(1767) Salon de 1767 « Peintures — Le Prince » pp. 206-220
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(1767) Salon de 1767 « Peintures — Le Prince » pp. 206-220

Le Prince

C’est une assez bonne méthode pour décrire des tableaux, surtout champêtres, que d’entrer sur le lieu de la scène par le côté droit ou par le côté gauche, et s’avançant sur la bordure d’en bas, de décrire les objets à mesure qu’ils se présentent.

Je suis bien fâché de ne m’en être pas avisé plutôt. une jeune fille orne de fleurs son berger, pour prix de ses chansons. tableau de 11 pieds de haut sur 7 pieds 4 pouces de large.

Je vous dirai donc : marchez jusqu’à ce que vous trouviez à votre droite de grandes roches ; sous ces roches une espèce de caverne, au devant de laquelle on a laissé des légumes, une cage à poulets et d’autres instrumens de la campagne. De là vous appercevrez à quelque distance un berger assis qui jouera d’une mandoline à long manche ; ce berger est court, gros, lourd, vêtu d’une étoffe toute bariolée.

Derrière lui, debout, une figure plus grosse encore, plus courte, embarrassée par le bas d’un si gros volume de vêtemens que vous la croirez tortue des cuisses et des jambes, ajustera des fleurs dans les cheveux du musicien rustique. Poursuivez votre chemin, et lorsque vous aurez perdu de vue ces enfans-là, vous vous trouverez parmi des moutons et des chèvres, et vous arriverez à un grand arbre au pied duquel on a déposé un panier de fleurs. Donnez un coup d’œil à votre droite, et vous me direz ce que vous pensez du lointain et du paysage. Vous n’en êtes pas autrement récréé, ni moi non plus. Vous retournez la tête, et vous cherchez d’où vient le bruit qui vous frappe : c’est celui d’une large nappe d’eau qui tombe du sommet d’un des rochers que vous avez d’abord apperçus. On ne sait ce que deviennent ces eaux qui auraient dû inonder tout le devant de la scène, et vous arrêter dès le premier pas, mais n’importe. Voilà le premier morceau de Le Prince.

Les objets y sont si peu finis, si peu terminés, qu’on n’entend rien au fond. Si Le Prince n’y prend garde, s’il continue à se négliger sur le dessin, la couleur et les détails, comme il ne tentera jamais aucun de ces sujets qui attachent par l’action, les expressions et les caractères, il ne sera plus rien, mais rien du tout ; et le mal est plus avancé qu’il ne croit. Ne valait-il pas mieux avoir fini un tableau que d’en avoir croqué une douzaine ? C’est dommage pourtant, car dans ces croquis coloriés tout est préparé pour l’effet. Le Prince n’est pas sans talens et celui qui a su faire le baptême russe est un artiste à regretter. Pourquoi sa couleur si chaude dans son morceau de réception est-elle si sale et sans effet ? On répond que ce tableau est destiné à une manufacture de tapisserie. Il fallait attendre, serrer les tableaux et exposer les tapisseries. On n’en aurait pas dit autant de ceux que de Troy et les Van Loo ont peints pour les Gobelins, ni de la résurrection du Lazare , ni du repas du pharisien par Jouvenet, ni du baptême de Jésus-Christ par st Jean de Restout. Le moyen qu’une copie, de quelque manière qu’elle se fasse, soit de grand effet, c’est qu’il y en ait dans l’original plus que moins. Ainsi plate excuse que celle qu’on a cru devoir imprimer dans le livret. on ne saurait penser à tout. du même.

Il y paraît à ce tableau, très-bien ordonné, très-mal peint. Autre grande composition de 11 pieds de haut sur 7 pieds 4 pouces de large.

Entrez, et vous verrez à droite sur le fond une espèce de chaumière très-pittoresque ; elle est construite sur un terrain en pente, et du bas de son entrée on descend sur le devant par un grand escalier de bois ; au-dessous de cette habitation rustique, une vache qui paît, des moutons, des œufs, des légumes. Au côté de l’escalier, en allant vers la gauche, un gros pilier de pierre, puis un second, tous les deux servant de pieds-droits à une espèce de fermeture de bois qui occupe l’intervalle qui les sépare. Au-devant de cette seconde fabrique, un tréteau sur lequel est un grand vaisseau de bois.

Près de ce vaisseau, une paysane assise, un bras appuyé sur les bords du vaisseau, tenant de cette main un instrument de laiterie, l’autre bras pendant et dans la main un pot plein de lait qui se répand, tandis que la paysane s’amuse à considérer les caresses de deux pigeons qu’un pâtre debout à côté d’elle lui montre sur une troisième fabrique de gros bois arrondis et formant une espèce de réservoir d’eau, une auge où un petit courant est dirigé par un canal qu’on voit par derrière. à gauche, du même côté sur le fond, c’est une espèce singulière de colombier imitant une grande cage en pain de sucre, avec des rebords et des ouvertures tout autour, et soutenue sur cinq ou six longues perches inclinées les unes vers les autres. Le reste est du paysage.

