(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre troisième. Le souvenir. Son rapport à l’appétit et au mouvement. — Chapitre premier. La sélection et la conservation des idées dans leur relation à l’appétit et au mouvement. »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre troisième. Le souvenir. Son rapport à l’appétit et au mouvement. — Chapitre premier. La sélection et la conservation des idées dans leur relation à l’appétit et au mouvement. »

Chapitre premier
La sélection et la conservation des idées dans leur relation à l’appétit et au mouvement.

I. Conservation des idées. Base mécanique et psychologique de la mémoire. — II. Rapport de la mémoire avec la sensibilité et l’activité. Dissolution de la mémoire.

Refaire dans notre pensée un nouvel univers semblable au grand, tel est le but de la représentation. Leibniz y voyait avec raison l’analogue de la projection géométrique, qui peut représenter les objets solides par des surfaces, les surfaces par des lignes, les lignes par des points. Nous sommes un atome dans l’univers, et il faut que cet atome devienne le miroir du monde. Or, que de choses simultanées au dehors de nous qui ne peuvent l’être dans notre pensée ! Que d’objets qui coexistent dans l’immensité de l’espace, depuis le brin d’herbe sous nos pieds jusqu’aux astres sur nos têtes ! Notre pensée, au contraire, est un point qui se meut sur la ligne du temps et n’y occupe jamais qu’un moment à la fois. De là le premier problème que la nature avait à résoudre : traduire pour l’esprit les choses simultanées en choses successives, faire prendre à l’espace la forme du temps. Ce n’est pas tout : les diverses parties du temps, à leur tour, ne peuvent être à la fois actuelles ; en conséquence, s’il ne restait rien du passé dans le présent, notre existence serait toujours mourante. Le second problème était donc de refaire le passé avec le présent et de conserver les choses en apparence perdues. Il n’y avait pour cela qu’un moyen : leur affecter dans le cerveau une place toujours actuelle, un organe toujours prêt à les ressusciter, — un petit coin où reverdira le brin d’herbe, un autre où se lèveront les astres. Ainsi deux opérations inverses constituent notre connaissance du monde : faire s’écouler l’espace sous la forme successive du temps, c’est la sensation ; fixer le temps sous les formes simultanées de l’espace, c’est la mémoire. Double merveille qui, si on parvenait à en découvrir le secret, nous livrerait sans doute le secret de l’esprit même.

La mémoire à son tour suppose, de l’aveu de tous, trois fonctions dont il faut rendre compte. Quand Mozart, après avoir entendu deux fois le Miserere de la chapelle Sixtine, le notait de mémoire malgré son extrême complication, il avait conservé la représentation des sons et de leurs rapports, il la reproduisait, enfin il la reconnaissait pour identique à ce qu’il avait entendu dans le passé : voilà la mémoire complète. Mais quel degré d’importance relative faut-il attribuer à ces trois fonctions universellement reconnues et quelle est celle qui constitue par essence le souvenir ? Tel est le grand problème sur lequel se divisent encore les psychologues. Pour quelques-uns, l’action de reconnaître une idée est la chose du monde la plus secondaire ; c’est un phénomène d’éclairage intérieur qui se surajoute à tout le reste, mais qui n’est nullement nécessaire ; qu’importe que la mémoire soit consciente ou inconsciente ? La terre ne tourne pas moins pendant la nuit que pendant le jour. Maudsley, Huxley Taine, et Ribot vont jusqu’à dire que la conscience, qui reconnaît les idées conservées et se reconnaît elle-même à travers le temps, est un simple « accompagnement » des fonctions nerveuses ; aussi est-elle incapable de réagir sur elles, pas plus que l’ombre n’agit sur les pas du voyageur qu’elle escorte. L’unique question, selon cette école, c’est donc de chercher « comment, en dehors de toute conscience, un état nouveau s’implante dans l’organisme », se conserve et se reproduit ; en d’autres termes, « comment, en dehors de toute conscience, se forme une mémoire » 65. Et pour cela, il est utile de voir aussi comment elle peut se déformer par la maladie. — A cette façon de poser le problème, il n’est pas difficile de prévoir en quel sens le problème sera résolu. Il le sera en faveur de la physiologie, un peu aux dépens de la psychologie ; le but sera de montrer que le souvenir conscient est une simple « efflorescence », dont les racines plongent bien avant dans la vie organique ; « la mémoire est, par essence, un fait biologique ; par accident, un fait psychologique ». Voilà donc la conscience reléguée humblement parmi les accessoires, — la conscience sans laquelle nous ne pourrions penser ni à notre cerveau, ni à l’univers, ni à ses lois mécaniques ou biologiques, et sans laquelle nous ne nous poserions pas le problème de la mémoire. Pour beaucoup de psychologues au contraire, par exemple James Sully, l’acte que l’on considère ainsi comme l’accidentel est précisément l’essentiel : se rappeler le Colisée, c’est avant tout avoir conscience d’une image actuellement présente à l’esprit et la reconnaître identique à un état de conscience passé. Pour d’autres philosophes encore, comme Renouvier, c’est moins la reconnaissance des idées que la distinction des temps qui est constitutive du souvenir. Enfin, pour Ravaisson, c’est la raison même, « la raison qui lie les idées » et qui conçoit « l’éternel ». Nous trouvons ainsi deux camps principaux en présence ; celui des « mécanistes » et celui des « intellectualistes ».

Qu’il y ait dans la mémoire un automatisme capable de fonctionner tout seul, c’est chose évidente ; les maladies mêmes et les illusions dont elle est susceptible prouvent ce qu’il y a de délicat et de fragile dans cette merveille de mécanique naturelle. Si un savant, après avoir reçu un coup violent sur la tête, oublie tout ce qu’il sait de grec sans oublier autre chose, et si plus tard, par l’effet d’un second coup, il retrouve soudain son grec perdu, il est bien difficile de voir dans le souvenir une « action toute spirituelle ». Le côté automatique de la mémoire, surtout de la mémoire passive, est mis en lumière par certains faits extraordinaires, où les choses sont conservées et reproduites avec une telle facilité qu’on y reconnaît du premier coup un effet machinal. Quand, dans l’asile d’Earlswood, un imbécile peut répéter exactement une page de n’importe quel livre, lue bien des années auparavant et même sans la comprendre ; quand un autre sujet peut répéter à rebours ce qu’il vient de lire, comme s’il avait sous les yeux une « copie photographique des impressions reçues » ; quand Zakertorf joue, les yeux bandés, vingt parties d’échecs à la fois, sans regarder autre chose que des échiquiers imaginaires ; quand Gustave Doré ou Horace Vernet, après avoir attentivement contemplé leur modèle, font son portrait de mémoire ; quand un autre peintre copie de souvenir un Martyre de saint Pierre par Rubens avec une exactitude à tromper les connaisseurs, on devine bien que la conservation et la reproduction si exactes des impressions reçues doit avoir ses causes dans les organes. Pourtant, n’y a-t-il ici rien de plus qu’un mécanisme, qu’une danse subtile d’atomes formant des figures variées en harmonie avec celles de l’univers ? Ne serait-ce point un tort égal ou de trop négliger l’élément physiologique de la mémoire ou d’en méconnaître l’élément psychologique, qui d’ailleurs, selon nous, est la sensibilité, non la « raison » ? C’est ce que nous devons examiner. Nous verrons d’abord si on ne peut pas pousser plus loin encore qu’on ne l’a fait, dans leur sphère légitime, les explications mécaniques de la mémoire. Puis nous rechercherons si ce mécanisme n’a point sa limite dans un élément qu’on n’y saurait réduire : non pas l’esprit pur, mais la sensation même, avec l’appétit qui en est inséparable.

