(1913) La Fontaine « VII. Ses fables. »
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(1913) La Fontaine « VII. Ses fables. »

VII.
Ses fables.

Je vous parlerai aujourd’hui des fables de La Fontaine. J’y arrive enfin ! Vous avez pu être étonnés, au commencement de ce cours de conférences, de ce que je n’eusse attribué, dans mon programme, qu’une seule leçon aux fables de La Fontaine ; mais vous avez vu très vite quelle en était la raison : c’est que je prévoyais, d’une façon certaine, que je vous parlerais des fables de La Fontaine à peu près dans toutes les conférences que je ferais, puisqu’il est absolument impossible de parler des idées générales de La Fontaine, ou de son caractère, ou de ses tendances d’esprit, ou de ses idées philosophiques, ou de ses Contes, etc., sans faire au moins allusion à quelques-unes de ses fables, et c’est ainsi que pendant six ou sept conférences, je vous ai parlé des fables de La Fontaine en vous parlant d’autre chose.

Si La Fontaine a choisi ce genre, les fables  nous allons démontrer cela tout d’abord  c’est pour des raisons qu’il n’a pas dites, mais qu’on peut supposer assez facilement, je crois. D’abord, le genre était inexploité jusqu’à lui, ou très peu exploité ; il l’avait été, et encore assez peu, par les anciens ; il l’avait été infiniment peu par les auteurs qui avaient précédé La Fontaine dans la littérature française, car n’oublions pas que le fabliau, ou fableau, comme vous voudrez, n’est pas une fable, c’est en général, presque toujours, un conte proprement dit, c’est l’origine de nos contes. La fable, s’était, d’autre part, déployée, mais exagérément déployée dans les différentes branches de ce roman universel que l’on a appelé Roman de Renart. Là, c’est l’épopée, pour mieux dire, l’épopée des animaux représentant des hommes ; mais ce n’est pas la fable, puisque c’est une collection, une série de grands poèmes épiques qui n’ont nullement le caractère ramassé, court, de la fable antique. Au seizième siècle, il y avait des hommes qui s’étaient adonnés au genre de la fable parce que, à cette époque, Esope était très connu et très estimé. Il y avait des Ysopets, c’est-à-dire des recueils de fables ésopiques, entrés grand nombre. Oui ; mais en somme, le nombre des fables qui avaient été faites au seizième siècle n’était pas très considérable, et aucune n’avait été marquée d’une empreinte capable d’effrayer un successeur, d’effrayer celui qui s’emparerait du genre.

Voilà la première raison pour laquelle La Fontaine, je crois, s’est emparé de ce genre. Il y en a d’autres. Son grand amour, sa grande affection pour les animaux, que nous avons déjà prise sur le fait et que nous prendrons sur le fait encore plus aujourd’hui, a été pour quelque chose dans cette prise de possession de la fable par La Fontaine. Sur ceci je n’insisterai pas, tant la chose paraît évidente.

Encore, La Fontaine a pris la fable comme son gibier, pour parler ainsi que Montaigne, parce qu’il a senti instinctivement, subconsciemment peut-être, mais enfin parce qu’il a senti qu’il avait un grand amour de la nature, que le fond même de sa nature à lui était l’amour des champs et des bois ; il nous l’a dit lui-même dans la citation que j’ai faite dernièrement :

Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois,
Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines…

Son amour, son affection, le fond même de ses tendances étaient là. Il a dû sentir subconsciemment que la nature serait le vrai cadre de la plupart de ses fables et qu’il pourrait donner, dans ce genre-là, toute liberté à ses instincts de forestier, de villageois, de rustique sincère et impénitent.

Il a senti surtout, dernière raison, qu’il était un génie très libre, très indépendant, aimant infiniment ses aises, aimant ses coudées franches dans le genre qu’il adopterait, et qu’il serait tout à fait à l’aise dans la fable, qu’il y mettrait ce qu’il voudrait. Pourquoi ? Parce que la fable, en elle-même, est un cadre assez élastique ; c’est surtout lui qui la fera telle, mais encore, de sa nature, elle est assez élastique. Et puis, ensuite, il n’y a pas de règles de la fable. Dans ce siècle où les faiseurs de règles, où les législateurs du Parnasse, où les régularistes, si vous voulez les dénommer ainsi, ont été utiles jusqu’à un certain point  ils ne sont pas absolument inutiles  mais ont été surtout insupportables, à savoir rigoureux, pointilleux sur tous les détails, insistant sur des infiniment petits, et faisant de leur fantaisie souvent, ou de leurs souvenirs poétiques des règles inéluctables, en ce temps-là tous les genres étaient comme soumis aux faiseurs de règles et dominés par eux ; la tragédie plus que tout autre genre ; la comédie presque autant que tout autre genre, le poème épique d’une façon déplorable, abusive et du reste erronée, car c’est sur quoi les faiseurs de règles se sont le plus trompés. Vous voyez qu’un génie indépendant et qui voulait l’être, ou qui l’était instinctivement et inconsciemment, qu’un génie indépendant et qui très probablement tenait à l’être, se sentait d’avance plus libre dans la fable, dont personne n’avait tracé les règles, que dans tout autre genre.

Voilà les raisons qui, je crois, répondent à cette petite impertinence amusante de M. Jules Lemaître, qui nous est cher, qui, faisant sa classe, dans sa jeunesse, au lycée du Havre, demandait à ses élèves : « Quel est le génie littéraire, en France, que vous préférez ? » Le meilleur, probablement le mieux instruit, le mieux discipliné, répondit : La Fontaine. » La Fontaine, reprit M. Jules Lemaître, La Fontaine, oui, c’est un grand poète ! Mais pourquoi cet homme-là a-t-il fait des fables ? » Pourquoi a-t-il fait des fables ? En vérité, je crois qu’il était capable de réussir  et il nous l’a montré  qu’il était capable de réussir absolument dans tous les genres, sauf peut-être dans la tragédie. Pourquoi a-t-il fait des fables ? Pour les raisons, sans doute, car je ne réponds de rien, que je viens de vous donner.

