(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre troisième. Le souvenir. Son rapport à l’appétit et au mouvement. — Chapitre troisième. La reconnaissance des souvenirs. Son rapport à l’appétit et au mouvement. »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre troisième. Le souvenir. Son rapport à l’appétit et au mouvement. — Chapitre troisième. La reconnaissance des souvenirs. Son rapport à l’appétit et au mouvement. »

Chapitre troisième
La reconnaissance des souvenirs. Son rapport à l’appétit et au mouvement.

I. Comment a lieu la reconnaissance des idées. — II. Conclusions sur révolution de la mémoire dans le passé et dans l’avenir.

« Considérez, dit Kant, le cerveau d’un homme, par exemple d’un savant, avec tous ses souvenirs : une puissance supérieure n’aurait qu’à dire : Que la lumière soit ! aussitôt un monde paraîtrait à ses yeux. » — Cette lumière que Kant suppose répandue à la fois sur tous nos souvenirs, nous sommes obligés nous-mêmes de la projeter successivement sur une partie, puis sur une autre, et d’éclairer peu à peu comme d’un jet de lumière quelques points de la scène intérieure, sans jamais pouvoir l’illuminer par une conscience qui l’embrasserait tout entière. Cette conscience successive et partielle de nos souvenirs est leur reconnaissance, et c’est l’opération vraiment caractéristique de la mémoire intellectuelle. On connaît des exemples frappants de cette reconnaissance, qui se produit parfois après de longues années. Abercrombie raconte qu’une dame de Londres fut conduite mourante à la campagne ; on lui amena sa petite fille, qui ne parlait pas encore et qui, après une courte entrevue avec la mère, fut reconduite à la ville. La dame mourut quelques jours après ; la fille grandit sans se rappeler sa mère jusqu’à l’âge mûr. Ce fut alors qu’elle eut l’occasion de voir la chambre où sa mère était morte. Quoiqu’elle l’ignorât, en entrant dans cette chambre elle tressaillit, et comme on lui demandait la cause de son émotion : « J’ai, dit-elle, l’impression distincte d’être venue autrefois dans cette chambre. Il y avait dans ce coin une dame couchée, paraissant très malade, qui se pencha sur moi et pleura80. » Cette impression distincte et cependant indéfinissable constitue la reconnaissance. Tant qu’il n’y a en nous qu’un jeu d’images se conservant, puis se réveillant à un moment donné, — par exemple l’image d’une chambre et d’une dame couchée dans son lit, — il n’y a pas encore de vrai souvenir. En effet, tout reste présent, et le rapport avec le passé n’existe pas encore ; or, ce rapport est essentiel pour qu’on puisse dire : je me souviens. Par quel artifice intérieur puis-je donc rapporter l’image présente à la sensation passée qui n’est plus ? — Nous sommes loin de l’époque où Reid, après s’être posé ce grand problème, concluait qu’il faut renoncer à expliquer la merveille : « C’est qu’il a plu à Dieu, disait-il, de nous donner la connaissance directe et immédiate du passé. » Avec ce miracle trop opportun, Reid admettait une contradiction dans les termes. La présence immédiate du passé dans notre conscience est contradictoire, puisque le passé est, par définition même, ce qui n’est plus présent. Et d’ailleurs, le cerveau ne peut jamais être deux fois dans le même état, pas plus que notre pensée, à laquelle on peut justement appliquer le mot d’Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, ni dans le même courant de représentations. »

Ceux à qui la métaphysique, cette recherche des causes, inspire une sorte de sacer horror, prendraient volontiers pour devise, à l’encontre de Virgile :

Felix qui potuit rerum non quærere causas.

Aussi renvoient-ils le problème de la reconnaissance, comme celui de la notion du temps, à ce que les Allemands appellent la « critique de la connaissance ». Mais, répondrons-nous, cette critique même est une question psychologique et non pas seulement métaphysique. Il ne faut pas abuser d’une méthode positiviste qui dispense de toutes les questions profondes et vraiment difficiles, de celles qui portent sur le cœur même des choses. Tel psychologue annonce au lecteur une simple étude de « psychologie descriptive », mais en réalité, outre les descriptions psychologiques les plus ingénieuses et les plus savantes, il est bien obligé de lui présenter encore une série de pures hypothèses, et il aboutit, en somme, à des solutions d’un caractère exclusivement mécaniste. Par peur de la métaphysique et même de la critique des connaissances, il se réfugie avec Maudsley dans ce système de métaphysique particulier selon lequel, — on s’en souvient, — la conscience serait le résultat accidentel d’un fonctionnement de molécules. Certes, si vous commencez par présupposer et le discernement du temps et le discernement de la ressemblance, il ne vous restera plus qu’à « décrire » le mécanisme de la mémoire ; mais le discernement du temps et surtout celui de la ressemblance, c’est la mémoire mentale elle-même, c’est le fond du souvenir, non seulement au point de vue métaphysique ou critique, mais même au point de vue psychologique. Tout le reste est, sinon accidentel, du moins préliminaire ou extérieur ; tant qu’on n’a pas essayé de montrer comment se sent la ressemblance à travers le temps, on n’a fait que tourner autour de la mémoire et en analyser les rouages les plus visibles, sans pénétrer jusqu’au grand ressort.

I
Comment a lieu la reconnaissance

I

La condition fondamentale de la reconnaissance, c’est ce jugement que l’image de la chose est une simple image. Si, par exemple, je me rappelle les ténèbres en plein jour, il faut que ma représentation imaginaire des ténèbres soit distinguée de mes perceptions présentes. Comment se fait cette distinction ? — Elle a lieu, selon nous, par une série de classifications spontanées dont nous allons montrer les divers stades.

Ces classifications résultent : 1° du caractère intrinsèque des représentations, 2° de leurs rapports mutuels, 3° de leur rapport au sujet pensant et voulant.

