(1767) Salon de 1767 « Peintures — Baudouin » pp. 198-202
/ 2934
(1767) Salon de 1767 « Peintures — Baudouin » pp. 198-202

Baudouin

Toujours petits tableaux, petites idées, compositions frivoles, propres au boudoir d’une petite-maîtresse, à la petite maison d’un petit-maître ; faites pour de petits abbés, de petits robins, de gros financiers ou autres personnages sans mœurs et d’un petit goût. le coucher de la mariée. à gouache.

Entrons dans cet appartement et voyons cette scène. à droite, cheminée et glace. Sur la cheminée et devant la glace flambeaux à plusieurs branches et allumés. Devant le foyer, suivante accroupie qui couvre le feu. Derrière celle-ci, autre suivante accroupie qui, l’éteignoir à la main, se dispose à éteindre les bougies des bras attachés à la boiserie.

Au côté de la cheminée, en s’avançant vers la gauche, troisième suivante debout, tenant sa maîtresse sous les bras et la pressant d’entrer dans la couche nuptiale. Cette couche à moitié ouverte, occupe le fond. La jeune mariée s’est laissé vaincre, elle a déjà un genou sur la couche ; elle est en déshabillé de nuit. Elle pleure. Son époux, en robe de chambre, est à ses pieds, et la conjure, on ne le voit que par le dos. Il y a au chevet du lit une quatrième suivante qui a levé la couverture ; tout à fait à gauche, sur un guéridon, un autre flambeau à branches ; sur le devant, du même côté, une table de nuit avec des linges.

Monsieur Baudouin, faites-moi le plaisir de me dire en quel lieu du monde cette scène s’est passée. Certes ce n’est pas en France ; jamais on n’y a vu une jeune fille bien née, bien élevée, à moitié nue, un genou sur le lit, sollicitée par son époux en présence de ses femmes qui la tiraillent. Une innocente prolonge sans fin sa toilette de nuit ; elle tremble, elle s’arrache avec peine des bras de son père et de sa mère, elle a les yeux baissés, elle n’ose les lever sur ses femmes, elle verse une larme. Quand elle sort de sa toilette pour passer vers le lit nuptial, ses genoux se dérobent sous elle ; ses femmes sont retirées, elle est seule, lorsqu’elle est abandonnée aux désirs, à l’impatience de son jeune époux. Ce moment est faux ; il serait vrai, qu’il serait d’un mauvais choix. Quel intérêt cet époux, cette épouse, ces femmes de chambre, toute cette scène peut-elle avoir ? Feu notre ami Greuze n’eût pas manqué de prendre l’instant précédent, celui où un père, une mère, envoient leur fille à son époux. Quelle tendresse, quelle honnêteté, quelle délicatesse, quelle variété d’actions et d’expressions dans les frères, les sœurs, les parens, les amis, les amies ; quel pathétique n’y aurait-il pas mis ! Le pauvre homme, que celui qui n’imagine dans cette circonstance qu’un troupeau de femmes de chambre !

Le rôle de ces suivantes serait ici d’une indécence insupportable, sans les physionomies ignobles, basses et malhonnêtes que l’artiste leur a données. La petite mine chiffonnée de la mariée, l’action ardente et peu touchante du jeune époux vu par le dos, ces indignes créatures qui entourent la couche, tout me représente un mauvais lieu. Je ne vois qu’une courtisane qui s’est mal trouvée des caresses d’un petit libertin et qui redoute le même péril sur lequel quelques-unes de ses malheureuses compagnes la rassurent. Il ne manque là qu’une vieille.

Rien ne prouve mieux que l’exemple de Baudouin combien les mœurs sont essentielles au bon goût.

Ce peintre choisit mal ou son sujet ou son instant, il ne sait pas même être voluptueux. Croit-il que le moment où tout le monde s’est retiré, où la jeune épouse est seule avec son époux n’eût pas fourni une scène plus intéressante que la sienne ?

