(1763) Salon de 1763 « Sculptures et gravures — Falconet » pp. 250-251
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(1763) Salon de 1763 « Sculptures et gravures — Falconet » pp. 250-251

Falconet

Ô la chose précieuse que ce petit groupe de Falconet ! Voilà le morceau que j’aurais dans mon cabinet, si je me piquais d’avoir un cabinet. Ne vaudrait-il pas mieux sacrifier tout d’un coup… Mais laissons cela. Nos amateurs sont des gens à breloques ; ils aiment mieux garnir leurs cabinets de vingt morceaux médiocres que d’en avoir un seul et beau.

Le groupe précieux dont je veux vous parler, il est assez inutile de vous dire que c’est le Pigmalion au pied de sa statue qui s’anime. Il n’y a que celui-là au Salon, et de longtemps il n’aura de second.

La nature et les Grâces ont disposé de l’attitude de la statue. Ses bras tombent mollement à ses côtés. Ses yeux viennent de s’entrouvrir. Sa tête est un peu inclinée vers la terre, ou plutôt vers Pigmalion qui est à ses pieds. La vie se décèle en elle par un souris léger qui effleure sa lèvre supérieure. Quelle innocence elle a ! Elle en est à sa première pensée. Son cœur commence à s’émouvoir ; mais il ne tardera pas à lui palpiter. Quelles mains ! Quelle mollesse de chair ! Non, ce n’est pas du marbre. Appuyez-y votre doigt, et la matière qui a perdu sa dureté, cédera à votre impression. Combien de vérité sur ces côtes ! Quels pieds ! Qu’ils sont doux et délicats !

Un petit Amour a saisi une des mains de la statue, qu’il ne baise pas, qu’il dévore. Quelle vivacité ! Quelle ardeur ! Combien de malice dans la tête de cet Amour ! Petit perfide, je te reconnais ; puissé-je pour mon bonheur, ne te plus rencontrer.

Un genou en terre, l’autre levé, les mains serrées fortement l’une dans l’autre, Pigmalion est devant son ouvrage et le regarde. Il cherche dans les yeux de sa statue la confirmation du prodige que les dieux lui ont promis. Ô le beau visage que le sien ! Ô Falconet, comment as-tu fait pour mettre dans un morceau de pierre blanche la surprise, la joie et l’amour fondus ensemble. Émule des dieux, s’ils ont animé la statue, tu en as renouvelé le miracle en animant le statuaire. Viens que je t’embrasse ; mais crains que coupable du crime de Prométhée, un vautour ne t’attende aussi.

Toute belle que soit la figure du Pigmalion, on pouvait la trouver avec du talent ; mais on n’imagine point la tête de la statue sans génie.

Le faire du groupe entier est admirable. C’est une matière une, dont le statuaire a tiré trois sortes de chairs différentes. Celles de la statue ne sont point celles de l’enfant, ni celles-ci les chairs du Pigmalion.

Ce morceau de sculpture est très parfait. Cependant au premier coup d’œil le cou de la statue me parut un peu fort, ou sa tête un peu faible. Les gens de l’art ont confirmé mon jugement. Ô que la condition d’un artiste est malheureuse ! Que les critiques sont impitoyables et plats ! Si ce groupe enfoui sous la terre pendant quelques milliers d’années, venait d’en être tiré, avec le nom de Phidias en grec, brisé, mutilé, dans les pieds, dans les bras, je le regarderais en admiration et en silence.

En méditant ce sujet, j’en ai imaginé une autre composition que voici.

Je laisse la statue telle qu’elle est, excepté que je demande de droite à gauche, son action exactement la même qu’elle est de gauche à droite.

Je conserve au Pigmalion son expression et son caractère ; mais je le place à gauche : il a entrevu dans sa statue les premiers signes de vie.

Il était alors accroupi. Il se relève lentement, jusqu’à ce qu’il puisse atteindre à la place du cœur. Il y pose légèrement le dos de sa main gauche ; il cherche si le cœur bat ; cependant ses yeux attachés sur ceux de sa statue attendent qu’ils s’entrouvrent. Ce n’est plus alors la main droite de la statue, mais la gauche que le petit Amour dévore.

Il me semble que ma pensée est plus neuve, plus rare et plus énergique que celle de Falconet. Mes figures seraient encore mieux groupées que les siennes. Elles se toucheraient. Je dis que Pigmalion se lèverait lentement ; si les mouvements de la surprise sont prompts et rapides, ils sont ici contenus et tempérés par la crainte, ou de se tromper, ou de mille accidents qui pourraient faire manquer le miracle. Pigmalion tiendrait son ciseau de la main droite, et le serrerait fortement. L’admiration embrasse et serre sans réflexion, ou la chose qu’elle admire, ou celle qu’elle tient.