(1860) Ceci n’est pas un livre « Décentralisation et décentralisateurs » pp. 77-106
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(1860) Ceci n’est pas un livre « Décentralisation et décentralisateurs » pp. 77-106

Décentralisation et décentralisateurs

Une grande activité se dépense, en ce moment, dans les journaux de province. C’est partout un remue-ménage assourdissant ; — on dirait un camp de Philistins, la veille d’une prise d’armes : maint Goliath brandit belliqueusement sa plume et s’essaye à des attitudes menaçantes ; — celui-ci ramasse un argument oublié dans un coin, cet autre fourbit à neuf une vieille phrase qui se rouillait.

Tous sont ardents à la besogne : et, entre tous, je remarque le valeureux Kuntz de Rouvaire, lequel s’exerce — pour se faire la main — à faire tenir des périodes en équilibre sur des points d’exclamation.

L’entendez-vous ?

« Il faut que ça finisse ! il est temps que ça finisse ! la Dé—cen—tra—li—sa—tion ou la mort ! »

Car il s’agit — ne plus, ne moins — de la Décentralisation littéraire. À bas Paris et la centralisation ! C’est à Paris que s’impriment tous les journaux qu’on lit ; c’est à Paris que s’éditent tous les livres qu’on achète ; c’est le train de Paris que prennent obstinément tous les talents robustes et hardis ; Paris est la ville sainte, où toute royauté intellectuelle a besoin de se faire sacrer pour être reconnue et acclamée ; rien de beau, rien de grand, qui ne se fasse et ne se défasse à Paris… Tout pour Paris et par Paris !

Et les départements restent seuls avec leurs poètes patois.

« Il est temps que ça finisse ! »

À Toulouse — ville de progrès, essentiellement — devait naître le moniteur officiel des Rénovateurs. Cela s’appelle : la Province, journal de décentralisation intellectuelle. On y voit des rédacteurs occupés à sonner le tocsin d’alarme à toutes volées de phrases. Les fervents s’attroupent au bruit, on chuchote, on se concerte, et la conclusion invariable de tout est que « ça ne peut pas durer ».

Pourtant, aucune démonstration sérieuse n’a été faite jusqu’à présent. On en est toujours aux préparatifs.

Évidemment, les colonnes de la province attendent, pour s’ébranler et marcher sur Paris… Qu’attendent-elles ? Le décentralisateur en chef !

Ce décentralisateur en chef — c’est Alexandre Dumas. Son drame, les Gardes Forestiers, représenté, pour la première fois, par permission de Monsieur le Maire, sur le théâtre de Marseille, est l’ultimatum lancé à la Centralisation. — Si M. Marc Fournier a repris Richard Darlington 4, c’est de son autorité privée, et tout à fait contre les intentions de Dumas, qui avait signé un traité avec le directeur de Perpignan.

Le Midi de la France sait à quoi s’en tenir.

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L’Académie des Jeux-Floraux — comme toute académie de province — devait apporter sa manifestation contre la Centralisation littéraire

Qui produit tant de ravages,

Qui pervertit le goût public,

Qui n’enfante que des œuvres immorales,

Qui danse irrévérencieusement sur les saines traditions et les saintes routines, etc., etc.

Ces charitables académies de province ont été créées et mises au monde pour corriger les injustices, — pour laver les iniquités de la Ninive (Babylone a tant servi !) de la Ninive moderne. Voyez-les ! Elles s’en vont — à petit bruit — relever pieusement les éclopés du champ de bataille parisien, tombés sous les coups de la cabale et des coteries.

Tous les impuissants qui ont usé infructueusement leur belle jeunesse à casser des cordons de sonnettes à la porte des journaux et des théâtres de la capitale — l’académie de province les reçoit, les prend et les fait sauter maternellement sur ses genoux, en leur recommandant bien de ne plus aller vers ces méchants, qui n’ont eu garde de les écouter — craignant d’être obligés de les admirer.

Hélas ! ce n’est point parce qu’on n’a pas voulu lire leurs manuscrits ; c’est, au contraire, parce qu’on les a lus, qu’on n’édite pas leurs livres et qu’on ne joue pas leurs pièces. Ô Académies trop indulgentes, il y a des serpents cachés sous ces élégies éconduites et sous ces tragédies méconnues ! Renvoyez-moi bien vite ces vilains.