Les fables de La Fontaine peuvent être classées, pour la clarté de l’exposition, en quatre catégories. On en trouverait cinq, on en trouverait six, on en trouverait davantage, mais il ne faut pas multiplier les espèces, comme disaient nos pères avec beaucoup de raison, en philosophie ; il ne faut pas non plus multiplier les classifications ; et je crois qu’il suffit, pour la clarté, de partager les fables de La Fontaine en quatre catégories. Il y a les fables qui sont des contes, et quoique je vous en aie parlé trop brièvement à mon gré, je n’en reparlerai pas aujourd’hui ; — il y a les fables que j’appellerai zoologiques, en vous demandant pardon du pédantisme du terme, c’est-à-dire qu’il y a des fables où figurent des animaux et seulement des animaux   il y a, en troisième lieu, les fables que j’appellerai d’un mot encore plus pédantesque, mais il n’y en a pas d’autre, ce me semble, les fables naturistes, c’est-à-dire les fables où l’anecdote n’est qu’un prétexte à une description ou à une narration de la nature, les fables où le fond du petit poème est un aspect ou plusieurs aspects successifs de la nature ; — enfin, il y a des fables qui ne sont plus du tout des fables et qui ne sont que des discours philosophiques ou moraux ; le mot discours peut vous paraître un peu trop fort, un peu trop solennel, encore que La Fontaine l’ait employé lui-même, je dirai : il y a des fables qui sont des causeries philosophiques et morales et qui ne sont presque pas autre chose.

Voilà les catégories que nous allons examiner successivement, défalcation faite de la première, puisque je vous ai parlé des fables qui sont des contes.

Parlons donc des fables zoologiques, et voici une nouvelle distinction, une subdivision à laquelle je tiens beaucoup : les fables zoologiques, c’est-à-dire les fables où paraissent des animaux, doivent être sous-partagées en deux classes, les fables où les animaux sont véritablement des hommes, ne sont que des masques de l’humanité, ne sont que des hommes travestis en animaux pour l’intérêt de la moralité ou de la satire que contiendra la fable. Ces fables sont très nombreuses, je n’en disconviens pas, et c’est parce qu’elles sont très nombreuses que nos prédécesseurs ont souvent cru que les fables de La Fontaine étaient toutes cela même. On considérait La Fontaine comme un homme qui fait la satire de l’humanité sous des masques d’animaux et l’on ne voyait que cela. On crut que toutes ses fables avaient ce caractère, d’être des peintures de l’humanité sous des noms et sous des masques de bêtes.

Le dernier et le plus illustre de ceux qui ont pris La Fontaine ainsi, c’est mon vénéré maître, Hippolyte Taine, qui a fait un livre admirable, et avec lequel je ne songe pas à rivaliser, mais il n’en est pas moins vrai qu’il n’y a chez lui, je crois, qu’une partie de la vérité. Il y a des fables où les animaux sont des prétextes, et pas autre chose, et où, sous le nom de lion, il faut entendre le roi, sous le nom de loup, le hobereau cruel et tyrannique de campagne, ou — car il y a cela aussi — l’homme absolument indépendant et vivant la vie libre et sauvage. Il y a beaucoup de fables qui sont ainsi, où le caractère des animaux disparaît à cause du caractère particulier que La Fontaine leur attribue, parce qu’il songe à un homme et non pas à un animal  Et puis ailleurs il y a des fables — assez nombreuses aussi — zoologiques encore, où l’animal est bien peint pour lui-même, selon la physionomie que La Fontaine a découverte en lui, a cru voir en lui ; et c’est là le vrai La Fontaine ; j’exagère, le La Fontaine le plus intéressant, parce que c’est le La Fontaine qui fait faire un pas et un très grand pas à la fable en en faisant non pas seulement une peinture de l’humanité sous différents masques, mais une peinture de l’humanité inférieure, si vous me permettez le mot, une peinture de l’animalité, avec les traits véritablement caractéristiques et utiles à connaître qu’elle peut avoir.

Je reprends donc : fables zoologiques où La Fontaine a peint des hommes sous les traits des animaux.

Pour vous en donner comme le caractère général, je vous dirai qu’il y a, par exemple, le Corbeau et le Renard. Y a-t-il là le caractère d’un corbeau et le caractère d’un renard ? Pas le moins du monde, et cette fois La Fontaine n’y songe pas. Il y a un imbécile qui est perché sur un arbre, ayant un fromage en sa possession, et il y a un être quelconque qui ne peut pas monter sur cet arbre et arracher la proie à celui qui la détient, et qui le flatte pour l’avoir, et qui le fait chanter pour que le fromage lui échappe. Ici il n’y a, évidemment, que le flatteur et le flatté.

« Apprenez, dit La Fontaine (qui, en général, indique lui-même cette démarcation que je trace en ce moment-ci),

Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute. »

C’est une façon de nous dire qu’il s’agit simplement d’un flatteur et d’un imbécile qui est flatté, et non pas du caractère des animaux.

De même la Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf.

Partout où La Fontaine nous dépeindra la grenouille, il nous la dépeindra, avec une espèce de bienveillance rieuse et malicieuse à son égard, mais il la dépeindra, elle-même, dans ses habitudes de la république aquatique, comme il dira ; toutes les fois qu’il la dépeindra en elle-même, il ne lui donnera nullement le caractère vaniteux qu’évidemment la pauvre bête n’a pas ou ne semble pas avoir ; il la dépeindra comme un pauvre petit animal faible, timide, toujours inquiet, toujours sur le qui-vive, toujours sur l’œil, comme nous disons, et craignant rapproche, l’imminence, et même la menace indistincte du moindre péril. Ici, la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf, ou aussi grosse que le bœuf, est tout simplement le bourgeois gentilhomme ; c’est tout simplement celui qui veut sortir de sa sphère et qui se gonfle pour atteindre les dimensions d’un autre personnage de la société.

Ici la vieille critique avait parfaitement raison ; ici La Fontaine n’est qu’un satirique des hommes présentés sous le masque des animaux.

Je vous citerai encore la Besace parce qu’elle est très intéressante à cet égard. Dans la Besace, Jupiter convoque tous les animaux et leur dit : « Je veux vous redresser un peu, vous rectifier. Je vous ai manqués pour la plupart, je voudrais vous rectifier, aller au-devant des désirs que vous pouvez avoir, combler vos souhaits et vous consoler de vos regrets. Ainsi, par exemple, vous, l’éléphant, quel défaut avez-vous ? Vous, lièvre, quel défaut avez-vous ? » etc. Et l’éléphant répond : « Mais je suis parfait ! » Et les autres, qui ne sont pas l’éléphant, ne se sentent point ridicules non plus. Chacun trouve ridicules les autres et dit, par exemple, de l’éléphant qu’il faudrait ajouter à sa queue, ôter à ses oreilles, mais, chacun pour soi-même, ils se trouvent tous très bien. Ici tous les animaux n’ont qu’un caractère, ce qui est, par définition, absolument faux. Ils n’ont qu’un caractère, c’est-à-dire la vanité, l’amour-propre et le plaisir de se regarder au miroir, défaut précisément que les animaux n’ont ni les uns ni les autres, ce semble bien.