Tout est bien imaginé, bien ordonné, les figures bien placées, les objets bien distribués, les effets de lumière tout prêts à se produire ; mais point de peinture, point de magie ; il faut que l’artiste soit faible ou paresseux, et qu’il lui soit pénible de finir. Cependant qu’est-ce qu’un paysage, sans le travail et les ressources extrêmes de l’art ? ôtez à Teniers son faire, et qu’est-ce que Teniers ! Il y a tel genre de littérature et tel genre de peinture où la couleur fait le principal mérite. Pourquoi le conte de la clochette est-il charmant ? C’est que le charme du style y est ; ôtez ce charme et vous verrez. ô belles, évitez le fond des bois et leur vaste silence ; poëtes, voilà ce qu’il faut savoir dire ! Allez chez Gaignat ; voyez la foire de Teniers, peintres de paysages, et dites-vous à vous-mêmes : voilà ce qu’il faut savoir faire. la bonne aventure. du même.

Tableau de 11 pieds de large, sur autant de haut.

L’artiste dit qu’il y a en Russie des hordes de prétendus sorciers qui vivent, comme ailleurs, de la crédulité des simples. Ils errent et prédisent ; ils campent dans les forêts où l’on va acheter d’eux la connaissance de l’avenir, curiosité qui marque fortement le mécontentement du présent, aussi fortement que l’éloge du sommeil le mécontentement de la vie ; préjugé des russes qui n’est ni moins naturel, ni moins absurde qu’une infinité d’autres presque universellement établis chez des nations qui se glorifient d’être policées, et où des charlatans d’une autre espèce sont plus charlatans, plus honorés, plus crus et mieux payés que les sorciers russes.

La scène est au fond d’une forêt. Sous une espèce de tente formée d’un grand voile soutenu par des branches d’arbres, on voit un grand berceau, un lit ambulant monté sur des roues et propre à être trainé par des chevaux. Plus sur le fond, derrière le lit roulant et les chevaux, quelques-uns de nos sorciers. Hors de la tente, à droite, sur le devant et à terre, un collier de cheval, des moutons, une cage à poulets.

Au centre de la toile, plus sur le fond, un russe et sa femme debout. à côté d’eux, une vieille accroupie qui leur dit la bonne aventure. Derrière la vieille et plus sur le devant un enfant nu, étendu sur ses langes et sa couverture ; puis des volailles, des ballots, du bagage. La scène se termine à gauche, par des arbres, un lointain, de la forêt, du paysage.

Mêmes qualités et mêmes défauts qu’aux précédens. Et puis où est l’intérêt de toute cette composition ?

Il faut que je vous dédommage de cela par une aventure domestique. Ma mère, jeune fille encore, allait à l’église ou en revenait, sa servante la conduisant par le bras. Deux bohémiennes l’accostent, lui prennent la main, lui prédisent des enfans et charmans, comme vous pensez bien, un jeune mari qui l’aimera à la folie, et qui n’aimera qu’elle, comme il arrive toujours ; de la fortune, il y avait une certaine ligne qui le disait et ne mentait jamais ; une vie longue et heureuse, comme l’indiquait une autre ligne aussi véridique que la première. Ma mère écoutait ces belles choses avec un plaisir infini et les croyait peut-être, lorsque la pythonisse lui dit : mademoiselle, approchez vos yeux ; voyez-vous bien ce petit trait ; là, celui qui coupe cet autre ? — Je le vois. — Eh bien ce trait annonce… — Quoi ? — Que si vous n’y prenez garde, un jour on vous volera. Oh !

Pour cette prédiction, elle fut accomplie, ma bonne mère de retour à la maison trouva qu’on lui avait coupé ses poches.

Montrez-moi une vieille rusée qui attache l’attention d’une jeune innocente enchantée, tandis qu’une autre vieille lui vide ou lui coupe ses poches ; et si chacune de ces figures a son expression, vous aurez fait un tableau… non pas, s’il vous plaît, il y faudra encore bien d’autres choses. Ici les têtes sont mal touchées et les vêtemens lourds, ici ou dans un autre morceau dont le sujet est le même. le berceau, ou le réveil des petits enfans. du même.

Tableau ovale de 2 pieds 3 pouces de haut, sur 1 pied 9 pouces de large. à droite, une chaumière assez pittoresque, faite de planches et de gros bois ronds serrés les uns contre les autres avec une espèce de petit balcon vers le haut, en saillie et soutenu en dessous par deux chevrons et deux poutres debout. Sur ce balcon des domestiques occupés. Au pied de la chaumière, une mère assise, sa quenouille dressée contre son épaule gauche, et présentant de la main droite une pomme au plus petit de ses marmots dont le maillot est suspendu par une corde à la branche d’un arbre élégant et léger. Derrière la mère, une esclave penchée offrant au marmot qui se réveille le chat de la maison. Le marmot sourit, laisse la pomme que sa mère lui offre, et tend ses petits bras vers le chat qui lui est présenté. Sous ce hamac ou maillot, un autre enfant nu est étendu sur ses langes. Miracle ! Il y a de la chair, des passages de tons à cet enfant, il est très-joliment peint ; mais, Monsieur Le Prince, puisque vous en savez jusque-là, pourquoi ne pas le montrer plus souvent ? Tout à fait sur le devant, à plat ventre, la plante des pieds tournée vers la mère, la tête vers l’enfant nu, un garçonnet qui dort. De l’autre côté du même enfant, à l’opposite du petit dormeur, un autre garçonnet jouant de la flûte. Voilà une première éducation gaie, j’aime cette manière d’éveiller les enfans. Ce morceau est plus soigné que les autres, en dépit d’un œil blanc rougeâtre et cuivreux, la touche en est moelleuse et spirituelle ; il y règne un transparent un suave de couleur qui dépite contre un artiste qui se néglige. Cependant il est inférieur à celui que l’artiste exposa il y a deux ans et dont le sujet est précisément le même. Mais une chose dont je suis bien curieux et que je saurai peut-être un jour, c’est si ce luxe de vêtement est commun dans les campagnes de Russie. Si cela n’est pas, l’artiste est faux ; si cela est, il n’y a donc point de pauvres ; s’il n’y a point de pauvres, et que les conditions les plus basses de la vie y soient aisées et heureuses, que manque-t-il à ce gouvernement ? Rien. Et qu’importe qu’il n’y ait ni lettres ni artistes ?