Ils n’ont plus le droit de se poser en grands hommes. Ah ! si ces chasseurs de renommée avaient eu la prudence de mon ami Bianchon, le chasseur de perdreaux…

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Bianchon, jeune homme de mœurs irréprochables du reste, a été piqué, comme un chacun, par sa tarentule : lui qui, de sa vie, n’a pu abattre une pièce de gibier, il tient à passer pour un héros du Journal des Chasseurs. Aussi ne chasse-t-il jamais de compagnie ; pas un ne l’a vu tirer, donc pas un ne l’a vu manquer. Et lorsque le soir, au cercle, se laissant aller sur un fauteuil dans une attitude harassée, il s’étire les bras en soupirant : « Mon Dieu ! que je suis donc fatigué ! Figurez-vous que je trimbale, depuis ce matin, sept perdreaux et deux lièvres dans mon carnier… je n’en puis plus », nul ne s’inscrit en faux.

Puis, Bianchon entre avec un sang-froid superbe dans le détail de ses coups doubles ; et personne n’est à même de les contester.

Voilà comment Bianchon avait un renom de chasseur parfaitement immaculé.

Un jour, il se laissa séduire — chose tout à fait en dehors de ses principes — par une proposition de chasse en commun… Les circonstances étaient graves. Bianchon arriva au rendez-vous, tout soucieux et se grattant l’oreille.

« Diable ! se disait-il, je suis bien sûr de ne tuer aujourd’hui que ma réputation de chasseur. Il serait temps d’aviser. »

On se met en marche, les gardes lâchent les chiens… Bianchon demandait une inspiration au Seigneur… Tout à coup, une idée providentielle traverse son front, et je le vois introduire sournoisement — avant de charger son fusil — un grain de plomb dans la cheminée. De la sorte, toute communication se trouvait coupée entre la capsule et la poudre — l’arme ne pouvait partir.

On bat le pays.

Une perdrix se lève à portée, Bianchon ajuste, le fusil rate (naturellement). Bianchon renouvelle tranquillement l’amorce. — Un lièvre déboule à dix pas, Bianchon ajuste, le fusil rate… Ainsi de suite durant toute la chasse, et ses voisins de dire :

« Ce pauvre Bianchon ! il n’a pas de chance, lui qui est un si adroit tireur ! Son fusil capsule à tout coup… Le gibier est bien heureux ! »

Et Bianchon, brochant sur le tout :

« Je ne sais ce que cela veut dire… C’est une fatalité. Je tenais ce lièvre au bout de mon fusil. » Voilà comment Bianchon est resté un Nemrod incontesté.

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Les impuissants littéraires n’ont pas, malheureusement pour eux, l’imaginative de l’ami Bianchon.

Que ne se contentent-ils de se lire à eux-mêmes — à eux seuls — leurs élucubrations vides et mal ponctuées ; et, tenant leur manuscrit d’une main, de s’applaudir de l’autre ? sauf à dire au vulgaire : « Vous ne pouvez pas en juger, mais je vous assure que je suis un grand écrivain. »

Le vulgaire serait mal fondé à les contredire.

Mais non ! ils veulent chasser de compagnie. Et les rédacteurs de journaux, les éditeurs de livres, les directeurs de théâtres, se voient forcés de répondre à leurs avances :

« Pas moyen, cher ami. Vous feriez fuir indubitablement les abonnés, les lecteurs, les spectateurs ; et si nous sortons avec vous, nous sommes sûrs de rentrer bredouille. Bien obligés ! restez chez vous. »

Ces dédaignés sont irrités de la réponse, mais ils ne savent pas en extraire une morale. Au lieu de commander chez le papetier du coin un cent de cartes de visite avec « homme de lettres » en vedette (ce qui serait une consolation), et puis de se tenir tranquilles, — ils courent les rues de Paris en criant à la cabale et aux coteries !

Ou bien, ils se décident à fuir l’ingrate ville — lui lancent les imprécations de Camille — font leur malle — secouent, à la barrière, la boue du macadam…

Les voilà partis. Ils se sont faits décentralisateurs. Où vont-ils ? Ils vont se réfugier dans le sein des académies de province, toujours compatissantes : là, toute production piètre et mal venue, qui n’a ni sang ni vigueur, a des chances de trouver bon accueil.