La première distinction entre la simple image et la perception réelle est fondée sur la force intrinsèque des représentations. La simple image n’a généralement pas la même force que la perception ; en vain, les yeux ouverts en plein jour, je voudrais voir la nuit : la réalité s’empare de ma conscience, je ne puis m’empêcher de voir clairement le jour. Tel est le premier signe distinctif de la sensation et de l’image, proposé par Hume, adopté aujourd’hui par Spencer, Bain, Maudsley, Taine, Ribot, par presque tous les psychologues contemporains. Est-ce tout ? Reid demande avec un mélange de naïveté et d’ingéniosité si un petit coup sur la tête nous paraît une simple image et un grand coup une perception actuelle ; Paul Janet a reproduit cette objection. On peut répondre, d’abord, qu’il y a une différence notable entre un petit coup et un souvenir de coup : c’est que le second ne fait aucun mal. Nouvel exemple du rôle joué par la sensibilité dans le développement de l’intelligence. Mais il y a une réponse meilleure qu’on peut faire à Reid et à Paul Janet en leur opposant la théorie des idées-forces. C’est que précisément, en vertu de la force qui appartient à toute idée, l’image intérieure d’un coup sur la tête nous paraîtrait un coup réel si elle était seule, si sa force propre et sa tendance à produire des mouvements n’était pas contrebalancée par la force d’autres idées, ou, selon l’expression de Taine, refrénée. Que je ferme les yeux, que je m’absorbe dans une rêverie profonde, que je me rappelle fortement les circonstances dans lesquelles j’ai reçu un coup, je pourrai finir par me persuader un instant que je le reçois, plus ou moins fort ; je pourrai tressaillir comme si on me frappait encore. Reid ne croit donc pas si bien dire ; il est profond sans s’en douter. Toute idée, toute image a une force de projection et d’objectivation : cette force tend à s’imposer et s’impose en effet quand elle est seule. Placez devant un esprit l’image d’une sensation toujours la même, ce sera pour lui tout le monde extérieur ; il s’y absorbera comme le mystique enlevé à soi se perd dans l’objet de son extase.

Mais il est rare qu’une image soit seule, qu’une idée soit ce qu’on appelle une idée fixe : n’oublions pas qu’une foule d’autres images luttent pour la vie et exercent leur pression sur l’image actuellement dominante, en déployant dans la lutte des intensités variables. Si nous considérons le rapport des représentations entre elles, nous reconnaissons que la perception, quelque faible qu’elle soit, résiste aux autres représentations et exclut son opposé, tout le temps qu’elle dure. Nous pouvons, pendant que nous percevons du blanc, imaginer du rouge, mais non percevoir du rouge ; cela prouve que l’image a son milieu cérébral et mental différent de la perception complète. En second lieu, la perception, si faible qu’elle soit, a une fermeté, une fixité qui, d’ordinaire, n’appartiennent pas à l’image. Le cours des simples images est un véritable flux, tandis que les choses perçues ont une stabilité relative, surtout par leur rapport à l’espace. En troisième lieu, nous localisons extérieurement la perception, tandis que nous n’y localisons pas l’image. Quoique l’image soit le renouvellement partiel des vibrations cérébrales qui accompagnent la perception, nous situons la cause de l’image moins loin que celle de la perception, ou même nous ne la situons pas. Il y a là une nuance avec laquelle nous sommes familiarisés, comme avec la droite et la gauche. Enfin le changement d’intensité entraîne toujours, même dans la sensation, un changement de qualité, un changement de contenu, de forme, de netteté ou de clarté, et aussi de ton sensitif ; il n’est donc pas étonnant que nous arrivions à distinguer tout de suite, par une différence de qualités, ce qui est perception actuelle de ce qui n’est que souvenir. Des milieux divers se forment ainsi pour les perceptions et pour les simples images ; comme il y a un milieu visible, un milieu sonore, etc., de même il y a un milieu mnémonique où les images viennent se ranger.

Non seulement les images se distinguent entre elles et se classent spontanément selon les divers degrés de leurs forces et selon leurs relations mutuelles, mais encore elles se distinguent par leurs relations au sujet conscient. C’est là encore une classification spontanée. Je remue mon bras : le mouvement part du centre et va vers la superficie ; vous remuez mon bras : le mouvement vient de la superficie et va vers le centre. Il y a un contraste intérieur entre la force exercée par moi et la force subie par moi, entre le volontaire et l’involontaire. Newton avait la faculté d’évoquer devant ses yeux l’image du soleil, même dans l’obscurité, en faisant simplement un certain effort visuel, à peu près comme quelqu’un qui essaie attentivement de distinguer un objet difficile à voir ; mais Newton savait parfaitement qu’il était comme le créateur de ce soleil imaginaire. De même, Goethe pouvait évoquer à volonté l’image d’une fleur et lui faire subir devant son esprit une série de transformations ; là encore le volontaire se distinguait de l’involontaire. Shelley, au contraire, fut au moins une fois victime des sollicitations produites par ses idées, qui finissaient par agir en lui comme des forces indépendantes de son vouloir. L’ordre même des représentations, à l’état normal, est tantôt senti comme notre œuvre, tantôt comme l’œuvre d’une force étrangère. Dans les fantaisies de la pure imagination, comme la rêverie ou la composition poétique, l’ordre des images ne nous est pas imposé, il est voulu et plus ou moins arbitraire ; dans la perception, il est absolument involontaire : je ne puis déplacer la perception du milieu de ses circonstances environnantes. Il y a donc en moi un perpétuel contraste entre l’activité et la passivité, entre la force centrifuge ou d’origine volontaire et la force centripète ou d’origine involontaire.

Au reste, ces deux directions de la force ne vont jamais l’une sans l’autre : toutes les sensations renaissantes, comme l’image d’un serpent qui a failli me mordre, sont accompagnées de mouvements renaissants, comme un frisson instinctif, d’actes de volonté renaissants, comme un geste de défense. C’est là une des plus importantes acquisitions de la psychologie contemporaine et une preuve à l’appui des idées-forces. Et cette loi mentale est, on s’en souvient, la contre-partie de la loi des réflexes dans l’organisme, qui elle-même s’explique par la conservation de l’énergie dans l’univers. Point de mouvement reçu par un nerf centripète qui ne soit réfléchi sur un nerf centrifuge, où il se continue sans jamais pouvoir se perdre ; de même, point de sensation reçue qui ne se réfléchisse en un effort quelconque pour écarter ou pour maintenir l’objet, selon qu’il est pénible ou agréable. Même dans les cas d’apparente indifférence, il y a toujours au fond de notre cerveau, siège de mouvements insensibles, une réponse du dedans au dehors, une exertion de force motrice ; c’est ce que la physiologie contemporaine exprime en disant que les phénomènes cérébraux sont à la fois sensoriels et moteurs. L’action réflexe, à son tour, décrit un arc de cercle plus ou moins étendu : une petite impression, comme un léger coup sur la tête, provoque une petite réaction, qui ne dépasse guère le cerveau ; une autre plus forte va jusqu’aux membres ; un coup violent met tout le corps en mouvement dans l’espace, etc. De là encore une sphère d’intensités plus ou moins grandes et de qualités distinctives, dans laquelle viennent se ranger non seulement toutes nos impressions sensibles, mais toutes les réactions motrices correspondantes : juger et « objectiver », c’est mesurer l’intensité et la qualité de la réaction nécessaire pour répondre à une impression ; c’est avoir conscience de la force centrifuge en rapport avec la force centripète, dans une représentation ou idée quelconque.

