(1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre VI. Le Bovarysme essentiel de l’humanité »
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(1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre VI. Le Bovarysme essentiel de l’humanité »

Chapitre VI. Le Bovarysme essentiel de l’humanité

I. Le Bovarysme moral : Illusion du libre-arbitre. — Sa conséquence : la responsabilité. — Illusion de l’unité de la personne. II. Le Bovarysme passionnel ou le Génie de l’espèce : l’homme, en proie à la passion de l’amour, tandis qu’il croit assurer son bonheur personnel, accomplit le vœu de l’espèce. III. Le Bovarysme scientifique ou le Génie de la connaissance : L’homme, croyant augmenter, par la recherche intellectuelle, la somme de ses joies, n’augmente que la somme de ses connaissances — Double mobile de la recherche intellectuelle : Mobile métaphysique : l’homme mortel se veut immortel. — Mobile d’intérêt immédiat : par la connaissance des lois de la nature, l’homme prétend accroître son bien-être. La Religion du Progrès par la science La faculté, de mécontentement.

Le Bovarysme, tel qu’on vient de l’observer chez l’individu, et parmi les collectivités, apparaît ainsi qu’un cas exceptionnel. Il semble qu’il n’affecte que quelques individus parmi beaucoup d’autres ou quelques groupes sociaux à un moment déterminé de leur histoire ; il semble, qu’à ces exemples, choisis pour illustrer un cas pathologique, il soit possible d’opposer nombre de ces normaux, où des réalités, individuelles ou sociales, se montrent en harmonie avec elles-mêmes et nous offrent le spectacle d’un ensemble coordonné. On va maintenant considérer certaines manières d’être et certaines croyances communes à l’humanité tout entière, à ce point qu’elles semblent conditionner son existence, et dont on va montrer qu’elles comportent toutes un fait flagrant de Bovarysme. De ces états profonds de la nature humaine, l’un des plus importants est cette croyance, à laquelle quelques hommes exceptionnels échappent seuls — encore n’est-ce qu’en théorie — cette croyance sur laquelle toute notre civilisation d’occident semble fondée : l’homme se croit libre.

L’homme se croit libre, il s’estime pourvu d’un libre arbitre. Cela suppose qu’il détient un double pouvoir, que d’une part il est apte à discerner ce qu’il convient de faire de ce, qu’il convient d’éviter, le bien du mal ; que, d’autre part, ayant fait cette distinction, il est en son pouvoir de conformer sa conduite à son choix.

Cette illusion est si forte que des philosophes en ont été dupes. Sans parler des maîtres de la philosophie officielle, dont l’enseignement, donné sous forme spiritualiste ou kantienne, fonde la morale sur cette croyance, un penseur comme Amiel en vient à ce compromis de formuler que si l’homme n’est pas libre absolument, du moins il y a du jeu dans le mécanisme de nécessité qui le contraint.

Dès que l’on tente pourtant de se représenter ce que pourrait être le mode de production d’un acte libre, on est contraint de faire appel à des éléments qui entrent nécessairement dans la genèse de tout acte, dont il est impossible de jamais faire abstraction et dont il faut bien reconnaître qu’ils ne sont pas sous notre dépendance. Un acte libre, et qui semble supposer un choix entre plusieurs autres, exige l’intervention de la conscience : il faut admettre qu’en présence d’un acte à accomplir plusieurs réalisations possibles se reflètent par avance dans la conscience. C’est entre ces divers possibles, après un débat raisonné des motifs, que l’être libre, que l’on imagine procédant à cet examen, choisit l’acte à accomplir et le réalise. Or de quelque ordre de considérations que cet être s’inspire pour prendre parti, qu’il tienne compte d’une idée morale, d’un intérêt ou d’une passion, ne voit-on pas que tous les éléments d’après lesquels il décide, s’ils figurent maintenant dans la conscience, y ont été projetés d’un lieu inconnu, par une force inconnue et que la conscience ne gouverne pas. Ils figurent dans le miroir de la conscience ou n’y figurent pas en raison de causes inappréciables et non pas selon qu’il plaît à la conscience : ils figurent chez celui-ci et sont absents chez celui-là. Ils sont projetés chez les uns et les autres au gré des différences individuelles, avec une netteté et selon des hiérarchies très diverses. Ainsi la décision soi-disant libre qui sort de l’examen des motifs s’exerce sur des matériaux qui n’ont pu eux-mêmes être choisis et qui furent au contraire imposés. Le choix est nécessairement déterminé par le nombre et la qualité des éléments que l’on vient de dire, l’action de ces éléments, facteurs de l’acte, combinée elle-même avec l’inclination dominante, intéressée, passionnelle, intellectuelle ou morale, de l’être qui choisit. Or cette inclination elle-même n’est pas choisie librement : elle. sort de l’inconnu physiologique.