Cela s’explique.

Les académiciens de province sont tout ce que vous voudrez — excepté des littérateurs et des artistes. Ils sont : conseillers à la cour, conseillers municipaux, architectes, maîtres de pension, — gens du monde. Ces honorables, qui font de la poésie, du roman, de l’histoire, du théâtre par pure distraction, se réunissent, de temps en temps, pour jouer à la littérature — comme les marmots en congé pour jouer aux barres. Le conseiller, entre deux audiences ; le maître de pension, entre deux classes ; l’homme du monde, entre deux whists, s’improvisent ex abrupto juges souverains des œuvres littéraires.

N’allez pas les effaroucher ; ils sont si peu préparés, ces dignes académiciens ! Une idée hardie, une forme originale les fâcherait, les déconcerterait, les bouleverserait. Donnez-leur des hémistiches débonnaires, — d’une parenté visible avec ceux qu’ils mâchent et ruminent depuis les bancs du collège : cela leur rappellera le printemps de leur vie et la littérature de l’empire. Ils les digéreront béatement, avec un sourire satisfait.

Le reste, — c’est-à-dire toute, œuvre en dehors de la routine et procédant d’elle-même, d’elle seule, — troublerait l’économie de leur intelligence.

Rien de tant soit peu personnel surtout ; pour eux, les personnalités littéraires sont des monstres. Je crois même qu’ils ne pardonneraient pas à Racine, s’ils n’avaient entendu dire que Racine est un élève des anciens.

Les académiciens de province sont essentiellement les consolateurs-nés de tous les imitateurs éconduits, de toutes les médiocrités affligées.

C’est une chose aussi instructive qu’elle est fastidieuse — que de parcourir le recueil des compositions (vers ou prose) couronnées dans les concours annuels. Quand on a eu ce courage, on comprend pourquoi ces Instituts ridicules demandent à cor et à cris la Décentralisation ; on comprend pourquoi ils fulminent contre la Centralisation, c’est-à-dire contre Paris.

C’est que Paris adopte toute hardiesse, c’est que Paris salue toute nouveauté, pourvu que cette hardiesse soit une vérité, que cette nouveauté soit un enseignement. Paris ne demande pas à V. Hugo s’il est fils légitime de J.-B. Rousseau, pour inscrire son nom sur les glorieux registres de son état civil littéraire.

Que ces morts en veuillent aux vivants d’être vivants — car les vivants sont les seuls qui puissent se faire entendre et se faire écouter — mon Dieu ! cela est dans la logique des choses, et je ne m’en étonne pas le moins du monde.

Les académiciens de province et les médiocrités trouveraient leur compte à la Décentralisation : les académiciens, parce qu’ils tiendraient alors la littérature sous leur férule et régleraient les intelligences comme une montre ; les médiocrités, parce qu’il est de leur nature de vouloir être régentées. Décentralisons ! Décentralisons !

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Mais, regardez ! me disait hier un émissaire de Kuntz de Rouvaire. Est-ce que la Décentralisation littéraire n’existe pas en Allemagne ?

Regardons :

L’Allemagne est une portion de l’Europe où vivotent — d’une vie très contestable — trente petits États différents, sans lien aucun, tous parfaitement séparés et distincts. L’Allemagne n’est pas une nation, l’Allemagne n’est pas une unité. Il n’y a pas de centralisation littéraire, pas plus qu’il n’y a de centralisation politique — par la raison bien simple qu’il n’y a pas de centre. L’esprit de localité est partout.

Et c’est un grand bien sans doute ? — Pour moi, je ne vois en Allemagne que des littérateurs clairsemés çà et là… Mais où est la littérature, où est le mouvement intellectuel ?

Ne répondez pas Allemagne — quand on vous parle France.

La France, elle, c’est bien une nation, une unité — longtemps déjà avant la Révolution. Cette unité implique un centre, qui est Paris. Comme en Allemagne, je vois des littérateurs, mais je vois de plus une littérature, un mouvement littéraire perpétuel.