I
Base mécanique et psychologique de la mémoire

Les lois de la mémoire et de l’association des idées apportent un nouvel appui à la doctrine selon laquelle les idées ou images sont des forces, en ce sens qu’elles ont une intensité et enveloppent une tendance aux mouvements nécessaires pour les exprimer. Il y a dans la conscience un conflit de représentations possibles dont chacune fait effort pour survivre ou revivre. Ces représentations offrent tous les degrés de vivacité et de ténacité. Il est clair, par exemple, qu’après la mort d’une mère, son image est plus vive et plus tenace que la représentation d’une promenade ou d’une partie de plaisir. Le souvenir douloureux a une force qui repousse toutes les représentations agréables. Rappelons qu’en parlant d’idées-forces, nous ne considérons pas les idées, ainsi que l’a fait parfois l’école de Herbart, comme des espèces d’entités ayant chacune une existence à part, agissant l’une sur l’autre à la façon d’un acide et d’une base mis en présence : les idées ou images sont pour nous des états de conscience qui s’accompagnent de sentiments et aboutissent à des mouvements66 ; ces sentiments et ces tendances motrices n’ont pas toujours des formes déterminées, des limites et des contours précis : ce sont des états continus et reliés à d’autres états par des transitions souvent insensibles. Ainsi entendues, les idées-forces, c’est-à-dire les états de conscience corrélatifs aux vibrations du cerveau, luttent pour l’existence et les plus fortes l’emportent : il y a conflit dynamique et sélection dans les plaisirs et les peines, dans les émotions, dans les pensées, dans les états de conscience de toute sorte, dont chacun, étant lié aux vibrations de cellules particulières dans le cerveau, enveloppe une tendance à se maintenir et à survivre, corrélative de la tendance des cellules à leur propre conservation et à leur propre développement. Si l’on prend le mot d’idées au sens plus étroit de représentations ayant un objet, on peut dire que les idées, ayant presque toutes pour objets des genres et des espèces, animaux, hommes, Français, etc., sont elles-mêmes des espèces plus ou moins viables et stables. Le mot même d’idée signifie espèce, εἶδος, species. Les lois de la mémoire et de l’association pourraient s’appeler des lois de sélection cérébrale ou intellectuelle, et il n’est pas moins intéressant de savoir comment survivent ou revivent les idées que de savoir comment subsistent les individus ou les espèces dans la lutte pour l’existence.

Impossible de s’expliquer cette conservation et cette reproduction des idées quand on se les représente comme purement spirituelles, sans relations avec le mouvement et avec la force motrice. On est alors obligé de les concevoir comme subsistant dans l’esprit même, dans l’âme, sous une forme inconsciente ; mais comment une idée, dont toute l’existence à nous connue consiste précisément à être un état de conscience, peut-elle être conçue comme inconsciente ? C’est là se payer de mots et donner pour solution d’un problème la traduction du problème sous une forme nouvelle : ce n’est pas une explication, mais une duplication de la difficulté. De plus, l’« âme » est par définition un « être simple », et cet être prétendu simple devient par la mémoire une sorte de réceptacle et de magasin, comme celui que saint Augustin décrit éloquemment, ou l’on admet la présence « latente » des idées ; on introduit ainsi dans l’âme une multiplicité indéfinie d’images, on place en elle le pendant de toute la variété qui vient se peindre dans le cerveau : champs, maisons, villes, mers, ciel ; dès lors, à quoi bon surajouter à l’organisme vivant un être nouveau qui n’est que le double de cet organisme ?

Ramenons donc les idées, de l’existence tout élyséenne qu’on leur attribue d’ordinaire, à une existence plus concrète et plus sensible. Les idées ou représentations ne sont point détachées des cellules cérébrales, puisqu’elles enveloppent toujours des images, et que l’image est un retentissement ou un renouvellement plus ou moins affaibli de la sensation. On peut regarder la chose comme démontrée par la physiologie contemporaine : l’impression renouvelée occupe les mêmes parties profondes du cerveau auxquelles aboutissait l’impression primitive, et elle s’y reproduit d’une manière analogue. L’image a lieu dans les centres cérébraux que la sensation même avait fini par ébranler, mais elle a lieu en l’absence des causes extérieures et sous une excitation intérieure. De plus, elle entraîne ou tend à provoquer des mouvements analogues à ceux de la sensation. Parfois l’image suit immédiatement la sensation et se produit dans l’organe même du sens. Un coup de cloche retentit, le son éclate, puis diminue, puis s’éteint, et un moment vient où je ne distingue plus si l’écho affaibli est extérieur ou intérieur, s’il est un dernier ébranlement de l’air ou un dernier ébranlement de mon cerveau, s’il est une image ou une perception. Pour l’enfant, cette distinction est d’abord impossible. Il est reconnu par l’expérience que nous localisons la cause du son affaibli tantôt dans le milieu extérieur, tantôt dans le milieu cérébral. Qu’un nouveau son éclate, l’écho reçoit une force nouvelle, et il n’a besoin que de se renforcer ainsi pour coïncider avec l’image de l’impression primitive. Quand je suis bien loin du clocher et dans un tout autre milieu, l’écho affaibli pourra se produire encore à l’occasion d’une simple représentation de la cloche. Il en est de même dans le domaine de la vue, quand nous venons de regarder un objet brillant et que le nerf optique continue de vibrer. Ceux qui étudient les objets au microscope voient très souvent une « image consécutive » de l’objet, qui persiste quelques instants après qu’ils ont cessé de le regarder. L’expérience montre que l’idée persistante d’une couleur brillante fatigue le nerf optique : cette idée implique donc une force qui produit ses effets dans les organes. On sait que la perception d’un objet coloré est souvent suivie d’une sensation qui nous fait voir l’objet avec les mêmes contours, mais avec la couleur complémentaire de la couleur réelle : si, par exemple, j’ai regardé un disque rouge, j’ai ensuite l’image d’un disque vert ; or il peut en être de même pour une simple représentation, en apparence toute mentale : elle laisse aussi, quoique avec une intensité moindre, une image consécutive complémentaire. Les yeux fermés, pensons fortement à une couleur très vive et tenons-la longtemps fixée devant notre imagination ; par exemple, représentons-nous avec assez de force une croix d’un rouge éclatant ; si, après cela, nous ouvrons brusquement les yeux pour les porter sur une surface blanche, nous y verrons, durant un instant très court, l’image de la croix, mais avec la couleur complémentaire : le vert. Ce fait prouve que l’opération nerveuse est en partie semblable dans les deux cas, dans la perception et le souvenir, et que le souvenir n’est point un état tout intellectuel. C’est, en effet, parce que les nerfs du rouge sont fatigués par l’image tout comme par la sensation même, que les nerfs du vert vibrent ensuite presque seuls sous l’influence de la lumière blanche. On peut donc admettre, avec Bain et Spencer, que, pour se rappeler la couleur rouge, il faut éprouver, à un certain degré, quelque chose de l’état cérébral et mental que la couleur rouge produit. Mais nous disons seulement quelque chose ; nous ne confondons pas entièrement, comme Bain, Spencer et Taine, l’image et la sensation, entre lesquelles il n’y aurait plus d’autre différence que celle d’intensité. Même dans la sensation, une différence d’intensité entraîne toujours avec elle une différence de qualité, à plus forte raison quand on passe de la sensation à l’image. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a, dans le cerveau, des vibrations communes aux deux, avec irradiations différentes.

