(1763) Salon de 1763 « Peintures — Vernet » pp. 227-230
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(1763) Salon de 1763 « Peintures — Vernet » pp. 227-230

Vernet

Que ne puis-je pour un moment ressusciter les peintres de la Grece et ceux tant de Rome ancienne que de Rome nouvelle, et entendre ce qu’ils diraient des ouvrages de Vernet ! il n’est presque pas possible d’en parler, il faut les voir.

Quelle immense variété de scènes et de figures ! Quelles eaux ! Quels ciels ! Quelle vérité ! Quelle magie ! Quel effet !

S’il allume du feu, c’est à l’endroit où son éclat semblerait devoir éteindre le reste de la composition. La fumée s’élève épaisse, se raréfie peu à peu, et va se perdre dans l’atmosphère à des distances immenses.

S’il projette des objets sur le cristal des mers, il sait l’en teindre à la plus grande profondeur, sans lui faire perdre ni sa couleur naturelle, ni sa transparence.

S’il y fait tomber la lumière, il sait l’en pénétrer. On la voit trembler et frémir à sa surface.

S’il met des hommes en action, vous les voyez agir.

S’il répand des nuages dans l’air, comme ils y sont suspendus légèrement ! comme ils marchent au gré des vents ! quel espace entre eux et le firmament !

S’il élève un brouillard, la lumière en est affaiblie, et à son tour toute la masse vaporeuse en est empreinte et colorée. La lumière devient obscure, et la vapeur devient lumineuse.

S’il suscite une tempête, vous entendez siffler les vents, et mugir les flots ; vous les voyez s’élever contre les rochers et les blanchir de leur écume. Les matelots crient. Les flancs du bâtiment s’entrouvrent. Les uns se précipitent dans les eaux. Les autres moribonds sont étendus sur le rivage. Ici des spectateurs élèvent leurs mains aux cieux. Là une mère presse son enfant contre son sein ; d’autres s’exposent à périr pour sauver leurs amis ou leurs proches ; un mari tient entre ses bras sa femme à demi pâmée. Une mère pleure sur son enfant noyé ; cependant le vent applique ses vêtements contre son corps, et vous en fait discerner les formes ; des marchandises se balancent sur les eaux, et des passagers sont entraînés au fond des gouffres.

C’est Vernet qui sait rassembler les orages, ouvrir les cataractes du ciel, et inonder la terre. C’est lui qui sait aussi, quand il lui plaît, dissiper la tempête, et rendre le calme à la mer et la sérénité aux cieux. Alors toute la nature sortant comme du chaos, s’éclaire d’une manière enchanteresse, et reprend tous ses charmes.

Comme ses jours sont sereins ! Comme ses nuits sont tranquilles ! Comme ses eaux sont transparentes ! C’est lui qui crée le silence, la fraîcheur et l’ombre dans les forêts. C’est lui qui ose, sans crainte, placer le soleil ou la lune dans son firmament. Il a volé à la nature son secret : tout ce qu’elle produit, il peut le répéter.

Et comment ses compositions n’étonneraient-elles pas ? Il embrasse un espace infini. C’est toute l’étendue du ciel sous l’horizon le plus élevé ; c’est la surface d’une mer ; c’est une multitude d’hommes occupés du bonheur de la société ; ce sont des édifices immenses, et qu’il conduit à perte de vue.

Le tableau qu’on appelle son Clair de lune, est un effort de l’art. C’est la nuit partout, et c’est le jour partout. Ici, c’est l’astre de la nuit qui éclaire et qui colore ; là, ce sont des feux allumés ; ailleurs c’est l’effet mélangé de ces deux lumières. Il a rendu en couleur les ténèbres visibles et palpables de Milton. Je ne vous parle pas de la manière dont il a fait frémir et jouer ce rayon de lumière sur la surface tremblotante des eaux ; c’est un effet qui a frappé tout le monde.

