(1767) Salon de 1767 « Peintures — Julliart » pp. 176-177
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(1767) Salon de 1767 « Peintures — Julliart » pp. 176-177

Julliart

Trois paysages, sous un même numéro.

Monsieur Juliart, vous croyez donc que pour être un paysagiste, il ne s’agit que de jetter çà et là des arbres, faire une terrasse, élever une montagne, assembler des eaux, en interrompre le cours par quelques pierres brutes, étendre une campagne le plus que vous pourrez, l’éclairer de la lumière du soleil et de la lune, dessiner un pâtre, et autour de ce pâtre quelques animaux ? Et vous ne songez pas que ces arbres doivent être touchés fortement, qu’il y a une certaine poésie à les imaginer selon la nature du sujet, sveltes et élégans, ou brisés, rompus, gercés, caducs, hideux ; qu’ici pressés et touffus, il faut que la masse en soit grande et belle ; que là rares et séparés, il faut que l’air et la lumière circulent entre leurs branches et leurs troncs ; que cette terrasse veut être chaudement peinte ; que ces eaux imitant la limpidité des eaux naturelles, doivent me montrer comme dans une glace l’image affaiblie de la scène environnante ; que la lumière doit trembler à leur surface ; qu’elles doivent écumer et blanchir à la rencontre des obstacles ; qu’il faut savoir rendre cette écume ; donner aux montagnes un aspect imposant ; les entr’ouvrir, en suspendre la cime ruineuse au-dessus de ma tête, y creuser des cavernes, les dépouiller dans cet endroit, dans cet autre les revêtir de mousse, hérisser leur sommet d’arbustes, y pratiquer des inégalités poétiques ; me rappeller par elles les ravages du temps, l’instabilité des choses, et la vétusté du monde ; que l’effet de vos lumières doit être piquant ; que les campagnes non bornées doivent, en se dégradant, s’étendre jusqu’où l’horizon confine avec le ciel, et l’horizon s’enfoncer à une distance infinie ; que les campagnes bornées ont aussi leur magie ; que les ruines doivent être solennelles, les fabriques déceler une imagination pittoresque et féconde ; les figures intéresser, les animaux être vrais ; et que chacune de ces choses n’est rien, si l’ensemble n’est enchanteur ; si composé de plusieurs sites épars et charmans dans la nature, il ne m’offre une vue romanesque telle qu’il y en a peut-être une possible sur la terre. Vous ne savez pas qu’un paysage est plat ou sublime ; qu’un paysage où l’intelligence de la lumière n’est pas supérieure est un très-mauvais tableau ; qu’un paysage faible de couleur, et par conséquent sans effet, est un très-mauvais tableau ; qu’un paysage qui ne dit rien à mon âme, qui n’est pas dans les détails de la plus grande force, d’une vérité surprenante, est un très-mauvais tableau ; qu’un paysage où les animaux et les autres figures sont maltraités, est un très-mauvais tableau, si le reste poussé au plus haut degré de perfection, ne rachète ces défauts ; qu’il faut y avoir égard pour la lumière, la couleur, les objets, les ciels, au moment du jour, au temps de la saison ; qu’il faut s’entendre à peindre des ciels, à charger ces ciels de nuages tantôt épais, tantôt légers ; à couvrir l’atmosphère de brouillards, à y perdre les objets, à teindre sa masse de la lumière du soleil ; à rendre tous les incidens de la nature, toutes les scènes champêtres, à susciter un orage, à inonder une campagne, à déraciner les arbres, à montrer la chaumière, le troupeau, et le berger entraînés par les eaux ; à imaginer les scènes de commisération analogues à ce ravage ; à montrer les pertes, les périls, les secours sous des formes intéressantes et pathétiques. Voyez comme le Poussin est sublime et touchant, lorsqu’à côté d’une scène champêtre, riante, il attache mes yeux sur un tombeau où je lis : et ego in arcadia. Voyez comme il est terrible, lorsqu’il me montre dans une autre une femme envelopée d’un serpent qui l’entraîne au fond des eaux ! Si je vous demandais une aurore, comment vous y prendriez-vous ? Moi, Monsieur Juliart, dont ce n’est pas le métier, je montrerais sur une colline les portes de Thèbes ; on verrait au devant de ces portes la statue de Memnon ; autour de cette statue des personnes de tout état attirées par la curiosité d’entendre la statue résonner aux premiers rayons du soleil ; des philosophes assis traceraient sur le sable des figures astronomiques ; des femmes, des enfans seraient étendus et endormis, d’autres auraient les yeux attachés sur le lieu du lever du soleil ; on en verrait dans le lointain qui hâteraient leur marche, de crainte d’arriver trop tard. Voilà comment on caractérise historiquement un moment du jour. Si vous aimez mieux des incidens plus simples, plus communs et moins grands, envoyez le bûcheron à la forêt, embusquez le chasseur, ramenez les animaux sauvages des campagnes vers leurs demeures, arrêtez-les à l’entrée de la forêt, qu’ils retournent la tête vers les champs dont l’approche du jour les chasse à regret ; conduisez à la ville le paysan avec son cheval chargé de denrées, faites tomber l’animal surchargé, occupez autour le paysan et sa femme à le relever. Animez votre scène comme il vous plaira. Je ne vous ai rien dit ni des fruits ni des fleurs, ni des travaux rustiques ; je n’aurais point fini. à présent, Monsieur Julliart, dites-moi si vous êtes un paysagiste.

Mais, me dira-t-il, est-ce que celui où j’ai mis sur le devant une fuite en égypte vous déplaît ?… moins que les autres. Votre vierge est assez belle de draperie et de caractère ; mais elle est raide, et si je connaissais mieux les anciens peintres, je vous dirais à qui vous l’avez prise. Votre st Joseph est commun ; et, de plus, long, long. Votre enfant Jésus a le ventre tendu comme un ballon, il est attaqué de la maladie que nos paysans appellent le carreau.