L’image étant ainsi, sous certains rapports, une répétition des sensations, émotions, pensées, accompagnée de mouvements cérébraux et de mouvements musculaires à l’état naissant, le pouvoir de conserver les images doit être avant tout une aptitude à les renouveler et à répéter les mouvements qui en résultent ; c’est donc tout d’abord une habitude. Au point de vue mécanique, l’habitude qui rend possible la répétition des images en l’absence même des objets peut s’expliquer de trois manières principales, entre lesquelles les physiologistes se divisent : 1° comme un mouvement persistant dans le cerveau ; 2° comme une trace persistante dans le cerveau ou résidu ; 3° comme une disposition persistante dans le cerveau. Th. Ribot, n’admet guère que la troisième hypothèse. Il semble la croire plus nouvelle qu’elle ne l’est en réalité, car nous la retrouvons dans Erasme Darwin, dans Maudsley et dans Wundt. Selon nous, les trois explications contiennent une part de vérité et, quand on abstrait le côté mental, elles se ramènent, en définitive, à une persistance de mouvements.

La première théorie, avons-nous dit, explique la conservation des images par une prolongation de mouvements dans le cerveau. Certains phénomènes inorganiques offrent des analogies plus ou moins lointaines avec cette persistance des vibrations cérébrales une fois produites. Selon le docteur Luys, qui s’est trop contenté de cette explication, la mémoire serait une sorte de phosphorescence cérébrale, analogue à la propriété qu’ont les vibrations lumineuses de pouvoir être emmagasinées sur une feuille de papier et de persister ainsi, à l’état de vibrations silencieuses, pendant un temps plus ou moins long, pour reparaître à l’appel d’une substance révélatrice. On sait que des gravures exposées aux rayons solaires et conservées dans l’obscurité peuvent, plusieurs mois après, à l’aide de réactifs spéciaux, révéler la persistance de la vibration lumineuse sur leur surface67. — Mais comment, objectent les adversaires de vibrations persistantes dans le cerveau, tant de mouvements et d’ondulations en sens divers pourraient-ils trouver place et se propager dans le cerveau pendant toute la vie ? Notre cerveau n’est-il pas trop petit ? — Parler ainsi, peut-on répondre, c’est oublier que les dimensions des choses sont toutes relatives, et que, par rapport à des vibrations infiniment petites, notre cerveau devient un monde infiniment grand. Raccourcissez par la pensée les dimensions du ciel visible en gardant toutes les distances respectives des astres, vous pourrez, dans votre tête, faire tenir le firmament. On peut donc très bien admettre, parmi les conditions matérielles du souvenir, des vibrations qui se perpétuent. Nous savons qu’une étoile éteinte depuis longtemps pourrait nous envoyer encore ses rayons avec leur forme propre et leur spectre spécial : le foyer n’est plus, la vibration éthérée existe encore ; des profondeurs de l’infini elle vient nous révéler sa cause aujourd’hui disparue. Qu’y aurait-il d’étonnant à ce que les ondulations du cerveau se propageassent, sous une certaine forme, pendant la vie entière et à ce qu’une sensation pût reparaître en l’absence de sa cause, comme le rayon de l’étoile semble se rallumer dans la nuit ?

Tous les phénomènes cérébraux, en tant que tels, sont explicables par ce que Dubois-Reymond appelle « l’astronomie moléculaire du cerveau ». Sans doute, outre la simple propagation continue du mouvement, il faut considérer encore les modifications de structure que subit le cerveau, c’est-à-dire les traces laissées par le mouvement même dans cet organe. C’est là ce que les psychologues contemporains appellent les résidus. Mais la trace d’un mouvement et, en général, toute forme n’est-elle pas elle-même une combinaison de mouvements invisibles qui persiste en affectant certains dessins constants et dont l’immobilité apparente est faite de mobilité, comme notre constance, selon La Rochefoucauld, est faite d’inconstance ?

Sous ce nouveau rapport, à combien d’objets divers n’a-t-on pas comparé le cerveau ! D’après Spencer, il a quelque analogie avec ces pianos mécaniques qui peuvent reproduire un nombre d’airs indéfinis. Taine en fait une sorte d’imprimerie fabriquant sans cesse et mettant en réserve des clichés innombrables. Le dessin et la photographie peuvent fournir aussi des termes de comparaison instructifs. Les résidus des images successives se superposent ou se combinent ensemble dans notre esprit. Et c’est par ces résidus qu’on peut expliquer en partie non seulement la reproduction d’un objet individuel, mais encore celle d’une idée générique et typique.

Malgré les analogies qui existent entre les résidus des sensations et les images photographiques, le terme de comparaison qui précède est encore trop grossier. Une telle conception de la mémoire, en effet, prend le cerveau à l’état de repos ; on y considère les images comme fixées, clichées, photographiées, ce qui n’est pas exact. Il n’y a point de pensées toutes faites dans le cerveau, pas d’images réelles, mais seulement des images virtuelles qui n’attendent qu’une excitation pour passer à l’acte. Il faut donc combiner les deux explications précédentes : persistance des vibrations et persistance des résidus (ou formes et directions constantes de vibrations). Il faudrait un terme de comparaison où l’on vît non seulement un objet recevoir et regarder une empreinte, mais cette empreinte même revivre à un moment donné et reproduire dans l’objet une vibration nouvelle. « Peut-être, a-t-on dit avec raison, l’instrument le plus délicat, réceptacle et moteur tout ensemble, serait le phonographe68 ». La différence entre le cerveau et le phonographe, c’est que, dans la machine encore grossière d’Edison, la plaque de métal reste sourde pour elle-même, la traduction du mouvement dans la conscience ne se fait pas ; « cette traduction est la chose merveilleuse, et c’est ce qui se produit sans cesse dans le cerveau ».

