(1767) Salon de 1767 « Les deux académies » pp. 340-345
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(1767) Salon de 1767 « Les deux académies » pp. 340-345

Les deux académies

1767.

Mon ami, fesons toujours des contes. Tandis qu’on fait un conte, on est gai, on ne songe à rien de fâcheux, le temps se passe, et le conte de la vie s’achève sans qu’on s’en apperçoive.

J’avais deux anglais à promener. Ils s’en sont retournés, après avoir tout vu ; et je trouve qu’ils me manquent beaucoup. Ceux-là n’étaient pas enthousiastes de leur pays ; ils remarquaient que notre langue s’était perfectionnée, tandis que la leur était restée presque barbare. C’est, leur dis-je, que personne ne se mêle de la vôtre, et que nous avons quarante oies qui gardent le capitole ; comparaison qui leur parut d’autant plus juste qu’ainsi que les oies romaines, les nôtres gardent le capitole et ne le défendent pas.

Les quarante oies viennent de couronner une mauvaise pièce d’un petit Sabatin Langeac, pièce plus jeune encore que l’auteur, pièce dont on fait honneur à Marmontel, qui pourrait dire comme le paysan de Mme De Sévigné accusé par une fille de lui avoir fait un enfant : je ne l’ai pas fait ; mais il est vrai que je n’y ai pas nui ; pièce que Marmontel a lue à l’assemblée publique, sans que la séduction de sa déclamation en ait pu dérober la pauvreté ; pièce qui a ôté le prix à un certain M. de Rhulières, qui avait envoyé au concours une excellente satire sur l’inutilité des disputes, excellente pour le ton et pour les choses, et qu’on a cru devoir exclure pour cause de personnalités. Et tout cela n’est pas un conte, ni ce qui suit non plus.

Ce jugement des oies a donné lieu à une scène assez vive entre Marmontel et un jeune poëte appellé Chamfort, d’une figure très-aimable, avec assez de talent, les plus belles apparences de modestie et la suffisance la mieux conditionnée. C’est un petit ballon dont une piquure d’épingle fait sortir un vent violent. Voici le début de petit ballon.

Chamfort.

Il faut, messieurs, que la pièce que vous avez préférée soit excellente.

Marmontel.

Et pourquoi cela ?

Chamfort.

C’est qu’elle vaut mieux que celle de La Harpe.

Marmontel.

Elle pourrait valoir mieux que celle que vous citez et ne valoir pas grand’chose.

Chamfort.

Mais j’ai vu celle-ci.

Marmontel.

Et vous la trouvez bonne ?

Chamfort.

Très-bonne.

Marmontel.

C’est que vous ne vous y connaissez pas.

Chamfort.

Mais si celle de La Harpe est mauvaise et si pourtant elle est meilleure que celle du petit Sabatin, celle-ci est donc détestable ?

Marmontel.

Cela se peut.

Chamfort.

Et pourquoi couronner une pièce détestable ?

Marmontel.

Et pourquoi n’avoir pas fait cette question-là quand on a couronné la vôtre ? Etc.

C’est ainsi que Marmontel fouettait le petit ballon Chamfort, tandis que de son côté le public n’épargnait pas le derrière de l’académie.

Voilà l’histoire de la honte de l’académie française, et voici l’histoire de la honte de l’académie de peinture.

Vous savez que nous avons ici une école de peinture, de sculpture et d’architecture dont les places sont au concours, comme devraient y être toutes celles de la nation, si l’on était aussi curieux d’avoir de grands magistrats que l’on est curieux d’avoir de grands artistes. On demeure trois ans dans cette école, on y est logé, nourri, chauffé, éclairé, instruit et gratifié de 300 livres tous les ans.

Quand on a fini son triennat, on passe à Rome où nous avons une autre école. Les élèves y jouissent des mêmes prérogatives qu’à Paris et ils y ont cent francs de plus par an. Il sort tous les ans de l’école de Paris trois élèves qui vont à l’école de Rome et qui font place ici à trois nouveaux entrans. Songez, mon ami, de quelle importance sont ces places pour des enfans dont communément les parens sont pauvres, qui ont beaucoup dépensé à ces pauvres parens, qui ont travaillé de longues années, et à qui l’on fait une injustice, certes très-criminelle, lorsque c’est la partialité des juges et non le mérite des concurrens qui dispose de ces places.

