(1767) Salon de 1767 « Peintures — Doyen » pp. 178-191
/ 2097
(1767) Salon de 1767 « Peintures — Doyen » pp. 178-191

Doyen

… multaque in rebus etc.

Lucret. le miracle des ardens. tableau de 22 pieds de haut sur 12 pieds de large, pour la chapelle des ardens, à st Roch.

Voici le fait. L’an 1129, sous le règne de Louis VI, un feu du ciel tomba sur la ville de Paris, il dévorait les entrailles et l’on périssait de la mort la plus cruelle. Ce fléau cessa tout à coup, par l’intercession de sainte Geneviève.

Il n’y a point de circonstances où les hommes soient plus exposés à faire le sophisme, post hoc, … etc. que celles où les longues calamités et l’inutilité des secours humains les contraignent de recourir au ciel.

Dans le tableau de Doyen, tout au haut de la toile à gauche, on voit la sainte à genoux, portée sur des nuages ; elle a les regards tournés vers un endroit du ciel éclairé au-dessus de sa tête, le geste des bras dirigé vers la terre, elle prie, elle intercède… je vous dirais bien le discours qu’elle tient à Dieu, mais cela est inutile ici.

Au-dessous de la gloire dont l’éclat frappe le visage de la sainte, dans des nuages rougeâtres, l’artiste a placé deux groupes d’anges et de chérubins entre lesquels il y en a qui semblent se disputer l’honneur de porter la houlette de la bergère de Nanterre, petite idée gaie qui va mal avec la tristesse du sujet.

Vers la droite, au-dessus de la sainte et proche d’elle, autre petit groupe de chérubins, autres nuages rougeâtres liés avec les premiers. Ces nuages s’obscurcissent, s’épaississent, descendent et vont couvrir le haut d’une fabrique qui occupe le côté droit de la scène, s’enfonce dans le tableau et fait face au côté gauche ; c’est un hôpital, partie importante du local dont il est difficile de se faire une idée nette, même en la voyant. Elle présente au spectateur hors du tableau la face latérale d’une coupe verticale qui passe par le pied droit de la porte de cet édifice, laisse la porte entière, divise le parvis qui est au devant et l’escalier qui descend dans la rue ; en sorte que ce parvis et cet escalier divisés forment un grand massif à pic au-dessus d’une terrasse qui règne sur toute la largeur du tableau.

Ainsi le spectateur qui se proposerait de sortir de sa place d’aller à l’hôpital, monterait d’abord sur la terrasse, rencontrant ensuite la face verticale et à pic du massif, il tournerait à gauche, trouverait l’escalier, monterait l’escalier, traverserait le parvis et entrerait dans l’hôpital dont la porte a son seuil de niveau avec ce parvis. On conçoit qu’un autre spectateur placé dans l’enfoncement du tableau, ferait le chemin opposé et qu’on ne commencerait à l’appercevoir qu’à l’endroit où sa hauteur surpasserait la hauteur verticale de l’escalier, qui va toujours en diminuant.

Le premier incident dont on est frappé c’est un frénétique qui s’élance hors de la porte de l’hôpital, sa tête ceinte d’un lambeau et ses bras nus sont portés vers la sainte protectrice. Deux hommes vigoureux et vus par le dos l’arrêtent et le soutiennent. à droite, sur le parvis, plus sur le devant, c’est un grand cadavre qu’on ne voit que par le dos. Il est tout nu, ses deux longs bras livides, sa tête et sa chevelure pendent vers le pied du massif.

Au-dessous, au lieu le plus bas de la terrasse, à l’angle droit du massif, s’ouvre un égout d’où sortent les deux pieds d’un mort et les deux bouts d’un brancard.

Sur le milieu du parvis, devant la porte de l’hôpital, une mère agenouillée, les bras et les regards tournés vers le ciel et la sainte, la bouche entr’ouverte, l’air éploré, demande le salut de son enfant. Elle a trois de ses femmes autour d’elle ; l’une vue par le dos la soutient sous les bras et joint en même temps ses regards et sa prière aux cris douloureux de sa maîtresse ; la seconde, plus sur le fond et vue de face, a la même action. La troisième accroupie tout à fait au bord du massif, les bras élevés, les mains jointes, implore de son côté.

Derrière celle-ci, debout, l’époux de cette mère désolée, tenant son fils entre ses bras. L’enfant est dévoré par la douleur. Le père affligé a les yeux tournés vers le ciel, expectando… etc. .

La mère a saisi une des mains de son enfant, ainsi la composition présente en cet endroit, au centre, sur le massif, à quelque hauteur au-dessus de la terrasse qui forme la partie antérieure et la plus basse du tableau, un groupe de six figures ; la mère éplorée soutenue par deux de ses femmes, son enfant qu’elle tient par la main, son époux entre les bras duquel l’enfant est tourmenté, et une troisième suivante agenouillée aux pieds de sa maîtresse et de son maître.

Derrière ce groupe, un peu plus vers la gauche, sur le fond au pied du massif, à l’endroit où l’escalier descend et perd de sa hauteur, les têtes suppliantes d’une foule d’habitans.