Ni l’hypothèse des vibrations persistantes ni celle des résidus persistants ne paraissent suffisantes à Th. Ribot et à Maudsley. Selon eux, comme selon Érasme Darwin, la mémoire « dépend essentiellement des lois vitales, et non pas seulement des lois mécaniques ». Il y a dans le cerveau, dit Wundt, non des empreintes, mais des dispositions à fonctionner d’une certaine manière, c’est-à-dire des « dispositions fonctionnelles ». Il s’établit dans le cerveau, dit Ribot, des liens nouveaux entre les cellules pour l’accomplissement de certaines fonctions, c’est-à-dire des « associations dynamiques ». — Rien n’est plus vrai, et le savant ne doit jamais oublier qu’il a affaire, dans le cerveau, à de la matière vivante, non à une substance inorganique ; mais ce n’en est pas moins là une vérité toute relative à notre ignorance. Pour le philosophe qui généralise, si on laisse de côté la sensibilité et la conscience, la vie elle-même offre-t-elle extérieurement autre chose qu’un mécanisme perfectionné ? C’est d’une manière toute provisoire, croyons-nous, que la science intercale entre les lois mécaniques et les lois psychiques des lois vitales ; il suffit de combiner les deux formes du mécanisme, — mouvements persistants et résidus persistants, — pour obtenir des modifications stables de structure cérébrale, qui entraîneront une disposition à reproduire certains mouvements déterminés. Ce sera l’équivalent de ce que Th. Ribot appelle les « associations dynamiques » entre les cellules, de ce que Wundt appelle des « dispositions fonctionnelles ». Supprimez, par hypothèse, le côté mental pour ne considérer que le côté physique, et placez-vous ainsi, comme le veut Ribot, « en dehors de toute conscience », il ne restera alors que le mouvement et ses lois.

Aussi peut-on comparer au côté physique de la mémoire tout ce qui est capable de conserver un certain état, une même forme, ou de répéter un même mouvement. En ce sens plus ou moins figuré, tout organe serait une mémoire mécanique ; l’œil serait une mémoire des ondes lumineuses et l’oreille une mémoire des ondes sonores, car l’œil vibrera de la même manière et se retrouvera dans le même état sous l’influence des mêmes rayons. Bien plus, chaque nerf serait une mémoire où se conserve un certain nombre de vibrations prêtes à se reproduire ; un muscle même serait une mémoire prête à répéter certaine contraction. Tout ce qui est organisé, tout ce qui a une structure naturelle, une forme vivante entraînant tel mouvement déterminé, tout cela serait, si l’on veut, une mémoire. Toute habitude, qui est une structure acquise par l’être vivant, serait encore une mémoire. L’habitude suppose, en effet, soit de nouveaux nerfs, soit des relations nouvelles entre les nerfs, et ces relations une fois établies sont de véritables organes, comme le sont nos yeux et nos oreilles : le pianiste s’est fait un organe pour parcourir le clavier, le calculateur pour accomplir ses opérations. Nous avons vu plus haut la belle hypothèse de Spencer sur la « genèse des nerfs », que plusieurs découvertes récentes ont paru confirmer ; Spencer aurait pu employer des considérations analogues pour expliquer comment l’organe de la mémoire s’est peu à peu formé dans le cerveau et dans tout le système nerveux. Chez certains animaux, la sélection pourra développer des organes qui ne se produiront pas chez d’autres, par exemple, un organe excitable à l’électricité, une mémoire de l’électricité69. Le caractère particulier de la cause extérieure entraînera le développement particulier des centres sensoriels, qui sont, si l’on veut, autant de mémoires organiques. On pourrait comparer les cordons nerveux à des cordes tendues, l’une produisant le la du diapason, une autre produisant l’ut, etc. ; quel que soit le moyen par lequel vous arriverez à ébranler la première, — frottement d’un archet, pincement avec le doigt, coup donné sur la corde, fort ébranlement de l’air, courant électrique, — la première corde donnera toujours le la et non une autre note, l’autre corde donnera toujours l’ut ; l’une sera, sous le rapport mécanique, la mémoire du la, l’autre de l’ut. Il en est du cerveau comme d’un instrument composé de cordes prêtes à vibrer ; si on prononce une note devant l’instrument, les cordes qui donnent naturellement cette note ou ses harmoniques vibrent, et les autres demeurent immobiles ou à peu près ; de même, une impression dont le cerveau est le siège éveille les impressions semblables ou harmoniques dans les nerfs ou dans les cellules qui sont précisément aptes à les fournir. Au point de vue purement physiologique, organisation et mémoire sont donc une seule et même chose, parce que toute organisation est un système naturel de mouvements ayant pour résultante une forme déterminée qui, dans la conscience, pourra entraîner une idée déterminée. Allons plus loin ; dans le monde inorganique lui-même, toute forme durable ou susceptible de répétition peut être, par analogie et par métaphore, appelée une mémoire ; le système solaire, qui reproduit périodiquement les mêmes figures, est une mémoire, comme le système respiratoire qui reproduit périodiquement les mêmes soulèvements de la poitrine. La périodicité et l’uniformité vont seulement en croissant à mesure qu’on descend plus bas dans l’échelle des êtres. L’enfant répète toujours le même mot ou le même geste ; de même pour les êtres inorganiques, qui persévèrent dans le même mouvement ou dans la même figure. Le mouvement le plus simple, qui suppose une répétition de soi-même au moins pendant deux instants consécutifs, est déjà une mémoire ; bref, la conservation de la force et, comme conséquence, du mouvement avec une intensité, une direction et une forme déterminées, la somme des produits restant constante malgré la variation possible des facteurs, voilà le fond de l’habitude et aussi de la mémoire, quand on n’en considère par abstraction que le coté extérieur et mécanique.

On le voit, dans le problème de la survivance des idées, nous sommes plus « mécaniste » que les partisans du mécanisme les mieux convaincus ; mais nous ne sommes pas exclusivement mécaniste, et nous ne saurions faire si bon marché de ce que les philosophes contemporains nomment « l’aspect mental ». Quand nous passons au point de vue psychologique, nous ne pouvons plus dire avec Maudsley que le visage défiguré par la variole « se souvienne du virus », avec Luys, que la gravure devenue phosphorescente par l’exposition au soleil « se souvienne des rayons solaires » ; nous ne saurions davantage admettre avec Richet qu’une corde pincée qui continue de vibrer à la manière de nos nerfs « se souvienne de l’excitation ». Non seulement il n’y a pas encore « mémoire consciente », mais il n’y a aucune mémoire mentale, si, par hypothèse, il n’y a dans la feuille de papier ou dans la corde de violon rien de mental. L’être qui ne sent pas peut sans doute, nous l’avons vu, conserver tantôt des mouvements, comme l’eau qui ondule, tantôt des empreintes ou « résidus », comme le sable du rivage : mais ce mode de conservation tout extérieur, cette mémoire mécanique n’est pas la conservation mentale sans laquelle on ne peut parler de souvenir proprement dit. « La mer frémit encore du sillage des vaisseaux de Pompée » ; oui, sans doute, mais la mer ne se « souvient » ni des vaisseaux qui l’ont fait frémir, ni de Pompée qui s’est miré dans ses eaux. Reconnaître avec Mausdley et Ribot que la mémoire est une fonction biologique et non seulement mécanique, ce n’est donc pas assez ; elle est encore et par cela même psychologique, c’est-à-dire qu’elle suppose le phénomène mental élémentaire : l’émotion suivie de réaction motrice, la sensation suivie d’appétition, dont l’acte réflexe n’est que la manifestation extérieure. On aura beau invoquer des lois « biologiques » pour se dispenser d’introduire l’état « psychique » et pour le réduire à une sorte de « luxe », cet état est dès le début nécessaire ; il est, avec le mouvement, un des « facteurs » du souvenir. « L’habitude ou disposition fonctionnelle », chez l’être vivant, suppose elle-même des émotions plus ou moins élémentaires et des efforts élémentaires entre lesquels s’est établi un lien par l’exercice. La masse même du protoplasma flottante sur la mer ne contracterait pas l’habitude de réagir sous l’influence des agents extérieurs s’il n’y avait en elle quelque sourde sensibilité, un bien-être et un malaise rudimentaires. Voilà l’élément « psychique » qui nous semble nécessaire à la base de la mémoire. La matière organique est à la fois sentante et agissante, à la différence des pures machines. La harpe vivante diffère des autres en ce qu’elle se sent elle-même résonner, en ce qu’elle jouit ou souffre de ses accords ou de ses discordances, en ce que ce sentiment de soi réagit sur elle-même : elle a un fond mental en même temps qu’une organisation physique ; sans ce fond, il n’y aurait point de souvenir véritable, pas plus qu’il n’y aurait de chaleur véritable, malgré les ondulations de l’éther en certaines directions, sans l’être qui sent ces ondulations sous forme de chaleur. Les physiologistes croient se dispenser d’admettre l’élément psychologique en attribuant comme propriété à la matière vivante l’irritabilité, mais cette irritabilité dont ils parlent tant est un mot vague qui désigne deux choses différentes, quoique inséparables : d’une part, la sensibilité intérieure, d’autre part, le mouvement extérieur.