Qu’importe qu’il soit ignorant et grossier ? Plus instruit, plus civil, qu’y gagnera-t-il ? Ma foi, je n’en sais rien. — Je m’ennuie de faire et vous apparemment de lire des descriptions de tableaux. Par pitié pour vous et pour moi, écoutez un conte. à l’endroit où la Seine sépare les invalides des villages de Chaillot et de Passy, il y avait autrefois deux peuples. Ceux du côté du Gros-Caillou étaient des brigands ; ceux du côté de Chaillot, les uns étaient de bonnes gens qui cultivaient la terre, d’autres des paresseux qui vivaient aux dépens de leurs voisins ; mais de temps en temps les brigands de l’autre rive passaient la rivière à la nage et en bateaux, tombaient sur nos pauvres agriculteurs, enlevaient leurs femmes, leurs enfans, leurs bestiaux, les troublaient dans leurs travaux et fesaient souvent la récolte pour eux. Il y avait longtemps qu’ils souffraient sous ce fléau, lorsqu’une troupe de ces oisifs du village de Passy, leurs voisins, s’adressèrent à nos agriculteurs, et leur dirent : donnez-nous ce que les brigands du Gros-Caillou vous prennent, et nous vous défendrons. L’accord fut fait, et tout alla bien.

Voilà, mon ami, l’ennemi, le soldat et le citoyen. Il vint avec le temps une seconde horde d’oisifs de Passy qui dirent aux agriculteurs de Chaillot : vos travaux sont pénibles, nous savons jouer de la flûte et danser, donnez-nous quelque chose, et nous vous amuserons ; vos journées vous en paraîtront moins longues et moins dures. On accepta leur offre, et voilà les gens de lettres qui dans la suite firent respecter leur emploi parce que sous prétexte d’amuser et de délasser le peuple, ils l’instruisirent ; ils chantèrent les lois, ils encouragèrent au travail et à l’amour de la patrie ; ils célébrèrent les vertus, ils inspirèrent aux pères de la tendresse pour leurs enfans, aux enfans du respect pour leur père ; et nos agriculteurs furent chargés de deux impôts qu’ils supportèrent volontiers, parce qu’ils leur restituaient autant qu’ils leur prenaient. Sans les brigands du Gros-Caillou, les habitants de Chaillot se seraient passés de soldats ; si ces soldats leur avaient demandé plus qu’ils ne leur économisaient, ils n’en auraient point voulu ; et à la rigueur les flûteurs leur auraient été superflus, et on les aurait envoyés jouer de la flûte et danser ailleurs, s’ils avaient mis à trop haut prix leurs chansons. Elles sont pourtant bien belles et bien utiles. Ce sont ces chansonniers qui distinguent un peuple barbare et féroce d’un peuple civilisé et doux. l’oiseau retrouvé. du même.

Tableau de 2 pieds de haut, sur 1 pied 2 pouces de large. à droite, paysage, bout de roche, masse informe de pierres, dont la cime est couverte de plantes et d’arbustes. Sur ce massif, c’est une cuvette soutenue par des enfans debout et dont les eaux sont reçues dans un bassin. Au-devant du massif, jeune homme s’avançant bêtement vers une vieille qui le regarde et semble lui dire : " c’est l’oiseau de ma fille. " au pied du bassin, vers la gauche, cette fille est étendue à terre, la tête et la partie supérieure du corps tournés vers le porteur d’oiseau et le bras droit appuyé sur sa cage ouverte. On voit à ses pieds un mouton et un panier de fleurs.

Tout cela est insignifiant. Ces enfans sont beaucoup trop grands pour une scène aussi puérile, si elle est réelle ; si c’est une allégorie, elle est plate. La fille paraît avoir vingt ans passés, le jeune homme dix-huit à dix-neuf. Scène froide et mauvaise, où la misère de l’idéal n’est point rachetée par le faire. le musicien champêtre. du même.

Tableau de 2 pieds de haut, sur un pied 2 pouces de large.