Tout à fait à la gauche du tableau, sur la terrasse, au pied de l’escalier et du massif, un homme vigoureux qui soutient par dessous les bras un malade nu, un genou en terre, l’autre jambe étendue, le corps renversé en arrière, la tête souffrante, la face tournée vers le ciel, la bouche pleine de cris, se déchirant le flanc de sa main droite. Celui qui secourt ce malade convulsé est vu par le dos et le profil de sa tête ; il a le cou découvert, les épaules et la tête nues ; il implore de la main gauche et du regard.

Sur la terrasse encore, au pied du même massif, un peu plus sur le fond que le groupe précédent, une femme morte, les pieds étendus du côté de l’homme convulsé, la face tournée vers le ciel, toute la partie supérieure de son corps nue, son bras gauche étendu à terre et entouré d’un gros chapelet, ses cheveux épars, sa tête touchant au massif. Elle est couchée sur un traversin de coutil, de la paille, quelques draperies et un ustensile de ménage. On voit de profil, plus sur le fond, son enfant penché et les regards attachés sur le visage de sa mère, il est frappé d’horreur, ses cheveux se sont dressés sur son front, il cherche si sa mère vit encore, ou s’il n’a plus de mère.

Au-delà de cette femme la terrasse s’affaisse, se rompt, et va en descendant jusqu’à l’angle droit inférieur du massif, à l’égout, à la caverne d’où l’on voit sortir les deux bouts du brancard et les deux jambes du mort qu’on y a jeté.

Voilà la composition de Doyen. Reprenons-la, elle a assez de défauts et de beautés pour mériter un examen détaillé et sévère.

J’oubliais de dire que la partie la plus enfoncée montre l’intérieur d’une ville et quelques édifices particuliers.

Au premier aspect, cette machine est grande, imposante, appelle, arrête, elle pourrait inspirer la terreur ensemble et la pitié. Elle n’inspire que la terreur, et c’est la faute de l’artiste, qui n’a pas su rendre les incidents pathétiques qu’il avait imaginés.

On a de la peine à se faire une idée nette de cet hôpital, de cette fabrique, de ce massif. On ne sait à quoi tient ce louche du local, si ce n’est peut-être au défaut de la perspective, à la bizarrerie occasionnée par la difficulté d’agencer sur une même scène des évènemens disparates. Dans les catastrophes publiques on voit des gueux aux environs des palais ; mais on ne voit jamais les habitans des palais autour de la demeure des gueux.

De cent personnes, même intelligentes, il n’y en a pas quatre qui aient saisi le local. On aurait évité ce défaut ou par les avis d’un bon architecte, ou par une composition mieux digérée, plus ensemble, plus une. Cette porte n’a point l’air d’une porte, c’est, en dépit de l’inscription, une fenêtre par laquelle on imagine au premier coup d’œil que ce malade s’élance.

Et puis, encore une fois, pourquoi la scène se passe-t-elle à la porte d’un hôpital ? Est-ce la place d’une femme importante ? Car elle paraît telle à son caractère, au luxe de son vêtement, à son cortège, aux marques d’honneurs de son mari ? Je vous devine, Monsieur Doyen ; vous avez imaginé des scènes de terreur isolées, ensuite un local qui pût les réunir. Il vous fallait un massif à pic pour le cadavre que vous vouliez me montrer la tête, les bras et les cheveux pendans. Il vous fallait un égout pour en faire sortir les deux jambes de votre autre cadavre. Je trouve fort bon et l’hôpital et le massif et l’égout ; mais quand vous m’exposerez ensuite à la porte de cet hôpital, sur ce parvis, dans le voisinage de cet égout, au milieu de la plus vile populace, parmi les gueux, le gouverneur de la ville richement vêtu, chamarré de cordons, sa femme en beau satin blanc, je ne pourrai m’empêcher de vous dire : Monsieur Doyen, et les convenances ?

Les convenances !

Votre ste Geneviève est bien posée, bien dessinée, bien coloriée, bien drapée, bien en l’air, elle ne fatigue point ces nuages qui la soutiennent ; mais je la trouve, moi et beaucoup d’autres, un peu maniérée. à son attitude contournée, à ses bras jettés d’un côté et sa tête de l’autre, elle a l’air de regarder Dieu en arrière et de lui dire par-dessus son épaule : " allons donc, faites finir cela, puisque vous le pouvez. C’est un assez plat passe-temps que vous vous donnez là… " il est certain qu’il n’y a pas le moindre vestige d’intérêt, de commisération sur son visage, et qu’on en fera, quand on voudra, une jolie assomption à la manière de Boucher.

