(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Introduction »
/ 2348
(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Introduction »

Introduction

Les anciens appelaient les idées des espèces, species, et ce sont en effet les espèces du monde intérieur, qui correspondent à celles du monde extérieur. Tous les règnes de la nature n’ont-ils pas leurs images dans notre pensée, où se fait une classification plus ou moins exacte des êtres, une reproduction plus ou moins fidèle de leurs types et du plan que réalise l’univers ? On connaît la belle allégorie de Schopenhauer : « Deux choses étaient devant moi, deux corps pesants, de formes régulières, beaux à voir. L’un était un vase de jaspe avec des anses d’or ; l’autre, un corps organisé, un homme. Après les avoir longtemps admirés du dehors, je priai le génie qui m’accompagnait de me laisser pénétrer dans leur intérieur. Il me le permit, et dans le vase je ne trouvai rien, si ce n’est la pression de la pesanteur et je ne sais quelle obscure tendance réciproque entre ses parties ; mais quand je pénétrai dans l’autre objet, quelle surprise ! Dans la partie supérieure appelée la tête, et qui, vue du dehors, semblait un objet comme tous les autres, circonscrit dans l’espace, pesant, etc., je trouvai quoi ? le monde lui-même, avec l’immensité de l’espace, dans lequel le Tout est contenu, et l’immensité du temps, dans lequel le Tout se meut, et la prodigieuse variété des choses qui remplissent l’espace et le temps, et, ce qui est presque insensé à dire, je m’y aperçus moi-même, allant et venant. Oui, voilà ce que je découvris dans cet objet à peine aussi gros qu’un gros fruit, et que le bourreau peut faire tomber d’un seul coup, de manière à plonger du même coup dans la nuit le monde qui y est renfermé. »

La genèse des idées dans ce monde intérieur ne donne pas lieu, de nos jours, à moins de discussions que la genèse des espèces dans le monde extérieur ; la loi qui régit l’une semble aussi régir l’autre. Le platonisme se figurait des modèles éternels sur lesquels la nature règle la production des êtres, comme l’artiste règle son œuvre sur un idéal préconçu. Cuvier ne fit que commenter Platon en même temps que la Bible lorsqu’il admettait des embranchements ayant leurs types absolument distincts, des espèces irréductibles à quelque ancêtre commun, créations successives d’un Dieu modelant les êtres sur ses idées. En face de cette conception s’est élevée la doctrine moderne de l’évolution et de la sélection naturelle, qui entreprend d’expliquer les diverses formes de la vie par le triage séculaire des combinaisons les plus capables de survivre. Cette doctrine étend de nos jours la même explication aux espèces intérieures, aux idées. Elle les attribue à une lente sélection où les mieux réussies l’emportent, subsistent, s’impriment dans l’organisme et deviennent enfin héréditaires. Les physiologistes modernes ont montré que l’embryon humain, à travers les formes passagères de son développement, reproduit d’une manière provisoire et fugitive plusieurs formes arrêtées et permanentes dans les espèces inférieures : il traverse à la hâte, en quelque sorte, la nature animale, il la résume en une esquisse rapide, avant d’être homme. Quelque chose d’analogue se produit dans la genèse des idées : nous commençons par penser à la manière des animaux, avant de penser à la manière humaine ; nous réalisons, pour les dépasser, les diverses phases de leur évolution intellectuelle. C’est, précisément ce qui fait que notre pensée enveloppe en elle de quoi comprendre la nature et tout ce qui nous est inférieur ; en ce sens, on peut dire que, pour apprendre, il suffit de nous souvenir, non pas, comme croyait Platon, d’un monde intelligible, mais du monde sensible. Chacun de nous résume et exprime en soi les différents règnes de la nature, avant d’entrer dans le règne humain. En même temps nous pressentons un ordre supérieur dont nous semblons porter en nous le germe encore latent.