Je m’établis sur la bordure, et je vais de la droite à la gauche. Ce sont d’abord de grands rochers assez près de moi ; je les laisse. Sur la saillie d’un de ces rochers, j’apperçois un paysan assis, et un peu au-dessous de ce paysan une paysane assise aussi. Ils regardent l’un et l’autre vers le même côté, ils semblent écouter et ils écoutent en effet un jeune musicien qui joue à quelque distance d’une espèce de mandoline. Le paysan, la paysane et le musicien ont quelques moutons autour d’eux. Je continue mon chemin, je quitte à regret le musicien, parce que j’aime la musique, et que celui-ci a un air d’enthousiasme qui attache. Il s’ouvre à ma droite une percée d’où mon œil s’égare dans le lointain. Si j’allais plus loin, j’entrerais dans un bocage ; mais je suis arrêté par une large mare d’eaux qui me font sortir de la toile.

Cela est froid, sans couleur, sans effet. Tous ces tableaux de Le Prince n’offrent qu’un mélange désagréable d’ocre et de cuivre. On ne dira pas que l’éloge me coûte, car j’en vais faire un très étendu du petit musicien.

La tête en est charmante, d’un caractère particulier et d’une expression rare ; c’est l’ingénuité des champs fondue avec la verve du talent. Cette belle tête est un peu portée en avant ; les cheveux blonds, frisés, ramenés sur son front, y forment une espèce de bourelet ébouriffé comme les anciens l’ont fait au soleil. Pour moi qui ne retiens d’une composition musicale qu’un beau passage, qu’un trait de chant ou d’harmonie qui m’a fait frissoner ; d’un ouvrage de littérature qu’une belle idée, grande, noble, profonde, tendre, fine, délicate ou forte et sublime, selon le genre et le sujet ; d’un orateur qu’un beau mouvement ; d’un historien qu’un fait que je ne réciterai pas sans que mes yeux s’humectent et que ma voix s’entrecoupe ; et qui oublie tout le reste, parce que je cherche moins des exemples à éviter que des modèles à suivre, parce que je jouis plus d’une belle ligne que je ne suis dégoûté par deux mauvaises pages ; que je ne lis que pour m’amuser ou m’instruire ; que je rapporte tout à la perfection de mon cœur et de mon esprit, et que soit que je parle, réfléchisse, lise, écrive ou agisse, mon but unique est de devenir meilleur ; je pardonne à Le Prince tout son barbouillage jaune dont je n’ai plus d’idée, en faveur de la belle tête de ce musicien champêtre. Je jure qu’elle est fixée pour jamais dans mon imagination à côté de celle de l’ amitié de Falconet. Aussi cette tête est-elle vraiment celle qu’un habile sculpteur se serait félicité d’avoir donnée à un Hésiode, à un Orphée qui descendrait des monts de Thrace la lyre à la main, à un Apollon réfugié chez Admète ; car je persiste toujours à croire qu’il faut à la sculpture quelque chose de plus un, de plus pur, de plus rare, de plus original qu’à la peinture. En effet parmi tant de figures qui font si bien sur la toile, combien s’en rappelle-t-on qui pussent soutenir le marbre ? Mais dites-moi, mon ami, où trouve-t-on ces caractères de tête-là ? Quel est le travail de l’imagination qui les produit ? Où en est l’idée ? Viennent-elles tout entières à la fois, ou est-ce le résultat successif du tâtonnement et de plusieurs traits isolés ?

Comment l’artiste juge-t-il, comment jugeons-nous nous-mêmes de leur convenance avec la chose ?

Pourquoi nous étonnent-elles ? Qu’est-ce qui fait dire à l’artiste : c’est cela ? Entre tant de physionomies caractéristiques de la colère, de la fureur, de la tendresse, de l’innocence, de la frayeur, de la fermeté, de la grandeur, de la décence, des vices, des vertus, des passions, en un mot, de toutes les affections de l’âme, y en aurait-il quelques-unes qui les désigneraient d’une manière plus évidente et plus forte ? Dans ces dernières y aurait-il certains traits fins, subtils et cachés, faciles à sentir quand on les a sous les yeux, infiniment difficiles à retenir quand on ne les voit plus, impossibles à rendre par le discours ; ou serait-ce de ces physionomies rares et des traits spécifiques et particuliers de ces physionomies que seraient empruntées ces imitations qui nous confondent et qui nous font appeller les poëtes, les peintres, les musiciens, les statuaires du nom d’inspirés ? Qu’est-ce donc que l’inspiration ? L’art de lever un pan du voile et de montrer aux hommes un coin ignoré ou plutôt oublié du monde qu’ils habitent.

L’inspiré est lui-même incertain quelquefois si la chose qu’il annonce est une réalité ou une chimère, si elle exista jamais hors de lui ; il est alors sur la dernière limite de l’énergie de la nature de l’homme et à l’extrémité des ressources de l’art.

Mais comment se fait-il que les esprits les plus communs sentent ces élans du génie et conçoivent subitement ce que j’ai tant de peine à rendre ?

L’homme le plus sujet aux accès de l’inspiration pourrait lui-même ne rien concevoir à ce que j’écris du travail de son esprit et de l’effort de son âme, s’il était de sens froid, j’entends ; car si son démon venait à le saisir subitement, peut-être trouverait-il les mêmes pensées que moi, peut-être les mêmes expressions, il dirait, pour ainsi dire, ce qu’il n’a jamais su ; et c’est de ce moment seulement qu’il commencerait à m’entendre.