Nous rejetons donc les opinions trop étroites et exclusives. La conservation des souvenirs n’est pas pour nous, comme pour Th. Ribot et Maudsley, un phénomène biologique qui n’aurait qu’accidentellement un reflet psychologique ; elle est un phénomène indivisiblement psychologique et mécanique, mais essentiellement psychologique. Au point de vue mécanique, la mémoire a lieu en vertu du jeu des actions réflexes, où l’excitation extérieure est suivie d’un mouvement de contraction qui, une fois produit, est plus facile à reproduire ; au point de vue psychologique, elle a lieu en vertu de la loi parallèle qui fait qu’une sensation agréable ou désagréable est suivie d’un effort volontaire pour la conserver ou l’écarter, effort qui, une fois produit, est plus facile à reproduire. En effet, ayant une première fois surmonté cette résistance, l’effort a amené, parmi les conditions du milieu où il s’exerce, un changement dans le sens de son action, un changement favorable à la répétition du même acte avec un effort moindre. En outre, l’être même qui a fait effort en subissant une résistance s’est, de son côté, modifié plus ou moins, en harmonie avec cette résistance : il s’est adapté et réadapté : il s’est organisé lui-même en organisant le milieu qui lui résistait. La loi mentale est la vraie explication de la loi physique elle-même. En un mot, l’élément fondamental en germe dans toutes les cellules vivantes, c’est à nos yeux l’appétit, accompagné d’une émotion plus ou moins agréable ou pénible, concomitante de telle motion et provoquant telle réaction motrice. Pour avoir la seconde base et l’intérieur de la mémoire, qui en est vraiment l’essentiel, il faut donc ajouter au mouvement : 1° la sensation ou le germe de la sensation ; 2° la réaction appétitive, intellectuelle et motrice qui en est inséparable.

C’est surtout cette réaction, sous la forme de l’attention, qui sert à distinguer l’image mnémonique des impressions passivement reproduites. Ce qu’il y a de passif et d’encore mécanique dans la reproduction des impressions comprend : 1° les sensations consécutives ou post-sensations, dues à la persistance de l’excitation périphérique même après la disparition du stimulus extérieur ; par exemple, la vision consécutive d’un objet qu’on vient de regarder au microscope et qu’on ne regarde plus. Ces sensations consécutives sont un vrai remous mécanique des vibrations nerveuses, qui vont s’affaiblissant, mais d’une manière rythmique et avec des retours. Aussi sont-elles, comme nous l’avons vu, sous la dépendance des effets de l’épuisement nerveux et de la réparation nerveuse. C’est pourquoi, dans le champ de la vue, après avoir été positives, elles deviennent négatives. 2° Les sensations récurrentes, comme la vision soudaine d’un objet examiné au microscope il y a une heure, sont des vibrations qui se reproduisent sans stimulus extérieur et sans que l’organe du sens soit affecté. 3° Les hallucinations sont des sensations véritables, quoique maladives, et ne sont pas seulement, comme on le répète sans cesse, des images intenses ; tout au moins est-il très probable, ainsi que Ward le soutient, qu’elles enveloppent quelque sensation pathologique qui sert de centre à tout le reste. Les trois sortes de reproductions passives et mécaniques que nous venons de décrire ne sont pas encore l’image mnémonique primaire. Fechner raconte que, s’éveillant dans son lit, étant immobile, il regarde sa pipe noire sur le mur opposé ; puis, fermant les yeux, il a la sensation de son lit en noir et de la pipe en blanc ; mais les deux sensations consécutives lui apparaissent sur le même plan, avec le lit considérablement raccourci. Au contraire, l’image mnémonique primaire reproduit les mêmes apparences que produit l’œil ouvert ; elle projette les objets dans l’espace avec leurs trois dimensions, leur solidité et leur perspective70. Selon nous, ce qui distingue essentiellement l’image mnémonique primaire des sensations consécutives ou récurrentes, c’est qu’elle est le résultat d’une réaction cérébrale ayant pour corrélatif mental l’attention, à un degré quelconque, et conséquemment une concentration quelconque de l’aperception par l’appétition. Les sensations consécutives ou récurrentes, au contraire, sont des impressions venant du dehors et toutes passives, qui se produisent nécessairement, sans notre concours et sans notre attention, si l’intensité et la direction du stimulus extérieur ou des vibrations nerveuses consécutives sont suffisantes. En l’absence de ces conditions, notre attention est impuissante à les provoquer. De plus, elles passent mécaniquement de la forme positive à la forme négative, par l’épuisement nerveux. Au contraire, l’image mnémonique dépend surtout de l’attention accordée à l’impression, par conséquent de la réaction appétitive et aperceptive. Si cette attention a une intensité suffisante, l’image d’une impression, même faible, peut être renouvelée et retenue longtemps. Sans l’attention, l’image d’une impression, même intense, disparaît bientôt. L’image mnémonique n’est donc pas le résidu passif de l’impression reçue. Elle est, selon nous, une combinaison des résidus de l’impression avec les résidus de la réaction cérébrale et mentale. Aussi n’offre-t-elle ni la localisation distincte, ni la projection au dehors, ni les effets complets d’adaptation musculaire, ni le ton émotionnel qui appartiennent aux sensations. Elle reproduit moins l’intensité des constituants originels que leur qualité et leurs rapports complexes. James Ward remarque avec raison que nous appelons souvent vivacité de souvenir, intensité de souvenir, le caractère distinct et complet des souvenirs ; or ce caractère distinct et complet tient à la qualité et aux rapports plus ou moins nombreux que nous saisissons, bien plus qu’à l’intensité proprement dite. Nous prenons pour un degré de quantité ce qui est réellement une qualité. En tous cas, l’intensité du souvenir dépend de l’intensité de l’attention autant et plus que de l’intensité de l’impression. Aussi les effets de diffusion et d’irradiation ne sont-ils pas identiques dans l’impression et dans l’image mnémonique. Dans l’impression, l’irradiation prend la direction des muscles et provoque surtout des réactions musculaires, d’autant plus étendues que l’impression est plus intense ; l’image mnémonique, au contraire, provoque surtout des irradiations cérébrales, consistant dans l’éveil d’autres images ou idées associées, ainsi que des sentiments corrélatifs. Les effets musculaires et moteurs des images et idées, que nous avons déjà constatés, sont ici secondaires, tandis que leurs effets cérébraux sont primaires.