Là encore La Fontaine peint les hommes, et pas autre chose ; et, faites-y attention, il le dit :

Le fabricateur souverain
Nous créa besaciers tous de même manière,

aveugles pour nos défauts et très clairvoyants pour les défauts d’autrui.

C’est une façon de nous dire : « Faites bien attention, ne vous y trompez pas ! Ici, j’ai été le fabuliste ancien, j’ai été le fabuliste vieux jeu, j’ai été le fabuliste qui, comme Ésope et comme Phèdre, n’a jamais songé qu’à peindre les hommes sous le masque des bêtes. »

Il y aurait encore à vous signaler les Animaux malades de la peste, fable qui est, comme ampleur, comme beauté poétique, une chose très supérieure à la satire, mais qui, en somme, n’est qu’une forte satire, une satire de premier rang et de premier plan, où les animaux n’ont que des caractères d’homme. Le lion, c’est bien un roi et pas autre chose ; son discours est un discours détrôné, à son éloge et à sa pleine satisfaction, avec des menaces sourdes qui courent sous les compliments et sous la bonhomie affectée. Et puis le renard et le loup, qui ont le même caractère, ce qui est absolument contraire aux habitudes ordinaires de La Fontaine ; le renard flattant le souverain, lui disant qu’il ne peut pas se tromper, qu’il ne se trompe jamais, que ses cruautés même sont des honneurs qu’il fait aux hommes :

Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant beaucoup d’honneur.

Le loup, avocat général, venant prouver par sa harangue

Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal.

Loup et renard ont à peu près le même caractère, et au point de vue de la physionomie des animaux c’est faux ; mais ce n’est pas la figure des animaux que peint ici La Fontaine.

Et dans sa moralité, qu’est-ce qu’il nous dit, à la fin ?

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

C’est donc une satire contre la magistrature, ou contre la cour, on peut hésiter ; c’est une satire contre les jugements humains ; d’une façon plus générale, c’est une satire sur les jugements des hommes.

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Très saillant, ceci, et, évidemment, très caractéristique.

Voilà la fable purement  comment faut-il l’appeler   la fable purement anthropologique, anthropomorphique, c’est-à-dire donnant la forme des animaux aux hommes qui sont en scène. Eh bien, cette fable anthropomorphique  j’ai peur que vous ne trouviez cette expression trop technique, je vous en demande pardon en passant  elle a été très pratiquée par La Fontaine, et vous retrouverez ses caractères très souvent. Vous les retrouvez dans la Cour du lion, qui est absolument une fable anthropologique, où il n’est question que de l’homme. Le lion est le roi qui ne souffre pas une observation, qui ne souffre pas un reproche, une critique, et qui envoie tel ou tel homme qui n’a pas su être courtisan faire le dégoûté chez Pluton. De même le Rat et l’Huître, où le rat, personnage, ailleurs, dans La Fontaine, très prudent, très rusé et très sage, surtout, il est vrai, quand il a un peu d’âge, mais enfin, le rat qui n’est pas sot, dans La Fontaine, nous est peint ici comme un petit étourdi qui se laisse prendre le nez par une huître entr’ouverte pour avoir trouvé ce mets délicieux et avoir voulu s’en régaler. C’est tout simplement le petit jeune homme qui se laisse aller aux proies faciles du plaisir, quand il est lancé trop tôt dans le monde, avec son étourderie naturelle. Il n’y a pas de rat pour une obole, comme a dit à peu près La Fontaine, il n’y a pas de rat pour une obole dans cette fable-là.

Je pourrais citer encore ceci qui éclaire jusqu’à un certain point la question, le prologue du livre neuvième. La Fontaine va nous dire, non pas son secret, mais la moitié de son secret ; il nous dira : Oui, je peins les hommes sous le masque des animaux.

Grâce aux Filles de mémoire,
J’ai chanté des animaux ;
Peut-être d’autres héros
M’auraient acquis moins de gloire.
Le loup, en langue des dieux,
Parle au chien dans mes ouvrages :
Les bêtes, à qui mieux mieux,
Y font divers personnages ;
Les uns fous, les autres sages ;
De telle sorte, pourtant.
Que les fous vont l’emportant ;
La mesure en est plus pleine.
Je mets aussi sur la scène
Des trompeurs, des scélérats,
Des tyrans et des ingrats,
Mainte imprudente pécore,
Force sots, force flatteurs ;
Je pourrais y joindre encore
Des légions de menteurs :
Tout homme ment, dit le sage.
S’il n’y mettait seulement
Que les gens du bas étage…, etc.

Il est difficile de dire mieux : « Je peins de hommes ! » D’abord tous les défauts que La Fontaine déclare avoir attribués aux animaux sont plutôt des défauts d’hommes, vous le voyez : j’ai mis là dans mes fables beaucoup de tyrans de trompés, de cruels,

Mainte imprudente pécore,
Force sots, force flatteurs.

Cela se rapporte beaucoup plus à des hommes, et j’insiste particulièrement sur ceci :

De telle sorte, pourtant,
Que les fous vont l’emportant.

Or ce n’est pas chez les animaux que les fous vont l’emportant. Nous avons ce privilège que la folie est notre apanage.

Et enfin, les animaux menteurs. Ils ne sont pas menteurs en général, ils n’ont pas de mensonge, ils n’ont, à ma connaissance, que des réticences, ils sont dissimulés, ils ne sont pas menteurs, et vous n’êtes pas sans voir l’énorme différence qu’il y a entre ces deux mots-là.

Et enfin « tout homme ment », et non pas tout animal. Nous voici pleinement dans La Fontaine déclarant qu’il a fait la fable en peignant des hommes sous la figure des animaux, et pas autre chose ; du moins il le dit ici.

Mais, s’il a renouvelé la fable, c’est par son génie d’abord, et parce qu’il l’a traitée avec un charme absolument inconnu avant lui ; mais c’est aussi parce qu’il a fait la fable véritablement animalesque, véritablement zoologique, c’est parce qu’il a été, non pas seulement un moraliste, mais aussi un animalier.

