(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 7, nouvelles preuves que la declamation théatrale des anciens étoit composée, et qu’elle s’écrivoit en notes. Preuve tirée de ce que l’acteur qui la recitoit, étoit accompagné par des instrumens » pp. 112-126
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 7, nouvelles preuves que la declamation théatrale des anciens étoit composée, et qu’elle s’écrivoit en notes. Preuve tirée de ce que l’acteur qui la recitoit, étoit accompagné par des instrumens » pp. 112-126

Section 7, nouvelles preuves que la declamation théatrale des anciens étoit composée, et qu’elle s’écrivoit en notes. Preuve tirée de ce que l’acteur qui la recitoit, étoit accompagné par des instrumens

Il paroît donc évident que le chant des pieces dramatiques qui se recitoient sur les théatres des anciens, n’avoit ni passages, ni ports de voix cadencez, ni tremblements soûtenus, ni les autres caracteres de notre chant musical : en un mot que ce chant étoit une declamation comme la nôtre. Cette recitation ne laissoit pas d’être composée, puisqu’elle étoit soûtenuë d’une basse continuë, dont le bruit étoit proportionné, suivant les apparences, au bruit que fait un homme qui déclame. Car le bruit qu’une personne fait en déclamant, est un bruit moins fort et moins éclatant que celui que la même personne feroit si elle chantoit. Premierement, on n’ébranle point, on n’agite point autant d’air en déclamant qu’en chantant.

Secondement, lorsque nous déclamons nous ne brisons pas toûjours l’air contre des parties qui aient autant de ressort, et qui le froissent autant que les parties contre lesquelles nous le brisons en chantant.

Or l’air retentit plus ou moins suivant qu’il a été froissé. Voilà, pour le dire en passant, ce qui fait que la voix des musiciens italiens se fait mieux entendre que celle des musiciens françois.

Les musiciens italiens forment entierement avec les cartilages voisins du gozier plusieurs sons que les musiciens françois n’achevent de former qu’avec le secours des jouës interieures.

Je crois donc que la basse continuë, dont la déclamation des acteurs étoit accompagnée, ne rendoit qu’un bruit très-foible. Ainsi qu’on ne s’en forme pas l’idée sur la basse continuë de nos opera.

Cette idée ne serviroit qu’à faire trouver des difficultez mal fondées sur une chose constante, par le temoignage des auteurs les plus respectables de l’antiquité qui ont écrit ce qu’ils voïoient tous les jours.

Ciceron dit que les personnes sçavantes en musique connoissoient dès qu’elles avoient entendu les premieres notes du prélude des instrumens, si l’on alloit voir Antiope ou bien Andromaque, quand les autres spectateurs n’en devinoient encore rien.

Antiope et Andromaque sont deux tragedies dont Ciceron parle en differens endroits de ses ouvrages.

Ce qui suit fera voir que les instrumens ne se taisoient point après avoir préludé, mais qu’ils continuoient et qu’ils accompagnoient l’acteur. Ciceron après avoir parlé des vers grecs, dont le métre n’est presque pas sensible, ajoute que les latins ont aussi des vers que l’on ne reconnoît pour être des vers, que lorsqu’on les entend reciter avec un accompagnement. Il cite pour exemple des vers de la tragedie de Thyeste, qu’on pourroit prendre, dit-il, pour de la prose, quand on ne les entend pas avec leur accompagnement.

La tragedie de Thyeste dont Ciceron avoit tiré ce vers, étoit celle qu’il cite souvent lui-même comme l’ouvrage du poëte Ennius, et non point celle que Varius composa depuis sur le même sujet.

Dans le premier livre des tusculanes, Ciceron, après avoir rapporté l’endroit d’une tragedie où l’ombre de Polydore supplie qu’on veuille donner la sepulture à son corps, pour faire finir les maux qu’elle endure, ajoute : je ne sçaurois concevoir que cette ombre soit aussi tourmentée qu’elle le dit, quand je l’entens reciter des vers dramatiques si corrects, et quand je la trouve si bien d’accord avec les instrumens.

On peut voir dans Diomede pourquoi je traduis septennarios par des vers dramatiques.

L’ombre de Polydore étoit donc soutenuë d’un accompagnement quand elle recitoit. Mais je vais encore rapporter deux passages de Ciceron qui me semblent si décisifs, que peut-être le lecteur trouvera-t’il que j’ai eu tort d’en copier d’autres.

Cet auteur après avoir dit qu’un orateur qui devient vieux peut rallentir sa declamation, ajoute : citons encore ici Roscius, ce grand comedien que j’ai déja cité tant de fois comme un modele d’après lequel les orateurs pouvoient étudier plusieurs parties de leur art.