De ces considérations, il résulte que l’image mnémonique commence avec la réaction de l’attention, que le souvenir proprement dit, en tant que distinct des impressions encore mécaniques et passives, commence avec le déploiement de l’activité mentale, avec la réponse de l’appétition et de l’aperception aux impressions du dehors.

Mais que deviennent les images et idées dans la mémoire, lorsqu’on n’y pense pas actuellement ? — Nous admettons, contre Th. Ribot et Richet, qu’il y a ici quelque chose non seulement de physiologique, mais de mental en même temps qui subsiste ; seulement, il nous paraît bien difficile de comprendre qu’une idée subsiste comme idée. Pour nous, l’idée est l’effet conscient, l’expression d’un certain état total de l’esprit, en relation avec telle ou telle action extérieure : c’est un rapport déterminé et constant du moi au non-moi. Il peut subsister au sein de la conscience des actions et passions latentes, des états confus de plaisir ou de peine, des appétitions plus ou moins vagues, enfin des représentations obscures et confondues dans la masse ; quand tout cet ensemble se trouve réaliser actuellement un ensemble analogue à tel état passé de l’esprit et à telle aperception passée, la même idée doit renaître en vertu des mêmes conditions à la fois mentales et physiques, comme la même illumination de la mer sous les mêmes rayons solaires, et elle est de nouveau aperçue ; mais nous ne croyons pas que l’idée, comme acte intellectuel, comme pensée, puisse subsister d’une manière inconsciente. L’idée nous semble précisément le compte rendu qu’on se fait de tel état mental en rapport avec tel objet : pour être une idée réelle et non pas seulement possible, elle implique une aperception à quelque degré, et cette aperception, à son tour, implique toujours un processus appétitif dont elle est la conscience finale.

De même que les lois biologiques ou vitales, qu’on reconnaît nécessaires pour l’explication du souvenir, sont simplement, à nos yeux, le premier degré des lois psychiques, de même les lois sociologiques en sont le plus haut développement, et la considération de ces dernières lois nous semble également nécessaire pour expliquer le souvenir. Nous regrettons que cette considération ne se rencontre point chez Spencer et Maudsley. L’être vivant est, en réalité, une société d’êtres vivants et plus ou moins sentants, comme l’ont montré Schæffie, de Lilienfeld et Espinas. S’il en est ainsi, la conservation des images dans la mémoire doit être en partie le résultat do la coopération entre les cellules vivantes. Comparez, dans la société humaine, les effets du travail isolé et ceux du travail associé : jadis, comme Delbœuf l’a remarqué, la fabrication d’une montre de précision exigeait un horloger d’une extrême habileté personnelle, qui faisait presque tout à lui seul ; aujourd’hui, une fois le procédé trouvé, il n’y a plus qu’à répartir la confection des diverses pièces entre des ouvriers ordinaires et à ajuster ensuite toutes ces pièces : vous aurez une montre marquant exactement l’heure. L’habitude et la mémoire produisent dans le cerveau quelque chose d’analogue : à l’origine il faut, dans le centre cérébral, un acte de conscience et d’attention personnelle ; puis le travail se distribue entre les diverses cellules et entre les centres secondaires de la moelle ; il n’y a plus besoin ensuite que d’un rajustement des vibrations diverses pour reproduire sans effort l’image précise de l’objet.

II
Rapport de la mémoire avec la sensibilité et l’activité. Dissolution de la mémoire.

I

La théorie qui fait du processus appétitif le premier germe de la mémoire nous semble confirmée par les applications qu’on en peut faire et par les éclaircissements qu’elle fournit dans divers problèmes difficiles. Le premier de ces problèmes, c’est le rapport de la mémoire avec la sensibilité et avec l’activité.

D’une part, l’esprit se représente moins aisément les émotions que les perceptions et idées ; d’autre part, il est certain que ce qui nous a ému reste plus longtemps dans notre souvenir. Comment concilier ces deux assertions ? Selon nous, dans ce problème délicat, il y a des distinctions nécessaires à établir. Il est très vrai que l’émotion sert à produire le souvenir, mais pourquoi ? parce que l’émotion s’accompagne de mouvements caractérisés, intenses et répandus dans tout l’organisme, puis dirigés et coordonnés par la volonté ; conséquemment l’émotion ouvre aux courants nerveux des voies nouvelles, profondes, qui s’étendent au loin et se relient à une grande quantité d’autres voies nerveuses. Ce qui ne nous émeut en aucune manière, au contraire, passe à notre surface sans exciter notre attention et sans laisser de trace. Mais, si l’émotion sert à produire le souvenir en ouvrant des voies à la réaction volontaire et motrice, elle n’est pas cependant par elle-même facile à reproduire et à renouveler, ou du moins la reproduction en est bien plus affaiblie que celle des perceptions. Ainsi, nous n’avons par le souvenir qu’une très faible reproduction d’un mal de dents passé, d’une brûlure, d’un frisson produit par une eau glacée, du mal de tête, etc. Voici l’explication que nous en proposerions pour notre part. En premier lieu, par cela même que la mémoire, au point de vue organique, consiste en voies nerveuses plus faciles qui se sont établies dans le cerveau pour aboutir à des mouvements, le souvenir d’une peine trouve des voies toutes tracées qui ne permettent pas à la peine même (πόνος) de se reproduire. En second lieu, l’excitation violente du premier instant manque au souvenir de la douleur, car ce souvenir n’est qu’une excitation produite par une image et non plus par un objet réel : aucune représentation d’un mal de dents ne peut faire vibrer les nerfs dentaires aussi vivement que le mal même. Enfin les perceptions comme telles sont surtout, à notre avis, la conscience de relations, de différences, de changements et de mouvements : conséquemment elles tiennent de la nature abstraite et superficielle des signes ou symboles ; les émotions, au contraire, sont des états généraux et profonds : elles sont donc autrement difficiles à reproduire qu’une simple esquisse de nature intellectuelle. Les émotions sont le retentissement affectif des états de conscience ; il faut que ces états se renouvellent pour que les émotions reparaissent ; et encore faut-il qu’ils se renouvellent avec les mêmes rapports. Les états de conscience primitifs sont donc ou des actes ou des sensations, et les émotions sont des intermédiaires.