Son Port de Rochefort est très beau. Il fixe l’attention des artistes par l’ingratitude du sujet ; mais celui de La Rochelle est infiniment plus piquant. Voilà ce qu’on peut appeler un ciel. Voilà des eaux transparentes. Et tous ces groupes, ce sont autant de petits tableaux vrais et caractéristiques du local. Les figures en sont du dessin le plus correct. Comme la touche en est spirituelle et légère ! Qui est-ce qui entend la perspective aérienne mieux que cet homme-là ?

Regardez le Port de La Rochelle avec une lunette qui embrasse le champ du tableau, et qui exclut la bordure ; et oubliant tout à coup que vous examinez un morceau de peinture, vous vous écrierez, comme si vous étiez placé au haut d’une montagne, spectateur de la nature même : Ô le beau point de vue !

Et puis, la fécondité de génie et la vitesse d’exécution de cet artiste sont inconcevables. Il eût employé deux ans à peindre un seul de ces morceaux, qu’on n’en serait point surpris, et il y en a vingt de la même force ! C’est l’univers montré sous toutes sortes de faces à tous les points du jour, à toutes les lumières.

Je ne regarde pas toujours ; j’écoute quelquefois. J’entendis un spectateur d’un de ces tableaux qui disait à son voisin : Le Claude Lorrain me semble encore plus piquant ; et celui-ci qui lui répondit : D’accord, mais il est moins vrai.

Cette réponse ne me parut pas juste. Les deux artistes comparés sont également vrais ; mais Le Lorrain a choisi des moments plus rares et des phénomènes plus extraordinaires.

Mais, me direz-vous, vous préférez donc Le Lorrain à Vernet ; car quand on prend la plume ou le pinceau, ce n’est pas pour dire ou pour montrer une chose commune ?

J’en conviens. Mais considérez que les grandes compositions de Vernet ne sont point d’une imagination libre. C’est un travail commandé ; c’est un local qu’il faut rendre tel qu’il est, et remarquez que dans ces morceaux mêmes, Vernet montre bien une autre tête, un autre talent que Le Lorrain, par la multitude incroyable d’actions, d’objets et de scènes particulières. L’un est un paysagiste ; l’autre un peintre d’histoire, et de la première force, dans toutes les parties de la peinture.

Madame Geoffrin, femme célèbre à Paris, a fait exécuter par Vernet la Bergère des Alpes, sujet d’un conte de Marmontel. Je ne trouve ni le conte, ni le tableau bien merveilleux. Les deux figures du peintre n’arrêtent, ni n’intéressent. On se récrie beaucoup sur le paysage ; on prétend qu’il a toute l’horreur des Alpes vues de loin. Cela se peut, mais c’est une absurdité ; car pour les figures et pour moi qui m’assieds à côté d’elles, elles ne sont qu’à peu de distance. Nous touchons à la montagne qui est derrière nous. Cette montagne est peinte dans la vérité d’une montagne voisine ; nous ne sommes séparés des Alpes que par une gorge étroite ; pourquoi donc ces Alpes sont-elles informes, sans détail distinct, verdâtres et nébuleuses ? Pour pallier l’ingratitude de son sujet, l’artiste s’est épuisé sur un grand arbre qui occupe toute la partie gauche de sa composition ; il s’agissait bien de cela ! c’est qu’il ne faut rien commander à un artiste, et quand on veut avoir un beau tableau de sa façon, il faut lui dire, Faites-moi un tableau, et choisissez le sujet qui vous conviendra ; encore serait-il plus sûr et plus court d’en prendre un tout fait.

Mais un tableau médiocre au milieu de tant de chefs-d’œuvre ne saurait nuire à la réputation d’un artiste, et la France peut se vanter de son Vernet à aussi juste titre que la Grece de son Apelle et de son Zeuxis, et que l’Italie de ses Raphaels, de ses Correges et de ses Carraches. C’est vraiment un peintre étonnant.

Le Bas et Cochin gravent de concert ses ports de mer ; mais Le Bas est un libertin qui ne cherche que de l’argent ; et Cochin est un homme de bonne compagnie qui fait des plaisanteries, des soupers agréables, et qui néglige son talent.

Il y a à Avignon un certain Balechou, assez mauvais sujet, qui court la même carrière qu’eux, et qui les écrase.