(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre quatrième. Les émotions proprement dites. L’appétit comme origine des émotions et de leurs signes expressifs. »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre quatrième. Les émotions proprement dites. L’appétit comme origine des émotions et de leurs signes expressifs. »

Chapitre quatrième
Les émotions proprement dites. L’appétit comme origine des émotions et de leurs signes expressifs.

I. Nature des émotions proprement dites. — II. Expression des émotions. Explication biologique. — III. Explication physiologique de l’expression des émotions. — IV. Explication psychologique de l’expression des émotions. — V. Explication sociologique de l’expression des émotions. — VI. Interprétation des signes.

 

I
Nature des émotions proprement dites.

Le mot même d’émotion indique un mouvement de l’âme, motus animi, comme disaient les anciens, et l’émotion peut se définir un changement soudain apporté dans l’intensité, dans la vitesse et dans la direction des faits de conscience. Une insulte excite la colère, c’est-à-dire que certaines idées et sentiments d’honneur acquièrent tout d’un coup une extrême intensité ; une foule de pensées et d’images passent avec une vitesse extrême devant l’esprit, et il y a, comme disait Pascal, « précipitation de pensées » ; enfin la direction antérieure de notre volonté est brusquement modifiée et la volonté se porte tout entière à se défendre de l’insulteur. L’intensité d’une impression agréable ou pénible est bien la condition ordinaire de l’émotion, mais, à vrai dire, l’émotion proprement dite ne commence qu’avec la modification du mouvement des états de conscience, du cours de nos idées, de nos sentiments, de nos volitions : la colère et la terreur, par exemple, agissent différemment sur le cours de la conscience. L’émotion est donc, en définitive, le changement soudain apporté par le sentiment au développement antérieur des états de conscience, à leur direction, à leur vitesse, à leur extension ; elle est comme l’effet mécanique, et non statique, du plaisir et de la douleur dans le domaine mental. Il y a dans l’émotion un ouragan intérieur ; en même temps il y a un ouragan nerveux. Aucun changement dans la conscience ne peut se produire sans des mouvements corporels qui le précèdent, l’accompagnent et le suivent ; toute émotion, au lieu de borner ses effets perturbateurs à la succession des changements internes, les étend donc à la succession des mouvements externes : la colère agite la lace, le cœur, les membres ; la terreur produit des effets de paralysie. Le sentiment, étant ainsi cause de changements dans l’intensité, la durée et la direction, a une force mentale liée à une force mécanique, dont les effets s’étendent à l’espace.

Maintenant, au point de vue psychologique, quel est l’élément primitif des émotions ? Est-ce le mouvement de la pensée qui explique celui de la volonté et de l’appétit, conséquemment l’émotion ? Ou, au contraire, est-ce ici encore la volonté qui est le ressort primordial ?

Certains psychologues ont cherché la première origine des émotions dans le domaine de l’intelligence et ont voulu les expliquer par un simple jeu d’idées. Le tort d’Herbart est de n’avoir vu dans la passion que son effet intellectuel. Pour lui, ce n’est pas l’émotion, par exemple la frayeur causée par une bête féroce, qui produit le mouvement précipité ou l’arrêt des représentations ; c’est au contraire le mouvement des représentations, — perception de l’objet terrible, représentation soudaine des conséquences, idée de la défense immédiate, etc., — qui cause l’émotion. Herbart confond l’effet avec la cause.

Wundt, lui, reconnaît mieux la force de la volonté sous celle des idées, mais, nous l’avons vu, il place cette force uniquement dans l’attention, dans ce qu’il appelle l’aperception, c’est-à-dire la saisie des objets par l’intelligence. L’émotion n’est plus alors, selon lui, en son origine, que l’effet produit par le sentiment sur l’attention53. Aussi Wundt aboutit à faire de la surprise, comme Bain et Descartes, l’émotion fondamentale. « On peut, dit-il, regarder comme la forme la plus simple de l’émotion l’état qui se manifeste au dedans de nous à la perception d’une chose inattendue. » L’effet de la surprise, ajoute-t-il, est analogue à celui de l’effroi, et fait qu’on tressaille visiblement. Wundt en conclut que l’émotion élémentaire est la surprise, « qui se comporte, à l’égard des mouvements de l’âme plus complexes, à peu près comme le sentiment esthétique éveillé par une forme géométrique simple vis-à-vis de l’effet produit par une œuvre d’art. » Wundt aurait pu ajouter, dans le même sens, que la surprise est l’analogue intellectuel du choc mécanique avec ses effets d’élasticité bien connus.

Quelque part de vérité que renferme cette analyse psychologique, elle ne nous paraît point encore aboutir aux éléments véritables et primordiaux de l’émotion. Wundt ne s’est pas demandé si, au lieu de ramener l’effroi à une sorte de surprise, on ne pourrait pas ramener la surprise à une sorte d’effroi. En fait, chez les animaux inférieurs, l’étonnement n’est guère que de l’effroi, c’est-à-dire de l’aversion. L’être vivant ne vit pas d’abord pour penser : encore faut-il auparavant qu’il vive, primo vivere. Or des êtres qui n’auraient pas éprouvé des effets d’aversion ou d’inclination en présence des choses « inattendues » n’auraient pu vivre : il faut avant tout que leur volonté réagisse à l’égard des objets, soit pour s’en approcher, soit pour s’en écarter. Il s’ensuit que la réaction de l’appétit est la cause, non l’effet de la réaction intellectuelle appelée attention. Nous dirons dès lors, contrairement à Wundt, que la surprise est de l’effroi diminué, émoussé, contrebalancé, réduit à la sphère intellectuelle, de manière à paraître voisin de l’indifférence sensible ; mais, au fond, la surprise est encore un mouvement du désir et non de la pure pensée. A l’égard de l’inconnu, la volonté prend d’abord une attitude défensive et négative, commandée par les nécessités mêmes de la vie et de la lutte pour l’existence ; puis, selon les cas, elle continue de refuser ou, au contraire, elle accepte. Toute nouveauté brusque et non encore approfondie est tenue jusqu’à nouvel ordre pour un danger ; les animaux n’ont commencé par être ni des contemplateurs curieux de choses nouvelles, ni des novateurs, mais des conservateurs toujours tremblants devant l’inconnu. Nous ne pouvons donc considérer l’étonnement, avec Descartes, Bain et Wundt, comme l’émotion vraiment primitive. Descartes a beau dire : « L’étonnement est antérieur à toutes les autres passions, puisqu’il peut se produire avant que nous sachions aucunement si tel objet nous est convenable ou ne l’est pas » ; Descartes raisonne d’après les résultats présents de notre organisation très développée, devenue de plus en plus intellectuelle ; s’il avait connu la théorie de l’évolution, il eût compris qu’à l’origine l’étonnement dut être un mouvement de défensive, avec effort protecteur. Même aujourd’hui, l’étonnement conserve les caractères de l’effort intellectuel, de l’effort musculaire, enfin de l’émotion qui accompagne la crainte.

L’étude des effets physiques va d’ailleurs nous éclairer ici sur la nature des causes. L’étonnement se manifeste par les yeux ouverts, les sourcils élevés, la bouche ouverte, les mains levées. Si les yeux s’ouvrent, c’est qu’ils font un effort pour mieux voir l’objet qui étonne ; un degré de plus, et l’ouverture des yeux marquera l’effroi. Si les sourcils s’élèvent, c’est qu’il est difficile de soulever entièrement les paupières sans élever en même temps les sourcils et plisser le front. Si la bouche est ouverte, c’est, en premier lieu, parce que le relâchement des muscles, dont a fui une partie de l’innervation nerveuse employée au cerveau, fait tomber la mâchoire par son propre poids ; en second lieu, la bouche ouverte permet une inspiration profonde, nécessaire toutes les fois que nous avons quelque effort énergique à accomplir ; enfin elle rend plus facile l’inspiration même, qu’activent les battements du cœur sous l’influence de l’étonnement comme de la crainte. Le singe, qui respire plus aisément que nous par les narines, n’entr’ouvre pas la bouche sous l’influence de l’étonnement, mais les autres signes subsistent. Quant au geste d’élever et d’étendre les mains en se renversant en arrière, Darwin en cherche l’explication dans son « principe d’antithèse » selon lequel une passion provoque, par contraste, les mouvements opposés à ceux de la passion contraire ; mais il nous semble que l’explication la plus simple est d’admettre que ce geste a pour but de se mettre en garde contre l’objet étonnant comme contre l’objet effrayant. Dans la Cène de Léonard de Vinci, l’étonnement est peint d’une manière admirable sur le visage des disciples, avec les nuances les plus diverses selon les caractères, au moment où ils entendent cette parole de Jésus : « L’un de vous me trahira » ; et toutes ces nuances sont en même temps celles de l’aversion et de la crainte.

