(1860) Ceci n’est pas un livre « Les arrière-petits-fils. Sotie parisienne — Deuxième tableau » pp. 196-209
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(1860) Ceci n’est pas un livre « Les arrière-petits-fils. Sotie parisienne — Deuxième tableau » pp. 196-209

Deuxième tableau

Le cabinet du directeur de l’Odéon. Bureau couvert de paperasses. Sonnette sur le bureau. Derville souriant est assis au bureau. Feu de manuscrits dans la cheminée. Porte au fond.

Scène première

Derville, seul.

1 820 francs de recette ! Oui, c’est dix-huit cent vingt francs que porte le livret du caissier. 1 820 ! ce zéro n’est point un imposteur… Avec une pièce du vieux répertoire qui n’est pas de Molière ! (Il se frotte les mains.) J’ai bien envie de me donner le plaisir d’une seconde addition. (Railleur.) Voilà une opération d’arithmétique que je puis me vanter d’avoir inaugurée à l’Odéon… Voyons ça. Nous disons :

Loges, 325 francs…

Je voudrais que Royer fût là…

Fauteuils d’orchestre, 250 francs…

Avec Gustave Vaëz…

Balcon et galeries, 318… francs…

Pourvu que Regnard n’ait pas par là dans un coin quelque arrière-petite-fille, lui aussi ! Cette demoiselle Trochu me trotte par la tête… Le directeur du Théâtre-Lyrique m’en parlait hier encore… Ah ! ah ! la bonne farce, s’il lui tombait un de ces soirs une arrière-petite-fille de Gluck en pleine caisse (bruit à la porte)… que c’est ?

Scène II

Francisque.

Un homme peu recommandable par ses vêtements demande à voir monsieur. Mais je ne conseille pas à monsieur…

Derville.

Faites entrer.

Francisque.

Je ne me suis peut-être pas fait comprendre. Je répète, je ne saurais trop répéter à monsieur le directeur que ce… solliciteur viole — dans sa tenue — les lois les plus élémentaires de l’étiquette. Puis il sent l’absinthe. Je ne crois pas qu’il soit de la dignité de monsieur le directeur…

Derville.

Faites entrer tout de même… Ah ! Francisque, les recettes du Testament vous enflent, mon ami, vous gonflent ! prenez garde. Vous devenez exigeant sur la mise des auteurs. Qui sait ? celui-là apporte peut-être cent représentations dans le pli de sa redingote râpée.

Francisque, d’un air fin.

Il y a tant de trous à sa redingote qu’il doit les avoir perdues en route, les cent représentations.

Derville, sévèrement.

Un ancien serviteur de M. Ponsard qui fait des mots ! (Avec reproche.) C’est mal, Francisque ; vous finirez par collaborer avec Siraudin. (L’horreur se peint sur le visage de Francisque.) Je crois à votre repentir et je vous pardonne. Maintenant, faites entrer. (Exit. Francisque. À part.) Je reprendrai tout à l’heure le cours de mes additions… Dix-huit cents ! (Saturet se précipite dans l’antre directorial.)

Scène III

Saturet.

Ah ! monsieur, que c’était beau, que c’était admirable ! Quel succès ! Si le cher grand homme avait pu voir Thiron hier soir… Quelle pièce, monsieur, et quelle interprétation !

Derville, flairant un manuscrit.

D’abord, est-ce en vers ? (Il se pourléche les lèvres.) C’est que, voyez-vous, de bons alexandrins, là, bien tournés, bien sonnants…

Saturet, saisissant de force les mains de Derville.

Un légitime orgueil, mon cher monsieur, doit vous emplir l’âme en songeant que c’est par vous, par votre initiative, qu’un pareil chef-d’œuvre est remis à la scène ! (Triste.) Ah ! oui !… et dire que moi, moi…

Derville.

Nous allons commencer. Mais jurez-moi d’abord que vous n’êtes pas M. Pagès (du Tarn).

Saturet, solennel.

Vous avez devant vous Anatole-Isidore Regnard, l’arrière-petit-fils de l’immortel auteur du Légataire et du Joueur, — de l’émule de Molière enfin !

Derville, accablé, s’affaissant dans un fauteuil.

Les pressentiments ! les pressentiments !

Saturet.

