(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 1, idée generale de la musique des anciens et des arts musicaux subordonnez à cette science » pp. 6-19
/ 1875
(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 1, idée generale de la musique des anciens et des arts musicaux subordonnez à cette science » pp. 6-19

Section 1, idée generale de la musique des anciens et des arts musicaux subordonnez à cette science

On peut regarder le traité sur la musique, écrit en grec par Aristides Quintilianus et traduit en latin par Monsieur Meibomius, comme l’ouvrage le plus instructif que l’antiquité nous ait laissé sur cette science. Il est à mon sens le plus methodique de ces ouvrages ; et comme son auteur grec de nation frequentoit tous les jours les romains, puisqu’il a vécu dans le temps que tous les païs habitez par les grecs étoient soumis aux successeurs d’Auguste, il a dû sçavoir l’usage qu’on faisoit de la musique à Rome et dans la Grece. Ainsi c’est dans son livre que nous prendrons l’idée generale de la musique des anciens. D’ailleurs la musique des romains étoit la même que celle des grecs, dont ils avoient appris cette science. Elle avoit chez les uns et chez les autres la même étendue et les mêmes principes, de maniere qu’on peut se servir également pour expliquer l’étendue et l’usage de la musique des anciens, soit des auteurs grecs, soit des auteurs latins. Aristides Quintilianus définit la musique un art, mais un art qui démontre les principes sur lesquels il opere, et qui enseigne tout ce qui concerne l’usage qu’on peut faire de la voix, ainsi qu’à faire avec grace tous les mouvemens dont le corps est capable. Notre auteur rapporte aussi quelques autres définitions de la musique un peu differentes de la sienne, mais qui supposent toutes également que cette science avoit l’étendue que nous lui donnons.

Les auteurs latins disent la même chose. La musique, c’est Quintilien l’orateur qui parle, donne des enseignemens non seulement pour regler toutes les inflexions dont la voix est susceptible, mais encore pour regler tous les mouvemens du corps. Ces inflexions, ces mouvemens veulent être menagez suivant une methode certaine et judicieuse.

" la décence dans la contenance et dans le geste, est necessaire à l’orateur et il n’y a que la musique qui puisse lui enseigner cette décence. " saint Augustin dans l’ouvrage qu’il a composé sur la musique, dit la même chose que Quintilien. Il y écrit que la musique donne des preceptes sur la contenance, sur le geste, en un mot, sur tous les mouvemens du corps dont il avoit été possible de reduire la theorie en science et la pratique en méthode.

La musique des anciens avoit assujetti à une mesure reglée tous les mouvemens du corps, ainsi que le sont les mouvemens des pieds de nos danseurs.

La science de la musique, ou si l’on veut, la musique speculative, s’appelloit la musique harmonique, parce qu’elle enseignoit les principes de toute harmonie et les regles generales de toute sorte d’accords. C’étoit donc elle qui enseignoit ce que nous appellons la composition. Comme les chants qui étoient l’ouvrage de la composition, se nommoient alors quelquefois ainsi qu’ils se nomment à present : de la musique absolument, les anciens divisoient la musique prise dans le sens que nous venons de dire, en trois genres, sçavoir, le genre diatonique, le genre chromatique et le genre enarmonique. Ce qui constituoit la difference qui étoit entre ces trois genres, c’est que l’un admettoit des sons que l’autre n’admettoit pas dans ses chants. Dans la musique diatonique, le chant ne pouvoit pas faire ses progressions par des intervalles moindres que les semi-tons majeurs. La modulation de la musique chromatique emploïoit les semi-tons mineurs, mais dans la musique enarmonique la progression du chant se pouvoit faire par des quarts de ton. Les anciens divisoient encore leurs compositions musicales en plusieurs genres par rapport au mode ou au ton dont elles étoient, et ils nommoient ces modes du nom des païs où ils avoient été mis principalement en usage. Ils nommoient donc l’un, le mode phrigien, l’autre, le mode dorien et ainsi des autres. Mais je me contenterai de renvoïer aux modernes qui ont traité à fonds de la musique harmonique des anciens, afin de passer plûtôt à ce que j’ai à dire concernant leurs arts musicaux, qui sont l’objet principal de ma dissertation.

Dès que la musique embrassoit un sujet aussi vaste, il étoit naturel qu’elle renfermât plusieurs arts dont chacun eût son objet particulier. Ainsi voïons-nous qu’Aristides Quintilianus compte jusques à six arts subordonnez à la musique.

De ces six arts il y en avoit trois qui enseignoient toute sorte de composition et trois qui enseignoient toute sorte d’execution.