Malgré l’impulsion qui me presse, je n’ose me suivre plus loin, de peur de m’enivrer et de tomber dans des choses tout à fait inintelligibles. Si vous avez quelque soin de la réputation de votre ami, et que vous ne vouliez pas qu’on le prenne pour un fou, je vous prie de ne pas confier cette page à tout le monde. C’est pourtant une de ces pages du moment qui tiennent à un certain tour de tête qu’on n’a qu’une fois. une fille charge une vieille de remettre une lettre. petit ovale.

Du même.

La jeune fille est assise à gauche sur des carreaux, et on la voit de face, selon l’usage de l’artiste, parfaitement bien agencée, quoique extraordinairement chamarrée de perles et d’autres parures, mise tout à fait de goût, mais froide de visage. J’en dis autant de la vieille. Quant à l’action, elle est tout à fait équivoque : est-ce la vieille qui apporte une lettre ou à qui l’on donne une lettre à porter ?

Il n’y a que vous, Monsieur Le Prince, qui le sachiez, car ces deux femmes tiennent la lettre, sans que je puisse deviner celle qui la lâchera.

L’action, le mouvement, l’air empressé de la vieille, me l’auraient peut-être appris, mais cela n’y est pas. La jeune fille m’aurait tiré de perplexité, en tenant sa lettre cachetée d’une main, et de l’autre fesant sa leçon à la vieille, mais cela n’y était pas. Vous avez pris le moment équivoque et le moment insipide. Et puis une tête de jeune fille est si belle à peindre, une tête de vieille prête tant à l’art ! Pourquoi ne s’en être pas occupé ? Comment cela est faible et monotone ! Si vous n’entendez que les étoffes et l’ajustement, quittez l’académie, et faites-vous fille de boutique aux traits galants, ou maître tailleur à l’opéra. à vous parler sans déguisement, tous vos grands tableaux de cette année sont à faire, et toutes vos petites compositions ne sont que de riches écrans, de précieux éventails. On n’a d’autre intérêt à les regarder que celui qu’on prend à l’accoutrement bizarre d’un étranger qui passe dans la rue ou qui se montre pour la première fois au palais-royal ou aux tuileries ; quelque bien ajustées que soient vos figures, si elles l’étaient à la française, on les passerait avec dédain. un jeune homme récompense le zèle de la vieille. pendant du précédent.

Du même. à droite et de face, le jeune homme assis, tenant sur ses genoux la lettre déployée et donnant de l’autre main une pièce d’or à la vieille. Même richesse d’ajustement, même platitude de têtes qui voudraient être peintes et qui ne le sont pas. Si un tartare, un cosaque, un russe voyait cela, il dirait à l’artiste : tu as pillé toutes nos garde-robes, mais tu n’as pas connu une de nos passions… autre moment mal choisi. Il me semble que celui où le jeune homme lit la lettre, où il s’attendrit, où le cœur lui bat, où il retient la vieille par le bras, où le trouble et la joie se confondent sur son visage, où la vieille qui s’y connaît l’observe malignement valait beaucoup mieux à rendre. Monsieur Le Prince, vous êtes sans idées, sans finesse et sans âme ; vous pouvez, M. La Grenée et vous, vous prendre par la main.

Est-ce ainsi qu’on trace les passions ? Est-ce que ces gens du nord ont le cœur et les sens glacés ?

J’avais entendu dire que non. Il faut que l’artiste soit encore plus malade cette année qu’il y a deux ans ; cela est d’une négligence, d’une mollesse de pinceau, d’une paresse de tête qui fait pitié. une jeune fille endormie, surprise par son père et sa mère. du même.

La jeune fille est couchée, sa gorge est découverte, elle a des couleurs, sa tête repose sur deux oreillers couverts d’une peau de mouton. Il paraît que ses cuisses sont séparées ; elle a le bras gauche dans le lit, et le bras droit sur la couverture, qui se plisse beaucoup à la séparation des deux cuisses, et la main posée où la couverture se plisse. Son vieux père et sa vieille mère sont debout au pied du lit tout à fait dans l’ombre ; le père plus sur le fond, il impose silence à la mère qui veut parler. à droite sur le devant, c’est un panier d’œufs renversés et cassés. Sur cette inscription qu’on lit dans le livret, une jeune fille endormie, surprise par son père et par sa mère, on cherche des traces d’un amant qui s’échappe ou qui s’est échappé et l’on n’en trouve point ; on regarde l’impression du père et de la mère pour en tirer quelque indice, et ils n’en révèlent rien. On s’arrête donc sur la fille ? Que fait-elle ? Qu’a-t-elle fait ? On n’en sait rien.