Telle est, selon nous, la classification primitive et fondamentale des idées selon leur relation à notre volonté. Il en résulte un curieux effet de perspective intérieure : toutes nos images finissent par se ranger spontanément et se classer comme dans une sphère dont nous occupons le centre et dont la circonférence semble se dilater ou se concentrer tour à tour. Ainsi, dans un fluide, les objets, selon leurs densités diverses, viennent prendre place plus ou moins loin, les uns montant, comme le liège, vers la surface, les autres tombant, comme le plomb, vers les profondeurs ; c’est le symbole de l’ordre qui s’établit de soi-même entre nos représentations non seulement selon leurs forces ou leurs qualités respectives, mais encore selon leur rapport à la volonté centrale. Les images simultanées du toucher et de la vue se disposent dans des cercles concentriques dont l’ensemble indéfini forme le monde extérieur ; l’un de ces cercles n’embrasse que notre corps, les autres embrassent les objets voisins de notre corps, les autres des objets de plus en plus éloignés, jusqu’à la voûte du firmament. N’apprenons-nous pas fort bien à distinguer ce qui se passe uniquement dans l’intimité du cerveau et ce qui nous vient de la périphérie du corps, fut-ce de la surface du crâne ? L’« objectif » et le « subjectif » ne sont d’abord qu’une affaire de classification. L’image d’un coup est elle-même, en somme, extérieure et objective ; seulement elle demeure cérébrale et n’est pas projetée hors de notre corps. Simple question de plans. Et ces plans diffèrent en ce qu’ils semblent en relation plus ou moins médiate avec notre centre personnel : ainsi, dans un tableau, les dernières lignes d’un paysage paraissent fuir dans un lointain imaginaire. C’est la réaction volontaire et motrice plus ou moins énergique produite par les idées ou images qui nous les fait projeter à des rangs divers.

En somme, quand une image ressuscite dans l’esprit, nous avons vu qu’elle est l’objet d’une série de classifications qui lui donnent peu à peu une valeur et une place déterminées, mais par là le souvenir est-il achevé et y a-t-il vraiment reconnaissance ? Une dernière condition n’est-elle pas nécessaire : apercevoir la ressemblance de l’image avec l’objet ? Les partisans du mécanisme, comme Spencer, Maudsley et Ribot, se hâtent d’identifier la reproduction mécanique des images semblables avec la reconnaissance finale de leur similitude. L’association des semblables et la reconnaissance des souvenirs, dit Spencer, sont « un seul et même acte ». Th. Ribot suit ici Spencer et va encore plus loin ; il ne place même pas la reconnaissance parmi les opérations du souvenir et se contente de dire que, puisqu’on a connu les choses une première fois, il n’est pas étonnant qu’on les reconnaisse une seconde. Cette explication n’est-elle point trop aisée et la conclusion est-elle aussi évidente qu’on le suppose ? « Lorsqu’une idée, dit à son tour Maudsley, devient de nouveau active, c’est simplement que le même courant nerveux se reproduit, avec la conscience que ce n’est qu’une reproduction : c’est la même idée, plus la conscience qu’elle est la même. » Mais cette conscience est précisément ce qu’il y a de moins « simple » à expliquer, et elle ne saurait se confondre avec la reproduction pure : il ne suffit pas, comme fait Spencer, de déclarer les deux choses identiques pour se tirer d’embarras. En fait, elles sont séparables dans la mémoire même ; la reproduction des semblables peut avoir lieu automatiquement sans être reconnue par la conscience. La pathologie montre la possibilité de cette séparation81. Autre chose est donc la suggestion de plusieurs images semblables, qui les a fait surgir nécessairement dans notre mémoire ; autre chose est l’acte de jugement par lequel je m’aperçois de leur similitude.

Les Anglais appellent quelquefois la reconnaissance d’un nom expressif : le « sentiment de la familiarité ». A-t-on quelquefois réfléchi à cette chose étrange et cependant continuelle en nous ? Parfois nous ne pouvons nous rappeler où nous avons vu un visage, où nous avons lu une phrase, et cependant nous sentons que ce visage n’est pas nouveau, que cette phrase nous est déjà familière, à un degré aussi faible que possible, mais réel. Parfois, au contraire, la familiarité est si grande que le présent fait renaître le passé avec tous ses détails et toutes ses circonstances :

Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse
Comme un essaim d’oiseaux chante au bruit de mes pas.

Les psychologues, même ceux de l’école anglaise, ne nous semblent pas avoir donné une suffisante explication du sentiment de familiarité, par conséquent de la reconnaissance, qui le présuppose. Selon nous, il eût fallu d’abord chercher l’explication dans ce même principe qui explique et la conservation et le rappel des idées : l’habitude. Le connu, le familier, c’est ordinairement l’habituel ; comment donc distinguons-nous l’habituel de ce qui est pour ainsi dire neuf et original ? Est-il nécessaire ici, avec les spiritualistes, de faire intervenir le « pur esprit » comparant, du fond de son unité, les divers termes que le temps apporte et remporte ? Est-ce à l’aide du pur esprit qu’un chien reconnaît son maître, et les visages familiers, et la maison familière ? Nous ne le pensons pas. A notre avis, la familiarité se ramène d’abord à la facilité de représentation, conséquemment à une diminution de résistance et d’effort. Cette diminution supprime le choc intérieur, la transition brusque, le sentiment de la surprise dont parle Bain. Notre activité se sent couler dans un lit tout fait ; notre pensée rencontre un cadre tout préparé à la recevoir : l’image présente, et en ce sens nouvelle, se trouve remplir une sorte de vide intérieur dont nous avions le sentiment, et c’est ce sentiment vague que nous appelons attente. Cherchez à vous souvenir d’un nom, d’un vers oublié, vous sentirez en vous cette sorte de vide qui est doué d’un pouvoir d’attraction comme les tournants d’une rivière. En retrouvant ensuite le nom ou le vers, vous sentirez une adaptation intérieure à votre attente, une facilité de représentation qui vous révèle une familiarité plus ou moins grande avec l’objet. Quand nous soulevons un fardeau, nous sommes obligés d’accommoder notre force à la résistance et nous avons conscience de cette accommodation ; nous apprécions le fardeau par l’intensité de notre sentiment d’effort ; un sentiment analogue nous permet d’apprécier, dans le cours de nos représentations, le facile, le familier, le connu et le reconnu. Ici, le poids soulevé une première fois se trouve moins lourd la seconde : l’accommodation se trouve à moitié faite. C’est l’habitude, tantôt à l’état naissant, tantôt plus ou moins complète, qui se révèle à elle-même dans la conscience par un sentiment spécial, et ce sentiment spécial fait le fond de la reconnaissance. D’autre part, l’habitude est une adaptation au milieu, selon la grande loi de sélection universelle ; c’est l’adaptation de la puissance à la résistance, de l’activité à son objet. Reconnaître, c’est donc avant tout avoir conscience d’agir avec une moindre résistance.