Sur ces fables où les animaux sont véritablement des animaux, sur ce point aussi La Fontaine s’est prononcé, il s’est prononcé parfaitement, et si nous acceptons son témoignage dans un cas, il faut l’accepter aussi pour l’autre cas. Or, si, comme je vous l’ai indiqué tout à l’heure, il s’est déclaré moraliste, d’autre part il s’est déclaré animalier. C’a été son premier mot, c’est ce qu’il a dit dans le prologue des premières fables, à Mgr le Dauphin :

Je chante les héros dont Esope est le père ;
Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons.
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes.
Je me sers d’animaux pour instruire les hommes.

Il n’a pas dit « pour peindre les hommes », mais « pour instruire les hommes » et, comme il dit plus haut : la fable contient des vérités qui servent de leçons.

Il a fait encore cet aveu, et cet aveu si précieux qui consiste à nous dire que, en somme, ce sont bien les animaux qu’il peint pour qu’ils nous servent de maîtres en certaines circonstances et dans une certaine mesure ; il l’a dit très bien encore ailleurs. Ce sont les derniers mots de la fable première du livre douzième. Je ne vais pas vous la lire, elle est trop longue ; en voici le sens :

Vous savez que Circé a transformé en animaux tous les compagnons d’Ulysse, excepté Ulysse lui-même, parce qu’il est le plus sage des hommes et qu’un homme tel que lui ne se transforme pas en animal si facilement. Mais tous les compagnons d’Ulysse, qui, vous le savez, ne sont pas autre chose que des imbéciles, ont été transformés en animaux, ce qui ne les change pas beaucoup. Or, à un moment donné, Ulysse ayant pris sur Circé l’ascendant que d’abord elle avait pris ou voulu prendre sur lui, obtient d’elle qu’il puisse retransformer ses compagnons en hommes, les rendre à leur nature première. Or, que lui disent tous les animaux ? Ils lui disent : « Mais nous sommes très bien comme cela, nous ne regrettons » rien, et même nous avons lieu de nous féliciter du changement. »

Vous direz : cela prouve que La Fontaine veut montrer l’imbécillité des hommes devenus animaux. Oui, cela pourrait être ainsi, l’imbécillité des hommes qui, devenus animaux, ne veulent pas redevenir hommes. Mais cela dépend de la façon dont il les fait parler. Or, les fait-il parler d’une façon sotte ? Pas du tout ! Il les fait parler d’une façon très raisonnable, très rationnelle. Alors la fable prend un tout autre caractère, elle prend celui d’un poème où les animaux font leur leçon aux hommes et leur montrent combien les hommes sont inférieurs aux animaux ; elle prend le caractère du voyage de Gulliver aux pays des chevaux, ni plus ni moins, et l’opinion de Gulliver est absolument manifeste ; mais l’intention de La Fontaine, à mon avis, ne l’est pas moins, car voyez un peu comme il fait parler les bêtes.

Et d’abord Ulysse s’adresse à qui ? Au lion. A tout seigneur tout honneur.

Le lion dit, pensant rugir :
« Je n’ai pas la tête si folle ;
Moi renoncer aux dons que je viens d’acquérir ?
J’ai griffe et dents, et mets en pièces qui m’attaque.
Je suis roi ; deviendrai-je un citadin d’Ithaque ?
Tu me rendras peut-être encor simple soldat :
Je ne veux point changer d’état. »

Ulysse espère réussir mieux avec un animal moins fier et qui n’est pas le roi des animaux.

Ulysse du lion court à l’ours : « Eh ! mon frère,
Comme te voilà fait ! je t’ai vu si joli !
— Ah ! vraiment nous y voici,
Reprit l’ours à sa manière :
Comme me voilà fait ? Comme doit être un ours.
Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ?
Je me rapporte aux yeux d’une ourse mes amours.
Te déplais-je ? va-t’en ; suis ta route, et me laisse.
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse ;
Et te dis tout net et tout plat :
Je ne veux point changer d’état. »

Ulysse va trouver alors un loup.

« Camarade, je suis confus
Qu’une jeune et belle bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t’ont fait manger ses moutons.
Autrefois on t’eût vu sauver sa bergerie :
Tu menais une honnête vie.
Quitte ces bois et redevien,
Au lieu de loup, homme de bien.
— En est-il ? dit le loup…

Le loup, profondément misanthrope, ici a bien son caractère.

En est-il ? dit le loup ; pour moi, je n’en vois guère.
Tu t’en viens me traiter de bête carnassière ;
Toi qui parles, qu’es-tu ? N’auriez-vous pas, sans moi,
Mangé ces animaux que plaint tout le village ?

Que font les hommes des moutons ? Ils en font absolument autant, un peu plus même que les loups.

Si j’étais homme, par ta foi,
Aimerais-je moins le carnage ?
Pour un mot, quelquefois, vous vous étranglez tous.
Ne vous êtes-vous pas l’un à l’autre des loups ?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux être un loup qu’un homme ;
Je ne veux point changer d’état.

Ulysse fait ainsi le tour de l’animalité et reçoit de tous des réponses analogues.

Je dis ici que La Fontaine (il ne faut pas le prendre tout à fait au sérieux), mais je dis que La Fontaine a pris la fable comme un poème où les animaux donnent des leçons aux hommes et des leçons qui ne laissent pas d’être raisonnables.

C’est ce qui a lieu, et d’une façon moins satirique, dans une foule de fables de La Fontaine.

La Fontaine nous peint les animaux, et cette fois en eux-mêmes, comme ils sont ou comme il croit les voir, il nous peint les animaux pour qu’ils nous servent de maîtres, pour qu’ils nous apprennent quelque chose et par leurs défauts, et par leurs qualités.

Par leurs défauts  C’est, par exemple, la fourmi économe, laborieuse, très vénérable, mais qui a le défaut qu’ont quelquefois les trop laborieux et les trop économes : elle est avare. C’est la grenouille, ayant peur de tout ce qui se passe autour d’elle. Deux taureaux se battent, cela amuse le peuple aquatique, mais la grenouille sage gémit, pleure ; on lui demande ce qu’elle a, elle répond : « Oh ! je le sais bien, vous ne songez à rien, têtes folles ! Moi, je sais qu’il y en aura un de battu, et celui qui sera battu se réfugiera dans le marécage et nous écrasera toutes. » De même les grenouilles qui sont effrayées d’apprendre que le soleil se marie. « Le soleil se marie ? Cela va être amusant   Ah ! oui ! il y aura deux soleils au lieu d’un, tous les marais seront desséchés ! » Enfin c’est l’animal qui a continuellement peur, exactement comme le lièvre qui est si craintif que

Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donne la fièvre

et qu’il s’enfuit non pas devant un chien, mais devant l’ombre du chien, et qui, pourtant, redresse ses oreilles quand il s’est aperçu, passant le long d’un étang, qu’il effrayait les grenouilles. Cette sorte de rivalité, d’émulation dans la timidité est fort amusante et nous sert de leçon parce qu’il faut nous dire qu’il y a parmi nous des grenouilles et des lièvres qui s’effraient du moindre accident, de la moindre ombre d’accident possible et qui créent le danger à le craindre.