A vrai dire, le souvenir d’une jouissance ou d’une souffrance comme tels, indépendamment des perceptions, idées et circonstances concomitantes, n’est pas une représentation, mais un renouvellement, une reproduction sensible, c’est-à-dire une production incomplète et avortée de la jouissance même ou de la souffrance. Pour me souvenir de tel mal de dents, il faut que je me représente les dents où j’ai localisé jadis la douleur, puis le mot douleur même, qui sert de signe ; mais comment arriver à me représenter ce mal en lui-même ? Pour cela il faut que je reproduise incomplètement la douleur. Il est des philosophes qui déclarent la chose impossible et qui prétendent qu’on reproduit seulement les perceptions et états intellectuels concomitants, ainsi que les mots. C’est en effet ce qui a lieu d’ordinaire, mais, selon nous, on peut aussi reproduire incomplètement dans la conscience l’élément pénible du mal de dents. Pour cela, il faut employer un procédé indirect, et ce procédé consiste à évoquer d’abord les images des réactions motrices qui accompagnent ou suivent le mal de dents. Je fais l’expérience : je fixe fortement ma pensée sur une des molaires de droite, je localise d’avance la douleur que je vais essayer d’évoquer ; puis j’attends. Ce qui se renouvelle d’abord, c’est un certain état vague et général de la conscience qui est commun à toutes les sensations pénibles et qui doit correspondre à la réaction générale provoquée par la douleur. Puis cette réaction se précise à mesure que je fixe mon attention sur la dent. A la longue, je sens un afflux plus grand du sang dans la gencive, et même des battements. Puis je me représente un certain mouvement qui s’accomplit d’un point à l’autre de la dent ou de la gencive, comme quand quelque chose de lancinant traverse de part en part un organe ; c’est le trajet de la douleur. Je me représente aussi la réaction motrice occasionnée par le mal, le grincement de dents, la convulsion de la mâchoire, le mouvement même des lèvres dont les commissures se relèvent, etc. Enfin, si je pense fortement à toutes ces circonstances, je finis par sentir d’une manière plus ou moins sourde le rudiment même de l’élancement. Dans une expérience que je viens de faire, j’ai provoqué un réel mal de dents dans une molaire qui y est d’ailleurs sujette. J’ai senti la chaleur, le battement du sang, le mouvement qui traverse de part en part comme un trait, enfin un léger élancement douloureux, à tel point que je me suis demandé si j’avais découvert un mal de dents sourd qui préexistait ou si j’avais moi-même réveillé la douleur endormie. Je retire de l’expérience un agacement général des dents et une impulsion à passer ma langue sur les gencives.

En somme, pour provoquer la reproduction de la douleur, je suis obligé de remonter la série des effets en sens inverse : — pensée, mouvements de réaction corporelle, émotion psychique, — et c’est alors seulement que je puis arriver à produire incomplètement l’état agréable ou pénible. Nous nous suggérons à nous-mêmes les sentiments par le moyen de leurs effets et de leurs concomitants, comme il arrive dans la suggestion d’un sentiment par sympathie avec une autre personne : nous sympathisons avec nous-mêmes par l’intermédiaire des mouvements, émotions et pensées qui aboutissent à ressusciter tel sentiment.

Au reste, de même que le souvenir d’un sentiment, comme tel, en est la production réelle, mais incomplète, de même tous les autres souvenirs sont des renouvellements partiels. On croit qu’il y a des représentations de perceptions et de pensées, mais non de sentiments ; on se figure je ne sais quelles images réfléchies, je ne sais quels fantômes intermédiaires entre la réalité et la non réalité ; mais, en fait, on ne peut se rappeler une pensée qu’en la repensant, une impression éprouvée qu’en l’éprouvant de nouveau à un degré plus faible, une action accomplie qu’en la recommençant sans la continuer ni l’achever. Tout est actuel dans le souvenir, aussi bien pour les faits d’intelligence ou de volonté que de sensibilité. Se souvenir, c’est agir ou pâtir, tout comme savoir c’est faire.

Il y a toutefois une différence importante entre les sensations et les émotions, sous le rapport de leurs formes vives et de leurs formes idéales, pour employer le langage de Spencer. La forme vive des sensations est causée par une excitation directe venant de la périphérie ; la forme idéale et faible est causée par une excitation indirecte, par une répercussion dans les parties centrales du système nerveux ; de là résulte un contraste marqué entre la sensation actuelle produite par un objet et la sensation-sou-venir produite par une association. Le contraste est nécessairement beaucoup moins accusé pour les émotions et états affectifs, comme tels, puisqu’ils sont toujours des réactions du centre et, par rapport à la périphérie, des excitations indirectes. Entre la forme vive et la forme idéale il n’y a plus alors différence essentielle de nature ; les deux formes sont également des réactions centrales, indirectement provoquées, et il y a surtout entre elles des différences de degré. Ajoutons que ces réactions centrales sont, en dernière analyse, des réactions de la conscience tout entière conçue comme activité générale et volonté ; or, que la volonté réagisse sous une cause externe ou sous une excitation interne, l’intensité de la réaction pourra varier, mais sa qualité demeurera toujours sensiblement identique, si on fait abstraction de toutes les sensations concomitantes et de tous les mouvements concomitants pour ne considérer que l’émotion en elle-même.

Ces remarques sont importantes pour établir le degré d’influence que les idées peuvent avoir sur la production des émotions. Une simple idée, causée par l’excitation des centres et non de la périphérie, produit toujours une certaine réaction émotionnelle, plus ou moins faible ; si l’idée est intense, vive, claire, elle produit une émotion plus intense et plus vive. Cette force émotionnelle de l’idée est, selon nous, d’autant plus grande que l’idée enveloppe une représentation plus distincte de mouvements et que l’émotion elle-même est plus aisément réductible à des mouvements. Ainsi l’idée du grincement de dents peut aisément provoquer l’émotion même ; c’est qu’ici les éléments moteurs sont plus distincts. L’idée d’un objet qui agace les dents peut facilement aussi produire l’agacement même. « Je ne puis penser, dit Spencer, à voir frotter une ardoise avec une éponge rude, sans sentir le même frisson qui se produirait si cela se passait en réalité. » Spencer aurait pu remarquer que le frisson est un mode de mouvement assez aisément représentable. Toutes les fois qu’il s’agit de mouvements de masse, lesquels sont facilement dessinés par l’imagination et effectués par la volonté, l’idée et l’émotion se suggèrent aisément. Quand, au contraire, il s’agit de mouvements moléculaires et intérieurs, comme dans la faim ou la soif, l’idée éveille l’émotion avec difficulté. Quand nous pensons à la faim après un bon dîner, nous n’avons guère que le mot dans l’esprit. Pour se représenter la faim même, il faut se représenter confusément l’estomac et reproduire l’anxiété vague qui y est localisée, avec la tendance à faire les mouvements nécessaires pour manger. Il est facile de se donner des nausées par la pensée de ces nausées, parce que le vomissement est un mouvement de masse distinct, facilement représentable, qui peut se reproduire par l’imagination ; aussi, l’idée seule qu’on va vomir peut provoquer le vomissement. En outre, le vomissement est un acte aversion proprement dit, qui a pour objet d’écarter et d’éliminer des substances nuisibles : or l’aversion est une réaction de la volonté, dont les mouvements réflexes eux-mêmes sont des dérivés et des substituts ; l’aversion volontaire, alors même qu’elle est tout idéale, peut donc provoquer par contagion l’aversion réflexe, telle que le vomissement. Ce sont surtout, comme on voit, les idées motrices et à éléments moteurs qui sont des idées-forces, c’est-à-dire capables de modifier 1° le mouvement des états de conscience, 2° le mouvement organique, et de produire ainsi émotion et motion. Les idées mêmes de telle émotion et de tel acte moteur rentrent dans cette condition générale ; les idées les plus fortes sont donc les idées des émotions et des volitions ; ce sont aussi celles qui peuvent le mieux produire dans l’organisme des traces et des trajets propres au renouvellement des représentations. Enfin on a tort de ne pas distinguer, dans cette question, les émotions physiques et les émotions morales. Autant les premières sont difficiles à reproduire, autant les secondes se renouvellent aisément quand on se remet par l’imagination dans le même courant d’idées : c’est qu’ici ce sont les idées mêmes qui produisent les sentiments.