Cette guirlande de têtes de chérubins qu’elle a derrière elle et sous ses pieds forme un papillotage de ronds lumineux qui me blessent ; et puis ces anges sont des espèces de cupidons soufflés et transparens ; tant qu’il sera de convention que ces natures idéales sont de chair et d’os, il faudra les faire de chair et d’os. C’était la même faute dans votre ancien tableau de Diomède et Vénus , la déesse ressemblait à une grande vessie sur laquelle on n’aurait pu s’appliquer avec un peu d’action sans l’exposer à crever avec explosion. Corrigez-vous de ce faire-là ; et songez que, quoique l’ambroisie dont les dieux du paganisme s’enivraient fût une boisson très-légère, et que la vision béatifique dont nos bienheureux se repaissent soit une viande fort creuse, il n’en vient pas moins des êtres dodus, charnus, gras, solides et potelés, et que les fesses de Ganymède et les tétons de la vierge Marie doivent être aussi bons à prendre qu’à aucun giton, qu’à aucune catin de ce monde pervers.

Du reste, le nuage épais qui s’étend sur le haut de vos bâtimens est très-vaporeux ; et toute cette partie supérieure de votre composition est affaiblie, éteinte avec beaucoup d’intelligence. Je ne saurais en conscience vous en dire autant des nuages qui portent votre sainte ; les enfants envelopés de ces nuages sont légers et minces comme des bulles de savon et les nuages lourds comme des ballons serrés de laine volans.

De ces deux anges qui sont immédiatement au-dessous de la sainte, il y en a un qui regarde l’enfant qui souffre entre les bras de son père, et qui le regarde avec un intérêt très-naturel et très-ingénieusement imaginé, cette idée est d’un homme d’esprit, et l’ange et l’enfant sont deux morveux du même âge. L’intérêt de l’ange est bien, parce que c’est un ange ; mais en toute autre circonstance n’oubliez pas que l’enfant dort au milieu de la tempête. J’ai vu au milieu de l’incendie d’un château les enfans de la maison se rouler dans des tas de bled. Un palais qui s’embrase est moins pour un enfant de quatre ans que la chûte d’un château de cartes. C’est un trait de nature que Saurin a bien saisi dans sa pièce du joueur, et je lui en fais compliment.

L’action et la tête de cet homme livide et brûlé de la fièvre, qui s’élance par la fenêtre, ou, puisque vous le voulez, par la porte de l’hôpital, sont on ne peut pas mieux. Ce malade a je ne sais quoi d’égaré dans les yeux, il sourit d’une manière effrayante, c’est sur son visage un mélange d’espérance, de douleur et de joie qui me confond.

Ce malade donc et les deux figures qui groupent avec lui font une belle masse, bien sévère, bien vigoureuse. La tête du malade est du plus grand goût de dessin, de la plus rare expression. Les bras sont dessinés comme les Carraches ; toute la figure dans le style des premiers maîtres d’Italie. La touche en est mâle et spirituelle, c’est la vraie couleur de ces malades, que je n’ai jamais vue ; mais n’importe. On prétend que c’est une imitation de Mignard, mais qu’est-ce que cela me fait ? quisque suos… etc., dit Rameau le fou. Pour ces deux hommes qui le retiennent, je me trompe fort s’ils ne sont d’une telle proportion que si vous les acheviez, leurs pieds descendraient au-dessous du massif sur lequel vous les avez posés ; du reste, ils font bien ce qu’ils font, ils sont sagement drapés, bien coloriés, seulement, je vous le répète, ils semblent moins empêcher un malade de sortir par une porte que de se jetter par une fenêtre. C’est l’effet d’un local bizarre.

J’en suis fâché, Monsieur Doyen, mais la partie la plus intéressante de votre composition, cette mère éplorée, ces suivantes qui l’entourent, ce père qui tient son enfant, tout cela est manqué net.

Premièrement, ces trois femmes et leur maîtresse font un amas confus de têtes, de bras, de jambes, de corps, un chaos où l’on se perd et qu’on ne saurait regarder longtemps. La tête de la mère qui implore pour son fils, bien coëffée, cheveux bien ajustés, est désagréable de physionomie, sa couleur n’a point assez de consistance, il n’y a point d’os sous cette peau, elle manque d’action, de mouvement, d’expression, elle a trop peu de douleur, en dépit de la larme que vous lui faites verser. Ses bras sont de verre colorié, ses jambes ne sont pas indiquées. La draperie de satin dont elle est vêtue forme une grande tache lumineuse, vous avez eu beau l’éteindre après coup, elle n’en est pas restée moins discordante, son éclat n’en éteint pas moins les chairs. Cette grande suivante que je vois par le dos et qui la soutient, est tournée, contournée de la manière la plus déplaisante ; le bras dont elle embrasse sa maîtresse est gourd ; on ne sait sur quoi elle pose. Et puis c’est le plus énorme, le plus monstrueux cu de femme qu’on ait jamais vu ; ces effrayans cus de bacchantes, que vous avez faits pour M. Watelet n’en approchent pas.