Autres exemples. L’âne est sot, toujours sot. L’âne n’est pas une mauvaise bête, et La Fontaine, qui devant les animaux, quand il les surprend en défaut, par accident, en défaut surtout de cruauté, de méchanceté, s’empresse de les excuser, La Fontaine nous fait remarquer qu’il est bien étonnant que, dans certaine fable qu’il trouve dans un recueil d’Esope, l’âne se soit montré méchant, « car il est bonne créature ». Mais il est sot, toujours sot dans La Fontaine. C’est une erreur. L’âne n’est pas, le moins du monde, un animal sot, mais enfin voilà l’âne selon La Fontaine, ce qui se comprend parce que, si l’âne n’est pas bête, par nos brutalités nous le rendons tel.

Le mulet  pour moi l’observation est juste  le mulet est fat. Il est le fils de la jument et de l’âne, et il parle toujours, faisant sa généalogie, comme dit La Fontaine, de sa mère, la jument, avec une impertinence, et un orgueil, et une fatuité ridicules. Il me semble qu’ici La Fontaine ne se trompe pas et qu’il y a, en effet, dans le mulet quelque chose de ce qu’il a cru y démêler. Le mulet a un certain air  peut-être trompeur  mais un certain air de fatuité et d’impertinence.

Le héron, le héron mélancolique, triste, dégoûté, je dirai presque neurasthénique  et ce ne serait pas trop dire  c’est le solitaire qui se complaît trop dans la solitude et qui finit par y contracter les vices que la solitude engendre, à savoir la mélancolie perpétuelle, puis le dégoût de toutes choses, le dégoût des aliments délicats eux-mêmes, le dégoût des plaisirs les plus honnêtes. Le héron, qui est triste, en effet, et qui fréquente les endroits solitaires, me paraît tout à fait bien attrapé. Et ceci peut encore servir de leçon aux hommes.

Le rat est poltron, très poltron, mais sage, très capable de sagesse, très capable de prudence, il sait déjouer les tours mêmes du chat et devant un chat enfariné il dit :

Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille.
Et quand tu serais sac je n’approcherais pas.

La souris, toujours étourdie, il l’a très bien différenciée, très bien distinguée du rat. Elle est certainement d’une autre espèce. Elle tombe dans tous les panneaux avec sa gentillesse et sa coquetterie et sa légèreté incurables.

La cigogne, à en juger par sa physionomie, a été admirablement saisie par La Fontaine. La cigogne grave, réfléchie, prudente, capable de desseins longuement médités et qui — ce qui est un triomphe pour elle — bat le renard lui-même en fait de prudence et d’habiles tromperies.

Voilà, un peu mêlés, les défauts et les qualités que La Fontaine voit dans un certain nombre d’animaux, mais c’est surtout sur les défauts que je viens d’insister. Les qualités des animaux, pour y venir décidément, il les a vues ou cru les voir, et, en tout cas, il a agi comme un observateur poète, et les observateurs poètes ont cela de dangereux qu’ils ajoutent beaucoup à la réalité, mais ils ont cela de charmant tout au moins qu’une partie de la réalité, ils la voient, quand nous ne savons pas la voir, avec une puissance de vision, avec une force de perspicacité extraordinaires.

Les qualités des animaux que La Fontaine a cru voir sont celles-ci :

La solidarité avant tout. Les animaux sentent le besoin de se secourir les uns les autres. La solidarité est représentée, par exemple, par la colombe qui, pour sauver une fourmi, jette un brin d’herbe dans le ruisseau où la fourmi est tombée par mégarde, service que lui rend immédiatement la fourmi en piquant au talon un croquant qui voulait abattre la colombe d’un coup d’arbalète ; il se retourne et la colombe a le temps de s’enfuir.

L’erreur  je n’ai pas besoin de l’indiquer, n’est-ce pas   l’erreur consiste à avoir cru constater de la solidarité entre les animaux de différentes espèces, ce qui est faux. Les animaux d’espèces différentes ne connaissent aucune solidarité entre eux, et la loi de nature est, hélas ! le plus souvent, que les espèces différentes se nourrissent les unes des autres. Pas de solidarité entre les différentes espèces, mais de la solidarité dans l’intérieur des espèces, cela est très vrai, très fréquent. On apporte maintenant des exemples que La Fontaine n’a pas connus. Par exemple, l’hirondelle qui est l’animal le plus individualiste, le plus domestique qui soit, l’hirondelle qui, dans la saison qu’elle passe chez nous, ne semble songer qu’à son nid et à ses petits, lorsqu’une autre hirondelle est en danger, on l’a remarqué, se précipite à son secours. Toute une tribu d’hirondelles se porte au secours d’une hirondelle prise au piège ou à laquelle il est arrivé quelque malheur. La solidarité parmi les animaux existe donc ; La Fontaine l’a prise seulement d’un certain biais qui n’est pas le vrai. Il l’a prise ainsi parce qu’il est poète, mais aussi pour une autre raison. C’est surtout à partir du moment où La Fontaine a connu les fables des Indiens que La Fontaine introduit la solidarité des animaux dans ses fables, et que la solidarité entre des animaux différents d’espèce est affirmée. Par exemple, dans le dernier livre, il y a une société hétéroclite et bizarre, du corbeau, de la gazelle, de la tortue et du rat ; et il faut avouer que c’est de la plus haute fantaisie que de les mettre ainsi ensemble. Il tenait cela des Indiens, chez qui c’est une idée religieuse, une idée très ancienne que l’on trouve dans leurs plus vieux poèmes, que les animaux font des sociétés les uns avec les autres même lorsqu’ils sont d’espèces différentes. Leurs poèmes abondent en histoires de ce genre. Rien n’a plu davantage à La Fontaine que cette imagination qui lui permettait d’étendre le champ de la solidarité entre les animaux.