Mais, pour que l’habitude ainsi formée devienne consciente de soi, il faut que nous puissions apercevoir tout ensemble la différence et la ressemblance du nouveau avec l’ancien, de l’inaccoutumé avec le familier. Reconnaître, c’est donc saisir à la fois des différences et des ressemblances, saisir des rapports, comparer. Le problème de la reconnaissance nous fait ainsi toucher aux dernières profondeurs de la conscience et aux actes les plus simples de l’esprit. Ici encore, nous allons voir qu’on s’en tient trop au point de vue géométrique et statique, au lieu d’introduire le point de vue dynamique de l’activité motrice et de l’effort, de l’appétit et de la volonté.

Si on imagine, à l’exemple de Spencer, une conscience « toute sérielle », qui ne peut saisir qu’un état à la fois, la comparaison et la synthèse des états différents sera impossible dans le souvenir : quand le second état existera, le premier sera entièrement évanoui ; chaque état sera toujours premier, toujours nouveau, et le sentiment de familiarité sera impossible. Il faut donc un certain lien qui unisse les deux termes, il faut dans la mémoire une certaine synthèse simultanée des différences successives. Spencer lui-même finit par reconnaître que « le changement incessant n’est pas la seule chose nécessaire pour constituer une conscience et une mémoire ». On peut très bien concevoir, ajoute-t-il, un être sensible qui serait « le sujet de changements perpétuels et infiniment variés », comme un miroir devant lequel passeraient les choses les plus disparates, sans qu’il se produisît pourtant rien de semblable à ce que nous nommons une conscience, à plus forte raison une mémoire. A la bonne heure ! mais que faut-il donc ajouter pour produire la conscience ? S’il fallait en croire Spencer, il suffirait d’ajouter la régularité dans le changement même : « La conscience, dit-il, est une succession régulière de changements. » — Non, répondrons-nous, ce n’est pas encore assez. Que le miroir reflète des images régulières ou des images désordonnées, qu’importe ? Un défilé de choses régulières, et conséquemment semblables, n’est toujours point la perception ni de la régularité, ni de la différence, ni de la ressemblance : il n’est ni une conscience, ni a fortiori une mémoire. Il ne suffit pas de mouvoir un kaléidoscope pour produire la conscience du mouvement et du changement, même si ses dessins reviennent à intervalles réguliers.

Ce qui cause ici l’embarras de l’école anglaise et l’expose aux objections, c’est toujours le caractère linéaire qu’elle attribue à la conscience. Mais ce caractère n’est qu’apparent, et la « ligne » de nos états intérieurs n’est pas plus une ligne véritable que toute autre ligne visible et concrète. Quand au plaisir succède la douleur, l’image du plaisir, sa résonance affaiblie, qui en est l’image mnémonique, ne subsiste-t-elle pas jusque dans l’état de souffrance ? Les deux termes sont présents à la fois dans la conscience, et ils n’y sont que des parties ou éléments d’un ensemble complexe à développement continu. Voilà pourquoi leur différence réelle est en même temps une différence sentie, que je pourrai ensuite dégager et abstraire ; voilà pourquoi aussi je puis me souvenir du plaisir au sein de la douleur. Il faut donc admettre dans la mémoire une certaine composition, une présence simultanée de termes différents. Nous verrons plus tard que tout contraste implique un certain choc, conséquemment une force exercée et une résistance éprouvée, un mouvement arrêté et réfléchi sur soi. C’est dans les sensations vraiment primitives et élémentaires, comme celles qui résultent du déploiement ou de l’arrêt des fonctions vitales, que cet élément dynamique est le plus visible ; la souffrance ou appétit contrarié est la conscience d’une opposition entre deux forces. Cet élément dynamique, qui, selon nous, existe jusque dans les représentations les plus abstraites et contribue à faire de toute idée une idée-force, est aussi ce qui rend le souvenir possible. Par exemple, tant qu’un objet nous fait jouir, agit sur nous, la sensation subsiste avec une vivacité continue ; à chaque moment, l’image du plaisir déjà éprouvé et le plaisir nouveau coïncident ; quand, au contraire, l’objet cesse d’agir, il ne reste plus qu’une représentation et appétition de plaisir qui, par l’intensité, demeure au-dessous de notre attente ; le senti ne coïncide plus avec l’imaginé ni avec le désiré. Nous sommes comme si nous voulions prendre un point d’appui sur un objet qui s’affaisse. C’est ce qui établit entre l’image mnémonique du plaisir et la réalité du plaisir une différence, et cette différence est appréciable pour la conscience par son caractère même de discontinuité, de contraste : elle enveloppe un sentiment de contrariété, parce que le réel résiste à notre désir et ne s’y adapte plus. Les animaux inférieurs ne connaissent pas d’abord d’autres souvenirs que ceux du plaisir et de la peine, de l’activité aidée et de l’activité contrariée : ce contraste primitif est le premier moment de la mémoire, moment d’antithèse, où la conscience ne retrouve pas, ne reconnaît pas ce qu’elle avait éprouvé.

Le second moment est au contraire celui où elle reconnaît, et il a lieu lorsqu’au sentiment de différence succède celui de similitude. Dans ce second sentiment, nous montrerons plus loin qu’il existe encore un caractère d’activité trop méconnu82. D’un semblable à l’autre, d’une sensation présente à une image similaire il y a transition facile pour notre activité intellectuelle et sensible, sans choc, sans résistance ; l’accommodation se fait toute seule, la première idée s’adapte à l’autre sans effort : la ressemblance produit une facilité de représentation et d’ajustement qui fait que l’objet remplit notre attente. Quand je parcours un champ de neige, l’image affaiblie de ce que je viens de voir, l’image mnémonique persiste à côté de chaque sensation actuelle ; de plus, entre l’image mnémonique et la sensation, il y a une réciprocité d’adaptation telle que mon attente n’est jamais trompée. Je reconnais ce que j’attendais : je n’ai aucun choc intérieur, aucune résistance à vaincre. C’est ce qui fait qu’en général le souvenir des semblables est une harmonie et un plaisir : ma pensée trouve dans la réalité une aide. À l’origine, le sentiment de reconnaissance était enveloppé dans la satisfaction même de l’appétit : l’enfant qui aspire le lait maternel, à chaque aspiration, sent la coïncidence de la sensation nouvelle avec l’image de la sensation passée ; son imagination se remplit, pour ainsi dire, de la même manière que sa bouche : on peut dire qu’ainsi il reconnaît le plaisir déjà éprouvé et le lait déjà sucé. Plus tard, le sentiment de reconnaissance se subtilise et s’applique à des objets plus indifférents, mais il conserve toujours cet élément actif d’une énergie facilement déployée, qui va et revient d’un terme à l’autre sans heurt et sans secousse.

