(1860) Ceci n’est pas un livre « Une conspiration sous Abdul-Théo. Vaudeville turc en trois journées, mêlé d’orientales — Première journée (1865). Les soucis du pouvoir » pp. 215-224
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(1860) Ceci n’est pas un livre « Une conspiration sous Abdul-Théo. Vaudeville turc en trois journées, mêlé d’orientales — Première journée (1865). Les soucis du pouvoir » pp. 215-224

Première journée (1865).
Les soucis du pouvoir

Dans le palais du Bosphore. — Une salle de bain en albâtre d’Égypte. — Une troupe de musiciens, dirigés par Minaret-Saint-Ybars, sont rangés autour de la salle et jouent du tarbouka : ce sont les rédacteurs du Siècle. — Trois eunuques brûlent du benjoin dans des cassolettes d’argent. — Bernar-med-Lopez est accroupi, les jambes croisées, sur un tapis de Kashmir.

Scène unique

ABDUL-THÉO, BERNAR-MED-LOPEZ, VILLEMOT-PACHA, MÉRY-ACHMET, CHAMPFLEURY-PACHA

Abdul-Théo, dans le bain.

Eh bien ! vizir, as-tu découvert quelque chose ? Peux-tu me nommer les instigateurs des murmures qui montent jusqu’à mes oreilles augustes ?

Bernar-Med-Lopez.

Hélas ! Seigneur, je n’ai rien découvert, et votre peuple murmure toujours.

Abdul-Théo, avec amertume.

Les ingrats !… Quel meilleur maître espèrent-ils ?

Bernar-Med.

C’est ce que je me dis.

Abdul-Théo.

Songe donc, Bernar-med ; ils ne sont ni jurés, ni législateurs, ni gardes nationaux, ni électeurs. Je fais et je défais les lois, sans qu’ils aient à s’en inquiéter. Ils peuvent contempler, vingt-quatre heures par jour, les blancs minarets qui se découpent splendidement sur l’azur d’un ciel de lapis, sans que nulle préoccupation dérange leurs contemplations… Et ils ne sont pas contents ! À moi tous les soucis, à eux toute la rêverie… Ils n’ont plus ni livres à écrire, ni journaux à faire, j’ai aboli l’imprimerie ; — et leurs contemplations muettes leur sont payées cent sous l’heure sur ma cassette impériale. Que veulent-ils donc ? (Il éternue.) Cette résine de benjoin épand une insupportable odeur. Tu feras pendre ce soir mon fournisseur ordinaire.

Bernar-Med, souriant.

Je le ferai pendre, Seigneur.

Abdul-Théo.

Les ingrats !… (Il se retourne dans le bain.) Je ne sais ce que j’ai, mes membres sont lourds, mes articulations ne jouent pas avec souplesse. Ce mécréant de Sarcey a raté ses manipulations encore aujourd’hui ! On ne fera jamais rien de ce tellack… Il est peut-être de la conspiration ?

Bernar-Med.

Peut-être, en effet, seigneur.

Abdul-Théo.

Ô bien-aimé vizir, tu lui feras couper la tête vers la neuvième heure.

Bernar-Med, souriant.

Oui, cèdre de clémence. (Il soupire.)

Abdul-Théo.

Tu soupires, Bernar-med ? Te plaindrais-tu, toi aussi ? Et, pourtant, n’es-tu pas le plus fortuné des vizirs, toi que j’ai choisi entre tous, pour t’initier au vaudeville « trucidaire et portenteux » ? Le vent du désespoir agite convulsivement les lignes harmonieuses de ton visage. Fatmé n’est-elle plus fidèle, et t’aurait-elle trompé avec Champfleury-Pacha ?

Bernar-Med.

Fatmé est fidèle, seigneur, et la pluie de vos faveurs a inondé le sol de mes désirs.

Abdul-Théo.

Que te manque-1-il, alors ? Épanche-toi.

Bernar-Med.

Mon maître exige que je parle ? Eh ! bien, seigneur, je suis horriblement fatigué de rester ainsi toujours accroupi, les jambes croisées… J’ai des inquiétudes dans les mollets. Ô mon cher sultan, que Votre Sublime Bienveillance m’accorde, par un petit bout de firman, une chaise d’honneur… Il y a si longtemps que je ne me suis assis ! Et votre serviteur vous bénira.

Abdul-Théo.

Une chaise ? Tu extravagues, Bernar-med. Une chaise dans mon empire ! Et la couleur locale, malheureux ! tu veux donc la fouler aux pieds, la couleur locale, l’anéantir, l’annihiler ? Certes, je t’aime, tu es le plus cher à mon cœur parmi tous les plus chers ; mais, dussent tes muscles sécher sous toi et se racornir comme de vieilles cordes de violon, — tu n’auras point ta chaise ; tu demeureras, jusqu’au dernier jour, accroupi dans la posture sacrée de nos pères.