Artistes, si vous êtes jaloux de la durée de vos ouvrages, je vous conseille de vous en tenir aux sujets honnêtes. Tout ce qui prêche aux hommes la dépravation est fait pour être détruit, et d’autant plus sûrement détruit, que l’ouvrage sera plus parfait. Il ne subsiste presque plus aucune de ces infâmes et belles estampes que le Jule Romain a composées d’après l’impur Arétin ; la probité, la vertu, l’honnêteté, le scrupule, le petit scrupule superstitieux, font tôt ou tard main basse sur les productions déshonnêtes. En effet, quel est celui d’entre nous qui, possesseur d’un chef-d’œuvre de peinture ou de sculpture capable d’inspirer la débauche, ne commence pas à en dérober la vue à sa femme, à sa fille, à son fils ? Quel est celui qui ne pense que ce chef-d’œuvre ne puisse passer à un autre possesseur moins attentif à le serrer ? Quel est celui qui ne prononce au fond de son cœur que le talent pouvait être mieux employé, un pareil ouvrage n’être pas fait, et qu’il y aurait qeulque mérite à le supprimer ? Quelle compensation y a-t-il entre un tableau, une statue, si parfaite qu’on la suppose, et la corruption d’un cœur innocent ? Et si ces pensées qui ne sont pas tout à fait ridicules s’élèvent, je ne dis pas dans un bigot, mais dans un homme de bien, et dans un homme de bien je ne dis pas religieux, mais esprit fort, mais athée, âgé, sur le point de descendre au tombeau, que deviennent le beau tableau, la belle statue, ce groupe du satyre qui jouit d’une chèvre, ce petit Priape qu’on a tiré des ruines d’Herculanum ; ces deux morceaux les plus précieux que l’antiquité nous ait transmis, au jugement du baron de Gleichen et de l’abbé Galiani, qui s’y connaissent ? Voilà donc en un instant le fruit des veilles du talent le plus rare mis en pièces ; et qui de nous osera blâmer la main honnête et barbare qui aura commis cette espèce de sacrilège ? Ce n’est pas moi, qui cependant n’ignore pas ce qu’on peut m’objecter, le peu d’influence que les productions des beaux-arts ont sur les mœurs générales, leur indépendance même de la volonté et de l’exemple d’un souverain, des ressorts momentanés, tels que l’ambition, le péril, l’esprit patriotique. Je sais que celui qui supprime un mauvais livre ou qui détruit une statue voluptueuse, ressemble à un idiot qui craindrait de pisser dans un fleuve, de peur qu’un homme ne s’y noyât. Mais laissons là l’effet de ces productions sur les mœurs de la nation, restreignons-le aux mœurs particulières. Je ne puis me dissimuler qu’un mauvais livre, une estampe malhonnête que le hasard offrirait à ma fille suffirait pour la faire rêver et la perdre. Ceux qui peuplent nos jardins publics des images de la prostitution ne savent guère ce qu’ils font.

Cependant tant d’inscriptions infâmes dont la statue de la Vénus aux belles fesses est sans cesse barbouillée dans les bosquets de Versailles ; tant d’actions dissolues avouées dans ces inscriptions, tant d’insultes faites par la débauche même à ses propres idoles ; insultes qui marquent des imaginations perdues, un mélange inexplicable de corruption et de barbarie, instruisent assez de l’impression pernicieuse de ces sortes d’ouvrages.

Croit-on que les bustes de ceux qui ont bien mérité de la patrie, les armes à la main, dans les tribunaux de la justice, aux conseils du souverain, dans la carrière des lettres et des beaux-arts, ne donnassent pas une meilleure leçon ? Pourquoi donc ne rencontrons-nous point les statues de Turenne et de Catinat ? C’est que tout ce qui s’est fait de bien chez un peuple se rapporte à un seul homme ; c’est que cet homme jaloux de toute gloire ne souffre pas qu’un autre soit honoré, c’est qu’il n’y a que lui.

Encore si le mauvais choix des tableaux de Baudouin était racheté par le dessin, l’expression des caractères, un faire merveilleux ; mais non, toutes les parties de l’art y sont médiocres. Dans le morceau dont il s’agit ici la mariée est d’un joli ensemble, la tête en est bien dessinée, mais le mari vu par le dos a l’air d’un sac sous lequel on ne ressent rien ; sa robe de chambre l’emmaillotte, la couleur en est terne. Point de nuit ; scène de nuit peinte de jour ; la nuit, les ombres sont fortes, et par conséquent les clairs éclatans ; et tout est gris.

La suivante qui lève la couverture n’est pas mal ajustée. petit dialogue. mais, mon ami, à quoi pensez-vous ? Il me semble que vous n’êtes pas trop à ce que vous lisez. — Il est vrai ; comme votre Baudouin ne m’intéresse aucunement, je revenais malgré moi sur Casanove. — Eh bien, Casanove ? — Est donc un artiste bien merveilleux ?