Autre qualité des animaux, selon La Fontaine, la bonté. Ici, il faut citer plus que jamais l’Aigle et l’Escarbot, qu’il a empruntée à une fable très ancienne, d’origine assez douteuse. On a beaucoup plaisanté à ce sujet, parce qu’on a dit que le lapin ne pouvait pas se réfugier dans le trou d’un escarbot, qui n’est pas plus large qu’un verre de mon lorgnon. Cela est incontestable, mais cela lui importait peu, car tout lui plaisait dans cette fable de l’antiquité où l’escarbot, précisément à cause de cela, parce qu’il est un animal très petit, rend de très grands services à Jean Lapin son compère et, ce qui est plus intéressant, ce qui est plus esthétique aussi, finit par être victorieux de l’aigle, de l’oiseau même de Jupiter en personne. Cette bonté de l’escarbot atout à fait plu à La Fontaine, elle l’a ému et elle nous a émus avec lui.

La tendresse, la tendresse fraternelle ou amicale, je voudrais dire soldatesque, la tendresse de compagnon à compagnon, nous la voyons dans la fameuse fable des Deux Pigeons, où le pigeon sédentaire la montre d´une façon si touchante au pigeon migrateur ou au pigeon aventureux, par tout ce qu’il lui dit. Cette fable est aussi intéressante à un autre point de vue, c’est que La Fontaine y est dupe de lui-même, je veux dire de son sujet, de la manière dont il traite son sujet. C’est d’ailleurs exquis ! Il commence par nous représenter deux pigeons qui sont des frères, qui sont du même colombier, qui sont des amis d’enfance, enfin qui sont des frères, et puis, peu à peu, il est tellement attendri par son sujet que c’est à des amants qu’il songe et c’est à des amants qu’il s’adresse dans son épilogue. C’est une divagation, pas autre chose, mais elle est si charmante qu’on ne peut la blâmer. La Fontaine, je le répète, est si attendri par son sujet qu’il l’étend, qu’il le transforme, qu’il l’altère, et qu’il le termine d’une façon toute différente de celle par laquelle il avait commencé.

A ces qualités des bêtes La Fontaine ajoute encore la patience profonde, la résignation aux coups du sort, ce caractère de tranquillité devant la mort  non pas devant le danger, car l’animal sait se soustraire au danger  mais tranquillité, quiétude devant l’inévitable, que La Fontaine a marqué encore quelquefois de traits justes, profonds et tout à fait pathétiques.

Il aurait pu aller plus loin ; il aurait pu parler, par exemple, de leur absence de rivalité et d’émulation et, puisqu’il connaissait si bien La Rochefoucauld, de leur absence d’amour-propre, dans un sens un peu différent de celui où La Rochefoucauld emploie ce mot, mais enfin de leur absence d’une partie de l’amour-propre qui est ce que nous appelons la vanité, la fatuité. Quoique j’aie dit du mulet, presque jamais l’animal n’a rien qui ressemble à ce défaut.

Ce qui vous intéressera peut-être, c’est que là où La Fontaine n’a pas parlé, ou a peu parlé d’une qualité des animaux, c’est Pascal qui vient, en quelque sorte, à son secours et qui le complète.

« Les bêtes ne s’admirent point, dit Pascal. Un cheval n’admire point son compagnon. Ce n’est pas qu’il n’y ait en eux une émulation à la course, mais c’est sans conséquence ; car, étant à l’étable, le plus pesant et le plus mal taillé ne cède pas son avoine à l’autre, comme les hommes veulent qu’on leur fasse. Leur vertu se satisfait elle-même. »

Il y a peu de chose de plus curieux, pour moi, que Pascal faisant une fable de La Fontaine, et cette fois, il l’a faite. Il aurait pu, comme La Rochefoucauld a donné le sujet des Lapins à La Fontaine, lui donner ce sujet : le gros cheval qui ne cède pas sa pitance au cheval de course. Entre les mains de La Fontaine, ç’aurait pu être une fable charmante.

Le dévouement à l’espèce, voilà encore une grande, la plus grande qualité des animaux, et c’est certainement celle qu’ils peuvent nous donner comme exemple.

Vous me permettrez de compléter La Fontaine par d’autres écrivains. Il y a un bien grand mot de Spencer, un peu impertinent, mais juste au fond : « Lorsque je verrai une femme, pour défendre son petit, s’élancer, ongles en avant, contre un éléphant, alors je dirai que la femme est aussi courageuse que la poule. »

Vous me direz : « Mais vous ajoutez à La Fontaine, qui a peu parlé du dévouement à l’espèce chez les animaux, qui n’a presque pas parlé de leur patience, qui n’a parlé que de leur bonté, de leur solidarité, de leur stoïcisme devant la mort. » Il est vrai, j’en ajoute pour vous montrer ce que La Fontaine a produit, en quelque sorte, ce dont il a été l’initiateur. En effet, c’est depuis La Fontaine que l’on a eu un certain respect pour les animaux, un certain sentiment qui est mêlé d’affection, de pitié, et, d’une manière particulière, de vénération à l’égard des animaux. Ceci n’était pas occidental, et il me semble que ce n’est un peu occidental que depuis La Fontaine. C’est depuis lui que Buffon a dépeint les animaux comme ayant un caractère, et souvent très aimable ; c’est depuis lui que, d’une façon assez fade, je le reconnais, Florian nous montre des animaux solidaires aussi les uns des autres (le Lapin et la Sarcelle, fable à la vérité un peu grise, un peu doucereuse et qui sent la sensibilité un peu frelatée du dix-huitième siècle, je l’avoue, mais enfin, fable qui, pour ce qui est de l’instinct de solidarité des animaux entre eux, se rattache tout à fait à La Fontaine).

C’est depuis La Fontaine  sans La Fontaine, qui sait même s’il les aurait faits   c’est depuis La Fontaine que Lamartine a écrit ses vers étonnants sur le chien.

La Fontaine n’a pas beaucoup aimé le chien ; en général, il lui donne un rôle de serviteur zélé, un peu servile, un peu courtisan et pas trop sympathique ; mais la tendresse de La Fontaine pour les animaux s’est étendue, en quelque sorte, et a dépassé les limites qu’il observait lui-même, et peut-être que Lamartine, malgré tout son génie et tout son cœur, n’aurait pas fait, sans La Fontaine, ces admirables vers sur le chien, compagnon et seul ami de l’homme :

Ô mon pauvre Fido, quand, mes yeux sur les tiens,
Le silence comprend nos muets entretiens.
……………………………………………………….
Ô mon chien ! Dieu seul sait la distance entre nous,
Seul il sait quels degrés de l’échelle de l’être
Séparent ton instinct de l’âme de ton maître ;
Mais seul il sait aussi, par quel secret rapport.
Tu vivais de sa vie et tu meurs de sa mort.