Cependant la draperie de cette maussade figure est bien jettée, et dessine bien le nu, ce bras gourd est de bonne couleur et bien empâté, il est seulement un peu équivoque et semble appartenir à la figure verte qui est à côté. Celle-ci qui aide la première dans ses fonctions, bien sur son plan, est belle, tout à fait belle de caractère et d’expression, mais il faut la restituer au Dominiquin. Pour celle qui est accroupie, elle est ignoble, il y a pis, elle ressemble en laid à sa maîtresse, et je gagerais qu’elles ont été prises d’après le même modèle, et puis la couleur de la tête en est aussi sans consistance. à la chute des reins, qu’est-ce que cette petite lumière ? Ne voyez-vous pas qu’elle nuit à l’effet et qu’il fallait l’éteindre ou l’étendre ? Cet enfant est bien dans son maillot, il se tourmente bien, il crie bien, seulement il grimace un peu. Je ne demande pas à son père plus d’expression qu’il n’en a, pour un peu plus de dignité, c’est autre chose ; on prétend qu’il a moins l’air de l’époux de cette femme que d’un de ses serviteurs, c’est l’avis général. Pour moi je lui trouve la simplicité, l’espèce de rusticité, la bonhommie domestique des gens de son temps. J’aime ses cheveux crépus et j’en suis content, sans compter qu’il a du caractère, et qu’il est on ne saurait plus vigoureusement colorié, trop peut-être, ainsi que l’enfant. Ce groupe avançant excessivement, chasse la mère de son plan, de manière qu’on doute qu’elle puisse appercevoir la sainte à laquelle elle s’adresse ; et cette mère avec ses suivantes chassées en avant, font paraître les figures d’en bas colossales.

Il n’y a qu’une voix sur votre malade qui se déchire le flanc, c’est une figure de l’école du Carrache, et pour la couleur, et pour le dessin, et pour l’expression. Sa tête et son action font frémir, mais sa tête est belle, c’est une douleur terrible, mais qui n’a rien de hideux. Il souffre, il souffre à l’excès, mais sans grimacer. L’homme qui le soutient est très-beau, seulement le sommet de sa tête, son chignon, son épaule, sont un peu de cuivre ; vous l’avez voulu chaud, et vous l’avez fait de brique. Je crains encore que ce groupe ne vienne pas assez sur le devant, ou que les autres ne s’enfoncent pas autant qu’ils le devraient.

Pour cette femme étendue morte sur de la paille avec son chapelet autour du bras, plus je la vois, plus je la trouve belle. ô la belle, la grande, l’intéressante figure !

Comme elle est simple ! Comme elle est bien drapée !

Comme elle est bien morte ! Quel grand caractère elle a ! Quoique renversée en arrière et son visage vu de raccourci, comme elle conserve ce grand caractère et sa beauté, et comme elle les conserve dans la position la plus défavorable ! Si cette figure vous appartenait, et qu’il n’y eût que ce mérite dans tout votre tableau, vous ne seriez pas un artiste commun.

Elle est d’une belle pâte, d’une bonne couleur, mais sa draperie verte et forte ne contribue pas peu à coller sa tête au pied du mur. On dit qu’elle est empruntée de la peste du Poussin ; qu’est-ce que cela me fait encore ? Les pailles éparses autour d’elle, ces draperies, ce coussin de coutil, tout cela est large et bien peint. Je ne sais ce qu’ils entendent par une manière de faire lourde, qu’ils appellent allemande ; faciuntne nimis intelligendo, … etc. .

On ne donne pas plus d’expression, on ne montre pas mieux l’incertitude et l’effroi, on ne peint pas avec plus de vigueur, on ne fait rien de mieux que cet enfant qui est dans la demi-teinte penché sur elle.

Ses cheveux hérissés sont beaux ; il est bien dessiné, bien touché.

Lorsque je dis à Cochin : cette terrasse ne serait pas plus chaude quand Loutherbourg ou quelque autre paysagiste de profession l’aurait faite… il me répond : il est vrai, mais c’est tant pis… ami Cochin, vous pouvez avoir raison, mais je ne vous entends pas.

C’est une belle idée, bien poétique, que ces deux grands pieds nus qui sortent de la caverne ou de l’égout ; d’ailleurs ils sont beaux, bien dessinés, bien coloriés, bien vrais. Mais le haut de la caverne est vide, et si l’on voulait me faire concevoir qu’elle regorge de cadavres, il aurait fallu l’annoncer. Il n’en est pas de ces deux pieds comme des deux bras que le Rimbrand a élevés du fond de la tombe du Lazare, les circonstances sont différentes. Rimbrand est sublime en ne me montrant que deux bras ; vous l’auriez été en me montrant plus de deux pieds. Je ne saurais imaginer plein un lieu que je vois vide.

C’est encore une belle idée, bien poétique, que cet homme dont la tête, les longs bras nus et la chevelure pendent le long du massif. Je sais que quelques spectateurs pusillanimes en ont détourné leurs regards d’horreur, mais qu’est-ce que cela me fait à moi, qui ne le suis point, et qui me suis plu à voir dans Homère des corneilles rassemblées autour d’un cadavre, lui arracher les yeux de la tête en battant les ailes de joie ? Où attendrais-je des scènes d’horreur, des images effrayantes, si ce n’est dans une bataille, une famine, une peste, une épidémie ? Si vous eussiez consulté ces gens à petit goût raffiné qui craignent des sensations trop fortes, vous eussiez passé la brosse sur votre frénétique qui s’élance de l’hôpital, sur ce malade qui se déchire les flancs au pied de votre massif ; et moi j’aurais brûlé le reste de votre composition, j’en excepte toutefois la femme au chapelet, à qui que ce soit qu’elle appartienne.

