(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 5, que Platon ne bannit les poëtes de sa republique, qu’à cause de l’impression trop grande que leurs imitations peuvent faire » pp. 43-50
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 5, que Platon ne bannit les poëtes de sa republique, qu’à cause de l’impression trop grande que leurs imitations peuvent faire » pp. 43-50

Section 5, que Platon ne bannit les poëtes de sa republique, qu’à cause de l’impression trop grande que leurs imitations peuvent faire

L’impression que les imitations font sur nous en certaines circonstances paroît même si forte, et par consequent si dangereuse à Platon, qu’elle est cause de la resolution qu’il prend de ne point souffrir l’imitation poëtique, ou la poësie proprement dite, dans cette republique ideale dont il regle la constitution avec tant de plaisir. Il craint que les peintures et les imitations qui sont l’essence de la poësie, ne fassent trop d’effet sur l’imagination de son peuple favori, qu’il se répresentoit avec la conception aussi vive et d’un naturel aussi sensible que les grecs ses compatriotes. Les poëtes, dit Platon, ne se plaisent point à nous décrire la tranquillité de l’interieur d’un homme sage qui conserve toujours une égalité d’esprit à l’épreuve des peines et des plaisirs. Ils ne font pas servir le talent de la fiction pour nous peindre la situation d’un homme qui souffre avec constance la perte d’un fils unique. Ils n’introduisent pas sur les théatres des personnages qui sçachent faire taire les passions devant la raison. Les poëtes n’ont pas tort sur ce point. Un stoïcien joüeroit un rôle bien ennuieux dans une tragedie. Les poëtes qui veulent nous émouvoir, c’est Platon qui réprend la parole, présentent des objets bien differens : ils introduisent dans leurs poëmes des hommes livrez à des desirs violens, des hommes en proïe à toutes les agitations des passions, ou qui lutent du moins contre leurs secousses. En effet les poëtes sçavent si bien que c’est l’agitation d’un acteur qui nous fait prendre plaisir à l’entendre parler, qu’ils font disparoître les personnages dès qu’il est décidé s’ils seront heureux ou malheureux, dès que leur destinée est fixée. Or, suivant le sentiment de Platon, l’habitude de se livrer aux passions, même à ces passions artificielles, que la poësie excite, affoiblit en nous l’empire de l’ame spirituelle et nous dispose à nous laisser aller aux mouvemens de nos appetits. C’est un dérangement de l’ordre que ce philosophe voudroit établir dans les actions de l’homme qui, selon lui, doivent être reglées par son intelligence, et non pas gouvernées par les appetits de l’ame sensitive.

Platon reproche encore un autre inconvenient à la poësie : c’est que les poëtes en se mettant aussi souvent qu’ils le font à la place des hommes vicieux dont ils veulent exprimer les sentimens, contractent à la fin les moeurs vicieuses dont ils font tous les jours des imitations. Il est trop à craindre que leur esprit ne se corrompe à force de s’entretenir des idées qui occupent les hommes corrompus. prequens imitatio, a dit depuis Quintilien en parlant des comediens, transit in mores.

Platon appuie de sa propre experience les raisonnemens qu’il fait sur les mauvais effets de la poësie. Après avoir avoüé que souvent il s’est trop laissé seduire à ses charmes, il compare la peine qu’il sent à se separer d’Homere à la peine d’un amant forcé, après bien des combats, à quitter une maîtresse qui prend trop d’empire sur lui. Il l’appelle ailleurs le poëte par excellence et le premier de tous les inventeurs. Si Platon exclut les poëtes de sa republique, on voit bien qu’il ne les en exile que par la même raison qui engage les prédicateurs à prêcher contre les spectacles, et qui faisoit chasser d’Athenes ceux des citoyens qui plaisoient trop à leurs compatriotes.