Tout élève, fort ou faible, peut mettre au prix.

L’académie donne le sujet. Cette année c’était le triomphe de David après la défaite du philistin Goliath . chaque élève fait son esquisse au bas de laquelle il écrit son nom. Le premier jugement de l’académie consiste à choisir entre ces esquisses celles qui sont dignes de concourir : elles se réduisent ordinairement à sept ou huit. Les jeunes auteurs de ces esquisses, peintres ou sculpteurs, sont obligés de conformer leurs tableaux ou bas-reliefs aux esquisses sur lesquelles ils ont été admis. Alors on les renferme chacun séparément et ils travaillent à leurs morceaux. Ces morceaux faits sont exposés au public pendant plusieurs jours, et l’académie adjuge le prix ou l’entrée à la pension, le samedi qui suit le jour de la st Louis.

Ce jour la place du louvre est couverte d’artistes, d’élèves et de citoyens de tous les ordres ; on y attend en silence la nomination de l’académie.

Le prix de peinture fut accordé à un jeune homme appellé Vincent. Aussitôt il se fit un bruit d’acclamations et d’applaudissemens. Le mérite en effet avait été récompensé. Le vainqueur, élevé sur les épaules de ses camarades, fut promené autour de la place, et après avoir joui des honneurs de cette espèce d’ovation, il fut déposé à la pension. C’est une cérémonie d’usage qui me plaît.

Cela fait, on attendit en silence la nomination du prix de sculpture. Il y avait trois bas-reliefs de la première force. Les jeunes élèves qui les avaient faits, et qui ne doutaient point que le prix n’allât à l’un d’eux, se disaient amicalement : j’ai fait une assez bonne chose, mais tu en as fait une belle, et si tu as le prix, je m’en consolerai… eh bien, mon ami, ils en ont été privés tous les trois ; la cabale l’a adjugé à un nommé Moette, élève de Pigalle. Notre ami Pigalle et son ami Le Moine se sont un peu déshonorés.

Pigalle disait à Le Moine : si l’on ne couronne pas mon élève, je quitterai l’académie ; et Le Moine n’a jamais eu le courage de lui répondre : s’il faut que l’académie fasse une injustice pour vous conserver, il y aura de l’honneur pour elle à vous perdre… mais revenons à nos assistans sur la place du louvre.

C’était une consternation muette. L’élève appellé Milot, à qui le public, la partie saine de l’académie et ses camarades avaient déféré le prix, se trouva mal. Alors il s’éleva un murmure, puis des cris, des invectives, des huées, de la fureur ; ce fut un tumulte effroyable. Le premier qui se présenta pour sortir, ce fut le Bel abbé Pommier, conseiller au parlement et membre honoraire de l’académie. La porte était obsédée, il demanda qu’on lui fît passage ; la foule s’ouvrit, et tandis qu’il la traversait on lui criait : passe, foutu âne. l’élève injustement couronné parut ensuite. Les plus échauffés des jeunes élèves s’attachent à ses vêtemens, et lui disent : croûte, croûte abominable, infâme croûte, tu n’entreras pas ; nous t’assommerons plutôt ; et puis c’était un redoublement de cris et de huées à ne pas s’entendre.

Le Moette tremblant, déconcerté, disait : messieurs, ce n’est pas moi, c’est l’académie ; et on lui répondait : si tu n’es pas un indigne comme ceux qui t’ont nommé, remonte et va leur dire que tu ne veux pas entrer. Il s’éleva dans ces entrefaites une voix qui criait : mettons-le à quatre pattes et promenons-le autour de la place avec Milot sur son dos… et peu s’en fallut que cela ne s’exécutât… cependant les académiciens qui s’attendaient à être sifflés, honnis, bafoués, n’osaient se montrer ; ils ne se trompaient pas, ils le furent en effet avec le plus grand éclat possible. Cochin avait beau crier : que les mécontents viennent s’inscrire chez moi… on ne l’écoutait pas, on sifflait, on honissait, on bafouait. Pigalle, le chapeau sur la tête et de son ton rustre que vous lui connaissez, s’adressa à un particulier qu’il prit pour un artiste et qui ne l’était pas, et lui demanda s’il était en état de juger mieux que lui ; ce particulier, enfonçant son chapeau sur sa tête, lui répondit qu’il ne s’entendait pas en bas-reliefs, mais qu’il se connaissait en insolens et qu’il en était un. Vous croyez peut-être que la nuit survint et que tout s’appaisa. Pas tout à fait.

