(1767) Salon de 1767 « Peintures — Chardin » pp. 128-129
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(1767) Salon de 1767 « Peintures — Chardin » pp. 128-129

Chardin

deux tableaux représentant divers instruments de musique. ils ont environ 4 pieds 6 pouces de large, sur 3 pieds de haut.

Ils sont destinés pour les appartemens de Bellevue.

Commençons par dire le secret de celui-ci ; cette indiscrétion sera sans conséquence. Il place son tableau devant la nature, et il le juge mauvais, tant qu’il n’en soutient pas la présence.

Ces deux tableaux sont très-bien composés. Les instruments y sont disposés avec goût ; il y a dans ce désordre qui les entasse une sorte de verve ; les effets de l’art y sont préparés à ravir, tout y est pour la forme et pour la couleur de la plus grande vérité. C’est là qu’on apprend comment on peut allier la vigueur avec l’harmonie. Je préfère celui où l’on voit des tymbales, soit que ces objets y forment de plus grandes masses, soit que la disposition en soit plus piquante. L’autre passerait pour un chef-d’œuvre sans son pendant.

Je suis sûr que lorsque le temps aura éteint l’éclat un peu dur et cru des couleurs fraîches, ceux qui pensent que Chardin faisait encore mieux autrefois changeront d’avis. Qu’ils aillent revoir ces ouvrages lorsque le temps les aura peints. J’en dis autant de Vernet, et de ceux qui préfèrent ses premiers tableaux à ceux qui sortent de dessus sa palette.

Chardin et Vernet voient leurs ouvrages à douze ans du moment où ils peignent, et ceux qui les jugent ont aussi peu de raison que ces jeunes artistes qui s’en vont copier servilement à Rome des tableaux faits il y a cent cinquante ans ; ne soupçonnant pas l’altération que le temps a faite à la couleur, ils ne soupçonnent pas davantage qu’ils ne verraient pas les morceaux des Carraches tels qu’ils les ont sous les yeux, s’ils avaient été sur le chevalet des Carraches tels qu’ils les voient. Mais qui est-ce qui leur apprendra à apprécier les effets du temps ?

Ce qui les garantira de la tentation de faire demain de vieux tableaux de la peinture du siècle passé ?

Le bon sens et l’expérience.

Je n’ignore pas que les modèles de Chardin, les natures inanimées qu’il imite ne changent ni de place, ni de couleur, ni de formes ; et qu’à perfection égale, un portrait de La Tour a plus de mérite qu’un morceau de genre de Chardin. Mais un coup de l’aile du temps ne laissera rien qui justifie la réputation du premier. La poussière précieuse s’en ira de dessus la toile, moitié dispersée dans les airs, moitié attachée aux longues plumes du vieux Saturne. On parlera de La Tour, mais on verra Chardin. ô La Tour, memento, homo, … etc.

On dit de celui-ci qu’il a un technique qui lui est propre et qu’il se sert autant de son pouce que de son pinceau. Je ne sais ce qui en est ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’ai jamais connu personne qui l’ait vu travailler. Quoi qu’il en soit, ses compositions appellent indistinctement l’ignorant et le connaisseur. C’est une vigueur de couleur incroyable, une harmonie générale, un effet piquant et vrai, de belles masses, une magie de faire à désespérer, un ragoût dans l’assortiment et l’ordonnance. éloignez-vous, approchez-vous, même illusion, point de confusion, point de symmétrie non plus, point de papillotage ; l’œil est toujours recréé, parce qu’il y a calme et repos. On s’arrête devant un Chardin comme d’instinct, comme un voyageur fatigué de sa route va s’asseoir, sans presque s’en appercevoir, dans l’endroit qui lui offre un siège de verdure, du silence, des eaux, de l’ombre et du frais.