Voilà des vers que La Fontaine aurait pu écrire et qu’on peut dire que, de loin, il a inspirés à Lamartine. Il a fait plus, et ici je crois en être sûr : je ne crois pas que Vigny malgré ses souvenirs de chasseur, qui certainement l’ont aidé, je ne crois pas que Vigny aurait écrit la Mort du Loup si La Fontaine n’avait pas existé, et aurait compris aussi bien le sublime stoïcisme du loup qui souffre et meurt sans parler, sous les six couteaux qui lui sont entrés dans le corps ; — et il n’aurait pas dit :

Comment on doit quitter la vie et tous les maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux.
………………………………………………….
Gémir, pleurer, crier est également lâche,
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler ;
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

Voilà un écho lointain et agrandi, je le reconnais, de La Fontaine, mais il en faut encore faire honneur à La Fontaine lui-même. La Mort du loup de Vigny est contenue déjà dans le Loup et le Chien de La Fontaine.

Enfin La Fontaine a soutenu, comme vous le savez, et avec énergie, l’intelligence des bêtes. Il a crié à son siècle : Vous me direz ce que vous voudrez, les animaux ne sont peut-être ni aussi bons, ni aussi ridicules que je les ai peints — je le regrette peut-être — et en bien et en mal ; mais pour ce qui est d’être extrêmement intelligents, voilà ce que je soutiens absolument contre Descartes et contre les cartésiens.

Vous connaissez les fables où il est question de l’intelligence des bêtes ; c’est, entre autres, la fable les Souris et le Chat-huant, et les quatre ou cinq fables qui sont encadrées dans le fameux Discours à Mme de La Sablière.

Les Souris et le Chat-huant sont bien d’actualité. La chose avait été rapportée à La Fontaine — il le dit dans une note en prose — par un témoin oculaire. On cherchait quel était ce témoin oculaire. Notre excellent confrère, M. Louis Roche, qui vient de publier une biographie de La Fontaine, a eu le bonheur de trouver la pièce authentique. Le témoin oculaire dont La Fontaine se réclame, ce sont des moines, des chartreux, je crois, qui ont observé le fait du chat-huant et des souris dans la forêt de Fontainebleau, et M. Louis Roche a retrouvé la lettre dans laquelle ils font ce récit.

Et, d’autre part, cette fable de La Fontaine a reçu un assaut terrible, celui qu’a lancé contre elle M. Cunisset-Carnot. M. Cunisset-Carnot, qui est un botaniste, un forestier et un animalier de tout premier ordre, a montré, dans un détail sur lequel je ne puis m’étendre, qu’il ne peut y avoir un mot de vrai dans cette fable, de vraisemblable du moins ; car M. Cunisset-Carnot nous montre que les moines de La Fontaine ont supposé toute cette histoire. Du moins ils ont établi un rapport de cause à effet alors qu’il ne pouvait y avoir là que du hasard. Ils ont trouvé un arbre creux qui, certainement, ne pouvait pas être un pin (c’est M. Cunisset-Carnot qui le démontre) ; ils ont trouvé un arbre creux où il y avait en bas une légion de souris avec du blé, et, en haut, un hibou, et ils ont conclu que le hibou avait porté ces souris dans le trou de la partie inférieure de l’arbre où lui se tenait, en grand seigneur, dans la partie supérieure. Cela ne peut pas être. M. Cunisset-Carnot le prouve très bien : le hibou n’aurait pas pu descendre dans le couloir intérieur de l’arbre jusqu’à la caverne inférieure ; il n’aurait pu ni descendre, ni remonter. Les bons moines ont trouvé tout simplement un arbre habité par deux espèces de gens, par des souris d’un côté, par un hibou de l’autre, mais qui n’avaient aucun rapport entre eux, pas même un rapport alimentaire, si je peux me servir de cette expression. Ils ont peut-être trouvé une souris ou deux qu’ils avaient estropiées en déblayant le trou d’en bas, et ils ont conclu, avec une imagination qui leur fait honneur, qui leur fait d’autant plus d’honneur que La Fontaine l’a trouvée charmante et en a tiré une fable, ils ont conclu que le hibou avait établi une étable de souris au bas de son château. Cela est absolument faux. Mais ce qui n’est pas faux, ce sont les fables qui sont intercalées dans le Discours à Mme de la Sablière, vous les connaissez, je les rappelle seulement très brièvement.

Les fables prouvant que les animaux ont de l’esprit, qui sont renfermées dans le Discours à Mme de La Sablière, c’est-à-dire dans la fable première du livre dixième, sont celles-ci : la fable, ou plutôt l’histoire du vieux cerf qui se substitue au jeune cerf lorsque, chassé, il ne peut plus soutenir la course.

… Cependant, quand aux bois,
Le bruit des cors, celui des voix,
N’a donné nul relâche à la fuyante proie,
Qu’en vain elle a mis ses efforts
A confondre et brouiller la voie,
L’animal chargé d’ans, vieux cerf, et de dix cors,
En suppose [en substitue] un plus jeune et l’oblige par force
A présenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raisonnements pour conserver ses jours !
Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
Et le change, et cent stratagèmes…, etc.

Ensuite vient l’histoire exacte des castors, des castors qui, non seulement ont l’instinct animal, l’instinct proprement dit animal, mais l’instinct social, qui ont une hiérarchie dans les cités qu’ils édifient.

L’édifice résiste, et dure en son entier :
Après un lit de bois est un lit de mortier.
Chaque castor agit ; commune en est la tâche :
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche ;
Maint maître d’oeuvre y court et tient haut le bâton.
La république de Platon
Ne serait rien que l’apprentie
De cette famille amphibie.
Ils savent en hiver élever leurs maisons,
Passent les étangs sur des ponts,
Fruit de leur art, savant ouvrage ;
Et nos pareils ont beau le voir,
Jusqu’à présent tout leur savoir
Est de passer l’onde à la nage.
Que ces castors ne soient qu’un corps vide d’esprit,
Jamais on ne pourra m’obliger à le croire ;
Mais voici beaucoup plus…

Et alors arrive l’histoire des Renards polonais, dont La Fontaine a reçu le rapport de Jean Sobieski. La fable est un peu trop longue pour que je vous la lise à cette heure. En tout cas, ce qu’il y a de certain, c’est que La Fontaine a défendu l’intelligence des animaux par tous les arguments possibles et par des arguments très solides et très clairs.