Les élèves indignés, s’attroupèrent et concertèrent pour le jour prochain d’assemblée une avanie nouvelle. Ils s’informèrent exactement qui est-ce qui avait voté pour Milot, qui est-ce qui avait voté pour Moette, et s’assemblèrent tous le samedi suivant sur la place du louvre, avec tous les instrumens d’un charivari et bonne résolution de les employer.

Mais ce projet ne tint pas contre la crainte du guet et du châtelet ; ils se contentèrent de former deux files entre lesquelles tous leurs maîtres seraient obligés de passer. Boucher, Dumont, Van Loo et quelques autres défenseurs du mérite se présentèrent les premiers, et les voilà entourés, accueillis, embrassés, applaudis.

Arrive Pigalle, et lorsqu’il est engagé entre les files, on crie : du dos ; il se fait de droite et de gauche un demi-tour de conversion, et Pigalle passe entre deux longues rangées de dos ; même salut et mêmes honneurs à Cochin, à M et Madame Vien et aux autres.

Les académiciens ont fait casser tous les bas-reliefs, afin qu’il ne restât aucune preuve de leur injustice. Vous ne serez peut-être pas fâché de connaître celui de Milot, et je vais vous le décrire. à droite, ce sont trois grands philistins, bien contrits, bien humiliés, l’un, les bras liés sur le dos ; un jeune israélite est occupé à lier les bras des deux autres. Ensuite David est porté sur son char par des femmes dont une prosternée embrasse ses jambes, d’autres l’élèvent, une troisième sur le fond le couronne. Son char est attelé de deux chevaux fougueux, à la tête de ces chevaux, un écuyer les contient par la bride et se dispose à remettre les rênes au triomphateur. Sur le devant, un vigoureux israélite tout nud enfonce la pique dans la tête de Goliath qu’on voit énorme, renversée, effroyable, les cheveux épars sur la terre. Plus loin à gauche, ce sont des femmes qui dansent, qui chantent, qui accordent leurs instrumens.

Parmi celles qui dansent, il y a une espèce de bacchante frappant du tambour, déployée avec une légèreté et une grâce infinies, jambes et bras en l’air ; elle a la tête tournée vers le spectateur qui la voit du reste par le dos.

Sur le devant, une autre danseuse qui tient son enfant par la main ; l’enfant danse aussi, mais il a les yeux attachés sur l’horrible tête, et son action est mêlée de terreur et de joie.

Sur le fond, des hommes, des femmes, la bouche ouverte, les bras levés et en acclamations.

Ils ont dit que ce n’était pas là le sujet, et on leur a répondu qu’ils reprochaient à l’élève d’avoir eu du génie. Ils ont repris le char qui n’est pas même une licence. Cochin, plus adroit, m’a écrit que chacun jugeait par ses yeux, et que l’ouvrage qu’il avait couronné lui montrait plus de talent. Discours d’un homme sans goût et de peu du bonne foi. D’autres ont avoué que le bas-relief de Milot était excellent à la vérité, mais que Moette était plus habile ; et on leur a demandé à quoi bon le concours si on jugeait la personne et non l’ouvrage.

Mais écoutez une singulière rencontre de circonstances, c’est qu’au moment même où le pauvre Milot venait d’être dépouillé par l’académie, Falconnet m’écrivait : " j’ai vu chez Le Moine un élève appellé Milot, qui m’a paru avoir du talent et de l’honnêteté. Tâchez de me l’envoyer, je vous laisse le maître des conditions… " je cours chez Le Moine, je lui fais part de ma commission. Le Moine lève les mains au ciel, et s’écrie : la providence ! La providence !… et moi, d’un ton bourru, je reprends : la providence ! La providence ! Est-ce que tu crois qu’elle est faite pour réparer vos sottises ?

Milot survint, je l’invitai à me venir voir.