Roscius dit qu’il déclamera beaucoup plus lentement lorsqu’il se sentira vieux, et qu’il obligera les chanteurs à prononcer plus doucement, et les instrumens à rallentir le mouvement de la mesure. Si le comedien astreint à suivre une mesure reglée, continuë Ciceron, peut soulager sa vieillesse en rallentissant le mouvement de cette mesure, a plus forte raison un orateur peut-il bien soulager sa caducité. Non seulement l’orateur est le maître du rithme ou du mouvement de sa prononciation, mais comme il parle en prose et sans être obligé de se concerter avec personne, il est encore le maître de changer à son gré la mesure de ses phrases, de maniere qu’il ne prononce jamais d’une haleine qu’autant de sillabes qu’il en peut prononcer commodement.

Personne n’ignore que Roscius, le contemporain et l’ami de Ciceron, étoit devenu un homme de consideration par ses talens et par sa probité. On étoit si bien prévenu en sa faveur, que lorsqu’il joüoit moins bien qu’à l’ordinaire, on disoit de lui qu’il se negligeoit, ou que par un accident auquel les bons acteurs sont sujets volontiers, il avoit fait une mauvaise digestion. Enfin la plus grande loüange qu’on donnât aux hommes qui excelloient dans leur art, c’étoit de dire qu’ils étoient des Roscius dans leur genre.

Ciceron nous apprend dans un autre endroit de ses ouvrages, que Roscius tint parole lorsqu’il fut devenu vieux.

Roscius obligea pour lors l’accompagnement et ceux qui prononçoient pour lui certains endroits de la piece, c’est ce que nous expliquerons ci-dessous, à souffrir que le mouvement de la mesure qu’ils étoient tous obligez de suivre, fut rallenti. Dans le livre premier des loix, Ciceron se fait dire par Atticus.

C’est ainsi que votre ami Roscius en usoit dans sa vieillesse. Il faisoit durer plus long-temps les mesures, il obligeoit l’acteur qui recitoit à parler plus lentement, et il falloit que les instrumens qui les accompagnoient suivissent ce nouveau mouvement.

Quintilien dit, après avoir parlé contre les orateurs qui déclamoient au barreau comme on déclamoit sur le théatre : si cet usage doit avoir lieu, il faudra donc aussi que nous autres orateurs nous nous fassions soutenir en déclamant par des lyres et par des flutes. Cela veut dire que la déclamation theatrale est si variée, qu’il est si difficile d’entrer avec justesse dans tous ses differens tons, qu’on a besoin lorsqu’on veut déclamer comme on déclame sur la scene, de se faire soutenir par un accompagnement qui aide à bien prendre ces tons, et qui empêche de faire de fausses inflexions de voix.

C’est une figure dont Quintilien se sert pour montrer qu’un orateur ne doit pas déclamer comme un comedien, à cause de la necessité où il se jette en déclamant ainsi. Suivant l’idée que les anciens avoient de la dignité de l’orateur, cet accompagnement dont on ne pouvoit point se passer en déclamant comme on recitoit sur le theatre lui convenoit si peu, que Ciceron ne lui veut pas même souffrir d’avoir jamais derriere lui lorsqu’il parle en public, un joueur d’instrument pour lui donner ses tons, quoique cette précaution fut autorisée à Rome par l’exemple de C. Gracchus. Il est au-dessous de l’orateur, dit Ciceron, d’avoir besoin d’un pareil secours pour entrer avec justesse dans tous les tons qu’il doit prendre en déclamant.

Quintilien rapporte que ce Gracchus un des plus celebres orateurs de son temps, avoit derriere lui lorsqu’il haranguoit, un joueur d’instrument à vent qui de temps en temps lui donnoit le ton. Il faut que d’autres orateurs eussent suivi l’exemple de Gracchus, puisque la flute qui servoit à l’usage dont nous parlons, avoit un nom particulier. Elle s’appelloit tonorium. On ne doit pas trouver si étrange après cela que les comediens se fissent soutenir par un accompagnement, quoiqu’ils ne chantassent point à notre maniere et qu’ils ne fissent que reciter une déclamation composée.

Enfin nous voyons dans un des écrits de Lucien, que Solon, après avoir parlé au scythe Anacharsis des acteurs des tragedies et de ceux des comedies, lui demande s’il n’a point aussi remarqué les flutes et les instrumens qui les accompagnoient dans leurs recits, et pour traduire mot à mot, qui chantoient avec eux. Nous venons encore de citer un passage de Diomede, qui fait foi qu’on accompagnoit les cantiques ou les monologues.

Mes conjectures sur la composition que pouvoit joüer la basse continuë dont les acteurs étoient accompagnez en déclamant, sont que cette composition étoit differente pour les dialogues et pour les monologues. Nous verrons tantôt que les monologues s’executoient alors d’une maniere bien differente de celle dont les dialogues étoient executez.

Ainsi je crois que dans l’execution des dialogues la basse continuë ne faisoit que jouer de temps en temps quelques notes longues qui se faisoient entendre aux endroits où l’acteur devoit prendre des tons dans lesquels il étoit difficile d’entrer avec justesse. Le son des instrumens n’étoit pas donc un son continu durant les dialogues, comme peut l’être le son de nos accompagnemens, mais il s’échappoit de tems en tems pour rendre à l’acteur le même service que C. Gracchus tiroit de ce fluteur qu’il tenoit auprès de lui en haranguant, afin qu’il lui donnât à propos les tons concertez.