Mais, mon ami, quand nous laisserions là un moment le peintre Doyen pour nous entretenir d’autre chose, croyez-vous qu’il y eût si grand mal ? Tout en écrivant l’endroit du discours de Diomède que je viens de citer, je recherchais la cause des différens jugements que j’en ai entendu porter. Il présente à l’imagination des cadavres, des yeux arrachés de la tête, des corneilles qui battent leurs ailes de joie.

Un cadavre n’a rien qui dégoûte, la peinture en expose dans ses compositions sans blesser la vue. La poésie emploie ce mot sans fin. Pourvu que les chairs ne se dissolvent point, que les parties putréfiées ne se séparent point, qu’il ne fourmille point de vers et qu’il garde ses formes, le bon goût dans l’un et l’autre art ne rejettera point cette image. Il n’en est pas ainsi des yeux arrachés de la tête. Je ferme les miens pour ne pas voir ces yeux tiraillés par le bec d’une corneille, ces fibres sanglantes, purulentes, moitié attachées à l’orbite de la tête du cadavre, moitié pendantes du bec de l’oiseau vorace.

Cet oiseau cruel battant les ailes de joie est horriblement beau. Quel doit donc être l’effet de l’ensemble d’un pareil tableau ? Divers, selon l’endroit auquel l’imagination s’arrêtera. Mais sur quel endroit ici l’imagination doit-elle se reposer de préférence ? Sera-ce sur le cadavre ? Non, c’est une image commune. Sur les yeux arrachés hors de la tête du cadavre ? Non, puisqu’il y a une image plus rare, celle de l’oiseau qui bat les ailes de joie. Aussi cette image est-elle présentée la dernière, aussi présentée la dernière sauve-t-elle le dégoût de l’image qui précède ; aussi y a-t-il bien de la différence entre ces images rangées dans l’ordre qui suit : je vois les corneilles qui battent les ailes autour de ton cadavre et qui t’arrachent les yeux de la tête… ou rangées dans l’ordre du poëte : je vois les corneilles rassemblées autour de ton cadavre, t’arracher les yeux de la tête, en battant les ailes de joie. Regardez bien, mon ami, et vous sentirez que c’est ce dernier phénomène qui vous occupe et qui vous dérobe l’horreur du reste. Il y a donc un art inspiré par le bon goût dans la manière de distribuer les images dans le discours et de sauver leurs effets, un art de fixer l’œil de l’imagination à l’endroit où l’on veut. C’est celui de Timante qui voile la tête d’Agamemnon ; c’est celui de Teniers, qui ne vous laisse appercevoir que la tête d’un homme accroupi derrière une haie ; c’est celui d’Homère dans le passage cité. Il ne consiste pas seulement dans la succession des idées, le choix des expressions y fait beaucoup, d’expressions fortes ou faibles, simples ou figurées, lentes ou rapides ; c’est là surtout que la magie de la prosodie qui arrête ou précipite la déclamation, a son grand jeu. ô les pauvres gens que la plupart de nos faiseurs de poétiques… .

Je trouve seulement le cadavre de Doyen d’un livide un peu monotone ; la putréfaction ne se fait pas d’une manière aussi uniforme ; elle est accompagnée d’une multitude d’accidens, de taches variées à l’infini.

Il lui fallait plus de relief, il est un peu plat.

C’est très-bien fait au peintre de l’avoir placé dans la demi-teinte.

Je reviens sur son frénétique qui se déchire les flancs ; la convulsion y serpente de la tête aux pieds, on la voit et dans les muscles du visage, et dans ceux du cou et de la poitrine, et dans les bras, le ventre, le bas-ventre, les cuisses, les jambes, les pieds ; c’est une très-belle, très-parfaite imitation.

Ils accusent la jambe étendue et son pied d’être un peu trop forts. Je n’en sais pas assez, pour être ou n’être pas de leur avis ; le pied m’en paraît seulement informe.

Mais ce que j’estime surtout dans la composition de Doyen, c’est qu’à travers son fracas tout y est dirigé à un seul et même but, avec une action et un mouvement propre à chaque figure, toutes ont un rapport commun à la sainte : rapport dont on retrouve des vestiges même dans les morts. Cette belle femme qui vient d’expirer au pied du massif a expiré en invoquant. Le cadavre effrayant qui pend du massif avait les bras élevés vers le ciel quand il est tombé mort, comme on le voit.

Malgré cela, je ne saurais me dissimuler que l’ouvrage de Doyen n’ait l’air tourmenté, qu’il n’y ait ni naturel ni facilité dans la distribution des figures et des incidens, et qu’on n’y sente partout l’homme qui s’est battu les flancs. Je m’explique : il y a dans toute composition un chemin, une ligne qui passe par les sommités des masses ou des groupes, traversant différens plans, s’enfonçant ici dans la profondeur du tableau, là s’avançant sur le devant.