Bernar-Med, souriant.

Oui, seigneur.

Abdul-Théo.

Ainsi, pas un indice, pas une piste ? On conspire, et je ne sais pas qui conspire ! Je puis être assassiné dans mon bain comme un simple Marat-bout !… Comme cela, bêtement, d’un moment à l’autre. Ceci est grave, Bernar-med. Je te fais étrangler dans ton lit si tu ne m’as pas livré les conspirateurs avant le troisième quartier de la lune.

Bernar-med.

Mais s’il n’y a pas de conspirateurs, seigneur ?

Abdul-Théo.

Tant pis pour toi.

Bernar-med, souriant.

Oui, seigneur.

Une voix au dehors, chantant.

Bien loin de ces sots dômes,
À Bade d’où nous sommes,
Ce sont de fortes sommes
Qu’on joue à rouge et noir !

Abdul-Théo.

Je reconnais ce timbre.

Bernar-med.

C’est Méry-Achmet, qui passe en caïque.

Abdul-Théo, rêveur.

Méry-Achmet, dis-tu ? Son visage était sombre et son sourcil farouche, hier, au baise-main. J’ai peut-être eu tort de ne pas inaugurer, à mon avènement, la roulette orientale.

Méry-Achmet, au dehors.

Enfin, c’est pour demain…

Bien loin de ces sots dômes,
À Bade, etc.
(Le bruit des derniers vers se perd dans la brise marine.)

Abdul-Théo.

Quel jour sommes-nous, Bernar-med ?

Bernar-med.

Le huitième de la cinquième lune.

Abdul-Théo.

Il bâille. — Qu’on remplisse jusqu’aux bords mon chibouck du Latakyéh qui endort les soucis !

Pluie de roses. Minaret Saint-Ybars exécute sur le tarbouka la Folle du logis, solo grave et désolé. Abdul-Théo fume et paraît s’assoupir peu à peu.

Bernar-med, à part.

Tu n’auras pas ta chaise, il l’a dit !… Mes tibias sont douloureux… mais je crois qu’il s’est endormi. (Il décroise ses jambes.)

Voix au dehors, chantant :

Soit lointaine, soit voisine,
Espagnole ou sarrasine,
Il n’est pas une cité
Qui se vante sans berlue
D’tomber Molinchard l’Élue
Pour le chic et la beauté,
Et qui, gracieuse, amasse
Plus d’enchanteresse crasse
Sous un ciel plus enchanté !

Abdul-Théo, se frottant les yeux.

Qu’est-ce que tu me racontes là, Bernar-med ?

Bernar-med.

Ce n’est pas moi, seigneur… Cette voix vient du Bosphore ; c’est Champfleury-Pacha qui passe en caïque. (Il recroise ses jambes.)

Champfleury-Pacha, au dehors.

Je m’embête carrément ici. Ils s’figurent que ça m’amuse, leurs mosquées de marbre et leurs étoffes lamées… Enfin, c’est pour demain !…

Abdul-Théo, pensif.

Voilà trois jours qu’ils ne se quittent pas d’une sandale, Méry-Achmet et Champfleury-Pacha… Que présage cette intimité subite ? (À Bernar-med.) Ne disais-tu pas que nous étions au huitième jour de la cinquième lune, vizir ? Mais alors c’est demain que s’ouvre la sainte quarantaine du Rhamadan ? Que par tes soins les viandes défendues soient précipitées dans le Bosphore, et que mes sujets observent le jeûne dans toute sa rigueur, et avec toute la couleur locale désirable. — Ah ! à propos, refuser à Monselet-Pacha la dispense qu’il a demandée. — Nous, pour sanctifier nos âmes, nous resterons enfermés dans l’appartement de la sultane Validé ; là, nous terminerons, loin des plumes profanes, le vaudeville sacré du Crocodile : De sa première représentation datera une nouvelle hégire.

Voix au dehors, chantant :

En une scène folle,
J’aime, au Palais-Royal,
Que Ravel batifole
Près d’Aline Duval,
Et qu’ardent et farouche,
Trouvant cela très louche,
Hyacinthe se mouche
Pour troubler son rival !

Abdul-Théo.

Horreur ! ils ne me comprendront jamais, et ne seront jamais que des Européens !

Bernar-med.

Oui, seigneur.

Abdul-Théo.

Qui blasphème ainsi ?

Bernar-med.

Villemot-Pacha qui passe en caïque.

Villemot-Pacha, au dehors.

Je voudrais bien m’en aller. Il est dommage que le Bosphore ne se jette pas dans la Seine : je filerais tout de suite… Enfin, c’est pour demain !

Abdul-Théo, avec mélancolie.

Ah ! j’ai besoin de tes consolations, Bernar-med… Dès ce soir nous coulerons la troisième scène.

Bernar-med.

Collaborerai-je en me promenant, Seigneur, ou accroupi par terre, les jambes croisées ?