Ce soin occupoit encore Gracchus lorsqu’il prononçoit ces terribles harangues qui devoient armer les citoïens les uns contre les autres, et qui armoient certainement contre l’orateur le parti le plus à craindre dans Rome.

Quant à la basse continuë, qui accompagnoit les monologues ou les cantiques, qui étoient la même chose, comme nous le dirons, je crois qu’elle étoit plus travaillée que l’autre. Il semble même qu’elle imitât le sujet, et pour me servir de cette expression, qu’elle joûtât avec lui. Mon opinion est fondée sur deux passages, le premier est de Donat.

Cet auteur dit dans un endroit qui a déja été cité, que ce n’étoit pas le poëte, mais un musicien de profession qui composoit le chant des monologues : modis… etc. l’autre passage est tiré de l’écrit contre les spectacles que nous avons parmi les ouvrages de saint Cyprien. L’auteur dit en parlant des joüeurs d’instrumens qu’on entendoit au théatre. L’un tire de sa flute des sons lugubres. L’autre dispute avec les choeurs à qui se fera le mieux entendre, ou bien il joûte contre la voix de l’acteur, en s’éforçant d’articuler aussi son souffle à l’aide de la souplesse de ses doigts.

Il est vrai qu’au sentiment des meilleurs critiques le traité contre les spectacles que je viens de citer, n’est pas de saint Cyprien, ainsi son autorité ne seroit point d’un poids bien considerable, s’il s’agissoit d’une question de théologie.

Mais dans la matiere que nous tâchons d’éclaircir, son témoignage n’en est gueres moins autentique. Il suffit pour cela que l’auteur de cet écrit, qui est connu depuis plusieurs siecles, ait vécu quand les théatres des anciens étoient encore ouverts. Or l’auteur de cet écrit, quel qu’il ait été, ne l’a composé que pour faire voir qu’un chrétien ne devoit point assister aux spectacles de ces temps là, qu’il ne devoit pas, comme le dit saint Augustin, participer aux infamies du théatre, aux impietez extravagantes du cirque, ni aux cruautez de l’amphithéatre.

Ce que je viens de dire du traité contre les spectacles que nous avons parmi les ouvrages de saint Cyprien, je puis le dire aussi pour ne point le repeter ailleurs, de quelques écrits qui nous sont restez sous le nom de S. Justin martyr, et que les critiques ne reconnoissent pas pour être de lui. Il suffit que ces écrits qui sont très-anciens aïent été composez quand les théatres étoient encore ouverts, pour rendre les faits que j’appuïe de leur témoignage, des faits averez.

Cette étude recherchée de tous les artifices capables de mettre de la force et de jetter de l’agrément dans la déclamation, ces rafinemens sur l’art de faire paroître sa voix, ne passeront point pour les bizarreries de quelques rêveurs auprès des personnes qui ont connoissance de l’ancienne Grece et de l’ancienne Rome. Non seulement l’éloquence y menoit aux fortunes les plus brillantes, mais elle y étoit encore, pour parler ainsi, le merite à la mode. Un jeune homme de condition des plus avant dans le monde, et de ceux qu’on appelle quelquefois en stile enjoué, la fine fleur de la cour, se piquoit de bien haranguer, et même de parler avec applaudissement devant les tribunaux dans les causes de ses amis, comme il se pique aujourd’hui d’avoir un équipage leste et des habits de bon goût. On le loüoit de bien plaider, dans les vers galands qu’on faisoit pour lui, namque… etc. dit Horace en parlant à Venus d’un de ces hommes du bel air. Qu’on se figure que ce monde à qui les jeunes gens ont tant d’envie de plaire, faisoit du moins autant d’accueil au jeune homme éloquent qu’au jeune homme bon officier.

Enfin c’étoit la mode que les souverains parlassent souvent en public. Ils se piquoient de composer eux-mêmes leurs discours, et l’on remarque que Neron est le premier des empereurs romains qui ait eu besoin qu’un autre lui fit ses harangues.

Suetone et Dion nous apprennent que ce prince étoit si sçavant dans l’art de la déclamation, qu’il avoit joüé les premiers rolles dans les tragedies de Canacée, d’Oreste, d’Oedipe et d’Hercule furieux. Le premier raconte même un incident arrivé dans une representation de l’Hercule qui dût divertir l’assemblée autant qu’aucune scene de comedie.

Un soldat des gardes qui servoit depuis peu, et qui étoit en faction sur le théatre, se mit en devoir de défendre son empereur contre les autres acteurs qui le vouloient enchaîner, dans l’endroit de la piece où l’on mettoit les fers aux mains à Hercule.

Je vais alleguer un exemple qui est bien ici d’une autre importance. Thrasea Poetus cet illustre senateur romain que Neron fit mourir, lorsqu’après avoir fait perir tant d’hommes vertueux, il voulut extirper la vertu même, avoit joüé dans une tragedie representée sur le théatre de la ville de Padouë dont il étoit. Tacite dit dans le seiziéme livre de ses annales.