De là on peut conclure que l’effet immédiat et premier des sentiments doit être cherché dans le domaine de l’activité et de la volonté : c’est tout d’abord le cours de l’impulsion volontaire et de l’appétit qui est modifié ; les perturbations ultérieures dans le cours des sentiments, des idées, des mouvements organiques, sont dérivées : elles sont le retentissement du trouble primitif en des sphères concentriques de plus en plus larges. Le non et le oui de l’intelligence, comme la fuite ou l’approche du corps, ne sont que des résultats du non et du oui de la volonté. Nous verrons que le signe même de dénégation et le signe d’affirmation sont des mouvements de la tête pour s’écarter de l’objet, on pour s’approcher de l’objet nutritif. Les émotions, en dernière analyse, sont donc des mouvements instinctifs de la volonté réagissant sous l’influence du plaisir ou de la douleur ; ces mouvements modifient, d’une part, le cours des idées, et ils se communiquent, d’autre part, aux organes où ils s’expriment.

II
Expression des émotions. Explication biologique.

Diderot a dit : « Tout geste est une métaphore. » Il caractérisait ainsi avec exactitude cette traduction des sentiments en mouvements analogues qu’on appelle leur expression. Mais, si le langage naturel de la physionomie et des gestes est métaphorique, il ne faut pas croire pour cela qu’il se compose de symboles et d’images plus ou moins arbitraires, comme les figures de discours ou les signes conventionnels du langage humain. Non, c’est en vertu d’un déterminisme absolument nécessaire que tel phénomène intérieur se traduit par telle expression extérieure. Le temps est déjà loin où les psychologues admettaient une « faculté expressive » et une « faculté interprétative ». L’expression n’est, plus considérée aujourd’hui comme un signe plus ou moins lointain qui pourrait se détacher du fait exprimé : c’est une partie intégrante de ce fait ou de son histoire, c’est un prolongement fatal des changements mêmes qui le constituent, comme le roulement du tonnerre est le prolongement du choc entre les nuages orageux. Darwin ayant demandé à un enfant de moins de quatre ans ce qu’il entendait par être content, l’enfant répondit : « cela veut dire rire, babiller et embrasser ; » ce jeune psychologue ne séparait point le sentiment de son expression. Un homme qui sait que sa vie est dans le plus grand danger et veut la sauver sera peut-être capable de dire, comme fit Louis XVI entouré d’une multitude furieuse : « Ai-je peur ? tâtez mon pouls » ; mais alors, remarque Darwin, il y a tension de la volonté contre l’émotion, et ce conflit interne s’exprime encore fidèlement dans le corps même par la tension parallèle des muscles et par la tension corrélative du pouls. « De même, dit encore Darwin, il se peut qu’un homme nourrisse une haine violente contre un autre homme, mais on ne peut dire qu’il est actuellement en fureur que si cette haine agit sur son corps. » Les sentiments trop faibles pour produire au dehors une expression visible n’en ont pas moins leur expression à l’intérieur des organes. On peut comparer notre corps à une masse d’eau où les pierres qui tombent produisent toujours des ondulations, capables de s’étendre indéfiniment ; si le choc a été trop petit, les ondes visibles du centre, en s’écartant et en s’agrandissant, finissent par devenir invisibles ; un spectateur éloigné aperçoit à peine un vague tressaillement ou croit même que rien n’a troublé l’eau tranquille. Nous ne devons donc pas, comme les anciens psychologues, placer dans deux mondes séparés les changements psychologiques et les mouvements physiologiques où ils se réalisent, où ils se prolongent, où ils s’expriment. Les artistes, de leur côté, ont besoin de comprendre ce qu’il y a de naturel et de nécessaire dans toutes ces attitudes et tous ces mouvements qu’ils ont à saisir et à reproduire. « La science étudie d’abord, disait Léonard de Vinci, puis vient l’art, né de celle science54. »

Pour rendre compte du déterminisme réciproque qui lie les sentiments intérieurs aux mouvements extérieurs, on peut employer trois procédés principaux d’explication : par la biologie, par la physiologie, par la psychologie individuelle et sociale. Darwin emprunte surtout ses explications à la biologie, à l’évolution graduelle des organismes luttant pour la vie ; en effet, il explique la plupart des mouvements expressifs par des habitudes primitivement utiles qui, grâce à la sélection naturelle, sont devenues héréditaires et organiques. Mosso et Warner, se plaçant à un autre point de vue, ont montré qu’il y a des limites physiologiques et mécaniques à cette influence de la sélection et du milieu, qu’il y a des nécessités internes indépendantes de l’utilité extérieure ; et c’est à la physiologie, selon eux, qu’il appartient de déterminer ces limites. Mais, ajouterons-nous à notre tour, le philosophe ne doit-il pas maintenir, dans la question des signes, un troisième point de vue, plus intérieur encore, proprement psychologique et sociologique ? Ne doit-il pas expliquer par les lois même de la conscience, soit individuelle, soit collective, ces faits d’expression qui sont précisément la continuation du mental dans le physique et du physique dans le mental ? Toute expression des sentiments a, par définition même, un côté psychologique et, qui plus est, social : il n’y a, en effet, expression véritable que s’il y a interprétation possible des mouvements par d’autres êtres formant avec le premier une société. L’expression de la peur, traduction du mental en mécanique chez un être vivant, aboutit à la retraduction du mécanique en mental par un autre être vivant qui la ressent à son tour : il existe donc ici comme un circuit social. Le langage de la passion est éminemment communicatif et, comme dit Mantegazza, « apostolique ». Un geste de l’olympien Goethe suffit un jour à calmer, dans un théâtre, le tumulte de la foule. Allons plus loin. Chaque organisme vivant est lui-même une société d’organismes plus élémentaires. Il y a donc lieu de se demander si le fait de communication sociale ne commence pas dans l’organisme même avant de s’étendre à des organismes analogues ; s’il n’y a pas déjà une solidarité à la fois mécanique et mentale entre les parties associées d’un même organisme, — cerveau, cœur, muscles du visage, — avant que la passion ait rayonné d’un organisme à l’autre. Toutes les parties d’un violon ne doivent-elles pas d’abord vibrer ensemble sous l’archet avant de communiquer des vibrations similaires aux autres violons immobiles, mais accordés sur le même ton ?

Selon nous, c’est en effet cette loi psychologique et sociologique de solidarité ou de sympathie qui régit et explique tous les faits d’expression. Il ne nous semble pas qu’elle ait été assez mise en lumière, et nous nous proposons d’y insister. Mais examinons auparavant jusqu’où s’étendent les explications ordinaires, empruntées aux deux domaines de la biologie et de la physiologie.

Le principe biologique qui, selon Darwin, explique l’expression des émotions, c’est l’hérédité des habitudes. D’abord utiles pour l’entretien ou la défense de la vie, certains mouvements se sont conservés alors même qu’ils n’avaient plus d’utilité immédiate. Laura Bridgman, quoique aveugle, sourde et muette, presque privée du goût et de l’odorat, fait des gestes instinctifs, penche la tête pour affirmer, la secoue latéralement pour nier ; elle hausse les épaules, etc. La plupart de nos gestes sont ainsi des habitudes héréditaires. Les signes de l’affirmation et de la négation, en particulier, semblent venir de ce que l’enfant, pour rejeter la nourriture dont il ne veut pas, par exemple pour refuser le sein de sa mère, secoue latéralement la tête ; au contraire, pour prendre le sein de sa mère ou la nourriture qu’on lui offre, il penche la tête en avant ; ces mêmes gestes, étendus à toute négation et à toute affirmation, sont devenus héréditaires et instinctifs chez un grand nombre de races. L’acte de serrer les poings et de montrer les dents a été primitivement volontaire au moment de combattre l’ennemi ou pour le défier ; puis cet acte s’est associé peu à peu au sentiment de la colère et est devenu machinal ; enfin il s’est transmis par hérédité, et aujourd’hui encore nous serrons les poings dans la colère, même si l’ennemi est absent. Un des exemples les plus frappants de l’hérédité est l’action de découvrir la canine d’un seul côté de la bouche, comme font les chiens qui découvrent la canine voisine de leur ennemi. Chez l’homme, ce mouvement, joint à l’inclinaison de la tête en arrière, marque le ricanement de défi ou de souverain mépris, quoique nous n’ayons plus l’intention d’attaquer l’ennemi à coup de dents.