Il s’agit, en somme, de savoir quel est le rôle, quelle est l’action et la force propre de l’intelligence en face du monde. Selon nous, trois réponses sont possibles. La première est naturaliste ; elle consiste à représenter la pensée comme le reflet ou l’enregistrement passif des objets extérieurs et des lois de la nature, auxquelles elle n’aurait aucune part : c’est la forme de l’objet qui explique seule celle de l’image dans le miroir. Selon cette hypothèse le monde réel, tout achevé à l’avance, n’a plus, comme dit encore Schopenhauer, « qu’à entrer tout bonnement dans la tête à travers les sens et les ouvertures de leurs organes ». Le monde « existerait là, dehors, tout réel objectivement et sans notre concours ; puis il arriverait à pénétrer, par une simple impression sur les sens, dans notre tête, où, comme là dehors, il se mettrait à exister une seconde fois ». En face de cette doctrine, l’idéalisme représente le sujet pensant comme le principe même des lois universelles et des relations nécessaires que l’on croit découvrir dans les objets extérieurs : c’est la forme du miroir qui explique celle de l’image, et par cela même de l’objet représenté. L’idéalisme kantien de Schopenhauer peut être pris comme l’expression la plus récente et la plus remarquable de cette doctrine. Le monde de la connaissance, dit Schopenhauer, n’existerait plus si cette sorte d’objets qu’on appelle cerveaux « ne pullulaient sans cesse, pareils à des champignons, pour recevoir le monde prêt à sombrer dans le néant et se renvoyer entre eux, comme un ballon, cette grande image identique en tous, dont ils expriment l’identité par le mot d’objet ». Le monde, conclut Schopenhauer, l’objet de la connaissance, c’est « ma représentation » ; l’étendue, le temps, la causalité, ma pensée les met dans le monde, organise le chaos des phénomènes selon sa propre loi et prononce le fiat lux. Il n’y a point d’objet sans sujet, de monde sans une pensée qui le conçoit ; les idées qui semblent me venir du dehors, c’est moi qui les forme, et, comme le disait Kant, ce n’est pas la pensée qui se conforme aux choses, ce sont les choses qui se conforment à la pensée. Telle est l’hypothèse idéaliste dans son antithèse la plus complète avec l’hypothèse naturaliste. Mais, selon nous, une troisième théorie des idées est possible : c’est celle qui, sous l’opposition du sujet pensant et du sujet pensé, chercherait une unité plus profonde, une action commune à l’esprit et aux choses, un processus universel dont la « représentation intellectuelle » est un moment et une manifestation incomplète. Cette doctrine d’unité, que Schopenhauer lui-même poursuivait et à laquelle il a contribué pour sa part, serait, pour employer le terme aujourd’hui en faveur, une sorte de monisme. Or, qu’y a-t-il dans la conscience de plus profond, de plus irréductible, qui se retrouve également dans les objets extérieurs ? — La vie, ou plus généralement l’action, qui elle-même ne se comprend que comme désir et volonté. Schopenhauer l’admet, mais il n’en tire point les conséquences légitimes pour l’explication des idées et de leur force. Il n’a pas su montrer dans cette « volonté de vivre » qui, selon lui, fait le fond commun de tous les êtres, la vraie origine de nos idées universelles et nécessaires, des formes à la fois cérébrales et mentales à travers lesquelles nous apercevons toutes choses. Sa théorie des idées demeure encore un pur idéalisme à la manière de Platon et de Kant, sans connexion visible avec sa philosophie de la volonté. Il oppose violemment la « représentation » intellectuelle à la « volonté » aveugle et inintelligente sans en montrer le lien ; il déclare même ce lien absolument « inexplicable ». Nous croyons, au contraire, que l’explication des formes de la pensée tient, en grande partie, aux fonctions de la volonté et aux nécessités de la vie. Sous le dualisme de la volonté et de l’intelligence, auquel s’est arrêté Schopenhauer, il faut chercher l’unité. Ce sera, selon nous, rattacher la genèse des idées aux lois les plus fondamentales de la réalité que de l’expliquer par les lois mêmes du désir. Nous ne dirons pas : Revenons à Kant ; nous dirons : Dépassons Kant, dépassons Schopenhauer lui-même, dépassons aussi Spencer. En adoptant la doctrine de révolution, nous ne la prendrons plus dans ce sens trop matérialiste dont Spencer se contente et qui ne laisse à la pensée que le rôle d’un appareil enregistreur ; mieux entendue, la doctrine de l’évolution doit faire à la pensée sa place légitime dans le développement des choses et, à plus forte raison, dans le développement des idées. Ainsi pourront se réconcilier, en ce qu’ils ont de plus essentiel, l’idéalisme et le naturalisme : les idées deviendront des formes supérieures de la vie et de la volonté, par cela même des idées-forces, au lieu de demeurer inactives dans un monde de reflets et de fantômes.