Il fut un temps où la France aussi était féodale, et tout entière — esprit de localité. Alors non seulement chaque province, mais chaque ville, presque chaque châtellenie avait son littérateur. C’était l’époque de la Décentralisation par excellence, j’espère ! Mais, pour la troisième et dernière fois, où était la littérature ?

Voyez la logique. Aussitôt que, par Richelieu qui continue Louis XI, et par Louis XIV qui Continue Richelieu, l’unité politique est réalisée, — l’unité littéraire se fait, la centralisation littéraire (avec Paris, ou Versailles qui est alors le pseudonyme de Paris), la centralisation littéraire existe ; le seizième siècle, puis le dix-septième siècle, se lèvent, — la littérature française est née ! Les rayons isolés se réunissent, et pourtant ne s’absorbent pas mutuellement ; ils luisent ensemble, il y a foyer. Le foyer flamboie et projette au loin son flamboiement. — Le rayon solitaire brillait et s’éteignait inaperçu, dans un cercle de quelques pieds.

C’est alors, c’est à partir de ce moment seulement que l’écrivain de génie peut demander et recevoir la gloire : Paris-centre a seul la voix assez puissante pour faire entendre au monde entier le nom qu’il lui crie.

N’est-il pas bon et beau, ce résultat ? Et dites-moi, je vous prie, quel est l’homme supérieur qui se résignerait aujourd’hui à rentrer dans ce huis-clos étouffant de la décentralisation, et qui s’habituerait à cette pensée : « Tout ce que j’ai dans la tête, toutes ces idées que je sens vivre, marcher, s’agiter dans mon cerveau, je vais les produire au dehors, les formuler dans une magnifique expression, pour qu’elles meurent entre Angoulême et Barbezieux ? »

— Il fallait être bien décentralisateur pour inventer les grands hommes d’arrondissement !

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Autre argument en faveur de la Décentralisation : Combien d’hommes de génie Paris, avec ses coteries et ses cabales (encore !) n’a-t-il pas méconnus et découragés ! Combien de talents, dont ces coteries et ces cabales ont empêché l’épanouissement, — qui auraient eu, dans leur ville natale, de splendides floraisons !

Ici, nous avons affaire à l’éternelle lamentation des Incompris, la variété la plus désagréable de cette grande classe des impuissants. Il s’y mêle les pleurnichements de ces natures molles qui n’ont pas eu l’énergie de se jeter à travers la foule

Pour s’y tailler leur place à coups de volonté.

Ils vont, — ces risibles martyrs de l’art, — proclamant partout que les dispensateurs suprêmes de la publicité se tiennent sûr des Olympes inaccessibles.

Si leurs pièces ne sont pas jouées au Gymnase, c’est que Dumas fils monte la garde à la porte, avec la consigne de ne laisser passer que lorsqu’on répond « Dumanoir ou Barrière » à son qui-vive.

Si le feuilleton de la Presse ne s’ouvre pas pour eux, c’est que George Sand l’occupe militairement, la plume au bras.

Les chétifs n’avoueront pas que ce n’est qu’après avoir constaté leur complexion antilittéraire qu’on les a déclarés « mauvais pour le service ». Leur vanité regimbe à cette confession. On leur montre un inconnu d’hier, jeune célébrité d’aujourd’hui : « Allons donc ! s’il est arrivé, c’est par les protections et l’intrigue. »

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Les coteries de Paris ! — mais n’y en aura-t-il pas de bien plus puissantes et de tout à fait impitoyables, en province, avec votre Décentralisation ? Supposons cette Décentralisation accomplie.

Nous sommes à Bordeaux : cinq littérateurs décorent la ville. Sur les cinq (la moyenne est indulgente), un a du talent, un vrai talent ; les quatre autres n’ont qu’une vocation littéraire fort discutable.

Que font les quatre ? Les quatre, qui ont lu les Treize de Balzac, et qui se sentent fort gênés par le cinquième, se réunissent dans un serment d’extermination ; car le cinquième empoche, à lui seul, les dépenses d’admirations et d’applaudissements que font les 80 000 habitants de l’endroit. — Écrasons l’infâme !

La campagne est ouverte.