Ainsi la musique par rapport à la composition, se partageoit en art de composer la melopée, ou les chants, en art rithmique et en art poëtique. Par rapport à l’execution, la musique se partageoit en art de joüer des instrumens, en art du chant et en art hypocritique ou en art du geste.

La melopée ou l’art de composer la mélodie étoit l’art de composer et d’écrire en notes toute sorte de chants, c’est-à-dire, non seulement le chant musical ou le chant proprement dit ; mais aussi toute sorte de recitation ou de déclamation.

L’art rithmique donnoit des regles pour assujettir à une mesure certaine tous les mouvemens du corps et de la voix, de maniere qu’on pût en battre les temps, et les battre du mouvement convenable et propre au sujet.

L’art poetique enseignoit la mécanique de la poesie, et il montroit ainsi à composer regulierement des vers de toute sorte de figure.

Nous venons de voir que par rapport à l’exécution, la musique se divisoit en trois arts, l’art de jouer des instrumens, l’art du chant et l’art du geste.

On devine bien quelles leçons pouvoient donner et la musique organique, qui enseignoit à jouer des instrumens, et la musique qui se nommoit l’art du chant. Quant à la musique hypocritique ou contrefaiseuse et qui se nommoit ainsi par ce qu’elle étoit proprement la musique des comediens que les grecs appelloient communement hypocrites ou contrefaiseurs, elle enseignoit l’art du geste, et montroit ainsi à exécuter suivant les regles d’une methode établie sur des principes certains, ce que nous ne faisons plus aujourd’hui que guidez par l’instinct ou tout au plus par une routine aidée et soutenue de quelques observations. Les grecs nommoient cet art musical orchesis, et les romains saltatio.

Porphyre qui vivoit environ deux cens ans après Aristides Quintilianus et qui nous a laissé un commentaire sur les harmoniques de Ptolomée, ne partage les arts musicaux, qu’en cinq arts differens, sçavoir, l’art metrique, l’art rithmique, l’art organique, l’art poetique, pris dans toute son étendue et l’art hypocritique. On trouve même en comparant la division d’Aristides avec celle de Porphyre, que Porphyre compte deux arts de moins qu’Aristides. Ces deux arts sont l’art de composer la melopée et l’art du chant. Si nonobstant la suppression de ces deux arts, Porphyre ne laisse pas de compter cinq arts musicaux, au lieu qu’il ne devroit plus après ce retranchement n’en compter que quatre ; c’est qu’il met au nombre de ces arts, l’art metrique dont il n’est pas fait mention dans Aristides. Mais cette difference dans l’énumeration des arts musicaux n’empêche pas que nos deux auteurs ne disent au fond la même chose.

Tâchons d’expliquer la difficulté.

Dès que Porphyre a dit qu’il prenoit l’art poetique dans sa plus grande étendue comme il prend soin de le dire, il a dû ne point parler de la melopée, ou de l’art de composer la melopée comme d’un art musical particulier, parce que ce dernier art étoit renfermé dans l’art poetique, pris dans toute son étendue.

En effet, suivant l’usage des grecs, l’art de composer la melopée faisoit une partie de l’art poetique. On verra cy-dessous que les poetes grecs composoient eux-mêmes la melopée de leurs pieces. Si au contraire, Aristides fait de l’art poetique et de l’art de composer la melopée deux arts distincts, c’est qu’il a eu égard à l’usage des romains, qui étoit que les poetes dramatiques ne composassent point eux-mêmes la déclamation de leurs vers, mais qu’ils la fissent composer par des artisans compositeurs de profession, et que Quintilien appelle :

(…). C’est ce que nous rapporterons plus au long dans la suite.

C’est par la même raison que Porphyre n’a point ainsi qu’Aristides, fait de l’art du chant un art musical particulier.

Ceux qui enseignoient en Grece l’art poetique dans toute son étendue, enseignoient aussi apparemment l’art de bien executer toute sorte de chant ou de déclamation.

Si Porphyre fait à son tour deux arts distincts de l’art rithmique, dont Aristides ne fait qu’un seul et même art, si Porphyre divise en art metrique et en art rithmique proprement dit, l’art dont Aristides ne fait qu’un seul art qu’il appelle (…), cela vient vraisemblablement de la cause que je vais dire.

Les progrez que l’art des pantomimes né sous le regne d’Auguste, aura fait durant les deux siecles écoulez depuis le temps d’Aristides jusques au temps de Porphyre, avoient engagé les gens de théatre à subdiviser l’art rithmique, et par consequent à en faire deux arts differens. L’un de ces arts qui étoit le metrique ou le mesureur, enseignoit à réduire sous une mesure certaine et reglée, toute sorte de gestes en toute sorte de sons, qui pouvoient être assujetis à suivre les temps d’une mesure, et l’art rithmique n’enseignoit plus qu’à bien battre cette mesure, et principalement à la battre d’un mouvement convenable. Nous verrons cy-dessous que le mouvement étoit, au sentiment des anciens, ce qu’il y avoit de plus important dans l’exécution de la musique, et l’invention de l’art du pantomime les aura encore engagez à faire une étude plus profonde de tout ce qui pouvoit perfectionner l’art du mouvement. Il est certain que depuis le regne d’Auguste jusques au renversement total de l’empire d’occident, les representations des pantomimes firent le plaisir le plus cher au peuple romain.