Quelque étendus que soient réellement les effets de l’hérédité, on peut reprocher à Darwin d’avoir fait la part trop grande aux causes extérieures, à la sélection et au milieu. C’est dans les tissus mêmes de l’organisme, dans les intimes propriétés de la substance vivante, qu’on doit avant tout chercher les raisons mécaniques et physiologiques des phénomènes d’expression. Par exemple, les disciples de Darwin ont représenté la contraction des sourcils comme un mouvement que les animaux trouvèrent originairement avantageux dans le combat et qui fut pour cela préservé par la sélection naturelle. Mais, demande avec raison Mosso, si un avantage aussi léger que la contraction des sourcils a pu produire par sélection un appareil musculaire compliqué, comment expliquer que cette même sélection naturelle n’ait point trouvé un remède au désavantage bien plus sérieux que produit, dans la crainte, la dilatation de la pupille avec obscurcissement de la vue55 ? La vraie explication de ces faits, selon Mosso, est toute physiologique. Dans l’organisme, il y a une hiérarchie de parties et de fonctions ; parmi les diverses parties, le système nerveux est prépondérant : la circulation doit donc être réglée de manière à fournir aux centres nerveux, lorsque leur substance s’use et se dépense pour une cause quelconque, une quantité suffisante de sang nourricier. C’est cette condition organique qui entraîne avec elle des désavantages accidentels. Ainsi, durant une forte émotion comme la crainte, il y a usure de substance dans le cerveau : selon les lois physiologiques, le sang se trouve alors appelé de la périphérie au cerveau ; les vaisseaux de l’œil et en particulier de l’iris se contractent, la pupille se dilate, et enfin, par une conséquence nécessaire, la clarté de la vision est notablement empêchée. Quant au mouvement de contraction des sourcils, il est lié physiologiquement aux « mouvements de l’attention » requis pour apercevoir un objet le plus distinctement possible. Ces mouvements se sont associés ensuite avec ceux de l’effort en général, et, de là, avec les émotions où la peine entre comme élément. Voilà pourquoi nous contractons les sourcils dans la lutte et dans la douleur. On voit la nécessité, pour expliquer le langage des sentiments, de subordonner le point de vue biologique de l’évolution aux lois de la physiologie. Passons donc à ce second ordre d’explications, pour en marquer l’étendue et les limites.

III
Explications physiologiques de l’expression des émotions

Au point de vue physiologique, la loi qui unit l’émotion à ses signes extérieurs est la même qui régit toutes les manifestations de la vie et de la force : c’est l’équivalence des mouvements. A un moment donné, la quantité de force nerveuse qui correspond à l’état de conscience appelé sensation doit nécessairement se dépenser de quelque manière et engendrer quelque part une manifestation équivalente de force. La force dépensée, à son tour, peut suivre trois voies différentes. Tantôt l’excitation nerveuse se transforme simplement en mouvements cérébraux, corrélatifs d’une agitation de l’esprit ; c’est ce qui a lieu, par exemple, quand un enfant écoute un récit qui l’intéresse et l’émeut. Tantôt l’excitation nerveuse se transforme en mouvements des viscères et suit les nerfs ganglionnaires ; par exemple, des pensées agréables aident la digestion ; la peur peut frapper d’inertie les nerfs de l’intestin, particulièrement les vaso-moteurs, et amener une affluence de produits liquides dans le tube intestinal ; le cœur bat plus vite dans l’émotion ou parfois s’arrête, et cette influence a lieu par l’intermédiaire des nerfs pneumo-gastriques. Tantôt enfin l’excitation nerveuse, suivant les nerfs moteurs, se transforme en mouvements des muscles, qui deviennent alors les signes les plus extérieurs et les plus visibles de l’émotion : une brûlure au doigt contracte les traits du visage ; une vive joie ou une vive inquiétude nous fait nous agiter, parler, aller et venir. En un mot, la décharge nerveuse suit ou les nerfs cérébraux, ou les nerfs ganglionnaires, ou les nerfs moteurs, ou les trois canaux à la fois dans des proportions diverses. Ordinairement, chacun de ces canaux s’alimente aux dépens des autres. Quand la colère est concentrée, l’agitation des muscles diminue ; quand nous dépensons notre excès d’agitation en mouvements extérieurs, en gestes, en allées et venues, en larmes et plaintes, l’agitation cérébrale se trouve par cela même diminuée. Ces phénomènes de diversion ne sont que des cas particuliers de la conservation de la force et de la propagation du mouvement56.

Quelquefois cette propagation aboutit à une véritable métamorphose : on voit alors se manifester une loi étudiée par Wundt, placée même par lui au premier rang, mais qui n’est, à notre avis, qu’une conséquence particulière de la loi d’équivalence. Les émotions très violentes, par la réaction qu’elles produisent sur les parties centrales de l’innervation, entraînent une paralysie subite de nombreux groupes musculaires ; les faibles ébranlements de la sensibilité, au contraire, produisent une surexcitation qui n’est que plus tard remplacée par l’épuisement. C’est ce que Wundt appelle la loi de la métamorphosé de l’action nerveuse. Il en résulte des effets de balancement et de compensation qui, selon nous, ne sont toujours qu’une application de la loi d’équivalence entre les mouvements. Prenons pour exemple la rougeur du visage. Darwin, on le sait, l’explique par l’attention qu’on porte sur son visage lorsqu’on a l’idée qu’un autre vous regarde : c’est cette attention qui appellerait le sang sur le visage même. L’explication est peu plausible, d’autant que les oreilles des lapins, qui n’en pensent pas si long, rougissent elles-mêmes sous l’influence de l’émotion, il est bien plus raisonnable d’admettre, avec Wundt, que toute émotion, excitant vivement le cœur, produit dans les vaisseaux de la tête une réaction due à l’accélération des battements cardiaques. La rougeur est causée par un relâchement momentané de l’innervation vaso-motrice, phénomène compensateur qui accompagne l’émotion cardiaque. Il y a là une série de métamorphoses nécessaires.

Les explications physiologiques de Mosso rentrent le plus souvent dans la loi de Wundt et, à plus forte raison, dans la loi plus générale de l’équivalence des forces. C’est surtout le système musculaire et la circulation du sang que Mosso a étudiés. Il a montré que la moindre excitation cérébrale fait affluer le sang au cerveau, et que, pendant le travail intellectuel, cet afflux du sang est assez grand pour diminuer le volume du bras plongé dans l’eau. Il a pu observer directement la circulation du sang chez trois sujets dont le crâne avait été partiellement détruit : qu’un étranger entre, qu’un bruit inattendu se produise, le pouls cérébral s’élève immédiatement. Sous l’influence de la peur, le sang reflue aux extrémités, à ce point qu’une bague ne puisse plus alors sortir du doigt. On sait que Mosso a appliqué ingénieusement la balance même à l’étude de la circulation. Un homme est couché de son long dans une caisse en bois disposée comme une balance et en équilibre sur un couteau d’acier ; des appareils marquent le tracé du pouls pour les pieds et les mains, ainsi que les changements de volume subis par ces organes. Lorsque la balance et l’homme qu’elle renferme sont tous les deux en équilibre et en repos, on adresse à l’homme la parole : aussitôt, par le seul effet de l’excitation reçue et de l’attention qui y répond, la balance oscille et s’incline vers la tête, devenue plus pesante, tandis que les vaisseaux se contractent dans les extrémités inférieures, devenues plus légères. S’il y a une émotion un peu plus violente, l’inclinaison de la balance du côté de la tête peut persister de cinq à dix minutes. Un littérateur, ami de Mosso, étant venu assister à ces expériences, Mosso lui demanda d’abord de lire un livre italien, puis de traduire à l’improviste un passage d’Homère : on constata aussitôt d’importantes modifications dans la forme du pouls. En somme, c’est le système réparateur et nutritif qui intervient, toutes les fois qu’une dépense d’énergie a lieu dans quelque centre nerveux, et qui s’efforce de compenser ainsi la dépense par l’apport des matériaux contenus dans le sang. De là ces effets de bascule qui se produisent dans toutes les émotions et qui résultent de leur propagation à tous les grands appareils de l’organisme.

Warner, lui, a soigneusement étudié les effets produits par les émotions sur la nutrition, ce qu’il appelle les signes trophiques. Les maladies qui modifient la nutrition modifient aussi le système nerveux, le rendent plus irritable. L’enfant mal nourri a souvent ce que les médecins appellent la main nerveuse, c’est-à-dire agitée de perpétuels tressaillements ; une nutrition encore plus mauvaise peut aboutir à la chorée. Les plantes mêmes nous fournissent des exemples de cette irritabilité excessive due à une nutrition imparfaite. Des sensitives furent semées les unes dans du sable pur, les autres dans de la terre végétale mêlée de sable en diverses proportions. Les premières, qui ne pouvaient se nourrir que par l’air, devinrent languissantes et bientôt moururent : elles avaient une extrême sensibilité au moindre attouchement ; un souffle, le plus léger mouvement du pot où elles avaient grandi, faisait s’abaisser leur feuillage. Celles qui n’avaient qu’un tiers ou deux de terre végétale furent encore irritables, quoique à un degré moindre, et ne purent fleurir. Celles qui avaient de la terre végétale pure finirent par être robustes et presque insensibles : un coup de baguette sur leur feuillage le faisait bien se replier, mais il se redressait presque aussitôt.