Notre théorie nous dispense d’invoquer, avec Ravaisson et Louis Ferri, un pur esprit chargé de faire la comparaison du passé avec le présent et d’en reconnaître la similitude par un acte tout « intellectuel ». L’animal n’a pas besoin de cet acte intellectuel pour sentir et reconnaître, sous des couleurs différentes qui se succèdent, ce je ne sais quoi de semblable, qui est impression continue de couleur sans être telle couleur particulière, et qui n’est pas son ou contact ; il y a sous les sensations visuelles une manière commune de sentir et de réagir qui, par la répétition et la variation des circonstances, se dégage elle-même des sensations particulières et devient souvenir ou image mnémonique.

L’image mnémonique se distingue spontanément de la perception parce fait même qu’elle est enveloppée d’autres images analogues plus ou moins vagues, d’autres souvenirs naissants qui lui font comme une estompe et en sont inséparables. Quand je reconnais un visage familier, je le vois accompagné d’une série indéfinie de reproductions plus faibles, comparables à la répétition d’un objet par deux glaces parallèles : toute image qui a ainsi une répétition d’elle-même dans un cadre de contiguïtés différentes se projette comme souvenir, et je ne tarde pas à distinguer ce genre d’image aussi aisément que je distingue, dans un paysage, la nuance bleuâtre du fond et la couleur vive du premier plan. Loin d’être une ligne, comme le soutiennent l’école anglaise et aussi Wundt, la conscience est un dessin compliqué, un monde simultanément saisi. Aussi le contraste s’établit-il tout seul entre la perspective d’images faibles constituant le passé et le tableau d’images vives constituant le présent, comme font contraste au grand soleil mon corps et son ombre, parce que les différences sont données ensemble et éclairées d’une même lumière. Se souvenir, c’est avoir dans cette même lumière une image vive et une image faible, semblables en qualité, différentes non seulement par l’intensité, mais encore par les relations avec les circonstances concomitantes : reconnaître son souvenir, c’est superposer les deux images, comme un géomètre superpose deux figures, et avoir conscience de leur identité partielle en même temps que de leurs contiguités différentes83.

Ce qui prouve que la reconnaissance est bien un jeu tropique intérieure produit par des opérations appétitives et sensitives, c’est que la mémoire, dans la reconnaissance des idées comme dans les autres actes, est sujette à des illusions et à des maladies. Ces illusions sont inexplicables pour les partisans du pur esprit. Il y a des cas de « fausse mémoire » où on se rappelle ce qui n’a pas eu lieu, où on croit reconnaître ce qu’en réalité on n’avait pas connu antérieurement : on projette alors dans le passé ce qui n’est que présent ; on prend pour un souvenir une impression actuelle, pour une répétition une nouveauté. Wigan, dans son livre sur la dualité de l’esprit, rapporte que, pendant qu’il assistait au service funèbre de la princesse Charlotte dans la chapelle de Windsor, il eut tout à coup le sentiment d’avoir été autrefois témoin du même spectacle. Un malade, dit Sanders, en apprenant la mort d’une personne qu’il connaissait, fut saisi d’une terreur indéfinissable, parce qu’il lui sembla qu’il avait déjà éprouvé cette même impression. « Je sentais que, déjà auparavant, étant couché ici, dans ce même lit, on était venu et on m’avait dit : Millier est mort. » Le cas de fausse mémoire le plus complet, selon Th. Ribot, est celui que rapporte le docteur Pick. Un homme instruit, raisonnant assez bien sa maladie, et qui en a donné une description écrite, fut pris, vers l’Age de trente-deux ans, d’un état mental particulier. S’il assistait à une fête, s’il visitait quelque endroit, s’il faisait quelque rencontre, cet événement, avec toutes ses circonstances, lui paraissait si familier, qu’il se sentait sûr d’avoir déjà éprouvé les mêmes impressions, étant entouré précisément des mêmes personnes ou des mêmes objets, avec le même ciel, avec le même temps, etc. Faisait-il quelque nouveau travail, il lui semblait l’avoir déjà fait et dans les mêmes conditions. Th. Ribot explique ces cas curieux en disant que le mécanisme de la mémoire « fonctionne à rebours » : on prend l’image vive du souvenir pour la sensation réelle, et la sensation réelle, déjà affaiblie, pour un souvenir. Nous croyons plutôt qu’il y a là un phénomène maladif d’écho et de répétition intérieure, analogue à celui qui a lieu dans le souvenir véritable : toutes les sensations nouvelles se trouvent avoir un retentissement et sont ainsi associées à des images consécutives qui les répètent ; par une sorte de mirage, ces représentations consécutives sont projetées dans le passé. C’est une diplopie dans le temps. Quand on voit double dans l’espace, c’est que les deux images ne se superposent pas ; de même, quand on voit double dans le temps, c’est qu’il y a dans les centres cérébraux un manque de synergie et de simultanéité, grâce auquel les ondulations similaires ne se fondent pas entièrement ; il en résulte dans la conscience une image double : l’une vive, l’autre ayant l’affaiblissement du souvenir ; le stéréoscope intérieur se trouvant dérangé, les deux images ne se confondent plus de manière à ne former qu’un objet. Au reste, toute explication complète est impossible dans l’état actuel de la science, mais ces cas maladifs nous font comprendre que l’apparence du familier et du connu tient à un certain sentiment aussi indéfinissable que l’impression du bleu ou du rouge, et qu’on peut considérer comme un sentiment de répétition ou de duplication. James Sully nous dit qu’il possède lui-même le pouvoir, quand il considère un objet nouveau, de se le représenter comme familier. C’est sans doute qu’il y a dans son esprit répétition, résurrection vague d’images d’objets semblables à celui qui est actuellement perçu. Le même mécanisme explique pourquoi on peut se souvenir sans reconnaître qu’on se souvient et en éprouvant le sentiment de nouveauté ; c’est qu’alors la duplicité normale des images est abolie et on n’en voit qu’une quand il en faudrait voir deux. C’est l’inverse des cas de fausse mémoire, où l’unité normale des images est abolie au profit d’une duplicité anormale. Parfois enfin le sentiment de familiarité et de reconnaissance produit par une impression nouvelle vient de ce que nous avons rêvé des choses analogues. Du monde de nos rêves nous arrivent parfois, dit James Sully, comme de brusques éclairs qui passent au milieu de nos sensations présentes, et ces éclairs sont trop rapides pour que nous reconnaissions la région d’où ils viennent. Radestock, dans son livre sur le sommeil, dit qu’il a eu la preuve de cette invasion des rêves au milieu de la réalité. « Souvent, dit-il, dans une promenade, l’idée m’est venue que j’avais déjà vu, entendu ou pensé auparavant ceci ou cela sans que je pusse me rappeler dans quelles circonstances. C’est ce qui m’est arrivé en particulier à l’époque où, en vue de la publication de mon livre, je prenais soigneusement note de tous mes rêves. Je pouvais donc, après des impressions de ce genre, me reporter à mes notes, et j’y ai généralement trouvé la confirmation de cette conjecture que j’avais déjà rêvé quelque chose d’analogue. » Gœthe, qui nous raconte dans le détail sa première enfance, soupçonne lui-même qu’il a bien pu rêver parfois ce dont il croit se souvenir. La mémoire a donc ses spectres et ses revenants, qui lui viennent du monde vaporeux des songes.