Voilà les motifs qui font proscrire à Platon la partie de l’art poëtique qui consiste à peindre et à imiter ; car il consent à garder dans sa république la partie de cet art qui enseigne la construction du vers et la composition du métre, c’est la partie de l’art qu’on nomme souvent versification, et que nous appellerons quelquefois dans ces reflexions la mecanique de la poësie. Platon vante même assez cette partie de l’art poëtique, laquelle sçait rendre un discours plus pompeux et plus agréable à l’oreille, en introduisant dans ses phrases un nombre et une harmonie qui lui plaisent plus que la cadence de la prose. Selon lui les loüanges des dieux et celles des heros mises en vers en deviennent plus capables de plaire et de se faire retenir. Le but de Platon est toujours de conserver dans son état les parties d’un art qui sont presqu’incapables de nuire, lorsqu’il proscrit celles qui lui semblent trop dangereuses. C’est ainsi qu’en bannissant de sa republique ceux des modes de la musique ancienne dont les chants mols et effeminez lui sont suspects, il y conserve d’autres modes dont les chants ne lui paroissent pas devoir être pernicieux.

On pourroit répondre à Platon qu’un art necessaire et même simplement utile dans la societé, n’en doit pas être banni, parce qu’il peut devenir un art nuisible entre les mains de ceux qui en abuseroient.

On ne doit proscrire dans un état que les arts superflus et dangereux en même tems, et se contenter de prendre des précautions pour empêcher les arts utiles d’y faire du dommage : Platon lui-même ne défend pas de cultiver la vigne sur les côteaux de sa republique, quoique les excès du vin fassent commettre de grands désordres, et quoique les attraits de cette liqueur engagent souvent d’en prendre au-delà du besoin.

Le bon usage que plusieurs poëtes ont fait dans tous les tems de l’invention et des imitations de la poësie, montre assez qu’elle n’est pas un art inutile dans la societé. Comme il est aussi propre par sa nature à peindre les actions qui peuvent porter les hommes aux pensées vertueuses, que les actions qui peuvent fortifier les inclinations corrompuës : il ne s’agit que d’en faire un bon usage. La peinture des actions vertueuses échauffe notre ame ; elle l’éleve en quelque façon au-dessus d’elle-même, et elle excite en nous des passions loüables telles que sont l’amour de la patrie et de la gloire. L’habitude de ces passions nous rend capables de bien des efforts de vertu et de courage que la raison seule ne pourroit pas nous faire tenter. En effet le bien de la societé exige souvent d’un citoïen des services si difficiles, qu’il est bon que les passions viennent au secours du devoir pour l’engager à les rendre. Enfin un bon poëte sçait disposer de maniere les peintures qu’il fait des vices et des passions, que ses lecteurs en aiment davantage la sagesse et la vertu. En voilà suffisamment à ce sujet, d’autant plus que les poësies françoises, comme nous le dirons dans la suite, ne sçauroient prendre le même empire sur les hommes que celles dont Platon craignoit si fort les effets. D’ailleurs notre naturel n’est pas aussi vif ni aussi sensible que l’étoit celui des atheniens.

Mais Platon fait encore une autre objection contre le merite de la poësie. C’est que les poëtes ne sont que les imitateurs et les copistes des ouvrages et des productions des autres artisans. Le poëte qui fait la description d’un temple n’est, selon lui, que le copiste de l’architecte qui l’a fait élever ; j’en tombe d’accord, et que j’aimerois mieux être, par exemple, l’architecte qui a fait bâtir l’église de saint Pierre de Rome, que le poëte qui en auroit fait en vers une belle description. Je veux même qu’il y ait plus de merite à trouver les proportions qui rendent un vaisseau excellent voilier, qu’à décrire la rapidité de son vol sur les vastes plaines de la mer. Mais souvent aussi le merite est moindre à être l’ouvrier qu’à être l’imitateur ? N’y a-t’il pas plus de merite d’avoir peint un viel livre comme l’a fait Despreaux, que de l’avoir relié, et imprimé si l’on veut ? à ces mots il saisit un gros infortiat grossi des visions d’Accurse et d’Alciat inutile ramas de gothique écriture, dont quatre ais mal unis formoient la couverture entourée à demi d’un viel parchemin noir où pendoit à trois clous un reste de fermoir.

Ici le copiste vaut mieux que l’original. D’ailleurs combien de choses les poëtes imitent-ils, lesquelles ne sont pas l’ouvrage des hommes, comme le tonnerre et les autres metéores, en un mot toute la nature, l’ouvrage du createur. Mais ce raisonnement deviendroit une discussion philosophique qui nous meneroit trop loin ; contentons-nous de dire que la societé qui exclueroit de son sein tous les citoïens dont l’art pourroit être nuisible, deviendroit bientôt un sejour trop sujet à l’ennui.