Elle dort. Se repose-t-elle d’une fatigue voluptueuse ? Cela se peut. Le père et la mère appellés par quelques soupirs aussi involontaires qu’indiscrets, reconnaîtraient-ils aux couleurs vives de leur fille, au mouvement de sa gorge, au désordre de sa couche, à la mollesse d’un de ses bras, à la position de l’autre qu’il ne faut pas différer à la marier ? Cela est vraisemblable. Ce panier d’œufs renversés et cassés est-il hiéroglyphique ? Quoi qu’il en soit, la dormeuse est sans grâce et sans intérêt. La peau de mouton sur laquelle sa tête repose est parfaitement traitée, le désordre des oreillers et des couvertures on ne saurait mieux. Mais comment se fait-il que cette fille et son lit soient si fortement éclairés et que les ténèbres les plus épaisses obscurcissent tout le reste de la composition ? Lorsque Rimbrand oppose des clairs du plus grand éclat à des noirs tout à fait noirs, il n’y a pas à s’y tromper, on voit que c’est l’effet nécessaire d’un local particulier et de choix ; mais ici la lumière est diffuse. D’où vient cette lumière ? Comment se répand-elle sur certains objets et s’éteint-elle sur les autres ? Pourquoi n’en aperçoit-on pas le moindre reflet ? D’où naît cette division du jour et de la nuit telle que dans la nature même au cercle terminateur de l’ombre et de la lumière elle n’existe pas aussi tranchée ? Il faut d’aussi bons yeux pour voir le fond et découvrir le père et la mère, qui sont toutefois au pied du lit et sur le devant, que de pénétration pour deviner le sujet qui les amène ! Monsieur Le Prince, vous avez cherché un effet piquant, mais il faut d’abord être vrai dans son technique et clair dans sa composition.

Encore une fois le père et la mère auraient-ils eu quelque suspicion de la conduite de leur fille ?

Seraient-ils venus à dessein de la surprendre avec un amant ? Reconnaîtraient-ils au désordre de la couche qu’ils étaient arrivés trop tard ? Le père espérerait-il s’y prendre mieux une autre fois ?

Et serait-ce là le motif du geste qu’il fait à sa femme ? Voilà ce qui me vient à l’esprit, parce que je ne suis plus malin. Mais d’autres ont d’autres idées ; tous ces plis, l’endroit où ils se pressent… eh bien, ces plis, cet endroit, cette main ? Après ?

Est-ce qu’une fille de cet âge-là n’est pas maîtresse d’user dans son lit de toutes ses lumières secrètes sans que ses parens doivent s’en inquiéter ?… ce n’est donc pas cela ; qu’est-ce donc ?… voyez, Monsieur Le Prince, quand on est obscur combien on fait imaginer et dire des sotises. J’ai dit que la tête de la fille était maussade, mais cela n’empêche pas qu’elle ne soit ainsi que sa gorge, de très-bonne couleur ; j’ai dit que le père et la mère étaient dans l’ombre sans qu’on sût pourquoi ; mais cela n’empêche pas qu’ils ne soient moelleusement touchés, et que ce morceau, à tout prendre, ne l’emporte sur les autres du même artiste ; il est certainement plus soigné, mieux peint et plus fini.

autre bonne aventure. du même.

Tableau de 2 pieds 2 pouces de haut, sur 1 pied 10 pouces de large.

On voit la retraite d’un russe, tartare ou autre ; à droite, le tartare debout, a la main appuyée sur une massue hérissée de pointes. Quel est ici l’usage de cette massue ? Ce personnage est silencieux, grave et tranquille ; il a une physionomie sauvage, fière et imposante, figure supérieurement ajustée, draperies bien raides et bien lourdes ; grands et longs plis bien droits comme les affectent toutes les étoffes d’or et d’argent. Sa femme, vue de profil est assise, en allant vers la gauche ; c’est une assez jolie mine, elle a de l’ingénuité et de la finesse avec des traits qui ne sont pas les nôtres. Elle regarde fixement la diseuse de bonne aventure en qui pareillement la coëffure, les draperies, les vêtemens sont à merveille. Celle-ci tient la main de la jeune femme, elle lui parle, mais elle n’a point le caractère faux et rusé de son métier ; c’est une vieille comme une autre. Sur le fond, entre ces deux femmes, deux esclaves froides et pauvres. Vers l’angle gauche, une cassolette sur son pied. Entre la femme et le mari, sur le fond, un bouclier, un faisceau de flèches, un drapeau déployé, le tout fesant masse ou trophée. Il ne manque à cette composition que des têtes qui soient peintes. Les figures plates ressemblent à de belles et riches images collées sur toile. C’est une faiblesse de pinceau, un négligé, un manque d’effet qui désespèrent ; c’est dommage, car tout est naturellement ordonné, les personnages, le tartare surtout bien posé, les objets bien distribués ; la femme tartare, en fourrure rouge, a les pieds posés sur un coussin. le concert. du même.

Tableau de 2 pieds 2 pouces de haut, sur un pied 10 pouces de large.

Composition charmante, certes un des plus jolis tableaux du sallon si les têtes étaient plus vigoureuses. Mais pourquoi, la monotonie de ces têtes ? Pourquoi ces visages si plats, si plats, si faibles, qu’à peine y remarque-t-on du relief ?

Est-ce que n’ayant plus la même nature sous les yeux, l’artiste n’a pu se servir de la nôtre pour suppléer les passages et les tons ? C’est du reste une élégance, une richesse, une variété d’ajustements qui étonne.

On voit à gauche, assis à terre, un esclave qui frappe avec des baguettes une espèce de tympanon.

Au-dessus de lui, plus sur le fond, un autre musicien qui pince les cordes d’une espèce de mandoline. Au centre du tableau une portion de buffet, un personnage qui écoute ; cet homme assurément aime fort la musique. Debout, le coude gauche posé sur l’extrémité du même meuble, une femme. Ah, quelle femme !

Qu’elle est molle ! Qu’elle est voluptueuse et molle !

