chaise de son maître, et je ne sais pourquoi elle envie si violemment le sort de sa maîtresse. Si c’est un enfant de la maison, pourquoi cet air ignoble, pourquoi ce négligé ? Contente ou mécontente, il fallait la vêtir comme elle doit l’être aux fiançailles de sa sœur. Je vois qu’on s’y trompe ; que la plupart de ceux qui regardent le tableau, la prennent pour une servante et que les autres sont perplexes. Je ne sais si la tête de cette sœur n’est pas aussi celle de la Blanchisseuse.

Une femme de beaucoup d’esprit a remarqué que ce tableau était composé de deux natures. Elle prétend que le père, le fiancé et le tabellion, sont bien des paysans, des gens de campagne ; mais que la mère, la fiancée, et toutes les autres figures sont de la halle de Paris. La mère est une grosse marchande de fruits ou de poissons ; la fille est une jolie bouquetière. Cette observation est, au moins, fine ; voyez, mon ami, si elle est juste.

Mais il vaudrait bien mieux négliger ces bagatelles, et s’extasier sur un morceau qui présente des beautés de tous côtés. C’est certainement ce que Greuze a fait de mieux. Ce morceau lui fera honneur, et comme peintre savant dans son art, et comme homme d’esprit et de goût. Sa composition est pleine d’esprit et de délicatesse. Le choix de ses sujets marque de la sensibilité et de bonnes mœurs.

Un homme riche qui voudrait avoir un beau morceau en émail, devrait faire exécuter ce tableau de Greuze par Durand qui est habile avec les couleurs que M. de Montami a découvertes. Une bonne copie en émail est presque regardée comme un original ; et cette sorte de peinture est particulièrement destinée à copier.