-bien merveilleux ! Qui vous dit cela ? Il est aux bons peintres du siècle passé comme nos bons littérateurs aux écrivains du même siècle. Il a du dessin, des idées, de la chaleur, de la couleur.

-son tableau du cavalier espagnol dont vous faites tant de cas a-t-il le mérite d’un autre cavalier du sallon précédent ? — Non. — N’est-il pas gris ? — Il est vrai.-même un peu sale ? — Cela se peut. — Nullement dessiné ?-vous êtes difficile.

-et son cheval n’a-t-il pas l’air d’un cheval de louage ?-vous n’aimez pas Casanove. — Je ne l’aime ni ne le hais. Je ne le connais pas, et suis tout à fait disposé à lui rendre justice, et pour vous en convaincre, je trouve, par exemple, dans sa bataille et son pendant le ciel de la plus grande beauté, les nuages légers et transparents, en ce point, ainsi que par la variété et la finesse des tons, comparable au bourguignon, même plus vigoureux, et bien le maître de Loutherbourg et celui-ci bien l’écolier. Il faut être juste, dans cette petite composition, où vous avez loué un certain cheval blanc, je conviens qu’il est d’une finesse de couleur étonnante ; mais convenez que la tête en est fort mauvaise. Dans une de ces batailles, je me rappelle encore des soldats touchés avec force et délicatesse, quoique ce ne soit pas le mérite ordinaire de ce maître ; là ou ailleurs (car comme je compte sur vous je parcours les choses un peu légèrement), sur le devant un soldat mort, un étendard, un tambour, une terrasse peints avec beaucoup de vigueur. Au gué, qui fait le pendant, le ciel est joli, et les figures très-finies ; mais il s’en manque un peu qu’au maréchal elles aient cet esprit-là. à la botte rajustée la couleur est douce, mais n’est-elle pas un peu grise ? Voyez. — Je vois que vous seriez bien plus méchant que moi, si vous le vouliez ; mais reprenons le Baudouin. le sentiment de l’amour et de la nature cédant pour un temps à la nécessité. du même. à droite, sur le devant, l’extrémité du lit qu’on appelle le lit de misère. Plus sur le fond, un quidam, le nez envelopé dans un manteau et recevant un nouveau-né emmaillotté, un peu plus sur le fond et vers la gauche, en coëffure noire, en mantelet, en mitaines, une sage-femme qui présente l’enfant au quidam et prête à sortir. Au centre, sur le devant, une jeune fille assise sur une chaise, toute rajustée, dans la douleur, retenant d’une main son enfant, qu’on lui enlève, et serrant de l’autre la main du père. Placée un peu plus à gauche, sur un tabouret, et vue par le dos, une amie penchée vers l’accouchée et la déterminant au sacrifice. Tout à fait à gauche, devant une petite table, un jeune talon rouge, vu par le dos, serrant la main qu’on lui a tendue, la tête penchée sur son autre main ou renversée en arrière, je ne sais lequel des deux, et dans l’attitude du désespoir. Il est proche d’une porte vitrée qui éclaire la chambre de la sage-femme où l’on voit des lits numérotés.

J’ai déjà dit, au sallon précédent, ce que je pensais de ce morceau. J’ai dit que la scène placée dans un grenier où la misère aurait relégué un pauvre père, une pauvre mère nouvellement accouchée et réduite à abandonner son enfant, serait infiniment plus favorable au technique. Ce ne sont pas des tuiles, des chevrons, des toiles d’araignée qui sont vils, c’est un mélange de luxe et de pauvreté. Un paysan en sabots, en guêtres, mouillé, crotté, vêtu de toile, un bâton à la main, la tête couverte d’un méchant feutre, est bien ; un laquais avec sa livrée usée, ses bas gris, sa culotte de chamois, son chapeau bordé, son vêtement taché, est dégoûtant. Quant aux mœurs du tableau de Baudouin et de celui que j’imagine, c’est la différence des bonnes et des mauvaises. Composition froide, point de vérité, exécution faible de tout point. — Mais les figures ont de la proportion et du mouvement. — D’accord.

