(1767) Salon de 1767 « Peintures — Lundberg » pp. 169-170
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(1767) Salon de 1767 « Peintures — Lundberg » pp. 169-170

Lundberg

portrait du baron de Breteuil, en pastel. ma foi, je ne connais ni le baron ni son portrait.

Tout ce que je sais, c’est qu’il y avait cette année au sallon beaucoup de portraits, peu de bons, comme cela doit être, et pas un pastel qu’on pût regarder, si vous en exceptez l’ébauche d’une tête de femme dont on pouvait dire, ex ungue leonem ; le portrait de l’oculiste Demours , figure hideuse, beau morceau de peinture ; et la figure crapuleuse et basse de ce vilain abbé De Lattaignant , c’était lui-même passant sa tête à travers un petit cadre de bois noir. C’est certes un grand mérite aux portraits de La Tour de ressembler ; mais ce n’est ni leur principal, ni leur seul mérite, toutes les parties de la peinture y sont encore. Le savant, l’ignorant, les admire sans avoir jamais vu les personnes, c’est que la chair et la vie y sont. Mais pourquoi juge-t-on que ce sont des portraits, et cela sans s’y méprendre ?

Quelle différence y a-t-il entre une tête de fantaisie et une tête réelle ? Comment dit-on d’une tête réelle qu’elle est bien dessinée, tandis qu’un des coins de la bouche relève tandis que l’autre tombe, qu’un des yeux est plus petit et plus bas que l’autre, et que toutes les règles conventionnelles du dessin y sont enfreintes dans la position, les longueurs, la forme et la proportion des parties ?

Dans les ouvrages de La Tour, c’est la nature même, c’est le système de ses incorrections telles qu’on les y voit tous les jours ; ce n’est pas de la poésie, ce n’est que de la peinture. J’ai vu peindre La Tour, il est tranquille et froid ; il ne se tourmente point ; il ne souffre point, il ne halète point, il ne fait aucune de ces contorsions du modeleur enthousiaste, sur le visage duquel on voit se succéder les images qu’il se propose de rendre, et qui semblent passer de son âme sur son front et de son front sur la terre ou sur sa toile. Il n’imite point les gestes du furieux ; il n’a point le sourcil relevé de l’homme qui dédaigne le regard de sa femme qui s’attendrit ; il ne s’extasie point, il ne sourit point à son travail, il reste froid, et cependant son imitation est chaude. Obtiendrait-on d’une étude opiniâtre et longue le mérite de La Tour ? Ce peintre n’a jamais rien produit de verve, il a le génie du technique, c’est un machiniste merveilleux.

Quand je dis de La Tour qu’il est machiniste, c’est comme je le dis de Vaucanson, et non comme je le dirais de Rubens ; voilà ma pensée pour le moment, sauf à revenir de mon erreur, si c’en est une.

Lorsque le jeune Perronneau parut La Tour en fut inquiet, il craignit que le public ne pût sentir autrement que par une comparaison directe l’intervalle qui les séparait. Que fit-il ? Il proposa son portrait à peindre à son rival qui s’y refusa par modestie ; c’est celui où il a le devant du chapeau rabattu, la moitié du visage dans la demi-teinte et le reste du corps éclairé. L’innocent artiste se laisse vaincre à force d’instances, et, tandis qu’il travaillait, l’artiste jaloux exécutait le même ouvrage de son côté. Les deux tableaux furent achevés en même temps, et exposés au même sallon, ils montrèrent la différence du maître et de l’écolier. Le tour est fin et me déplaît. Homme singulier, mais bon homme, mais galant homme, La Tour ne ferait pas cela aujourd’hui ; et puis il faut avoir quelque indulgence pour un artiste piqué de se voir rabaissé sur la ligne d’un homme qui ne lui allait pas à la cheville du pied. Peut-être n’apperçut-il dans cette espièglerie que la mortification du public, et non celle d’un confrère trop habile pour ne pas sentir son infériorité, et trop franc pour ne pas la reconnaître. Eh ! Ami La Tour, n’était-ce pas assez que Perronneau te dît, tu es le plus fort ? Ne pouvais-tu être content à moins que le public ne le dît aussi ? Eh bien, il fallait attendre un moment et ta vanité aurait été satisfaite, et tu n’aurais point humilié ton confrère. à la longue chacun a la place qu’il mérite. La société, c’est la maison de Bertin, un fat y prend le haut bout la première fois qu’il s’y présente, mais peu à peu il est repoussé par les survenans ; il fait le tour de la table, et il se trouve à la dernière place, au-dessus ou au-dessous de l’abbé De La Porte.

Encore un mot sur les portraits et portraitistes.

Pourquoi un peintre d’histoire est-il communément un mauvais portraitiste ? Pourquoi un barbouilleur du pont notre-dame fera-t-il plus ressemblant qu’un barbouilleur de l’académie ? C’est que celui-ci ne s’est jamais occupé de l’imitation rigoureuse de la nature ; c’est qu’il a l’habitude d’exagérer, d’affaiblir, de corriger son modèle ; c’est qu’il a la tête pleine de règles qui l’assujettissent et qui dirigent son pinceau, sans qu’il s’en apperçoive ; c’est qu’il a toujours altéré les formes d’après ces règles de goût et qu’il continue toujours de les altérer ; c’est qu’il fond, avec les traits qu’il a sous les yeux et qu’il s’efforce en vain de copier rigoureusement, des traits empruntés des antiques qu’il a étudiés, des tableaux qu’il a vus et admirés et de ceux qu’il a faits ; c’est qu’il est savant, c’est qu’il est libre, et qu’il ne peut se réduire à la condition de l’esclave et de l’ignorant ; c’est qu’il a son faire, son tic, sa couleur auxquels il revient sans cesse ; c’est qu’il exécute une caricature en beau, et que le barbouilleur, au contraire, exécute une caricature en laid. Le portrait ressemblant du barbouilleur meurt avec la personne, celui de l’habile homme reste à jamais. C’est d’après ce dernier que nos neveux se forment les images des grands hommes qui les ont précédés. Lorsque le goût des beaux-arts est général chez une nation, savez-vous ce qui arrive ? C’est que l’œil du peuple se conforme à l’œil du grand artiste, et que l’exagération laisse pour lui la ressemblance entière. Il ne s’avise point de chicaner, il ne dit point : cet œil est trop petit, trop grand ; ce muscle est exagéré, ces formes ne sont pas justes ; cette paupière est trop saillante, ces os orbiculaires sont trop élevés : il fait abstraction de ce que la connaissance du beau a introduit dans la copie. Il voit le modèle où il n’est pas à la rigueur, et il s’écrie d’admiration. Voltaire fait l’histoire comme les grands statuaires anciens fesaient le buste ; comme les peintres savants de nos jours font le portrait. Il aggrandit, il exagère, il corrige les formes. A-t-il raison ? A-t-il tort ? Il a tort pour le pédant, il a raison pour l’homme de goût. Tort ou raison, c’est la figure qu’il a peinte qui restera dans la mémoire des hommes à venir.