Outre l’excitation générale des centres cérébraux, des nerfs ganglionnaires, de la circulation et de la nutrition, l’émotion produit une excitation également générale des nerfs moteurs et des muscles. Selon Spencer, cette excitation du système musculaire serait proportionnelle à l’intensité du sentiment, quelle qu’en tut d’ailleurs la nature : une forte joie comme une forte douleur met en branle le corps entier. De plus, ajoute Spencer, la force de la passion affecte les muscles en raison inverse de leur grosseur et du poids des parties auxquelles ils sont attachés. Chez le chien, chez le chat, la mobilité de la queue la rend capable de fournir, dès l’origine, l’indication du sentiment naissant ; la plus ou moins grande élévation de la queue est un signe de plaisir, les battements qu’elle exécute de côté sont un signe d’inquiétude. Chez l’homme, les muscles de la face sont relativement petits et très mobiles : c’est pour cette raison que la figure est le meilleur indice du degré d’intensité dans le sentiment. Mosso objecte, il est vrai, que nous avons dans l’oreille et ailleurs de très petits muscles qui ne prennent aucune part à l’expression, bien que chez eux la résistance à vaincre soit très faible ; mais cette objection ne nous semble point décisive. Les muscles de l’oreille n’ont point conservé chez l’homme, faute d’usage sans doute, la mobilité qu’ils ont chez les animaux, auxquels ils sont d’une grande utilité. Chez le cheval, le renversement des oreilles est une marque d’irritation : gare aux ruades.

Le vrai défaut de la théorie exposée par Spencer, c’est qu’elle est trop purement physiologique : il n’a pas tenu compte des effets différents produits par le caractère agréable ou pénible des émotions. D’après lui, l’énergie du sentiment, quelle qu’en soit la nature, se manifeste toujours par une énergie de mouvement : on danse de joie, dit Spencer, comme on piétine de colère ; on ne peut pas plus rester en place dans la détresse morale que dans l’exaltation délicieuse ; il y a des cris d’angoisse comme il y a des cris de volupté ; souvent les bruits que font les enfants au milieu de leurs jeux laissent les parents dans le doute si c’est le chagrin ou le plaisir qui en est la cause. — Soit, mais toutes ces manifestations d’activité ne se ressemblent que pour un spectateur lointain ou superficiel ; il est difficile d’admettre que le plaisir et la douleur, dès le début, se manifestent l’un comme l’autre par un même accroissement général d’activité. Selon Spencer même, la douleur est essentiellement une diminution de l’activité vitale ; si donc elle provoque souvent l’action, ce ne peut être que par une réaction ultérieure et non primitive. Nous ne pouvons de même accorder à Mosso que la quantité seule, et non la qualité de l’émotion, « pèse sur la balance de l’expression. » Non ; il doit y avoir dès le début, au point de vue de la direction générale des mouvements, une différence de qualité entre le plaisir et la douleur.

Reprenons donc le problème du côté psychologique, et essayons de remonter ainsi jusqu’à l’effet premier de l’émotion agréable ou de l’émotion douloureuse.

IV
Explication psychologique de l’expression des émotions

Si les physiologistes avaient considéré les émotions dans leurs éléments psychologiques, ils se seraient mieux rendu compte de leurs manifestations ; ils n’auraient pas abouti parfois à une confusion inextricable. Warner en est un exemple : il exclut systématiquement « toute considération subjective et psychologique » ; par cela même, il se prive de fil conducteur dans le labyrinthe des mouvements expressifs. Est-ce que l’expression, encore une fois, ne suppose pas par définition même un rapport avec le mental ? Il faut donc partir des phénomènes mentaux élémentaires. Or, dans toute passion, il y a d’abord un élément intellectuel, — perception ou idée, — puis un élément sensible, — plaisir et douleur, — enfin un élément volitif, — désir et aversion. D’ailleurs, nous savons qu’il n’y a pas un seul changement mental qui ne soit, à divers degrés, sensation, émotion et volition, pas plus qu’il n’y a de mouvement possible dans l’organisme qui ne soit afférent par son point d’entrée, central par son point d’arrivée et efférent par son point de sortie. Il faut donc, pour rendre compte d’un mouvement expressif, chercher : 1° l’état sensitif et intellectuel qu’il exprime ; 2° l’état affectif ; 3° l’attitude correspondante de la volonté.

C’est en effet ce que l’expérience confirme. Il y a en premier lieu, dans toute passion, des mouvements qui expriment l’effet intellectuel produit sur les organes des sens et sur les centres cérébraux de perception ou de représentation. La bouche, organe du goût, le nez, organe de l’odorat, les mains et la surface du corps, organes du toucher, les oreilles, les yeux prennent toujours une part directe ou indirecte à l’expression de tout sentiment. Le travail intellectuel de perception, ou celui de simple représentation, s’exprime aussi toujours par l’afflux du sang à la tête, par les signes de l’effort d’attention, qui s’irradie dans les divers organes clos sons, modifie la forme des sourcils, des ailes du nez, de la bouche, etc. En second lieu, l’état de la sensibilité a aussi son expression caractéristique de contentement ou de tristesse, qui se mêle à toutes les passions. Enfin, en troisième lieu, la volonté s’exprime toujours par le contentement ou le refus, soit spontané, soit réfléchi, dont les mouvements musculaires sont les signes ou plutôt l’exécution même.

C’est dans l’effet des émotions non sur l’intelligence, mais sur l’activité primordiale et sur l’appétit, qu’il faut chercher la vraie origine des divers mouvements expressifs ; or, nous savons que le plaisir est essentiellement une augmentation de l’activité vitale, tandis que la douleur on est une diminution : c’est donc là le principe dont il faut partir pour rechercher par quels mouvements se traduiront plaisirs et douleurs.

Les animaux les plus rudimentaires, voisins de la vie purement végétative, dépourvus de système nerveux et musculaire, n’avaient probablement pas la faculté de se mouvoir d’un point à l’autre dans leur lieu d’habitation ; mais il devait cependant exister, jusque chez ces espèces primitives, certaines tendances à une surexcitation ou à un affaissement de l’activité générale, selon l’approche ou le départ des objets avantageux ou nuisibles. Ces tendances ont dû être triées et grossies par la sélection naturelle, à cause de leurs avantages. On peut ajouter, avec Schneider, que l’accroissement de l’activité générale, même en l’absence de système musculaire, se manifeste toujours comme expansion, et la décroissance d’activité comme contraction. L’expansion et la contraction sont l’origine de tous les autres mouvements vitaux, et par cela même de tous les signes : c’est le germe de toute mimique.

Maintenant, considérons quels états de sensibilité devaient correspondre, chez les animaux rudimentaires, aux divers modes d’activité générale, accompagnés de mouvements généraux d’expansion et de contraction.

Nous aurons alors les deux situations suivantes : 1° approche d’un objet avantageux, accroissement d’activité au-delà de l’état normal, plaisir et mouvement d’expansion générale qui en devient le signe ; 2° approche de l’objet nuisible, descente de l’activité au-dessous de la normale, douleur et mouvement de contraction générale qui en devient le signe. Faites un pas de plus dans l’évolution : le mouvement intérieur de contraction, en se perfectionnant par la sélection naturelle, aura amené l’être vivant à un mouvement massif de transport dans l’espace, qui l’écartera de l’objet ; c’est le mouvement d’aversion et de fuite. Le mouvement d’expansion, au contraire, aura amené l’être vivant à un transport de tout son corps vers l’objet agréable ; c’est le mouvement de propension et de poursuite. Ce sont là deux nouveaux signes dans le langage naturel. Ajoutez enfin l’idée de l’objet qui cause la peine ou le plaisir, vous aurez la répulsion consciente et le désir.