Qu’elle est belle ! Qu’elle est naturelle et vraie de position ! C’est une élégance, une grâce de la tête aux pieds qui enchantent, on ne se lasse point de la voir. Plus vers la gauche à côté d’elle, nonchalamment étendu sur un bout de sopha, son mari ou son amant, les maris de ce pays-là ressemblent peut-être mieux qu’ici à des amans. Il a le corps et les jambes jettées vers l’extrémité gauche du tableau, il est appuyé sur un de ses coudes et la tête avancée vers les concertans. On lui voit de l’attention et du plaisir. Les têtes sont ici mieux touchées, mais non de manière à se soutenir contre le reste, ces têtes plates, monotones et faibles, au-dessus de ces étoffes riches et vigoureuses vous blessent. Il faut que l’artiste éteigne ses étoffes ou fortifie ses têtes. S’il prend le premier parti, la composition sera d’accord et tout à fait mauvaise ; s’il prend le second, il y aura harmonie, unité et beauté. Monsieur La Grenée, venez, regardez les draperies de Doyen, de Vien et de Le Prince, et vous concevrez la différence d’une belle étoffe et d’une étoffe neuve : l’une récrée la vue ; l’éclat dur et cru de l’autre la fatigue.

Un Bel exemple pour les élèves, du secret de désaccorder toute une composition c’est ce rideau verd et dur que Le Prince a tendu au côté gauche de la sienne. Encore un mot, mon ami, sur cette femme charmante. Vous la rappellez-vous ? Elle est svelte, elle est ajustée à ravir, la tête en est on ne peut plus gracieuse et bien coëffée ; et sa gorge entourée de perles est d’un ragoût infini. le caback, espèce de guinguette aux environs de Moscou . du même.

Je n’ai jamais pu le découvrir. portrait d’une jeune fille quittant les jouets de l’enfance pour se livrer à l’étude. du même.

Tableau médiocre, mais excellente leçon pour un enfant. portrait d’une femme qui brode au tambour. du même.

Dur, sec et mauvais. Ce chien est un morceau d’éponge fine trempée dans du blanc grisâtre. Il a couru après l’ancien faire de Chardin. Eh oui, il l’attrapera ! portrait d’une fille qui vient de recevoir une lettre et un bouquet. du même.

Je vous ai prédit, Monsieur Le Prince, que vous n’aviez plus qu’un pas à faire pour tomber au pont notre-dame, et vous y voilà. Quand il faut peindre à pleines couleurs, colorier, arondir, faire des chairs, Le Prince n’y est plus.

De tout ce qui précède, que s’ensuit-il ? Que le principal mérite de Le Prince est de bien habiller, on ne peut lui refuser cet éloge, il n’y a pas un de ses tableaux où il n’y ait une ou deux figures bien habillées ; mais il colorie mal, ses tons sont bis, couleur de pain d’épice et de brique.

Sa manière de peindre n’est ni faite ni décidée, son dessin n’est pas correct, ses caractères de tête ne sont pas intéressans ; il règne dans tous ses tableaux une monotonie déplaisante, on en a vu vingt et l’on croit que c’est toujours le même ; la partie de l’effet y est tout à fait négligée ; on les regarde froidement, on les quitte comme on les regarde. Sa touche est lourde, sa manière de faire est pénible et heurtée ; dans ses paysages, les feuilles des arbres sont pesantes, matérielles, et faites sans ragoût, sans verve ; il n’y a pas dans tout ce qu’il a exposé une étincelle de feu, bien moins un trait de verve.

Qu’est-ce que ses trois grands tableaux faits pour la tapisserie ? Rien, ou médiocres et d’une insupportable monotonie. L’ennui et le bâillement vous prenaient en approchant du grand pan de muraille qu’ils couvraient ; je bâille encore d’y penser.

Il y régnait un effet, un ton de couleur si identique, que les trois n’en fesaient qu’un. ôtez du tableau du réveil des enfans ce petit enfant nu qui est à terre ; le reste est mauvais.

Même jugement de l’ oiseau retrouvé, du musicien champêtre, de la fille endormie, de la dame qui brode, du portrait de la demoiselle qui vient de recevoir une lettre.

Le concert est le meilleur ; il y a une figure de femme charmante, bien habillée, bien ajustée et d’un caractère de tête attrayant. Morceau très-agréable, s’il y avait plus d’effet, car il est bien composé, et le faire en est meilleur qu’aux autres.

Les figures de la bonne aventure sont bien habillées, mais la couleur n’y est pas.

Même mérite et même défaut à la fille qui remet une lettre à la vieille, et à son pendant.

Si cet artiste n’eût pas pris ses sujets dans des mœurs et des coutumes dont la manière de se vêtir, les habillemens ont une noblesse que les autres n’ont pas, et sont aussi pittoresques que les nôtres sont gothiques et plats, son mérite s’évanouirait.

Substituez aux figures de Le Prince des français ajustés à la mode de leur pays, et vous verrez combien les mêmes tableaux exécutés de la même manière perdront de leur prix, n’étant plus soutenus par des détails, des accessoires aussi favorables à l’artiste et à l’art. à la jolie petite femme du concert substituez une de nos élégantes avec ses rubans, ses pompons, ses falbalas, sa coëffure ; et vous verrez le Bel effet que cela produira, combien ce tableau deviendra pauvre et de petite manière.