Moi-même. Et dans quelle douloureuse position, — vous le voyez. Un arrière !!! Ma vieille mère expire dans le besoin ; ma jeune sœur, une arrière-petite-fille, monsieur ! s’étiole dans la misère… Les derniers cent sous du ménage ont passé dans trois places de seconde galerie — hier au soir. (D’un accent où vibre le sentiment du devoir.) Nous devions à l’illustrateur de notre famille d’aller rire à un de ses chefs-d’œuvre, avant de mourir !… Ah ! (Son œil essaye une larme.) Ah !

Derville, à part.

Aussi Francisque avait dans la voix quelque chose qui présageait un malheur.

Saturet.

Une vieille mère et une jeune sœur ! (Imitation de sanglots.)

Derville.

Bien, monsieur, je vois ce qui vous amène. Croyez que je suis heureux, oui certes, très heureux…

Saturet, avec noblesse.

Soyez béni au nom de ma famille reconnaissante, et au nom de Regnard, monsieur.

Derville.

Oui. Seulement, ce n’est pas à moi que vous devez vous adresser directement. Il faut d’abord faire valoir vos titres auprès du Ministre d’État, produire des actes authentiques, en un mot, prouver votre filiation. (À part.) En effet, il a dans les traits quelque chose du Regnard qui est au foyer de la Comédie-Française. (Bruit singulier à la cantonade : c’est Francisque qui ricane.)

Saturet.

Des titres ? des actes ? Hélas ! ils ont disparu dans la tourmente de 93. (Mouvement de Derville.) Je crois pourtant que ma vieille mère a dans un tiroir… (À part.) Je me ferai confectionner ça. C’est dangereux ; mais il est bien plus dangereux de crever de faim. (Haut.) Je comprends, monsieur, que j’ai besoin de me mettre en règle. — Je m’y mettrai. Mais d’ici là, si vous étiez assez bon pour m’avancer quelque chose sur la recette d’hier, cela nous aiderait bien, allez ! (Dramatique et montrant la pendule.) Il est trois heures ; et ma mère, la petite-fille de Regnard, n’a pas encore pris son café au lait !!! Vous ne me répondez pas, monsieur le directeur ?

Derville, parcourant le cabinet avec agitation.

(À part.) Des titres, des actes brûlés en 93 ; — cet homme qui pue l’absinthe… Tout ça n’est pas naturel. Je vais bien voir. (Haut.) Monsieur, vous n’êtes pas un arrière-petit-fils, vous n’êtes qu’un intrigant. Vous abusez d’un nom illustre pour surprendre ma religion. Sortez ! (À part.) Il ne se trouble pas. Étayons mon argument, alors. (Il agite la sonnette.) Francisque ! Francisque ! (Entre Francisque.)

Saturet, à part.

Si elle s’était endormie dans la voiture ? Ah ! Finette, Finette, vous ne m’avez jamais aimé. Je te cognerai en rentrant, va, n’aie pas peur.

Francisque, avec une pointe d’ironie.

Que désire monsieur ?

Derville.

Francisque, priez le sergent de ville qui est toujours à lire les affiches sous le portique — d’interrompre sa lecture et de monter ici, tout de suite. (Francisque ricane en dedans.)

Saturet, à part.

Un sergent de ville ? Je ne l’ai probablement jamais vu, mais je suis sûr qu’il me reconnaîtrait, lui. (Haut.) Cette violence est inutile, monsieur. Notre siècle n’aura pas cette honte qu’un Regnard soit traité comme un malfaiteur. (À part.) Gredine de Finette, va ! (Il se dirige vers la porte, poussé par Francisque.) Je sors. Je vais chez le ministre ! (Francisque ouvre la porte… apparaît Finette en statue du commandeur, avec le masque de Regnard.)

Scène IV

Francisque, effaré, vient tomber dans un angle du cabinet.

Oh !!!

Derville, se voilant la face.

Grands dieux ! (Ses cheveux se dressent sur sa tête.)

Francisque, d’une voix altérée.

Et les morts s’échapperont du sépulcre pour attendrir les directeurs endurcis !

Saturet, aux genoux de l’ombre.

Salut à toi, illustre aïeul. (Il se relève ; — l’ombre et Saturet s’avancent — d’un pas rythmé — vers Derville, dont les esprits s’égarent visiblement.) Au nom de Regnard ici présent, je réclame les droits d’auteur dans les 487 représentations du Légataire universel, du Joueur et autres pièces qui ont été données sur le théâtre de l’Odéon, depuis soixante ans !

Derville.

Horreur !

Saturet.