Telles sont les émotions primitives, avec le mouvement général du corps qui les exprime au premier moment. Nous pouvons dire alors, contre Spencer, que, si l’intensité d’un sentiment agréable s’exprime par une exaltation et expansion d’activité motrice, l’intensité d’un sentiment pénible s’exprime tout d’abord par une contraction et diminution d’activité motrice. Dans la joie, les divers organes ne font que reproduire et aider, pour leur part, le mouvement général d’expansion : les traits se dilatent, les sourcils se relèvent, la bouche s’ouvre, la physionomie tout entière est ouverte, la voix s’accroît et s’enfle, les gestes s’épandent en quelque sorte par des mouvements plus amples et plus nombreux. On dit de même, et avec raison, que le cœur et les poumons se dilatent, que leur jeu est rendu plus facile ; les fonctions cérébrales s’accomplissent avec plus de rapidité et d’aisance : l’intelligence est plus animée, la sensibilité plus expansive, la volonté plus bienveillante. En un mot, l’expression de la joie est une expression générale de liberté et, par cela même, de libéralité. La joie, d’ailleurs, n’est pas toujours pure. Si elle est trop violente ou trop inattendue, elle se trouve en opposition trop forte avec le cours antérieur des sentiments et des mouvements ; elle produit donc un choc trop violent qui peut avoir son côté pénible : « La joie fait mal, la joie fait peur. » Mais ce sont là des effets dérivés du manque d’adaptation préalable et de la résistance que rencontre alors l’émotion de la joie ; cette résistance est une peine, qui s’oppose tout d’abord au plaisir et lui dispute l’entrée de la conscience.

Maintenant, passons à l’expression immédiate de la peine. Au premier moment, l’affaissement d’activité s’exprime par un affaissement général de force motrice. « Les lèvres sont relâchées, dit Charles Bell ; la mâchoire inférieure s’abaisse, la paupière supérieure tombe et recouvre à moitié la pupille de l’œil ; les sourcils s’inclinent comme le fait la bouche. » Il est vrai qu’en même temps d’autres muscles se tendent et entrent en jeu, par exemple le sourcilier, l’orbiculaire, les lèvres, surtout le canin abaisseur de l’angle de la bouche, que Bell appelait même « le muscle de la peine ». Mais Bain montre fort bien que les muscles qui se contractent alors ont précisément pour objet de permettre le relâchement des autres muscles : « Avec une petite force on en relâche une plus grande. » La dépense a ici pour objet une épargne, et c’est, à notre avis, parce que le premier mouvement en face de la douleur, étant un mouvement de conservation et de concentration sur soi, est aussi une tendance à épargner la force qu’on sent diminuer : on se retire de la douleur, on tâche de se ressaisir.

Le premier stade de la douleur ne dure pas longtemps, la réaction commence aussitôt. Si la volonté peut consentir au plaisir, elle ne peut consentir à la peine : elle se défend, elle lutte. Après le premier coup de la douleur qui abat, du moins quand elle est massive, on voit donc se produire les signes de l’effort. Souvent cet effort est spasmodique, il s’exerce irrégulièrement dans tous les sens, il est une prodigalité de la force, qui ne peut manquer d’amener bientôt la prostration. Pendant l’effort se produit ce phénomène expressif de la contraction des sourcils qui a donné lieu à mainte discussion. Spencer, nous l’avons vu, l’explique par un reste des habitudes de combat ; Mosso, lui, dit que ce mouvement fut, à l’origine, un mouvement d’attention, qu’il s’est associé ensuite avec le sentiment d’effort et avec les émotions où la peine entre comme élément : ces deux explications, selon nous, n’ont rien de contradictoire : toute peine est un combat, sinon avec d’autres hommes, du moins avec des ennemis intérieurs : on comprend donc que toutes les manifestations de la lutte, et aussi du travail, accompagnent la peine.

La dernière période de la douleur est toujours l’épuisement, la prostration, la perte de la tonicité, le relâchement des traits, l’extinction du regard ; on voit bien alors que les centres nerveux « sont en pleine banqueroute ». Quant aux larmes, elles semblent rentrer dans la loi générale. Selon Darwin, les pleurs « sont des vestiges rudimentaires de ces accès de cris si fréquents et si prolongés dans l’enfance, qui congestionnent les yeux et les glandes lacrymales » 57. Wundt objecte à Darwin que les jeunes enfants poussent des cris violents sans verser une larme. Selon lui, les larmes sont une sécrétion destinée à protéger l’œil contre les insultes mécaniques, parce qu’elles débarrassent l’œil des corps irritants ; les impressions pénibles de la vue, puis les impressions générales de tristesse, même morale, se sont liées peu à peu à la sécrétion des larmes. On voit la difficulté qu’offrent toutes ces questions dans le détail physiologique ; mais ce qui intéresse le psychologue, c’est ce grand principe que la joie est une expansion libre, la peine une lutte qui s’accompagne partout des signes de l’effort, y compris les larmes, par lesquelles les yeux font effort pour se délivrer de ce qui les irrite.

La souffrance et la joie sont inséparables de l’aversion et du désir. Le mouvement de concentration sur soi et de défensive, commun à tous les sentiments personnels ou égoïstes, donne à leur expression, comme Mantegazza l’a justement remarqué, un caractère essentiellement concentrique, centripète, tandis que l’expression des affections bienveillantes est centrifuge et « excentrique ». La peur offre le type de cette physionomie concentrique propre aux affections qui ont pour centre le moi. La peau d’où le sang se retire devient pale, froide, puis humide de sueur ; le cœur, après avoir palpité fortement et irrégulièrement, se ralentit, la respiration est pénible et la poitrine est serrée. Le poil se hérisse comme sous l’influence du froid58. En même temps se dessine l’effort de la réaction défensive : le corps entier se détourne, les bras sont projetés en avant comme pour repousser l’objet effrayant. Si la crainte va jusqu’à l’horreur, son caractère d’énergie et d’effort s’accuse. « L’horreur, dit Charles Bell, est un sentiment très énergique : le corps est dans un état de tension extrême, que la crainte ne réussit pas à affaisser59. » De là la contraction violente des sourcils et celle du muscle peaussier du cou. En même temps, la crainte ouvre la bouche et relève les sourcils. Les photographies du docteur Duchenne montrent un vieillard dont les muscles galvanisés donnent au visage l’expression de la terreur et de l’horreur extrême, accompagnée de grande souffrance ; Darwin ayant montré cette photographie à vingt-trois personnes, presque toutes reconnurent immédiatement l’expression d’horreur ; quelques-unes y crurent voir une fureur extrême, à cause de l’expression d’effort et de lutte violente qui est commune aux deux sentiments. « Représentez l’horreur sur le visage, dit Mantegazza, et ajoutez-y des poings fermés : vous aurez l’image de la haine. » C’est que la haine est l’horreur tendant à détruire son objet.

Si les sentiments qui dérivent de l’aversion sont concentriques, les sentiments qui dérivent du désir sont expansifs : leur mimique exprime par le corps, les bras, la tête, les lèvres, les yeux, une tendance au développement et au contact, qui varie d’aspect selon la nature des objets et du contact possible.

Avec la joie et la souffrance, l’aversion et le désir, on a les quatre passions fondamentales dont le mélange suffit à rendre compte de toutes les autres, et dont l’expression engendre également les mimiques les plus complexes. Les physiologistes n’ont pas assez tenu compte des simplifications qui pouvaient être ainsi opérées par la psychologie. Tout se ramène, en définitive, à un mouvement général de la volonté vers les objets ou à l’opposé des objets, et c’est le mouvement corrélatif d’expansion ou de contraction organique qui est le vrai générateur du langage des émotions.

V
Explication sociologique de l’expression des émotions

Passons maintenant aux considérations, d’ordinaire négligées, qu’on peut emprunter à la sociologie. Quand s’est produite dans le cerveau la série d’ébranlements qui a pour origine l’appétit ou, comme dit Schopenhauer, le « vouloir-vivre », il est impossible que le mouvement ne se propage pas ensuite à tous les organes. Il y a là, d’abord, une contagion mécanique, mais il y a aussi, selon nous, une contagion psychologique et, conséquemment, un phénomène social. L’organisme, en effet, est un composé d’organismes élémentaires, une société de cellules vivantes unies entre elles par des liens plus ou moins étroits. Les cellules cérébrales étant, en définitive, analogues à toutes les autres cellules, il est peu probable qu’elles n’aient pas aussi leur côté mental, c’est-à-dire ne soient pas le siège de sensations rudimentaires, d’émotions vagues et d’appétitions aveugles. Rappelons-nous que, dans le myriapode, c’est la tête ou segment terminal qui dirige, voit, flaire, mais tous les autres segments accomplissent aussi leurs fonctions propres et ont leur vie propre au milieu de la vie collective : si on coupe l’animal en plusieurs parties, ces diverses parties continuent de se mouvoir et de réagir sous les excitations extérieures ; il est donc improbable que la tète soit seule à posséder sensibilité et appétit. Quand une blessure est faite à l’animal, elle est ressentie à des degrés divers par tous les segments dont il se compose, et la réaction se propage aussi de segments en segments. Chez les animaux supérieurs, sortes d’états très centralisés, la concentration de la conscience dans la tête ne fait qu’obscurcir le rudiment de sensibilité qui doit subsister encore dans les autres parties. Le soleil empêche de discerner les rayons des étoiles, mais ne les empêche ni d’exister ni de produire leur effet propre dans la lumière du jour ; cet effet, toujours le même, devient manifeste dans la nuit. Si nous pouvions voir ce qui se passe dans l’organisme quand s’éteint la lumière cérébrale, nous y retrouverions sans doute des foyers inférieurs de sensibilité qui jettent encore leur lueur dans ces ténèbres.

