(1763) Salon de 1763 « Peintures — Doyen » pp. 244-247
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(1763) Salon de 1763 « Peintures — Doyen » pp. 244-247

Doyen

Voici une grande composition et d’un homme qui effraya nos premiers peintres par la hardiesse et le succès de ses tentatives. C’était le Jugement d’Appius Claudius, scène immense ; Diomede qui blesse Venus, autre scène immense ; une Bacchanale, sujet d’ivresse, exécuté avec force et chaleur. Je vous ai dit dans le temps ce que j’en pensais, et ce soldat renversé sur son cheval abattu, percé d’un dard, et dont le sang descendant le long de la crinière du cheval allait teindre les eaux du Xante, m’est encore présent. Ah ! si le reste eût été composé et exécuté de la même vigueur !

Cette fois-ci il a voulu nous montrer Andromaque éplorée devant Ulysse qui fait arracher de ses bras son fils Astyanax, et qui a ordonné qu’on le précipitât du haut des murs d’Ilion.

Le moment qu’il a choisi, est celui où Ulysse marque de la main le haut de la tour, et où l’on arrache l’enfant à sa mère.

On voit à droite, une troupe de soldats. Ulysse est devant eux, et il marque de la main le haut de la tour.

Ici la composition s’interrompt, et laisse un grand vide au milieu du tableau.

Après ce vide la première figure qu’on aperçoit sur la gauche, vers un des angles du tombeau d’Hector, est belle, très belle. C’est une des suivantes d’Andromaque, agenouillée, les bras élevés vers le ciel, les mains jointes, le visage tout couvert de sa longue chevelure.

Ensuite c’est un soldat qui s’est saisi d’Astianax qu’il tient entre ses bras. L’enfant est tourné et penché vers sa mère.

Andromaque est prosternée aux pieds du soldat, et semble plutôt supplier que disputer son enfant. Sa tête répond aux cuisses du soldat. Elle a les bras étendus, le corps incliné et la tête relevée ; son vêtement, son caractère, son attitude sont nobles et pathétiques.

Derrière Andromaque un soldat empêche une des suivantes d’Andromaque d’approcher de sa maîtresse et de l’enfant. Cette suivante s’arrache les cheveux, et elle est renversée sur une autre qui se tord les bras.

Toute cette partie de la scène composée avec chaleur, se passe au-devant du tombeau qui forme une belle et grande masse.

Un soldat courbé sur le haut du mur latéral et postérieur du tombeau, regarde s’il n’y reste rien.

La douleur de ces suivantes est forte. Elles sont bien renversées, bien groupées. Rien de mieux imaginé que ce soldat qui les écarte.

Je l’ai déjà dit, le peintre a voulu faire une Andromaque qui fût belle d’action, de caractère, de draperie et d’attitude, et il y a réussi.

Mais je demande si c’est à un soldat qui n’est que l’instrument de son général, que son mouvement et sa prière doivent s’adresser ? Qu’a-t-elle à obtenir de lui, si Ulysse reste inflexible ? Qu’elle ne quitte pas son enfant, j’y consens. Mais qu’elle parle à Ulysse ! Que ce soit à ce prince qu’elle montre sa peine, son désespoir et ses larmes. Or c’est ce qu’elle ne fait point, et ce qu’elle ne saurait faire ; car elle ne le voit pas, ce soldat mal placé l’en empêche.

Et ce vide énorme qui sépare Ulysse de la scène, et qui le relègue à une distance choquante ? Il coupe la composition en deux parties dont on ferait deux tableaux distincts, l’une à conserver précieusement, l’autre à jeter au feu ; car elle est détestable.

Cet Ulysse droit, roide, froid, sans caractère a été pris dans la boutique d’un vannier. C’est une figure à garder pour la procession du Suisse de la rue aux Ours.

Et ces maussades et longs soldats, à faces de cuivre rouge, et à têtes de choux, entassés les uns sur les autres, que signifient-ils ? que disent-ils ? quelle expression, quelles physionomies ont-ils ? s’ils sont là pour remplir, ils s’en acquittent très exactement.

Si Doyen eût montré son ébauche à un homme de sens, voici ce que cet homme lui aurait dit :

Écartez-moi ces soldats les uns des autres, et donnez-leur plus de caractère, plus de force, des têtes, [des] corps et des visages relatifs à l’action.

Laissez entre eux et leur général un peu d’espace, parce que cela convient. Il faut qu’ils l’accompagnent, mais il ne faut pas qu’ils soient sur ses épaules.

Changez-moi cet Ulysse ; c’est un Ulysse d’osier. Si vous ne connaissez pas cet éloquent, impérieux et adroit scélérat, lisez Homere et Virgile, jusqu’à ce que les idées de ces deux grands poètes, fermentant dans votre imagination, vous aient donné la vraie physionomie de ce personnage.

Faites-lui faire un pas de plus, afin de diminuer ce vide énorme qui coupe en deux votre composition. Que votre scène soit une. Plus près d’Andromaque, elle pourra lui parler, il pourra l’entendre.

Repoussez-moi vers le fond ce soldat qui s’est saisi de l’enfant ; qu’il ne cache pas à sa mère celui à qui elle doit adresser son désespoir.

Laissez votre Andromaque prosternée comme elle l’est, car elle est très bien ; qu’elle saisisse seulement d’une main son fils ou le soldat, comme il vous plaira ; que son autre bras, sa tête, son corps, ses regards, son mouvement, toute son action soient portés vers Ulysse, comme il arrivera, sans y rien changer, lorsque vous aurez écarté ce soldat.

Votre Astyanax est de bois : qu’il ait ses deux petits bras étendus vers sa mère, et faites qu’il réponde à sa douleur.

Cela fait, tout sera ensemble, et votre scène sera une, forte et raisonnée.

Surtout laissez dire ces imbéciles qui trouvent étrange que les suivantes paraissent plus affligées que la mère. Il faut que chacun marque sa passion d’une manière convenable à son rang et à son caractère. Renvoyez-moi ces gens-là à l’endroit où notre poète fait dire à un monarque sur le point d’abandonner au couteau d’un prêtre sa propre fille :

Encor si je pouvais, libre dans mon malheur, Par des larmes au moins soulager ma douleur ! Triste destin des rois ! Esclaves que nous sommes Et des rigueurs du sort et des discours des hommes ! Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins, Et les plus malheureux osent pleurer le moins.

Andromaque est mère ; mais elle est fille de souverain, souveraine elle-même, et femme d’Hector. Tant que son fils est sous ses yeux, il lui reste de l’espoir. Ses suivantes ne peuvent rien ; elles le savent. Ce qu’elles ont à faire, c’est de joindre à l’action de leur maîtresse, tout le spectacle de leur douleur. Et puis, elles sont bien plus certaines qu’Andromaque qu’elles ne verront plus ce cher enfant qu’elles ont élevé.

Mais, Monsieur Doyen, vous avez abandonné votre première manière de colorier. Jamais sans le livret je ne vous aurais reconnu dans ce tableau. Prenez garde qu’à force de passer d’un faire à un autre, vous ne finissiez par en avoir un indécis et commun qui soit à tout le monde, excepté à vous.

Il se fait tard. Adieu, Monsieur Doyen, je vous souhaite une bonne nuit. À revoir au Salon prochain.