Qui sait même si, comme le croyait Platon et comme un darwiniste serait porté à le soutenir, nous n’avons pas parfois des réminiscences d’une expérience antérieure à notre naissance, et conséquemment ancestrale ? On déterminera peut-être un jour, dit James Sully, ce que l’expérience de nos ancêtres est au juste capable de nous fournir, si ce sont des tendances mentales vagues, ou des représentations presque définies. Si, par exemple, on constatait qu’un enfant qui appartient à une famille de marins, mais qui n’a jamais vu la mer aux sombres reflets, qui même n’en a jamais entendu parler, manifeste le sentiment de reconnaissance au moment où il la contemple pour la première fois, nous pourrions conclure à peu près sûrement qu’il y a là quelque chose comme un souvenir des événements antérieurs à la naissance. Quand le petit enfant fixe les yeux pour la première fois sur le visage humain, qui sait s’il n’éprouve pas le vague sentiment d’une chose qui n’est pas absolument nouvelle et qu’il a vue comme dans un songe ? Mais, tant que nous ne posséderons pas de documents précis sur ces points, il semble plus sage de rapporter les souvenirs nuageux qui hantent parfois l’esprit à des faits rentrant dans l’expérience personnelle de l’individu. En tout cas, si la mémoire a une véritable certitude quand elle est « fraîche », elle se perd parfois dans le lointain du temps et vient se fondre avec le rêve comme la mer à l’horizon se fond avec le ciel.

II

En résumé, c’est parce que les idées enveloppent des appétitions plus ou moins conscientes, parce qu’elles sont des sensations tendant à des mouvements déterminés, en un mot des forces, qu’elles peuvent être non seulement conservées et reproduites, mais encore reconnues. Reconnaître, en effet, c’est juger, comparer, projeter les choses à l’extérieur, dans l’espace et dans le temps ; or, c’est la tendance au mouvement, inhérente à toute image, qui lui donne cette force de projection et d’extériorité, par laquelle sont engendrées les formes du temps et de l’espace84. En outre, nous l’avons montré, la conscience des ressemblances et des différences, qui fait le fond de la reconnaissance, vient de ce que chaque image vive est saisie simultanément et classée avec d’autres plus faibles qui lui sont semblables, quoique différentes par leurs cadres et leurs milieux. La conscience, loin d’avoir la forme linéaire et toute successive que l’école anglaise lui attribue, saisit donc sans cesse des simultanéités, des harmonies. C’est parce que la conscience est ainsi composée et non simple, que la reproduction des sentiments semblables peut devenir leur reconnaissance ou la conscience de leur ressemblance. La reconnaissance elle-même est une harmonie composée d’une note dominante, — l’image actuelle —, de notes complémentaires, mais faibles et ayant un timbre particulier, qui sont comme des échos, enfin de la pédale continue, qui forme la basse fondamentale. Cette pédale est l’appétit, c’est-à-dire la vie tendant à persévérer dans le plaisir de vivre. Qu’y a-t-il en effet de continu au sein de nous-même qui puisse servir de fondement à la conscience et, par cela même, à la mémoire ? — A cette question ultime, Wundt répond : C’est la sensation de mouvement ; cette sensation, en effet, est continue, tandis que toutes les autres, comme celles du goût, de l’odorat, de l’ouïe, de la vue, semblent successives et intermittentes ; c’est donc dans la sensation ininterrompue du mouvement que viennent se fondre nos sensations fugitives ; la conscience fondamentale du mouvement est une synthèse de toutes les sensations, et elle fait le fond de la conscience générale, par conséquent du souvenir et de la reconnaissance. — Le fond, est-ce bien sûr ? Nous en approchons sans doute, mais nous n’y avons pas encore atteint. La sensation de mouvement enveloppe elle-même une conscience d’effort avec une sensation de résistance. L’effort, à son tour, n’est pas quelque chose de désintéressé, d’indifférent et de froid : sous sa forme primitive, dans l’être vivant et sentant, il est appétit. La vraie conscience primordiale et continue, c’est donc celle de l’appétit : vivre, c’est désirer, et désirer, c’est vivre ; l’effort est déjà chose dérivée, ainsi que la résistance, à plus forte raison la perception très complexe du mouvement dans l’espace. La vraie trame uniforme sur laquelle se dessinent toutes les broderies, c’est la conscience continue d’un bien-être attaché à l’être même, à l’action, au vouloir, et tendant à se maintenir au milieu de tous les obstacles. C’est par rapport à ce sentiment fondamental de l’existence et de l’action que nous classons toutes nos sensations, et la mémoire n’en est qu’une projection dans le passé, inséparable d’une projection symétrique dans l’avenir. L’image qui, dans telles ou telles circonstances, nous a causé du plaisir ou de la peine, tend à se réaliser de nouveau lorsque les mêmes circonstances sont encore données. Quand l’enfant voit le soir, dans sa chambre, l’obscurité s’éclairer tout à coup, il pense qu’en tournant les yeux il reverra la bougie souvent admirée : l’image renaissante appelle pour ainsi dire son objet et tend à s’y superposer. C’est donc la tendance et la tension, conséquemment la force de l’idée et du sentiment qui explique à la fois le souvenir et la prévision, choses inséparables à l’origine : se souvenir, c’est prévoir que, si on tourne les yeux, on reverra la bougie ; prévoir, c’est se souvenir qu’on a vu la bougie en tournant les yeux.