Pour ces raisons, nous admettons dans le corps vivant une solidarité des parties qui, mécanique par le dehors, est mentale et sociale par le dedans. Dès lors, il ne peut y avoir irritation d’une partie sans que cette irritation se propage par contagion à toutes les autres : c’est le germe de la sensation diffuse, répandue dans le corps entier. De plus, cette irritation étant toujours favorable ou défavorable à la vie du tout et des parties, elle doit être sentie comme peine ou plaisir rudimentaire : c’est le germe de l’émotion diffuse. Enfin, toutes les parties ayant le pouvoir de réagir et une tendance à leur propre conservation, l’irritation entraîne toujours une réaction motrice du corps entier : c’est le germe de l’appétit diffus, du vouloir-vivre, inhérent au tout. La solidarité, dans l’association des cellules vivantes, prend donc la triple forme d’une solidarité d’excitation, d’émotion et de réaction. On peut résumer cette communication mutuelle des organes dans cette formule : sympathie et synergie. Vous croyez faire une métaphore en disant : « Je souffre dans toutes les parties de mon être », et vous n’exprimez que l’exacte vérité : quand une partie de l’organisme sent la souffrance, toutes les autres la sentent par contre-coup, chacune selon son importance et son degré d’organisation. Le cri d’alarme qui sort de votre bouche est la traduction pour l’oreille de l’alarme qui s’est produite non seulement dans votre cerveau, mais jusque dans les moindres particules de votre organisme : c’est le cri d’un peuple entier qui se sent menacé dans sa vie. Quand votre voix est tremblante d’émotion, votre corps tout entier tremble en ses moindres cellules, comme le vent qui passe sur la forêt fait frissonner toutes les feuilles des arbres. Dans une foule compacte rassemblée au même lieu, les impressions se propagent avec une rapidité extrême et, en se communiquant, s’amplifient ; chacun reçoit de tous et tous reçoivent de chacun cette sorte d’électricité par influence à laquelle on a justement comparé l’émotion : de là les passions soudaines et les soudains emportements des foules. Le même fait se passe dans votre organisme : la crainte, par exemple, s’y communique par un tressaillement qui, parti du cerveau, agite bientôt la masse entière et lui imprime un mouvement général de concentration : la terreur est la panique interne des cellules vivantes. Dans la colère, le mouvement en avant se propage d’une extrémité à l’autre : tout se dresse, tout s’emporte, tout menace : la fureur est la déclaration de guerre et le premier ébranlement de l’armée des cellules. La solidarité sociale des éléments dont nous sommes composés n’est pas seulement sympathique, elle est défensive et active. L’expression est donc un phénomène social de sympathie et de synergie qui est d’abord intérieur à l’organisme avant de s’étendre aux organismes voisins.

Ainsi s’explique, selon nous, l’association des sensations semblables entre elles et celles des sensations avec les sentiments semblables. Wundt a insisté sur ces deux lois psychologiques, en se bornant trop peut-être à les constater. En vertu de la première loi, les sensations analogues s’associent : les sons graves ont une parenté avec les couleurs sombres ; les sons élevés avec les couleurs claires et avec le blanc. Le son aigu de la trompette, le jaune et le rouge éclatant se correspondent. On dit avec raison qu’il y a des couleurs criardes ; on dit aussi qu’il y a des couleurs froides et des couleurs chaudes. Entre le timbre de la flûte et le bleu des nuits tièdes d’été, il y a autre chose qu’une affinité de hasard. Helmholtz a montré que les sons de la flûte se rapprochent des sons simples privés de ces harmoniques qui viennent se superposer en si grand nombre aux notes fondamentales du violon. Le son de la flûte a donc la pureté du ton simple, tandis que le son du violon est d’une extrême complexité. Dès lors, il n’est pas étonnant que le violon rappelle une voix humaine et exprime des émotions très complexes, tandis que la flûte rappellera plutôt les voix, les sentiments purs et simples de la nature, aux heures de calme. Les anciens estimèrent la flûte un instrument incomparable, parce qu’ils aimaient surtout le beau simple ; les modernes préfèrent le violon avec ses accents humains et tragiques. En tout cas, jamais il ne viendra à la pensée d’un Mozart de symboliser le calme des nuits bleues autrement que par le son de la flûte, ou d’un Weber, de rappeler les résonances lointaines de la forêt autrement que par le son du cor.

La raison de ces affinités qui existent entre les sensations diverses, c’est qu’elles viennent se ramener à une fondamentale unité : elles sont toutes, au fond, des excitations et des réactions sympathiques du même appétit primordial. Les sens supérieurs sont trop raffinés pour laisser apercevoir, sous leurs arabesques infinies, la simplicité du dessin primitif, mais les sensations inférieures ne sont autre chose que plaisir ou peine, vie facile ou vie difficile, mouvement aisé ou effort, volonté libre ou volonté contrainte.

La même unité foncière explique, selon nous, l’autre grande loi psychologique d’association, qui lie les sensations aux sentiments analogues. Cette loi joue dans l’expression un rôle capital. Wundt a montré avec raison ce qu’il y a d’exact dans les images de la langue vulgaire : une dure nécessité, une douce tendresse, des peines amères, de noirs soucis, une sombre destinée60. Ces images, loin d’être complètement artificielles, ont leur naturelle origine dans la constitution de notre sensibilité et dans le rapport des organes sensibles aux muscles moteurs. Nos organes sensibles sont pourvus de muscles qui ont le double but de les disposer à mieux recevoir les excitations favorables et d’écarter les agents nuisibles. La bouche prend une forme et une expression différentes suivant que nous goûtons une liqueur sucrée ou que nous avalons une boisson amère ; dans le premier cas, elle semble se disposer pour attirer et recevoir, dans le second pour repousser et se délivrer. L’obscurité, une lumière trop vive, un jour tranquille, donnent tour à tour à la figure une physionomie différente : l’obscurité nous fait écarquiller les yeux pour recevoir les rayons trop rares ; l’éclat du soleil nous fait froncer les sourcils pour protéger notre vue ; un jour tranquille imprime au visage un air de sérénité. En vertu de l’association des sentiments avec les sensations semblables et de celles-ci avec leur expression corporelle, les sentiments agréables ou désagréables, joie, estime, crainte, douleur, mépris, se manifestent par des contractions musculaires qui rappellent, soit l’action des saveurs ou odeurs flatteuses, l’éclat d’une lumière tempérée, soit l’amertume ou les odeurs empoisonnées, les ténèbres et l’aveuglement. Le dégoût physique et le dédain moral se marquent par la bouche ouverte comme pour rejeter un aliment qui déplaît, par l’expiration à travers le nez comme pour repousser une mauvaise odeur, par les yeux demi-fermés comme pour ne pas voir, enfin par les mains levées comme pour écarter l’objet. Tous ces mouvements sont devenus habituels, héréditaires et instinctifs. Si l’expression est la même pour la sensation physique et le sentiment moral, c’est que les deux ont leur unité non pas seulement, comme a dit Sully-Prudhomme, dans le même « champ de la conscience », mais encore dans un même mouvement de l’appétit et de la volonté. Aussi ce sont les images empruntées au toucher, à la résistance et à la force motrice qui sont les plus nombreuses et les plus expressives61. Quelles que soient les causes, quels que soient les objets, nous ne pouvons faire que désirer ce qui augmente notre activité et repousser ce qui la diminue : la langue des émotions, qu’elles soient physiques ou morales, n’a donc au fond que deux mots traduits de mille manières et avec mille nuances : oui et non.

Réciproquement, l’expression volontaire d’un sentiment qu’on n’éprouve pas encore le fait naître, en faisant naître les sensations qui lui sont liées et qui, de leur côté, s’associent aux sentiments analogues : l’acteur qui exprime et simule la colère finit par ressentir, en une certaine mesure, de la colère. L’hypocrisie absolue est un idéal : elle n’est jamais complète chez l’homme ; réalisée jusqu’au bout, elle serait la contradiction même de la volonté avec soi. En tous cas, la nature l’ignore : la sincérité est la première loi de la nature comme elle est la première loi de la morale. Et il en est de même de la sympathie : la nature ne connaît pas l’isolement de l’idéal égoïsme ; elle rapproche, elle confond, elle unit. Comme la chaleur et la lumière, elle ne peut donner la vie et la sensibilité sur un point sans les faire rayonner sur les autres ; loin de fermer les « monades », elle les ouvre toutes sur autrui. Jusque dans l’organisme individuel, elle établit une société : celui qui se croit un et solitaire est déjà plusieurs ; moi, c’est déjà nous. C’est pour cela que tous les organes, cœur, artères, nerfs et muscles, sympathisent avec le cerveau et racontent, chacun dans sa langue propre, la souffrance ou la jouissance qu’ils partagent. C’est pour cela aussi que le cerveau sympathise avec les organes, qu’il change en tristesse leur douleur, en sentiment leur sensation ; il leur renvoie sa peine et la reçoit multipliée : une idée triste a bientôt pour cortège des myriades de sensations pénibles, depuis les mouvements du cœur ou de la poitrine jusqu’aux parties les plus superficielles de l’organisme.