-l’accouchée est bien ajustée. — Trop bien ; est-ce qu’il ne devrait pas y avoir dans sa coëffure, dans le désordre de ses cheveux et de son vêtement, des vestiges de la scène qui a précédé. — Il y a de la douleur dans sa tête, et les bras en sont bien dessinés. — Mais ses pieds ne sont-ils pas trop petits et décolorés par la vigueur du coussin qui les supporte ? Et la tête de cet enfant est-elle soutenue comme elle devrait l’être ? Est-ce ainsi qu’on porte et qu’on donne un nouveau-né ? Et ce lit de misère est-il touché ? Pourquoi cette sage-femme hors de son état ? Je lui aimerais bien mieux des restes de la fatigue de son métier. C’est tout cet apprêt qui fait le petit, le mauvais, qui chasse la nature. C’est qu’il faut un goût plus original, un sentiment plus vif du vrai pour tirer parti de ces sortes de sujets.

Et puis le tout est gris. Monsieur Baudouin, vous me rappellez l’abbé Cossart, curé de st-Remi à Dieppe. Un jour qu’il était monté à l’orgue de son église, il mit par hazard le pied sur une pédale, l’instrument résonna, et le curé Cossart s’écria : ah ! Ah ! Je joue de l’orgue ; cela n’est pas si difficile que je croyais. Monsieur Baudouin, vous avez mis le pied sur la pédale, et puis c’est tout. huit petits morceaux en miniature, représentant la vie de la vierge. du même.

Celui de la nativité n’est pas mal, il est bien composé, vigoureusement peint, mais c’est une imitation, pour ne pas dire une copie réduite du même sujet peint par notre beau-père, pour Mme De Pompadour ; même vierge coquette, mêmes anges libertins. Il y a là du beau-père, ce n’est pas du Baudouin pur. — Maître Denis, de la douceur ; il y a de l’effet, la couleur est jolie. La vierge a de la candeur, de la finesse, elle est bien ajustée.

L’enfant est lumineux et douillettement fait. Et ces bergers, est-ce qu’ils ne vénèrent pas bien ?

Regardez bien les autres morceaux et vous les trouverez spirituellement touchés. — Je regarde, et tout cela ne me paraît que de beaux écrans.-même la chaumière ou la mère qui surprend sa fille sur une botte de paille ? — J’en excepte celui-là.

Il est à gouache, mais les tons en sont si lumineux, qu’on le croirait à l’huile. Je suis juste, comme vous voyez ; je ne demande pas mieux que d’avoir à louer, surtout Baudouin, bon garçon que j’aime et à qui je souhaite de la fortune et du succès.

Sa chaumière est encore mieux peinte, et d’un meilleur effet que sa crèche ; peu s’en faut que ce ne soit une excellente chose, car c’en est une très-bonne. la chaumière. à droite, grande porte de grange. Au-dessus, poutres, chevrons, espèce de fabrique où voltigent des pigeons. Au bas, escalier, d’où l’on descend dans la chaumière ; autour de cet escalier sur le devant, une chèvre et des ustensiles de ménage champêtre. Au centre de la toile et du tableau, une vieille, le dos courbé, le visage allumé de colère, les poings sur les côtés, gourmandant sa fille étendue sur une botte de paille qu’elle partage avec un jeune paysan, pauvre lit que je troquerais bien pour le mien, car la fille est jolie ; elle n’y gagnerait pas. Son ajustement n’a pas le sens commun, son élégance jure avec le lieu et la condition des personnages. Les bottes de paille, ce rustique théâtre du plaisir, est au pied des murs de quelques étables dont la couverture descend en pente du fond vers le devant. Tout à fait à gauche, espèce de retraite ou d’enfoncement où l’on a placé des outils de laboureur.

Je reviens sur mon premier jugement ; tout ceci bien peint, mais très-bien peint, n’est qu’un amas de contradictions, point de vérité, point de vrai goût.

Je suis révolté de la bassesse de cette vieille, de ces bottes de paille, de cette écurie et de cette élégante et de cet élégant qui la caresse. C’est du Fontenelle brouillé avec du Théocrite ; c’est la composition d’une tête faible, étroite et déréglée.

Baudouin transportera la fausse gentillesse de son beau-père dont il est épris, les grâces de Boucher, dans une grange, dans une cave, dans une prison, dans un cachot ; il fourrera partout la petite maison et le boudoir. Il n’entend rien à la convenance, il ne sait pas qu’il faut que tout tienne ; il ignore ce que les autres savent sans l’avoir appris, et pratiquent de jugement naturel et d’instinct. Ce tact lui manque et j’en suis fâché.