Cependant, je renoncerai à tous droits passés, présents et futurs, en échange d’un bon de vingt mille francs — sur la caisse du théâtre.

L’ombre, présentant une plume à Derville

Sapristi !

Derville.

Hein ?

L’ombre, à Saturet.

Imbécile, tu viens de marcher sur mon œil…

Derville, de plus en plus intrigué.

Hein ?

Saturet. Il montre Francisque à moitié évanoui.

C’est ce subalterne qui exhale des plaintes.

L’ombre, d’un accent sépulcral.

Signe !

Derville.

Jamais ! jamais !

L’ombre, à mi-voix.

Va-t’y nous faire trimer longtemps ? J’ai bien envie de me la casser…

Derville.

Hein ?

Saturet.

Ce n’est rien, — un simple alexandrin d’outre-tombe. (À Finette, bas.) Tais-toi donc. Tu n’as pas la moindre tenue pour une ombre.

Derville, songeur.

Penser qu’on fait des vers de dix-sept pieds, dans le sépulcre !

L’ombre.

Signe ! signe ! signe !

Derville, faiblement.

Ah ! Francisque ! ah !

Francisque.

Hélas ! hélas !

Derville, l’ombre implacable lui présente la plume.

En délire, l’œil égaré, il se lève. — Laissez-moi ! je vous reconnais, vous êtes tous des arrière-petits-fils… Ils viennent, ils m’enveloppent… je les vois… partout, partout. (Il court par le cabinet.) J’obéirai, je vous jure… mais lâchez-moi donc !

Francisque, il saisit Derville par la basque de son habit.

Maître, mon pauvre maître, chassez ces visions, reconnaissez votre fidèle…

Derville.

Oui, je te reconnais. Tu es l’arrière-petit-fils de Ponsard, toi… Veux-tu me lâcher !… Mon Dieu ! mon Dieu !… Ah ! (Il s’affaisse avec un cri de douleur. — Grand bruit à la porte.)

Scène V

De Martray, en dehors.

C’est moi, ce n’est pas un auteur… (Il pousse la porte et entre.) C’est donc une maison abandonnée que cet établissement ? Personne chez le concierge…, personne au secrétariat… rien qu’un pompier, le regard effaré, le casque en désordre, — en prière dans les escaliers.

Derville, avec une obstination blâmable.

Encore un ! Je suis maudit.

De Martray, plein de sollicitude.

Je t’en conjure, reviens à toi… et je te prête Got pour trois représentations.

Francisque.

Sauvez-nous, monsieur, sauvez-nous.

De Martray, à Saturet sévèrement.

Qu’est-ce que vous lui avez donc lu, monsieur ? (Il aperçoit l’ombre.) Ah ça, je n’y comprends plus rien. Est-ce qu’on répète le Festin de Pierre, ici ? Mais il y a des trappes alors… (Il saute.) Où sont les trappes ? Réponds, Francisque, où sont-elles ? (Francisque se tait sans murmurer.) Mais vous êtes donc tous fous ou morts dans cette maison !

Scène VI

(Cascaret, Nichot, Poupardot, Bidault, entrent comme une bombe.)

Ensemble.

Rendez-nous-les !

Finette.

Tout ça m’embête à la fin… (À Saturet.) Viens-tu-t’en… (Elle se débarrasse violemment de son attirail de draperies.)

Derville, comme frappé d’une lueur de raison.

Mais alors, vous n’êtes pas une ombre ? mais alors, vous n’êtes pas Regnard ? (À Saturet.) Mais alors, vous n’êtes pas un arrière-petit-fils ?

De Martray.

Hein ?

Chœur de Bidault, Poupardot, Cascaret, Nichot.

Rendez-nous-les !

Saturet.

Rue de Condé, 9, au rez-de-chaussée… Mon porte-manteau ordinaire. (Il sort une reconnaissance du Mont-de-Piété.) Voici une lettre de recommandation.

Chœur de Bidault, Poupardot, Cascaret, Nichot.

Courons ! (Exeunt.)

Finette.

Où dînerons-nous ce soir ?

Saturet.

Il nous reste la souscription nationale ! (Ils sortent.)

Derville.

Cette émotion m’a tué… Francisque, qu’on raye le Légataire de l’affiche de ce soir… Demain, je demande le privilège des Délassements-Comiques. Les arrière-petits-fils d’Ernest Blum ne sont pas nés encore. (La toile tombe… et la pièce aussi.)