A l’association des sensations ou des sentiments analogues se rattache, selon nous, la troisième des lois d’expression que Darwin a étudiées sans en montrer le vrai sens psychologique. Cette loi, on s’en souvient, est celle de l’antithèse. Certains états de l’esprit, dit Darwin, entraînent chez l’animal certains actes habituels qui sont utiles à l’entretien ou à la défense de la vie, par exemple tels mouvements agressifs ; quand se produit un état d’esprit directement inverse, l’animal accomplit instinctivement et par antithèse les actes opposés, alors même qu’ils sont inutiles. Ainsi, selon Darwin, comment le chat et le chien expriment-ils leur intention bienveillante ? Le chien prend une forme onduleuse, se couche, s’aplatit ; le chat tend son corps, grossit son dos, se frotte contre son maître. Selon Darwin, ces mouvements bienveillants sont l’antithèse des mouvements agressifs, qui se trouvent être différents chez le chien et le chat : en effet, le chien tend et raidit son corps pour attaquer et courir sur l’ennemi ; le chat se couche, s’aplatit, fait onduler son corps pour prendre son élan. — Cette explication de Darwin est peu satisfaisante. Le chat lui-même, quand il est à la fois irrité et épouvanté, prend une forme arquée et tendue, comme le prouve la gravure même placée par Darwin dans son livre. Si le chien fait onduler son corps pour manifester sa joie, c’est que cette joie, plus vive que celle du chat, qui est moins affectueux, produit un besoin de mouvement, des sauts, des gambades, tout au moins de vives ondulations du corps ou de la queue. Si le chien se couche devant son maître, c’est par soumission et abandon. Le chat, moins expansif, se contente de manifester son affection par un besoin de frottement et de contact, accompagné d’une sorte de tension électrique des muscles. C’est la différence de tempérament et de caractère moral entre les deux animaux qui associe à des nuances de sentiments différentes des attitudes également différentes : l’une expansive, l’autre « concentrique ».

Les physiologistes ont entièrement rejeté le principe darwinien de l’antithèse, et les exemples donnés par Darwin peuvent en effet, le plus souvent, s’expliquer d’une autre manière. Malgré cela, nous croyons que ce principe a une valeur psychologique que Darwin n’a pas su mettre en lumière. L’association des états de conscience n’a pas seulement lieu par analogie, elle a lieu aussi par contraste et antithèse : ce ne sont pas seulement les semblables, mais aussi les contraires qui s’associent entre eux, et cette loi psychologique se manifeste surtout dans le domaine des sentiments. C’est qu’il existe une antithèse fondamentale entre le plaisir et la douleur, entre l’acceptation par la volonté et la répulsion par la volonté. Un lien organique a dû s’établir entre ces opposés, de manière à produire une bifurcation perpétuelle des mouvements. Il n’est donc pas étonnant, que le contraire d’un sentiment s’exprime par des mouvements ou attitudes contraires, en dehors même de toute considération d’utilité ou de tout choix de la volonté. Il y a une antithèse évidente entre le froncement des sourcils et leur position verticale, entre tous les signes physiques de l’effort et ceux du calme, entre la concentration et l’expression. Ce contraste est un des moyens qui facilitent l’intelligence des signes.

Ainsi, la loi d’antithèse n’est qu’un cas particulier de la loi d’association, qui elle-même résulte du naturel concert de tous les organes. Ce concert, cette société est si bien ie caractère essentiel de l’émotion et de son langage, que c’est l’absence même d’accord et de consonance entre toutes les parties de l’organisme qui nous fait distinguer les émotions feintes des véritables. Par exemple, dans la comédie de la douleur, l’expression est presque toujours exagérée et hors de proportion avec les causes : le visage n’est point pâle, la peau conserve sa couleur normale, il n’y a pas d’harmonie dans la mimique, certaines contractions ou certains relâchements des muscles font défaut ; le pouls, tâté par le médecin, trahit le secret ; une surprise imprévue, une distraction subite fait disparaître tout d’un coup la mimique de la douleur ; enfin et surtout, l’expression est presque toujours centrifuge, elle manque presque absolument de ces formes concentriques qui accompagnent la douleur sincère : tout, comme on dit, reste en dehors. Il y a donc, à la fois, interversion du vrai courant de l’émotion et contradiction de témoignages entre les divers organes : l’un dit oui et l’autre dit non, l’un dit souffrance et l’autre indifférence. Inversement, quand on s’efforce de dissimuler une émotion réelle, il est bien difficile que le courant de l’émotion, qui ne peut alors s’épancher par l’expression mimique naturelle, ne se dépense pas d’une autre manière, tantôt en surexcitation intellectuelle, tantôt en mouvements qui ne semblent avoir aucun rapport avec ce qu’on éprouve. Il y a des fureurs prêtes à éclater qui ne se révèlent que par des mouvements rythmiques et égaux du doigt sur un objet ou par une respiration forcée. Dans un salon, une jeune femme tout à l’heure calme et silencieuse s’anime soudain, cause avec vivacité, le ton de sa voix devient musical, elle prodigue des caresses à un enfant placé près d’elle qu’elle n’avait pas remarqué, elle s’extasie devant un objet qu’elle avait vu cent fois avec indifférence ; que s’est-il passé ? Celui qu’elle aime vient d’entrer dans le salon. L’émotion qui ne se dépense pas par sa voie directe se dépense par une activité insolite et confuse. Nouvel exemple de l’équivalence ou de la mutuelle compensation qui se produit entre les différentes manifestations de la force62.

Les mouvements expressifs, associés entre eux selon les lois que nous avons passées en revue, finissent par se fixer et par laisser des traces non seulement dans les attitudes passagères, mais dans cette sorte d’attitude permanente qui est la forme des traits. Ceux qui vivent de la même vie, ceux dont les cœurs ont toujours battu du même battement, finissent souvent par acquérir un type commun de physionomie. C’est ainsi qu’on a vu quelquefois, entre mari et femme, se développer une certaine ressemblance de visage. Les animaux, qui résistent moins que l’homme à leurs passions de race, les expriment fidèlement dans leurs organes et leurs attitudes. Les hommes, à leur tour, reproduisent en eux les divers types de l’animalité : on l’a remarqué cent fois, telle figure rappelle le renard, l’autre le loup, le tigre, le lion. La nature humaine, dit Maudsley, contient et renferme la nature animale ; le cerveau d’une brute habite dans le cerveau humain, et chez quelques personnes les traits du visage trahissent l’espèce à laquelle appartient l’animal intérieur. Les diverses races d’hommes offrent par cela même des différences de physionomie et, dans une même race, les diverses nations finissent par avoir une expression particulière qui les révèle63.

En prenant les choses en gros, on peut dire, avec Mantegazza, qu’il y a en Europe une mimique expansive et une mimique concentrique. La première se rencontre chez les Italiens, les Français, les Slaves, les Russes ; la seconde chez les Anglais, les Allemands, les Scandinaves, les Espagnols. Ces deux directions de l’expression chez les peuples divers, l’une centrifuge et l’autre centripète, confirment ce que nous avons dit des deux directions fondamentales de l’activité humaine, qui se combinent de mille manières dans les sentiments ou les passions : facilité et effort, expansion et contraction.