Si cette ligne, que j’appellerai ligne de liaison, se plie, se replie, se tortille, se tourmente, si ses circonvolutions sont petites, multipliées, rectilinéaires, anguleuses, la composition sera louche, obscure ; l’œil irrégulièrement promené, égaré dans un labyrinthe, saisira difficilement la liaison. Si au contraire elle ne serpente pas assez, si elle parcourt un long espace sans trouver aucun objet qui la rompe, la composition sera rare et décousue. Si elle s’arrête, la composition laissera un vuide, un trou. Si l’on sent ce défaut et qu’on remplisse le vuide ou trou d’un accessoire inutile, on remédiera à un défaut par un autre.

Un exemple excellent à proposer aux élèves de la distribution la plus plate et la plus vicieuse, de la ligne de liaison la plus ridiculement rompue, c’est le tableau de l’agonie de Jésus-Christ au jardin des oliviers, que Parocel a exposé cette année.

Ses figures sont placées sur trois lignes parallèles, en sorte qu’on pourrait dépecer son tableau en trois autres mauvais tableaux.

Le miracle des ardens de Doyen n’est pas irrépréhensible de ce côté : la ligne de liaison y est enfractueuse, pliée, repliée, tortillée. On a de la peine à la suivre ; elle est quelquefois équivoque, ou elle s’arrête tout court, ou il faut bien de la complaisance à l’œil pour en poursuivre le chemin.

Une composition bien ordonnée n’aura jamais qu’une seule vraie, unique ligne de liaison ; et cette ligne conduira et celui qui la regarde et celui qui tente de la décrire.

Autre défaut et peut-être le plus considérable de tous, c’est qu’on y désire une meilleure connaissance de la perspective, des plans plus distincts, plus de profondeur ; tout cela n’a pas assez d’air et de champ, ne recule pas, n’avance pas assez. Et le malade qui s’élance de l’hôpital, et la mère agenouillée qui supplie, et les trois suivantes qui la servent, et le mari qui tient l’enfant, tous ces objets forment un chaos, une masse compacte de figures. Si, sur le fond, derrière le père, vous imaginez un plan vertical, parallèle à la toile, et sur le devant un autre plan parallèle au premier, vous formerez une boîte qui n’aura pas six pieds de profondeur, dans laquelle toutes les scènes de Doyen se passeront et où ses malades plus entassés que dans nos hôpitaux périront étouffés.

Ce qui achève d’augmenter la confusion, la discordance, la fatigue de l’œil, ce sont des tons jaunâtres trop voisins et trop répétés : les nuages sont jaunâtres, la carnation des hommes jaunâtre, les draperies ou jaunes ou d’un rouge mêlé de teintes jaunes ; le manteau de la figure principale d’un beau jonquille, les ornements en sont d’or, il y a des écharpes tirant sur le jaune, la grande suivante au derrière énorme est jaune. En faisant tout participer de la même teinte, on évite la discordance et l’on tombe dans la monotonie. Il faut être bien malheureux pour avoir ces deux défauts à la fois.

S’il est vrai, comme on le reproche à Doyen, et comme il aurait un peu de peine à se justifier, qu’il ait emprunté la distribution, la marche générale de sa machine d’une composition de Rubens où l’on prétend que l’ordonnance est la même, je ne suis plus surpris du défaut d’air et de plans ; il est presque inséparable de cette sorte de plagiat. L’estampe vous donnera bien la position des masses, la distribution des groupes, elle vous indiquera même le lieu des ombres et des lumières, à peu près le moyen de séparer les objets, mais ce moyen sera très-difficile à transporter sur la toile ; c’est le secret de l’inventeur ; il n’a imaginé son ensemble que d’après un technique qui est le sien et qui ne sera jamais bien le vôtre. Il est difficile d’exécuter un tableau d’après une description donnée et détaillée, il l’est peut-être encore davantage de l’exécuter d’après une estampe. De là l’intelligence du clair-obscur manquée, rien qui s’éloigne, se rapproche, s’unisse, se sépare, s’avance, se recule, se lie, se fuie ; plus d’harmonie, plus de netteté, plus d’effet, plus de magie. De là, des figures poussées trop en devant seront trop grandes, et d’autres repoussées trop en arrière seront trop petites ; ou, plus communément, toutes s’entassant les unes sur les autres, plus d’étendue, plus d’air, plus de champ, nulle profondeur, confusion d’objets découpés et artistement collés les uns sur les autres, vingt scènes diverses se passant comme entre deux planches, entre deux boiseries qui ne seront séparées que de l’épaisseur de la toile et de la bordure.

Ajoutez que tandis que le défaut d’air et de perspective porte les figures du devant vers le fond et du fond vers le devant, par une seconde malédiction elles sembleront encore chassées de la gauche vers la droite et de la droite vers la gauche, ou retenues comme par force dans l’enceinte de la toile ; en sorte que cet obstacle levé, on craindrait que tout n’échappât, et n’allât se disperser dans l’espace environnant.