Les trahisons de sa cuisinière aidant, on fait main basse sur tous les ridicules domestiques de « l’infâme ». On prend des renseignements sur l’aspect et la couleur du mouchoir où le grand homme enferme, la nuit, sa tête dantesque ; on apprend qu’il nourrit un goût dépravé pour les escargots cuits sur le gril ; — l’habitude malpropre qu’il a contractée de combattre ses irritations de nez avec du suif de chandelle n’est plus un mystère ; on sait que le pingre a refusé hier un manchon aux sollicitations de sa femme… On le guette, on le suit, on le traque — on le connaît de sa salle à manger à son alcôve.

Tous ces détails, colportés par les Quatre, feront demain la joie des soirées de M. Dandin et l’amusement des matinées de M. de Sotenville.

« Oh ! madame, comment pouvez-vous admirer les Romans de galanterie d’un homme qui porte de la flanelle et quitte, chaque soir, ses dents en même temps que son pantalon !

— Est-il possible de se laisser émouvoir par un poète qui donne — dans ses vers — sa vie pour sa bien-aimée, et refuse un manchon de trente francs à sa femme !

C’est une vérité hors d’âge, qu’il n’y a pas de grand homme pour ses familiers. En province, les familiers — c’est tout le monde. On peut y définir le voisin : un monsieur qui n’est pas de chez vous, mais qui sait tout ce qui s’y passe ; — tandis qu’à Paris, le voisin est simplement celui qui reste à côté. Pour mieux dire, à Paris le voisin n’existe pas. C’est une pure abstraction.

Le pauvre auteur, battu et harcelé de la sorte, — mis, pour ainsi dire, en coupe réglée, que fera-t-il ? Il écrasera, de colère et de dégoût, sa plume contre son pupitre et s’en ira — de désespoir — faire de l’agriculture aux champs, s’il a des champs. Grâce à la Décentralisation littéraire, il n’aura plus, pour s’y réfugier, Paris « ce lieu d’asile » où toute force a raison tôt ou tard de l’Envie.

Les Quatre se frotteront les mains, jusqu’à ce que trois se disent qu’il est temps de dévorer le quatrième : car les loups se mangent entre eux, quoi qu’en dise la sagesse des nations.

Et quelle guerre ne feront-ils pas, — ces arrivés, — au naïf inconnu qui voudra monter sur la scène, à côté d’eux ? Comme ils secoueront vivement l’échelle, aussitôt qu’il posera le pied sur le premier échelon !

Ô Paris, pays des coteries et des cabales !

Ô province, terre bénie des tendresses et des embrassades littéraires !

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La fièvre que donne Paris — (c’est trop joli !) voilà encore un des griefs des décentralisateurs.

Mais, ô décentralisateurs, ce que vous appelez la fièvre, n’est-ce pas tout bonnement la vie ?

Cette vie, cette activité de la pensée, c’est la centralisation qui la donne et qui peut seule la donner. C’est de ce contact perpétuel des intelligences réunies, de cet échange incessant des idées — de la main à la main — que sort la vie ! — Dans l’ordre intellectuel, le frottement n’use jamais, il dilate, il étend — il féconde. Les idées tassées en famille se reproduisent, comme les êtres ; elles ont une postérité : deux idées mises en rapport en procréent une troisième.

Qui dit Décentralisation — dit isolement et léthargie.

Je ne fais pas ici le procès à la solitude : la solitude a été la mère de beaucoup de beaux livres, — mais la solitude qui suit la réunion bruyante et vivante.

Cette solitude, tu ne l’auras pas en province. Tu n’auras que l’isolement.

Que je comprends bien cette parole d’un jeune écrivain plein de sève et de fougue, qui était venu passer six mois dans un département du Midi, six mois de commerce journalier avec des gens qui ne hasardent jamais une idée sans s’être assurés qu’elle a pour elle la prescription :

« Si je devais rester ici trois mois de plus, je n’aurais plus la force de produire une pensée. »

C’est grâce à la centralisation — maudite et honnie — que sont possibles ces hardies innovations où se retrempent les littératures fatiguées. Eût-elle été réalisable, cette magnifique révolution romantique de 1828, sans la vie jour à jour, sans la communion incessante et fortifiante des grands esprits qui la conçurent, l’élaborèrent, et enfin la firent éclater sur la tête des Geoffroy et des Auger stupéfaits et impuissants ?

