Première journée (1865).
Les soucis du pouvoir
Scène unique
Abdul-Théo, dans le bain.
Eh bien ! vizir, as-tu découvert quelque chose ? Peux-tu me nommer les instigateurs des murmures qui montent jusqu’à mes oreilles augustes ?
Bernar-Med-Lopez.
Hélas ! Seigneur, je n’ai rien découvert, et votre peuple murmure toujours.
Abdul-Théo, avec amertume.
Les ingrats !… Quel meilleur maître espèrent-ils ?
Bernar-Med.
C’est ce que je me dis.
Abdul-Théo.
Songe donc, Bernar-med ; ils ne sont ni jurés, ni législateurs, ni gardes nationaux, ni électeurs. Je fais et je défais les lois, sans qu’ils aient à s’en inquiéter. Ils peuvent contempler, vingt-quatre heures par jour, les blancs minarets qui se découpent splendidement sur l’azur d’un ciel de lapis, sans que nulle préoccupation dérange leurs contemplations… Et ils ne sont pas contents ! À moi tous les soucis, à eux toute la rêverie… Ils n’ont plus ni livres à écrire, ni journaux à faire, j’ai aboli l’imprimerie ; — et leurs contemplations muettes leur sont payées cent sous l’heure sur ma cassette impériale. Que veulent-ils donc ? (Il éternue.) Cette résine de benjoin épand une insupportable odeur. Tu feras pendre ce soir mon fournisseur ordinaire.
Bernar-Med, souriant.
Je le ferai pendre, Seigneur.
Abdul-Théo.
Les ingrats !… (Il se retourne dans le bain.) Je ne sais ce que j’ai, mes membres sont lourds, mes articulations ne ◀jouent▶ pas avec souplesse. Ce mécréant de Sarcey a raté ses manipulations encore aujourd’hui ! On ne fera jamais rien de ce tellack… Il est peut-être de la conspiration ?
Bernar-Med.
Peut-être, en effet, seigneur.
Abdul-Théo.
Ô bien-aimé vizir, tu lui feras couper la tête vers la neuvième heure.
Bernar-Med, souriant.
Oui, cèdre de clémence. (Il soupire.)
Abdul-Théo.
Tu soupires, Bernar-med ? Te plaindrais-tu, toi aussi ? Et, pourtant, n’es-tu pas
le plus fortuné des vizirs, toi que j’ai choisi entre tous, pour t’initier au
vaudeville « trucidaire et portenteux »
? Le vent du désespoir agite
convulsivement les lignes harmonieuses de ton visage. Fatmé n’est-elle plus fidèle,
et t’aurait-elle trompé avec Champfleury-Pacha ?
Bernar-Med.
Fatmé est fidèle, seigneur, et la pluie de vos faveurs a inondé le sol de mes désirs.
Abdul-Théo.
Que te manque-1-il, alors ? Épanche-toi.
Bernar-Med.
Mon maître exige que je parle ? Eh ! bien, seigneur, je suis horriblement fatigué de rester ainsi toujours accroupi, les jambes croisées… J’ai des inquiétudes dans les mollets. Ô mon cher sultan, que Votre Sublime Bienveillance m’accorde, par un petit bout de firman, une chaise d’honneur… Il y a si longtemps que je ne me suis assis ! Et votre serviteur vous bénira.
Abdul-Théo.
Une chaise ? Tu extravagues, Bernar-med. Une chaise dans mon empire ! Et la couleur locale, malheureux ! tu veux donc la fouler aux pieds, la couleur locale, l’anéantir, l’annihiler ? Certes, je t’aime, tu es le plus cher à mon cœur parmi tous les plus chers ; mais, dussent tes muscles sécher sous toi et se racornir comme de vieilles cordes de violon, — tu n’auras point ta chaise ; tu demeureras, jusqu’au dernier jour, accroupi dans la posture sacrée de nos pères.
Bernar-Med, souriant.
Oui, seigneur.
Abdul-Théo.
Ainsi, pas un indice, pas une piste ? On conspire, et je ne sais pas qui conspire ! Je puis être assassiné dans mon bain comme un simple Marat-bout !… Comme cela, bêtement, d’un moment à l’autre. Ceci est grave, Bernar-med. Je te fais étrangler dans ton lit si tu ne m’as pas livré les conspirateurs avant le troisième quartier de la lune.