Le lendemain il était chez moi. Ce jeune homme était pâle, défait comme après une longue maladie, il avait les yeux rouges et gonflés, et il me disait d’un ton à me déchirer : " ah ! Monsieur, après avoir été à charge à mes pauvres parents pendant dix-sept ans ! Au moment où j’espérais !

Après avoir travaillé dix-sept ans depuis la pointe du jour jusqu’à la nuit ! Je suis perdu.

Encore si j’avais espérance de gagner le prix l’an prochain ; mais il y a là un Stouffle, un Foucaut !” (ce sont les noms de ses deux concurrens de cette année.) je lui proposai le voyage de Russie. Il me demanda le reste de la journée pour en délibérer avec lui-même et ses amis.

Il revint, il y a quelques jours, et voici sa réponse : " monsieur, on ne saurait être plus sensible à vos offres. J’en connais tout l’avantage ; mais on ne suit pas notre talent par intérêt. Il faut présenter à l’académie l’occasion de réparer son injustice, aller à Rome, ou mourir. " et voilà, mon ami, comme on décourage, comme on désole le mérite, comme on se déshonore soi-même et son corps ; comme on fait le malheur d’un élève et le malheur d’un autre à qui ses camarades jetteront au nez, sept ans de suite, la honte de sa réception ; et comme il y a quelquefois du sang répandu.

L’académie inclinait à décimer les élèves ; Boucher, doyen de l’académie, refusa d’assister à cette délibération. Van Loo, chef de l’école, représenta qu’ils étaient tous innocens ou coupables ; que leur code n’était pas militaire ; et qu’il ne répondait pas des suites. En effet, si ce projet avait passé, les décimés étaient bien résolus de cribler Cochin de coups d’épée.

Cochin, plus en faveur, plus envié, plus haï, a supporté la plus forte part de l’indignation des élèves et du blâme général. J’écrivais à celui-ci, il y a quelques jours : eh bien ! Vous avez donc été bien berné par vos élèves ? Il est possible qu’ils aient tort, mais il y a cent à parier contre un qu’ils ont raison.

Ces enfans-là ont des yeux, et ce serait la première fois qu’ils se seraient trompés. à peine les prix sont-ils exposés, qu’ils sont jugés et bien jugés par les élèves, ils disent : voilà le meilleur ; et c’est le meilleur.

J’ai appris à cette occasion, un trait singulier de Falconnet. Il a un fils né avec l’étoffe d’un habile homme, mais à qui il a malheureusement appris à aimer le repos et à mépriser la gloire.

Le jeune Falconnet avait concouru ; les prix étaient exposés, et le sien n’était pas bon. Son père le prit par la main, le conduisit au sallon, et lui dit : tiens, vois, et juge-toi toi-même… l’enfant avait la tête baissée et restait immobile. Alors le père se tournant vers les académiciens, ses confrères, leur dit : il a fait un sot ouvrage, et il n’a pas le courage de le retirer. Ce n’est pas lui, messieurs, qui l’emporte, c’est moi… puis il mit le tableau de son fils sous son bras et s’en alla. Ah ! Si ce Brutus-là, qui juge son fils si sévèrement, qui estime le talent de Pigalle, mais qui n’aime pas l’homme, avait été présent à la séance de l’académie française, lorsqu’on y prononça sur les prix !

Moette, honteux de son élection, a été un mois entier sans entrer à la pension, et il a bien fait de laisser à la haine de ses camarades le temps de tomber.

Je serais au désespoir qu’on publiât une ligne de ce que je vous écris, excepté ce dernier morceau que je voudrais qu’on imprimât et qu’on affichât à la porte de l’académie et aux coins des rues.

N’allez pas inférer de cette histoire que, si la vénalité des charges est mauvaise, le concours ne vaut guère mieux, et que tout est bien comme il est. Moette est un bon élève, et si le concours est sujet à l’erreur et à l’injustice, ce n’est jamais au point d’exclure l’homme de génie, et de donner la préférence à un sot décidé sur un habile homme. Il y a une pudeur qui retient.

Et dieu soit loué ! M’en voilà sorti. Et vous, quand aurez-vous le bonheur d’en dire autant ? Quand serez-vous remis du désordre que cet aimable, doux, honnête et timide prince De Saxe-Gotha a jeté dans votre commerce ?