En définitive, pour expliquer la reconnaissance comme la conservation et la reproduction des idées, nous n’admettons ni le pur esprit des métaphysiciens, ni le mécanisme exclusif des physiologistes. Les explications mécanistes, nous les avons étendues aussi loin qu’il est possible, et même partout ; mais nous ne croyons pas pour cela que ce qui se retrouve partout soit le tout : c’est seulement un aspect universel de la réalité. Dans la mémoire comme ailleurs, nous admettons un élément irréductible au pur mécanisme et au pur intellectualisme, et cet élément est toujours le même : le désir, inséparable du sentir. Nous marquons ainsi la limite infranchissable des explications mécanistes : alte terminus hœrens. L’être complètement indifférent et insensible ne pourrait avoir aucune représentation, à plus forte raison en conserver, en reproduire, en reconnaître aucune. Se souvenir, c’est avoir senti et pouvoir sentir de nouveau : tout le mécanisme extérieur n’est que le moyen de rendre possibles et la sensation, et la renaissance de la sensation, et la reconnaissance de la sensation. Dès lors, l’élément mental ne peut être considéré, avec Maudsley et Th. Ribot, comme accidentel. Etant donnée une machine, si délicate qu’elle soit, on ne pourra y introduire « par accident » ni l’appétit, ni le rudiment de la conscience et de la mémoire. Les deux aspects, l’un mécanique, l’autre mental, sont également nécessaires et toujours inséparables : le second est présent dès le début sous une forme quelconque, et ne survient pas à la fin comme un « accessoire » ; la fleur éclatante de la conscience est déjà en germe dans les racines que cache le sol, parce que la vie est déjà dans ces racines, et avec la vie une sensibilité plus ou moins sourde, qui n’a besoin que d’être concentrée et multipliée pour mériter le nom de conscience. C’est là la différence de l’art naturel et de l’art humain. Aux yeux du psychologue, la vraie « mémoire élémentaire », pour employer le mot de Richet, c’est la sensibilité, dont la motilité est inséparable. Quant au physiologiste, il est le plus souvent réduit, comme le sont Th. Ribot et Maudsley, à faire des hypothèses sur les conditions organiques de la mémoire, et c’est un des partisans mêmes de la physiologie, Lewes, qui a dit excellemment : « Beaucoup de ce qui passe pour une explication physiologique des faits mentaux est simplement la traduction de ces faits en termes de physiologie hypothétique. » Mais supposons que le physiologiste connût parfaitement toutes les conditions organiques, tous les mouvements cérébraux qui correspondent au souvenir : en serait-il plus près de comprendre la sensation même, premier élément de la conscience et du souvenir ? Non, car toutes les conditions physiques de la sensation ne nous rendent pas raison de la sensation, par exemple de ce que nous éprouvons en sentant une brûlure, en voyant une couleur, en entendant un son. L’élément irréductible à l’analyse, c’est donc la sensation : le mental ne peut se ramener au mécanique ; c’est, au contraire, le mécanique qui se ramène au mental, puisque le mécanique n’est lui-même qu’un extrait des sensations de mouvement et de résistance. L’automatisme est un mode d’action et de réaction entre des éléments dont nous ne pouvons nous figurer la nature intime que sous des formes empruntées à notre conscience, et les lois mêmes du mécanisme, après tout, sont encore un emprunt à la conscience, à la pensée. Dès lors, nous consentons bien à dire avec les mécanistes : « Il n’y a rien dans la conscience et dans la mémoire qui ne soit un changement de sensations explicable par les lois des changements mécaniques » ; mais nous ajoutons : — Rien, excepté la sensation même85.

II
Conclusions sur l’évolution de la mémoire

Nos conclusions sur la nature essentielle de la mémoire nous permettent de marquer les divers stades de son évolution dans le passé et même dans l’avenir.

Au premier moment, nous l’avons vu, une sensation quelconque, forte ou faible, provoque un effort moteur. Le mouvement, une fois produit, se creuse mécaniquement un canal dans la masse cérébrale ; par cela même la résistance diminue, et avec la résistance l’émotion agréable ou pénible qui avait été pourtant la cause première de tout le reste. Puis, quand la voie est ouverte, la conscience ne sent presque plus que les bords du lit où coule le courant nerveux : la forme intellectuelle tend à remplacer le fond sensible ; c’est le second moment de l’évolution. Nous assistons alors à l’apparition de l’intelligence proprement dite, qui semble coïncider d’une manière générale, pour le physiologiste, avec la formation des fibres nerveuses. Ce sont en effet les fibres qui établissent des relations entre les diverses cellules ; or, l’intelligence porte surtout sur des relations : elle doit avoir pour principal organe ces fibres, ces canaux de communication où le sens intime, se rapprochant de l’état d’indifférence et s’exerçant sur des termes, devient entendement. Bientôt, à mesure que le cerveau s’organise, la voie devient encore plus facile et plus prompte. La vitesse et l’intensité du courant nerveux, tombant alors au-dessous des limites ordinaires, n’ont plus de contre-coup distinct dans les cellules centrales du moi : le pouvoir directeur n’a plus besoin d’être averti. Il en résulte une diminution progressive de l’effort et des contrastes qu’il entraîne, conséquemment de la sensibilité et de la conscience distincte. Jetez un regard sur les planches d’un livre de physiologie, vous serez frappé de l’inextricable écheveau que présentent les fibres grossies au microscope : c’est un tissu où l’action du temps, par l’hérédité et par la sélection naturelle, a fait des milliards de nœuds gordiens non encore dénoués par la science. Les courants nerveux se répandent sans cesse d’une fibre à l’autre comme les remous d’un torrent. En vertu de cette loi de « diffusion nerveuse », les mouvements réflexes peuvent, de telle cellule ébranlée sous l’influence d’une émotion, se propager aux cellules plus ou moins voisines : c’est une série de contre-coups. Par l’effet de l’habitude, des associations si faciles s’établissent entre les mouvements réflexes que le premier suggère et entraîne tous les autres. C’est ce qui a lieu dans la marche, dans les mouvements automatiques du musicien. Le physiologiste Carpenter raconte qu’un pianiste accompli exécuta un morceau de musique en dormant. Trousseau parle d’un musicien continuant de faire sa partie de violon dans un orchestre pendant un accès de vertige épileptique avec perte de conscience momentanée. Sans chercher des cas extraordinaires, dit Th. Ribot, nous trouvons dans nos actes journaliers des séries organiques complexes dont le commencement et la fin sont fixes, et dont les termes, différents les uns des autres, se succèdent dans un ordre constant ; par exemple : monter ou descendre un escalier dont nous avons un long usage. « Notre mémoire psychologique ignore le nombre des marches, notre mémoire organique le connaît à sa manière, ainsi que la division en étages, la distribution des paliers et d’autres détails : elle ne s’y trompe pas. » Pour la mémoire organique, ces séries bien définies sont « les analogues d’une phrase, d’un couplet de vers, d’un air musical pour la mémoire psychologique ». Il résulte de ces lois l’établissement de séries dont un terme est associé à tous les autres et les suggère. Enfin, une fois la coopération parfaitement établie dans la société de cellules, celles-ci fonctionnent d’elles-mêmes sans l’intervention de la volonté centrale : il n’y a plus mémoire consciente, mais instinct. C’est le troisième moment de l’évolution. La mémoire, selon Spencer, est un instinct en voie de formation : l’instinct est une mémoire complètement organisée, d’abord dans l’individu, puis dans l’espèce : c’est une « mémoire organique » et héréditaire. On pourrait dire plutôt que c’est une mémoire confiée par les centres supérieurs aux centres inférieurs, qui ont reçu peu à peu l’éducation nécessaire et sur lesquels le moi s’est déchargé de son travail.