Il y a de la couleur, que dis-je ? Le tableau de Doyen est même très-vigoureusement colorié, mais il manque d’harmonie, et quoiqu’il soit chaud de toute part, on ne saurait le regarder longtemps sans être peiné, mais c’est principalement au groupe des six figures placées sur le massif que cette peine se fait sentir, c’est un grand papillotage insupportable. Il n’en est pas ainsi de la partie inférieure ou de la terrasse, ni de la partie vaporeuse et supérieure.

Autre défaut, c’est que la fabrique est d’architecture grecque ou romaine, et que l’action se passe sous le règne de l’architecture gothique, licence inutile. Du reste, elle est d’un bon ton de couleur.

Avec tout ce que je viens de reprendre dans le tableau de Doyen, il est beau et très-beau ; il est chaud, il est plein d’imagination et de verve ; il y a du dessin, de l’expression, du mouvement, beaucoup, mais beaucoup de couleur, et il produit un grand effet.

L’artiste s’y montre un homme et un homme qu’on n’attendait pas ; c’est sans contredit la meilleure de ses productions. Qu’on expose ce tableau en quelque endroit du monde que ce soit, qu’on lui oppose quelque maître ancien ou moderne qu’on voudra, la comparaison ne lui ôtera pas tout mérite. Vous en direz tout ce qu’il vous plaira, monsieur le chevalier Pierre, si ce morceau n’est que d’un écolier, fort à la vérité, qu’êtes-vous ? Est-ce que vous croyez que nous avons oublié la platitude de ce Mercure et de cette Aglaure que vous refesiez sans cesse et qui était toujours à refaire, et ce crucifiement médiocre, toujours médiocre, quoique copié d’une des plus sublimes compositions du Carrache ? Il y a des hommes d’une jalousie bien impudente et bien basse. Monsieur le chevalier, acquérez le droit d’être dédaigneux et ne le soyez pas ; c’est le mieux.

Mais savez-vous, mon ami, la raison de cette rage de Greuze, de ce déchaînement de Pierre, contre ce pauvre Doyen ? C’est que Michel qui tient l’école laissera bientôt vacante une place à laquelle ils prétendent tous. Doyen a été suffisamment vengé de ses critiques par le suffrage public et le témoignage honorable de son académie qui sur son tableau l’a nommé adjoint à professeur.

Je crois avoir déjà remarqué dans quelques-uns de mes papiers, où je m’étais proposé de montrer qu’une nation ne pouvait avoir qu’un beau siècle, et que dans ce beau siècle un grand homme n’avait qu’un moment pour naître, que toute belle composition, tout véritable talent en peinture, en sculpture, en architecture, en éloquence, en poésie, supposait un certain tempérament de raison et d’enthousiasme, de jugement et de verve, tempérament rare et momentané, équilibre sans lequel les compositions sont extravagantes ou froides. Il y a un écueil à craindre pour Doyen, c’est qu’échauffé par son morceau du miracle des ardens, dont la poésie a plutôt fait le succès que le technique (car à trancher le mot, en peinture ce n’est qu’une très-magnifique ébauche), il ne passe la vraie mesure, que sa tête ne s’exalte trop, et qu’il ne se jette dans l’outré, il est sur la ligne, un pas de travers de plus et le voilà dans le fracas, dans le désordre. Vous aimez encore mieux, me direz-vous, l’extravagant que le plat ; et moi aussi ; mais il y a un milieu entre l’un et l’autre, qui nous convient à tous les deux davantage.

J’ai vu l’artiste ; vous ne le croiriez pas, il joue la modestie à merveille ; il fait tout ce qu’il peut pour réprimer la bouffissure de l’orgueil qui le gagne ; il reçoit l’éloge avec plaisir, mais il a la force de le tempérer ; il regrette sincèrement le temps qu’il a perdu avec les grands et les femmes, ces deux pestes du talent ; il se propose d’étudier.

Ce dont il aime surtout à s’entendre louer, c’est de son faire, qui n’est d’aucun attelier moderne. En effet son style et son pinceau ne sont qu’à lui ; il ne veut s’endetter qu’à Raphaël, le Guide, le Titien, le Dominiquin, Le Sueur, le Poussin, gens riches que nous lui permettrons d’interroger, de consulter, d’appeler à son secours, mais non de voler. Qu’il apprenne de l’un à dessiner, de l’autre à colorier, de celui-ci à ordonner sa scène, à établir ses plans, à lier ses incidents, la magie de la lumière et des ombres, l’effet de l’harmonie, la convenance, l’expression ; à la bonne heure.