La Décentralisation, c’est une condamnation à la routine — à perpétuité. Et puis, en somme, nous sommes dans une époque d’activité, de vie, — de vie forcenée, de fièvre, comme vous dites. Il faut que les idées et les mots vivent, que leur pouls batte fort — pour qu’on le sente battre seulement un peu. Le siècle n’est pas aux poésies de M. de Laprade : notre génération prend le livre, le livre lui glisse forcément et fatalement des mains. Malheur aux langues mortes !

M. de Laprade (dont je suis loin de nier les facultés poétiques) est bien un des prophètes — un prophète sans le savoir, peut-être — de votre Décentralisation. C’est l’éloignement de Paris, direz-vous, c’est sa séquestration volontaire en province, qui ont conservé au poète de Psyché cette pureté de pensées qu’on tache si vite à Paris. Les baisers platoniques qu’il reçoit de la muse seraient devenus, là-bas, d’obscènes attouchements.

« Laissez donc ! V. Hugo n’est-il pas aussi pur et aussi religieux que M. de Laprade ? La fée Uline des Feuilles d’automne, la Péri des Orientales, ne sont-elles pas des vierges aussi ? Mais l’œil de la Vierge brille, mais son regard parle, mais on voit courir un sang rouge dans ses veines5. »

Et c’est la plus belle — parce que rien n’est beau comme la vie.

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Une dernière question :

Où s’arrêtera votre Décentralisation littéraire ? la décentralisation limitée est un contresens.

Si Toulouse a ses littérateurs, Castelnaudary demandera les siens — et il les aura. Les candidats de concours, que Toulouse aura sacrifiés aux pieds de Clémence Isaure, se poseront en victimes de la centralisation (toujours !). Regardez : ils ramassent leurs manuscrits dédaignés, — les voilà partis pour aller se faire délivrer un certificat de génie par l’Académie prochaine. Repoussés de Montpellier, ils courront demander des arcs de triomphe à Tarbes ou à Dax. Hués à Dax, c’est de Castelnaudary et de Villefranche qu’ils feront leurs cités d’élection.

Il n’y a rien d’opiniâtre et d’infatigable comme un manuscrit — sans place. Après des tribulations infinies et des pérégrinations sans nombre, le manuscrit s’arrêtera enfin chez quelque imprimeur prédestiné, qui le tirera à cinquante exemplaires, avec la certitude d’en écouler deux ou trois : car, comme a dit Boileau, un niais trouve toujours un plus niais pour lui attacher une branche de laurier à la boutonnière.

Je l’ai dit et je le redis : la Décentralisation ne se ferait qu’au bénéfice des impuissances et des nullités. Encore faut-il distinguer : au bénéfice de leur sotte gloriole, oui. Mais que deviendra le corps, « cette vile partie de nous-mêmes » ? Il faut qu’il mange, pourtant.

Et ici surgit la question matérielle que j’indique en passant :

Qui payera les œuvres des romanciers, des poètes de localité ? Quel théâtre de province nourrira ses dramaturges ?

Y a-t-il un éditeur à Mâcon, pour acheter à M. de Lamartine ses Méditations et son Histoire des Girondins ?

Y a-t-il un éditeur à Besançon, pour faire vivre le romancier de Notre-Dame, le poète des Feuilles d’automne ?

Toute œuvre payée à l’écrivain sa valeur suppose des bénéfices réalisables par l’éditeur : or, l’éditeur de province n’aura que des débouchés nécessairement très restreints ; et il faudra un miracle de vogue, rien que pour couvrir les frais d’impression !

La muse a des ailes — mais elle a aussi un estomac. Pauvre muse ! tes ailes, la Décentralisation les couperait, si toutefois elle leur permettait de pousser. Ton estomac, elle le laissera crier la faim.

À moins que le Gouvernement ne daigne faire — des littérateurs — une nouvelle classe de fonctionnaires.

Alors le budget allouera tant par an à M. un tel pour aller distribuer la manne littéraire aux habitants de Saint-Quentin,

Tant à M. tel autre, pour entretenir — par des élégies quotidiennes — le feu poétique chez les naturels de Montauban.

Nous aurons des littérateurs :

De première classe,

De deuxième classe,

De troisième classe.

Et le Moniteur publiera — au 1er janvier et au 15 août — des nominations de sous-préfets littéraires, avec variation dans les traitements !