En somme, c’est toujours l’émotion résultant de l’appétit qui est le premier ressort, le primum movens ; l’intelligence en est le substitut progressif et l’abréviation. La mémoire intellectuelle est un ensemble de signes au moyen desquels la conscience arrive à renouveler les idées par leurs contours sans renouveler les émotions et efforts qui en occupaient primitivement le fond. Quant à l’habitude et à l’instinct, ils sont un automatisme façonné peu à peu par la sensibilité même, par l’intelligence, par la volonté, pour les suppléer et accomplir sans effort ou faire accomplir par d’autres le même travail qui avait exigé un effort propre. La loi d’économie ou de moindre dépense n’est que la loi de moindre peine et de plus grand plaisir. C’est en vertu de cette loi que la nature tend à un minimum de complication, que la conscience distincte abandonne progressivement tous les phénomènes physiologiques où elle ne peut plus être d’aucun usage, que la mémoire enfin tend à se convertir en automatisme.

En faut-il de nouveau conclure, avec Maudsley et Th. Ribot, que la conscience soit elle-même une forme superficielle, sans efficacité propre ? — Mais, répondrons-nous, puisque la sélection naturelle élimine le facteur de la conscience là où il est inutile, c’est donc qu’il sert parfois à quelque chose, c’est qu’il a ses moments d’utilité, d’activité, d’efficacité, c’est qu’il fait partie des forces qui concourent à produire le développement de la vie. Bien plus, la conscience ne s’élimine sous un mode, — tel que l’effort volontaire ou l’intelligence réfléchie, l’émotion pénible ou même agréable, — que pour subsister sous un autre mode plus fondamental, comme l’appétit, le sentiment immédiat de la vie, le bien-être continu et indistinct : la conscience n’a pas pour cela entièrement disparu. Supposons, avec Pascal, un homme devenu machine en tout un homme dont les sens seraient entièrement fermés aux impressions nouvelles, dont la conscience même serait close à tout état nouveau, idée, image, sentiment ou désir, « les séries d’états de conscience et de souvenirs auxquelles cet homme serait réduit finiraient à la longue, dit Th. Ribot, par s’organiser si bien et d’une façon si monotone, qu’on ne trouverait plus en lui qu’un automate à peine conscient. » Les esprits bornés ou routiniers, ajoute le même auteur avec finesse, réalisent cette hypothèse en une certaine mesure, et c’est ce que Pascal avait déjà montré : « Pour la plus grande partie de leur vie, la conscience est un superflu. » On ne saurait mieux mettre en lumière la part du mécanisme dans la mémoire et sa tendance à se faire suppléer par un instinct animal. Toutefois les fonctions organiques elles-mêmes, qu’on s’efforce de réduire à un pur automatisme, présupposent dans les cellules vivantes des états de conscience rudimentaires, non sous la forme de l’intelligence réfléchie, mais sous celle de la sensibilité spontanée. Ne confondons pas, comme le fait trop souvent Maudsley, le pouvoir de sentir, qui est la conscience en son acception la plus générale, avec la conscience de soi. Celle-ci peut être du « superflu » ; l’autre, pour le psychologue, est le nécessaire. L’automate « à peine conscient », dont toute la conduite n’est plus que routine, a toujours le sentiment sourd de la vie, de l’être et du bien-être86.

Après l’évolution de la mémoire dans le passé, considérons son évolution probable dans l’avenir. Faut-il exagérer la pensée de Pascal jusqu’à croire que l’être vivant pourra devenir par la suite, au sens propre du mot, « machine en tout » ? Quelques philosophes ont soutenuw récemment cette hypothèse ; ils ont cru pouvoir prédire que, dans les siècles à venir, l’homme deviendra de plus en plus inconscient. Tous les actes de la vie physique ou intellectuelle, disent-ils, tendent à se faire d’une façon automatique, et c’est en cela même que consiste le progrès. Si les opérations intellectuelles pouvaient devenir aussi automatiques que celles de la vie organique, ajoutent-ils, elles seraient bien supérieures à ce qu’elles sont maintenant. Étant donnés les éléments d’un problème, l’intelligence le résoudrait avec autant de précision que les cellules contenues dans l’intérieur d’un œuf en mettent à se réunir pour former les diverses parties de l’animal, « opération bien autrement compliquée que le plus difficile de tous les problèmes que l’intelligence peut résoudre »87. L’œuf se souvient à sa manière de la loi selon laquelle il doit évoluer, lex imita ; de même, l’intelligence porterait en soi son « Discours de la Méthode » à l’état de souvenir inconscient ; la mémoire serait devenue tout organique, tout héréditaire, et la conservation des idées n’aurait pas besoin de la reconnaissance. En un mot, l’instinct, cette mémoire de l’espèce, aurait remplacé partout la mémoire et la conscience de l’individu.

Telles sont les prévisions que l’on a hasardées sur l’avenir de l’humanité. Elles nous paraissent contraires aux inductions qu’on peut tirer du passé même. Le résultat des lois de l’hérédité, chez les êtres vivants, n’a pas été jusqu’ici un accroissement d’inconscience, mais au contraire un accroissement de conscience. A mesure qu’on s’élève dans l’échelle animale, les êtres deviennent plus sensibles. C’est que, dans l’évolution intérieure et dans le développement des opérations mentales, il faut distinguer deux choses : les procédés mécaniques et leurs résultats dans la conscience. Par l’habitude acquise ou héréditaire, les procédés mécaniques deviennent de plus en plus inconscients et finissent par être du pur automatisme : c’est ce qui arrive, par exemple, chez le pianiste, dont les doigts fonctionnent avec l’exactitude d’un instrument de précision. S’ensuit-il que les résultats des opérations échappent à la conscience ? Au contraire, ils viennent se résumer dans une synthèse de plus en plus complète, qui n’est autre qu’une sensibilité de plus en plus riche et de plus en plus intuitive. Chopin était inconscient du jeu mécanique de ses muscles, et même du jeu de ces muscles intérieurs qui sont le raisonnement et le calcul ; était-il pour cela inconscient de ces joies ou de ces souffrances intérieures, de ces intuitions du génie où vient se concentrer tout un monde ? Sa mémoire, sans savoir comment, conservait et reproduisait mille images, mais, quand elles apparaissaient évoquées par l’inspiration, il les reconnaissait comme les émotions de toute une existence, condensées en une série d’accords joyeux ou tristes. Dans la vie comme dans l’art, ce sont les résultats qui importent et non les procédés par lesquels ils ont été obtenus : dans la mémoire, c’est la puissance de ressusciter aux yeux de la conscience un monde disparu qui importe, non les moyens de mnémotechnie naturelle ou artificielle par lesquels les idées sont conservées et associées. Si révolution semble étendre d’un côté la sphère de l’inconscience, c’est pour pouvoir étendre d’un autre côté celle de la conscience même : les chefs-d’œuvre de son subtil mécanisme ont pour effet de rendre possible une sensibilité plus subtile encore.