Bernar-med.
Mais s’il n’y a pas de conspirateurs, seigneur ?
Abdul-Théo.
Tant pis pour toi.
Bernar-med, souriant.
Oui, seigneur.
Une voix au dehors, chantant.
Bien loin de ces sots dômes,À Bade d’où nous sommes,Ce sont de fortes sommesQu’on ◀joue à rouge et noir !
Abdul-Théo.
Je reconnais ce timbre.
Bernar-med.
C’est Méry-Achmet, qui passe en caïque.
Abdul-Théo, rêveur.
Méry-Achmet, dis-tu ? Son visage était sombre et son sourcil farouche, hier, au baise-main. J’ai peut-être eu tort de ne pas inaugurer, à mon avènement, la roulette orientale.
Méry-Achmet, au dehors.
Enfin, c’est pour demain…
Bien loin de ces sots dômes,À Bade, etc.
Abdul-Théo.
Quel jour sommes-nous, Bernar-med ?
Bernar-med.
Le huitième de la cinquième lune.
Abdul-Théo.
Il bâille. — Qu’on remplisse jusqu’aux bords mon chibouck du Latakyéh qui endort les soucis !
Bernar-med, à part.
Tu n’auras pas ta chaise, il l’a dit !… Mes tibias sont douloureux… mais je crois qu’il s’est endormi. (Il décroise ses jambes.)
Voix au dehors, chantant :
Soit lointaine, soit voisine,Espagnole ou sarrasine,Il n’est pas une citéQui se vante sans berlueD’tomber Molinchard l’ÉluePour le chic et la beauté,Et qui, gracieuse, amassePlus d’enchanteresse crasseSous un ciel plus enchanté !
Abdul-Théo, se frottant les yeux.
Qu’est-ce que tu me racontes là, Bernar-med ?
Bernar-med.
Ce n’est pas moi, seigneur… Cette voix vient du Bosphore ; c’est Champfleury-Pacha qui passe en caïque. (Il recroise ses jambes.)
Champfleury-Pacha, au dehors.
Je m’embête carrément ici. Ils s’figurent que ça m’amuse, leurs mosquées de marbre et leurs étoffes lamées… Enfin, c’est pour demain !…
Abdul-Théo, pensif.
Voilà trois jours qu’ils ne se quittent pas d’une sandale, Méry-Achmet et Champfleury-Pacha… Que présage cette intimité subite ? (À Bernar-med.) Ne disais-tu pas que nous étions au huitième jour de la cinquième lune, vizir ? Mais alors c’est demain que s’ouvre la sainte quarantaine du Rhamadan ? Que par tes soins les viandes défendues soient précipitées dans le Bosphore, et que mes sujets observent le jeûne dans toute sa rigueur, et avec toute la couleur locale désirable. — Ah ! à propos, refuser à Monselet-Pacha la dispense qu’il a demandée. — Nous, pour sanctifier nos âmes, nous resterons enfermés dans l’appartement de la sultane Validé ; là, nous terminerons, loin des plumes profanes, le vaudeville sacré du Crocodile : De sa première représentation datera une nouvelle hégire.
Voix au dehors, chantant :
En une scène folle,J’aime, au Palais-Royal,Que Ravel batifolePrès d’Aline Duval,Et qu’ardent et farouche,Trouvant cela très louche,Hyacinthe se mouchePour troubler son rival !
Abdul-Théo.
Horreur ! ils ne me comprendront jamais, et ne seront jamais que des Européens !
Bernar-med.
Oui, seigneur.
Abdul-Théo.
Qui blasphème ainsi ?
Bernar-med.
Villemot-Pacha qui passe en caïque.
Villemot-Pacha, au dehors.
Je voudrais bien m’en aller. Il est dommage que le Bosphore ne se jette pas dans la Seine : je filerais tout de suite… Enfin, c’est pour demain !
Abdul-Théo, avec mélancolie.
Ah ! j’ai besoin de tes consolations, Bernar-med… Dès ce soir nous coulerons la troisième scène.
Bernar-med.
Collaborerai-je en me promenant, Seigneur, ou accroupi par terre, les jambes croisées ?