Tout le charme, tout l’intérêt sera détruit, et l’on daignera à peine s’y arrêter.

En effet quoi de plus mesquin, de plus barbare, de plus mauvais goût que notre accoutrement français et les robes de nos femmes ? Dites-moi que peut-on faire de beau en introduisant dans une composition des poupées fagotées comme cela ? Cela serait d’un Bel effet, surtout dans une composition tragique ! Comment leur donner la aindre noblesse, la moindre grandeur !

Au contraire l’habillement des orientaux, des asiatiques, des grecs, des romains dévelope le talent du peintre habile et augmente celui du peintre médiocre. à la place de cette figure de tartare qui est à la droite dans le tableau de la bonne aventure, et qui est si richement, si noblement vêtue, imaginez un de nos cent-suisses, et vous sentirez tout le plat, tout le ridicule de ce dernier personnage.

Oh que nous sommes petits et mesquins ! Quelle différence de ce bonnet triangulaire noir, dont nous sommes affublées, au turban des turcs, au bonnet des chinois !

Mettez à César, Alexandre, Caton, notre chapeau et notre perruque, et vous vous tiendrez les côtes de rire ; si vous donnez au contraire l’habit grec ou romain à Louis XV, vous ne rirez pas. Le ridicule ne vient donc pas du vice de costume, il est le même de part et d’autre.

Il n’y a point de tableau de grand maître qu’on ne dégradât en habillant les personnages, en les coëffant à la française, quelque bien peint, quelque bien composé qu’il fût d’ailleurs. On dirait que de grands événemens, de grandes actions ne soient pas faits pour un peuple aussi bizarrement vêtu, et que les hommes dont l’habit est si ginguet ne puissent avoir de grands intérêts à démêler. Il ne fait bien qu’aux marionnettes. Une diète de ces marionnettes-là ferait à merveille la parade d’une assemblée consulaire ; on n’imaginerait jamais un grain de cervelle dans toutes ces têtes-là. Pour moi, plus je les regarderais, plus je leur verrais de petites ficelles attachées au haut de leurs têtes.

Faites-y attention, et vous prononcerez qu’un caractère de tête fier, noble, pathétique et terrible, ne va point sous votre perruque ou votre chapeau ; vous ne pouvez être que de petits furibonds, vous ne pouvez que jouer la gravité, la majesté.

Si nos peintres et nos sculpteurs étaient forcés désormais de puiser leurs sujets dans l’histoire de France moderne, je dis moderne, car les premiers francs avaient conservé dans leur manière de se vêtir quelque chose de la simplicité du vêtement antique, la peinture et la sculpture s’en iraient bientôt en décadence.

Imaginez en un tas à vos pieds toute la dépouille d’un européen, ces bas, ces souliers, cette culotte, cette veste, cet habit, ce chapeau, ce col, ces jarretières, cette chemise ; c’est une friperie ; la dépouille d’une femme serait une boutique entière.

L’habit de nature, c’est la peau, plus on s’éloigne de ce vêtement, plus on pèche contre le goût. Les grecs si uniment vêtus ne pouvaient même souffrir leurs vêtemens dans les arts. Ce n’était pourtant qu’une ou deux pièces d’étoffes négligemment jettées sur le corps.

Je vous le répète, il ne faudrait qu’assujettir la peinture et la sculpture à notre costume pour perdre ces deux arts si agréables, si intéressans, si utiles même à plusieurs égards, surtout si on ne les emploie pas à tenir constamment sous les yeux des peuples ou des actions déshonnêtes ou des atrocités de fanatisme, qui ne peuvent servir qu’à corrompre les mœurs ou à embéguiner les hommes, à les empoisonner des plus dangereux préjugés.

Je voudrais bien savoir ce que les artistes à venir dans quelques milliers d’années pourront faire de nous, surtout si des érudits sans esprit et sans goût les réduisent à l’observation rigoureuse de notre costume.

Le tableau de la paix de M. Hallé vient ici très-bien à l’appui de ce que je dis. Ce tableau fait rire ; c’est en grand une assemblée de médecins et d’apothicaires, dignes du théâtre lorsqu’on y joue le médecin malgré lui. Mais transportez la scène de Paris à Rome ; de l’hôtel de ville au milieu du sénat ; à ces foutus sacs rouges, noirs, emperruqués, en bas de soie bien tirés, bien roulés sur les genoux, en rabats, en souliers à talon, substituez-moi de graves personnages à longues barbes, à tête, bras et jambes nus, à poitrines découvertes, et longues, fluentes et larges robes consulaires ; donnez ensuite le même sujet au même peintre tout médiocre qu’il est, et vous jugerez de l’intérêt et du parti qu’il en tirera, à condition pourtant qu’il ferait descendre autrement sa paix. Cette paix aurait tout aussi bien fait de rester où elle était que de s’en venir d’un air aussi maussade, aussi dépourvue de grâce qu’elle l’est dans ce plat tableau, soit dit en passant et par apostille.

J’avais déjà effleuré quelque part cette question de nos vêtemens ; mais il me restait sur le cœur quelque chose dont il fallait absolument que je me soulageasse ; voilà qui est fait, et vous pouvez compter que je n’y reviendrai plus que par occasion. La belle figure que ferait le buste de M. Trudaine, de st Florentin ou de Clermont à côté de celui de Massinissa !