Le public paraît avoir regardé le tableau de Doyen comme le plus beau morceau du sallon, et je n’en suis pas surpris. Une chose d’expression forte, un démoniaque qui se tord les bras, qui écume de la bouche, dont les yeux sont égarés, sera mieux senti de la multitude qu’une belle femme nue qui sommeille tranquillement et qui vous livre ses épaules et ses reins ; la multitude n’est pas faite pour recevoir toutes les chaînes imperceptibles qui émanent de cette figure, en saisir la mollesse, le naturel, la grâce, la volupté. C’est vous, c’est moi qui nous laissons blesser, envelopper dans ces filets ; c’est nous qu’ils retiennent invinciblement aeterno devinctietc. . Mais est-il bien sûr qu’il n’y ait pas autant de verve dans la première scène de Térence et dans l’ Antinoüs que dans aucune scène de Molière, dans aucun morceau de Michel-Ange ? J’ai prononcé là-dessus autrefois un peu légèrement. à tout moment je donne dans l’erreur, parce que la langue ne me fournit pas à propos l’expression de la vérité.

J’abandonne une thèse, faute de mots qui rendent bien mes raisons ; j’ai au fond de mon cœur une chose, et j’en dis une autre. Voilà l’avantage de l’homme retiré dans la solitude, il se parle, il s’interroge, il s’écoute et s’écoute en silence, sa sensation secrète se dévelope peu à peu, et il trouve les vraies voix qui dessillent les yeux des autres, et qui les entraînent. o rus, … etc.

Vien et Doyen ont retouché leurs tableaux en place.

Je ne les ai point vus, mais allez à saint-Roch ; et quoi qu’ait pu faire Doyen, je gage que son tableau, après vous avoir appelé par une bonne couleur générale, vous repoussera toujours par la discordance. Je gage que son effet vous fatiguera ; qu’il n’y a point de plans, mais point ; rien de décidé ; qu’on ne sait toujours où posent les figures du parvis ; que cette grosse suivante à énorme derrière rouge, au lieu d’être large, continue d’être monstrueuse et mal assise ; qu’il n’y a point de repos, que vous y ressentez partout la furia francese ; qu’à juger de la figure qui tient le petit enfant, par le plan qu’on lui suppose, elle est d’une grandeur colossale, etc., etc. Ces vices ne se corrigent pas à la pointe du pinceau. ma come… etc., le bas de son tableau sera toujours beau, la couleur en sera toujours chaude, vigoureuse et vraie. Le groupe des deux figures dont l’une se déchire les flancs (quoiqu’il y ait peut-être dans Rubens ou ailleurs un possédé que Doyen ait regardé), sera toujours d’un grand maître ; que s’il a pris cette figure, c’est ut conditor et non ut interpres, et que ce Greuze qui lui en fait le reproche n’a qu’à se taire, car il ne serait pas difficile de lui cogner le nez sur certains tableaux flamands où l’on retrouve des attitudes, des incidents, des expressions, trente accessoires dont il a su profiter, sans que ses ouvrages en perdent rien de leur mérite.

Le bas du tableau de Doyen annonce vraiment un grand talent. Qu’il mette un peu de plomb dans sa tête ; que ses compositions deviennent plus sages, plus décidées ; que les figures en soient mieux assises ; qu’il n’entasse plus tête sur tête ; qu’il étudie plus les grands maîtres ; qu’il s’éprenne davantage de la simplicité ; qu’il soit plus harmonieux, plus sévère, moins fougueux, moins éclatant, et vous verrez le coin qu’il tiendra dans l’école française. Il a du feu, mais trop de petits effets qui nuisent à l’ensemble ; il perd à être détaillé, mais il sent, mais il sent fortement, c’est un grand point.

Laissez-le aller, vous dis-je.

Quoique la partie supérieure de son tableau n’aille pas de pair avec l’inférieure, la gloire cependant est soignée, contre l’usage, qui la néglige ordinairement, hic quoque sunt superis sua jura ; et le tout rappelle bien mon épigraphe : multaque in rebus acerbis… etc. le besoin que Doyen et Vien ont senti de retoucher leurs tableaux en place doit apprendre aux artistes à se ménager dans l’attelier la même exposition, les mêmes lumières, le même local qu’ils doivent occuper.

Vien a moins perdu à saint-Roch que Doyen. Vien y est resté simple, sage et harmonieux ; Doyen fatigant, papillotant, inégal, vigoureux ; les figures du bas vous y paraîtront beaucoup trop fortes pour les autres.

Donnez à Vien la verve de Doyen qui lui manque ; donnez à Doyen le faire de Vien qu’il n’a pas, et vous aurez deux grands artistes. Mais cela est peut-être impossible, du moins cette alliance ne s’est point encore vue ; et le premier de tous les peintres n’est que le second dans toutes les parties de la peinture.

Allez voir le tableau de Doyen, le soir en été, et voyez-le de loin ; allez voir celui de Vien, le même dans la même saison, et voyez-le de près ou de loin, comme il vous plaira ; restez-y jusqu’à la nuit close, et vous verrez la dégradation de toutes les parties suivre exactement la dégradation de la lumière naturelle, et la scène entière s’affaiblir comme la scène de l’univers, lorsque l’astre qui l’éclairait a disparu. Le crépuscule naît dans sa composition, comme dans la nature.