Les professions laissent aussi leur trace dans la forme des organes et dans les traits de la physionomie. « Le geste du soldat, dit Mantegazza, est précis, raide, énergique ; celui du prêtre, souple, onctueux, semble serpenter. Le soldat, même en civil, a dans ses gestes une habitude d’obéissance ou de commandement ; le prêtre, même vêtu en laïque, garde la marque de la soutane et du petit collet, ses doigts semblent toujours bénir ou absoudre. Le marin, le cavalier, le danseur, se laissent facilement reconnaître ; les banquiers, les notaires, les avocats ont aussi des gestes qui leur sont propres ; mais ici le diagnostic devient incertain. » On sait que Lavater, quand on lui envoya le masque de Mirabeau, devina « un homme d’une énergie terrible, indomptable dans son audace, inépuisable en ressources, résolu, hautain. » On sait encore qu’un jour un inconnu se présenta à Lavater : « Regardez-moi bien et devinez qui je suis. » Lavater devina d’abord un homme de lettres, puis un homme habitué à saisir le côté ridicule des choses, ayant de l’originalité, de l’esprit. C’était Mercier, l’auteur du Tableau de Paris. — Mais on se rappelle aussi le revers de la médaille. Zimmermann envoya un profil très accentué. Lavater, qui attendait un portrait de Herder, se figura que ce profil était celui du philosophe allemand, s’extasia sur les qualités intellectuelles et poétiques de l’homme. Or, cet homme, était un assassin redouté à Hanovre. Après tout, c’était peut-être un Herder manqué. La physiognomonie, dit avec raison Mantegazza, ne peut être pour nous une science exacte, surtout dans les applications particulières, parce que nous ne pouvons connaître tous les éléments du problème ; elle n’en a pas moins ses lois générales bien établies. On ne confondra jamais une physionomie franche avec une physionomie rusée, un visage honnête avec un visage de débauché ou de coquin. Ce n’est pas sans raison qu’un père de famille disait à son fils partant pour un voyage lointain : « Tout ce que je te demande, c’est de me rapporter le même visage64. »

VI
L’interprétation des signes

Il nous reste à dire quelques mots de l’interprétation des signes, où l’ancienne psychologie voyait une « faculté » mystérieuse. Selon nous, c’est la simple continuation en autrui de la contagion sympathique, de la solidarité qui s’est manifestée d’abord à l’intérieur de notre corps ; la sympathie est l’unique loi psychologique de l’expression : interpréter, c’est sympathiser. Au point de vue mécanique, cette sympathie est une réelle communication de mouvements, comme lorsque les vibrations d’une cloche font vibrer la cloche voisine ; au point de vue psychologique et social, elle est une réelle solidarité de sensations, d’impressions et de volitions. La réaction instinctive de la volonté sous l’influence du sentiment, après s’être étendue par contagion à tout notre organisme, s’étend par la même contagion aux organismes similaires, et si les autres comprennent ce que nous sentons, c’est qu’eux-mêmes le sentent. Dans le téléphone, deux instruments sont placés on communication électrique avec une batterie : les vibrations de la voix qui ont produit impression sur le disque récepteur du premier instrument sont conduites à l’autre instrument, qui les exprime. Il y a ainsi une partie qui reçoit l’impression, un conducteur qui la transmet, semblable au système nerveux, enfin une partie où se produit l’expression. C’est l’image mécanique de la sympathie qui relie les divers organes de notre corps. Maintenant, supposez une communication établie entre un plus grand nombre de disques, de manière à y produire une série d’impressions et d’expressions, vous aurez l’image mécanique de la sympathie qui relie les organismes divers et qui établit entre eux une solidarité de sentiments. Le dernier résultat de cette communication sympathique est la retraduction du sentiment éprouvé par l’un en sentiments semblables chez les autres. Par une sorte de réponse ou de choc en retour l’émotion de notre voisin nous est revenue. En voyant les mouvements et attitudes d’autrui, nous tendons à réaliser nous-mêmes ces mouvements ou attitudes, car toute idée tend à se réaliser ; puis, par contre-coup, le mouvement et l’attitude réalisés par nous reproduisent en nous les sentiments qui leur correspondent.

Charles Bell a expliqué les mouvements expressifs et leur interprétation en montrant que les parties qui servent à l’expression servent d’abord à des fonctions et à la satisfaction des appétits par les mouvements nécessaires : l’expression est donc un commencement d’exécution. Dès lors, il n’est pas besoin de faculté spéciale pour comprendre que le chien dont les lèvres rétractées montrent les dents s’apprête à vous mordre. Nous n’usons pas davantage d’une faculté spéciale pour interpréter l’expression de la figure chez une jeune femme qui détourne la tête, ferme à demi les yeux comme pour ne pas voir, et serre les lèvres : tous ces mouvements indiquent suffisamment le dédain.

Selon Spencer, l’interprétation des signes s’expliquerait par une association purement mécanique. Une même cause, agissant sur plusieurs animaux à la fois, leur fait par exemple pousser un même cri d’alarme ; la peur et le cri entendu finissent par s’associer machinalement : cette association même, grâce à la survivance des mieux doués, devient organique et héréditaire : à la fin, la seule audition du bruit d’alarme suffit donc à éveiller machinalement le sentiment de l’alarme elle-même. — Sans nier ici l’influence de l’habitude et de l’hérédité, nous croyons que cette explication de Spencer demeure encore trop extérieure : il y a une liaison intime, à la fois physiologique et psychologique, entre le cri de détresse et la détresse même. Ce cri, à lui seul, produit un mode d’ébranlement nerveux qui, par lui-même, provoque l’alarme parce qu’il est déjà une alarme intérieure, une suite de chocs nerveux précipités : c’est ce que nous avons appelé tout à l’heure une panique de cellules, et la panique collective n’en est que l’agrandissement. Ce que font l’hérédité et la sélection, c’est simplement de rendre de plus en plus grande l’espèce de sonorité interne par laquelle un être répond à l’émotion d’autrui. Et pourquoi cette sonorité devient-elle plus forte à mesure que l’être a plus d’intelligence ? — C’est qu’alors, son pouvoir de représentation étant accru, il peut se représenter avec plus de vivacité ce que ressentent les autres et consécutivement le ressentir lui-même. Mais ce sont moins les sympathies intellectuelles que les sympathies organiques qui sont les vraies conditions de la vie affective et aimante : les fonctions intellectuelles, en effet, offrent encore un caractère d’intermittence ; les sympathies des organes entre eux, au contraire, ne cessent jamais entièrement jusqu’à la mort ; il en résulte un constant besoin de sympathiser avec autrui, qui est l’extension même du concert commencé dans notre organisme. Auguste Comte a eu raison de dire qu’on se fatigue de penser ou d’agir, jamais d’aimer. Nous nous aimons toujours nous-même et nous aimons toujours autrui malgré nous. Sensibilité est nécessairement sociabilité.

Les physiciens ont réussi, par une combinaison de gaz et d’appareils de pression, à produire ce qu’on appelle des « flammes sensitives » c’est-à-dire impressionnables au plus léger bruit. Si la flamme sensitive a deux pieds de longueur, le moindre son la fait s’affaisser de moitié : un bruit de clés, un froissement de papier, la chute d’une petite pièce de monnaie, suffiront pour altérer sa hauteur et sa symétrie. Cette flamme ne fait aucune réponse aux voyelles, o et u, ni aux labiales, mais elle répond énergiquement aux consonnes sifflantes ; si vous prononcez ce vers :

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur,
elle reste impassible ; mais si vous lui dites :
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

sa lumière s’évanouit presque. Comme un être vivant, elle tremble et s’affaisse sous un sifflement ! elle rampe et se brise comme en agonie, si on crispe une feuille de métal, bien que le son soit alors si faible que nous l’entendons à peine ; elle danse en cadence une valse jouée par un instrument ; enfin elle bat la mesure au tic-tac d’une montre. Les moindres vagues que le son produit dans l’air, même à une assez grande distance, peuvent ainsi trouver en elle une expression visible et comme vivante. Que sera-ce donc pour cette flamme intérieure et infiniment plus subtile qui s’allume, invisible, dans un cerveau humain ? Là, toute idée tendant à se réaliser, l’idée seule des émotions d’autrui devient elle-même une émotion. Chaque être alors, grâce à la pensée, ne vit plus seulement de sa vie individuelle ; il vit de la vie sociale. Si même il est assez intelligent pour concevoir l’idée de l’univers il vit de la vie universelle. Ainsi tendent à se produire, avec le désintéressement, la moralité et l’art. Notre moralité est tout ensemble une expression visible de notre personnalité propre et du degré d’impersonnalité auquel nous sommes parvenus ; nos actions sont les signes de nos idées et de notre vouloir. L’art est une autre forme du même principe. L’expression spontanée des sentiments dans nos organes est déjà un art spontané, identique à la nature même ; l’art supérieur, qui finit aussi par s’identifier à la nature, est expressif selon les mêmes lois que nos organes ; il fait rentrer dans des liens de sympathie non seulement tous les hommes, mais les animaux, les plantes, les objets même qu’on prétend être sans vie, en un mot l’univers. Et c’est l’art qui a raison. La science ne saisit que les rapports extérieurs et mécaniques qui relient les êtres ; l’art va au cœur des choses et, par l’expression sympathique, il nous met en communication avec ce qu’il y a de nous-mêmes dans les divers êtres de la nature, — de nous-mêmes, et aussi de tous les autres. Plus vrai que la science même, l’art nous enlève l’illusion de l’égoïsme et nous donne le sentiment de notre identité fondamentale avec l’univers.