Je conclus donc que la difference qui se trouve entre l’énumeration des arts musicaux que fait Aristides Quintilianus et celle que fait Porphyre, n’est qu’une difference apparente, et que ces deux auteurs ne se contredisent point quant au fond des choses.

Je m’interomprai ici pour faire une observation. Dès que la musique des anciens donnoit des leçons methodiques sur tant de choses, dès qu’elle donnoit des preceptes utiles au grammairien, et necessaires au poëte comme à tous ceux qui avoient à parler en public, on ne doit plus être surpris que les grecs et les romains l’aïent crue un art necessaire et qu’ils lui aïent donné tant d’éloges qui ne conviennent pas à la nôtre.

On ne doit pas s’étonner qu’Aristides Quintilianus ait dit que la musique étoit un art necessaire à tous les âges de la vie, puisqu’il enseignoit également ce que les enfans doivent apprendre et ce que les personnes faites doivent sçavoir.

Quintilien écrit par la même raison que non seulement il faut sçavoir la musique pour être orateur ; mais qu’on ne sçauroit même être bon grammairien sans l’avoir apprise, puisqu’on ne pouvoit pas bien enseigner la grammaire sans montrer l’usage dont y étoient le metre et le rithme. Cet écrivain judicieux observe encore en un autre endroit que dans les temps precedens la profession d’enseigner la musique et celle d’enseigner la grammaire avoient été unies, et qu’elles étoient alors exercées par le même maître.

Enfin, Quintilien dit dans le chapitre de son livre où il veut prouver que l’orateur est du moins obligé d’apprendre quelque chose de la musique. " on ne me refusera point de tomber d’accord… etc " .

Ce passage paroîtra beaucoup plus clair lorsqu’on aura lû ce que je dois écrire concernant le carmen ou la déclamation notée des vers faits pour être recitez avec un accompagnement.

En un mot, tous les écrits des anciens font foi, que la musique passoit de leur temps pour un art necessaire aux personnes polies, et qu’on regardoit alors comme des gens sans éducation, et comme on regarde aujourd’hui ceux qui ne sçavent point lire, les personnes qui ne sçavoient pas la musique. Je reviens aux arts musicaux.

Malheureusement pour nous, il ne nous est resté aucune des methodes composées pour enseigner la pratique de ces arts, dont il y avoit tant de professeurs dans la Grece et dans l’Italie. D’ailleurs ceux des auteurs anciens qui ont écrit sur la musique et dont les ouvrages nous sont demeurez, ont très-peu parlé de la mécanique des arts subordonnez à la science de la musique qu’ils ont regardez comme des pratiques faciles et communes, dont l’explication n’étoit bonne qu’à exercer les talens de quelque maître à gages. Par exemple saint Augustin qui a composé sur la musique un ouvrage divisé en six livres, dit qu’il n’y traitera point de toutes ces pratiques, parce que ce sont des choses sçues communement par les hommes de théatre les plus mediocres.

Ainsi les auteurs dont je parle, ont écrit plutôt en philosophe qui raisonne et qui fait des speculations sur les principes generaux d’un art dont la pratique est sçue de tous ses contemporains, que comme un auteur qui veut que son livre puisse sans aucun autre secours, enseigner l’art dont il traite.

Cependant j’espere qu’en m’aidant des faits racontez par les écrivains anciens qui par occasion ont parlé de leurs arts musicaux, je pourrai venir à bout de donner une notion ; si non pleine et entiere, du moins claire et distincte de ces arts, et d’expliquer comment les pieces dramatiques étoient representées sur le théatre des anciens.

Nous venons de voir qu’Aristides Quintilianus comptoit six arts musicaux, sçavoir, l’art rithmique, l’art de composer la melopée, l’art poetique, l’art de jouer des instrumens, l’art du chant et l’art du geste ; mais nous reduirons ici ces six arts à quatre, en ne comptant l’art poetique, l’art de composer la melopée et l’art du chant que pour un seul et même art. On a déja vû que l’art poetique, l’art de composer la melopée et l’art du chant avoient tant d’affinité, que Porphyre ne les comptoit que pour un seul art, qu’il nomme l’art poetique pris dans toute son étendue.