Un autre problème, voisin du précédent (et qui n’est pas de moindre importance dans la question du bonheur humain), ce serait de savoir si les douleurs laissent plus de traces et se rappellent plus aisément que les plaisirs. Maudsley répond négativement, Sergi affirmativement. Selon Maudsley, les peines se renouvellent moins aisément dans l’imagination que les plaisirs, parce qu’elles impliquent une désorganisation et un trouble de l’élément nerveux ; de plus, Maudsley remarque que, chez un organisme sain, il y a une disposition spéciale au plaisir : le plaisir doit donc reparaître plus aisément dans la mémoire que les peines, à intensité égale. Ici encore, selon nous, il faudrait distinguer les émotions physiques et les émotions morales. Le mal physique est bien vite oublié, mais la souffrance du cœur, combien elle est vivace ! C’est que, dans ce dernier cas, les conditions du souvenir sont des idées toujours présentes et renouvelables, non une perturbation passagère de l’organisme ; les mêmes pensées reproduisent donc le même orage intérieur.

II

Après avoir vu la formation de la mémoire, voyons-en la dissolution : le mécanisme qui produit l’oubli sera la contre-épreuve du mécanisme qui produit la conservation des idées. S’il est vrai, comme nous l’avons dit, que l’émotion et la réaction motrice soient les deux « facteurs » principaux de la mémoire, ils devront disparaître en dernier lieu du souvenir ; or, c’est ce qui nous paraît ressortir de cette loi des amnésies indiquée par Spencer et par Maudsley, et que Ribot a mise en pleine lumière. Dans le cas de dissolution générale de la mémoire, la perte des souvenirs suit une marche invariable : d’abord disparaissent les faits les plus récents, puis les faits moins récents71. Ensuite s’effacent les idées en général, puis les sentiments, enfin les actes et mouvements automatiques. C’est ce que Th. Ribot nomme « la loi de régression ». Cette loi, si nous ne nous trompons, confirme notre hypothèse sur le fond du souvenir. Les actes purement automatiques qui disparaissent en dernier lieu ne sont plus guère qu’un mouvement de machine ; pourtant, sous ces actes mêmes subsiste le sentiment primordial de l’existence, du bien-être ou du malaise, la faim, la soif, etc., et par là l’automatisme est encore une mémoire. Mais la mémoire proprement dite est dans les sentiments, appétits, émotions fondamentales ; aussi est-là ce qui offre le plus de résistance après les actes automatiques. « Les meilleurs observateurs s’accordent à le remarquer, dit Th. Ribot, les facultés affectives s’éteignent bien plus lentement que les facultés intellectuelles72. » C’est qu’elles sont ce qu’il y a en nous de plus profond et de plus intime ; les états affectifs ont beau être vagues et indescriptibles pour l’intelligence, ils sont le fond dont l’intelligence réfléchie ne saisit que la forme.

Les amnésies partielles montrent que des séries entières d’idées et de connaissances peuvent disparaître alors que le reste demeure intact, ce qui suppose qu’elles sont attachées au fonctionnement régulier de certaines parties du cerveau et à la division du travail entre les cellules diverses. Les uns perdent la mémoire des figures, d’autres des couleurs, d’autres d’une seule couleur, d’autres des nombres, d’autres de plusieurs nombres seulement. Les cas les plus curieux sont les amnésies du langage73. Elles sont soumises à la même loi de régression que les autres. On oublie d’abord les mots, c’est-à-dire le langage rationnel, puis les exclamations et interjections, ou langage émotionnel, et, dans des cas très rares, les gestes. On reconnaît encore là les deux éléments essentiels : émotion et motion. Parmi les mots, le malade oublie d’abord les noms propres, puis les noms communs, qui ne sont que des adjectifs érigés en substantifs, puis les adjectifs, puis les verbes. Ici encore la régression va du plus complexe au plus simple, du moins organisé au plus organique. Ajoutons que les verbes, passifs et actifs, qui subsistent les derniers, sont l’immédiate expression des émotions et des volitions.

Les causes physiologiques des amnésies partielles ne peuvent être que conjecturées. Probablement il existe dans le cerveau des voies particulières et une sorte d’organisme particulier répondant à ces espèces d’organismes qu’on nomme les langues, les signes, les mouvements vocaux. Ces systèmes d’associations mentales et de mouvements réflexes peuvent être atteints par la maladie sans que le reste le soit. Un annélide peut perdre une partie de ses organes et continuer de vivre. Supposez qu’une boîte à musique, capable de jouer plusieurs airs, tombe à terre pendant qu’elle en joue un et que le cylindre garni de pointes se mette à rouler avec une très grande rapidité, de manière à briser ou à altérer ses pointes : un air entier pourra disparaître sans que les autres soient atteints, Tous les mouvements réflexes qui répondent à l’association des mots grecs entre eux et avec les mots français correspondants peuvent se trouver paralysés, tandis que les systèmes de réflexes répondant au français, appris dès l’enfance et solidement imprimés dans le cerveau, peuvent résister à la commotion. En un mot, les amnésies sont des paralysies, atteignant certains ordres de cellules sensitives et de mouvements réflexes qui se traduisent dans la conscience par telles associations d’idées.

Les hypermnésies, au contraire, sont des exaltations maladives de la mémoire. Une jeune fille, dans le paroxysme de la fièvre, parle le gallois, langue oubliée de son enfance. La nièce d’un pasteur récite des morceaux d’hébreu qu’elle a retenus sans les comprendre. Ces hypermnésies sont causées tantôt par une circulation fébrile du sang, qui donne une activité anormale à certaines portions du cerveau ou à certains systèmes de réflexes, tantôt par une régression qui, ayant détruit les souvenirs plus récents, ramène à la lumière des couches profondes et oubliées : par exemple des impressions et passions de la jeunesse, des croyances anciennes auxquelles il semble qu’on revient par une sorte de conversion. Ce phénomène s’observe souvent chez les mourants74. Ici encore, nous voyons les sentiments, et surtout ceux des jeunes années, résister mieux que les idées à l’influence destructive de la maladie, tant il est vrai que la sensibilité et la volonté sont le fond de la vie même et conséquemment de la mémoire.