Remarquez qu’autour de lui il y avait des gens qui croyaient à l’âme des bêtes, mais ils croyaient à leur âme plus qu’à leur esprit, plus qu’à leur intelligence. Mme de Sévigné disait : « Oh ! oh ! serviteur… l’animal, une machine ! Une machine qui aime, une machine qui hait, une machine qui a de la rancune, une machine qui est jalouse ? A d’autres ! Voilà ce que l’on ne me fera croire jamais. » Quel est l’argument ? L’argument consiste à dire que la bête est sensible, a des sentiments, que par conséquent elle est une âme. La Fontaine veut qu’on aille plus loin. Il sait très bien, et il l’a assez montré et voulu le montrer, que l’animal est une âme, mais il veut, de plus, qu’il soit une intelligence.

On a beaucoup discuté sur ce point. Je suis souvent porté à croire que les animaux sont plus intelligents que nous, et j’ai sans doute quelque raison à croire cela, mais si j’y crois, voici pourquoi. Ce qui fait notre infériorité, apparente sans doute, vis-à-vis des animaux, c’est que nous avons la parole, et dès lors toutes les sottises que nous pensons, nous les disons de tout notre cœur et elles paraissent. Incontestablement il est difficile d’écouter parler les hommes pendant toute une journée sans croire qu’ils sont bien inférieurs à des animaux. Mais on ne réfléchit pas que les animaux n’ayant pas la parole, c’est pour eux un avantage, une supériorité énorme dans le débat. Qui nous dit qu’ils ne pensent pas, pendant une journée, autant de sottises que nous en disons dans un jour ? Nous ne pouvons pas le savoir !

Donc, il ne faut pas être sûr que les animaux ont plus d’intelligence que nous, mais il faut être sûr qu’ils en ont. Et ici, et pour finir, je confirme La Fontaine par Pascal encore. Pascal est cartésien sur ce point ; il croit que les animaux ne sont pas susceptibles de progrès, et il croit que c’est le progrès, le changement au moins, qui est une marque de l’intelligence. Mais vous allez voir qu’il laisse échapper ce que je crois être la vérité sur ce point. Il laisse échapper l’aveu que précisément les animaux sont capables de progrès. Le passage est très curieux :

« N’est-ce pas traiter indignement la raison que de la mettre en parallèle avec l’intelligence des animaux, puisqu’on en donne la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse chez nous, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un état égal. Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte… »

Il l’assure, il n’est pas au courant de la science moderne qui a démontré que les animaux sont très susceptibles de progrès. On expérimente sur des fourmis et sur des abeilles. On invente certains obstacles qu’elles n’ont jamais connus, et de ces obstacles, après beaucoup d’hésitations, de tâtonnements, d’incertitude et d’affolement, de ces obstacles elles finissent par se rendre maîtresses. On l’a observé. Il y a, dans les livres de M. Théodule Ribot, des observations extrêmement curieuses, des « observations » dans le sens médical du mot, extrêmement intéressantes à cet égard.

Or, si l’animal est capable de progrès, de changements, de modification à ses usages et à son industrie selon les circonstances, il est un homme ; il est inférieur, bien entendu, comme capacité inventrice, à l’homme, mais il est susceptible de progrès. Or Pascal va l’avouer, il va l’avouer par incidente, mais il l’avoue, car il n’est pas sans connaître quelques-unes des observations qu’on a faites sur l’aptitude des animaux à changer leur champ d’opération selon les circonstances, ce qui suppose précisément l’invention.

« La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse (la nature les instruit, c’est-à-dire ils inventent de nouvelles choses). Mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont. Comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver, et toutes les fois quelle leur est donnée, elle leur est toute nouvelle, puisque la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire toujours égale », etc…

Une science toujours égale, mais qui quelquefois est inégale et change complètement selon les besoins ! La nature dans ces cas, nous avoue Pascal, leur fournit une invention particulière ! Eh bien ! cela veut dire qu’ils sont capables d’inventions particulières, et que, par conséquent, ils sont intelligents. C’est ce que je crois être la vérité.

La différence entre l’homme et l’animal est celle-ci : nous sommes des animaux qui ont continué. Je m’explique. L’animal, comme, hélas ! dans sa première nature, dans sa première origine, l’homme lui-même, a eu à apprendre tout pour soutenir et défendre sa pauvre vie ; l’animal comme l’homme. L’animal a appris un certain nombre de choses nécessaires à sa subsistance, nécessaires à sa défense, nécessaires à sa vie, et quand il les a sues, quand sa vie a été à peu près assurée, il a été très sage, il s’est arrêté, parce qu’il est un sage ; il a dit : « Je n’ai besoin de rien de plus ! » Il l’a dit, ou quelque chose en lui l’a dit. Nous, peut-être, parce que, étant, parmi les animaux, au nombre des plus faibles, nous avons eu (nos grands ancêtres ont eu) infiniment plus de difficultés pour assurer notre pauvre existence ; nous avons pris l’habitude d’inventer, de continuer d’inventer même alors que nous étions arrivés à un point de sécurité suffisante pour n’avoir plus besoin d’avancer. L’homme est animal inventeur éternel, parce qu’il en a contracté le pli, en quelque sorte, et parce qu’il n’a pas su s’arrêter au point où il est très probable qu’il aurait pu s’arrêter. Voilà la grande différence ; elle est à la satisfaction de notre amour-propre. Est-elle une véritable supériorité, et n’y a-t-il pas eu plutôt une erreur de notre part à avoir continué, au lieu de nous être arrêtés à un certain point ? C’est ce que je ne suis pas assez grand philosophe pour vous dire.

Je laisse déborder un peu cette conférence sur la suivante. Dans la prochaine, je vous parlerai des fables de La Fontaine qui sont naturistes, comme j’ai dit, qui sont de petits drames de la nature ; et aussi des fables purement philosophiques. Ces deux catégories de fables n’en renferment pas un très grand nombre, et cela sera court. Ensuite, je conclurai sur La Fontaine ; c’est-à-dire je vous donnerai sur le génie de La Fontaine les idées générales qu’il convient, je crois, de garder dans son souvenir.