L’acte même par lequel un esprit veut se rendre attentif et susciter dans le champ de la conscience des motifs de se résoudre nouveaux et plus forts, cet acte même ne suppose aucune liberté, car il est accompli par celui-ci et ne l’est pas par celui-là, bien que celui-ci et celui-là aient un intérêt identique à l’accomplir. Mais l’illusion contraire vient de ce que l’on confond constamment le fait de prendre conscienced’un acte, d’une intention, d’un effort, ou d’un désir de s’efforcer, le pouvoir spectaculaire de constater que cet acte, cette intention, cet effort, ce désir se sont élevés de l’inconnu physiologique, — avec le pouvoirde susciter cet acte, cette intention, cet effort, ce désir.

Si d’autre part, ayant construit les conséquences logiques qui devraient suivre l’existence d’un libre arbitre, on abaisse les yeux sur la réalité pour y découvrir ces conséquences, on s’aperçoit aussitôt qu’elles y sont absentes.

Le libre arbitre, ainsi qu’on l’a dit, supposerait en effet chez l’homme le pouvoir de conformer toujours ses actes aux conclusions de sa raison. Or cette raison lui apprend à distinguer le bien du mal, pour employer ici les mots au sens que les moralistes leur assignent. Cette raison lui commande aussi d’accomplir le bien et d’éviter le mal. Il suit de là que le mal moral ne devrait pas exister. Or tous les moralistes accordent qu’il existe. À défaut de preuves plus intimes et que tout homme, accoutumé à s’apprécier sous le jour de la morale traditionnelle, trouvera dans sa conscience, les pénalités de toutes sortes en font foi. Elles font foi également, et avec la même force, soit qu’elles s’appliquent à des coupables, soit qu’elles frappent des innocents.

Cette constatation de fait, l’existence du mal moral, est inconciliable, on le répète, avec l’hypothèse d’un libre arbitre. Quel mobile déterminerait en effet un homme connaissant ce qui est bien et libre de l’accomplir à accomplir ce qui est mal ? La recherche de l’agréable, qui diffère du bien, répond un groupe de moralistes.

Voici donc les hommes en proie à deux forces contraires qui les attirent l’une et l’autre dans des directions différentes. Mais aussitôt il devient nécessaire que chacun obéisse à la plus forte : il est également impossible d’imaginer une autre solution ou de prétendre que la force la plus faible l’emporte. Or cette nécessité ne laisse pas la plus petite place à la liberté humaine. Selon que le sentiment du devoir opposé au sentiment du plaisir sera le plus fort ou le plus faible en raison d’une hérédité, d’une éducation et de circonstances inconnues et complexes, il l’emportera ou cédera le pas. En chaque homme ces deux mobiles sont disposés selon une ordonnance et selon des rapports auxquels il n’a rien à voir et chaque homme est tenu par une contrainte logique, supérieure à toute conception de devoir, de conformer strictement sa conduite aux conséquences nécessaires de cette hiérarchie intime. À vrai dire, dans cette hypothèse qui distingue d’une façon absolue le bien de l’agréable, il semble que la plupart des hommes souhaiteront que l’inclination vers le plaisir soit chez eux la plus forte et l’emporte sur l’autre : le sentiment du devoir risquera de devenir à leurs yeux le mauvais principe. Mais cela ne fera pas qu’ils soient libres de rien changer à leur disposition intérieure ; ce vain désir n’empêchera pas les uns d’être condamnés à se satisfaire, quelque conséquence sociale qui puisse d’ailleurs en résulter pour eux ; il n’empêchera non plus les autres d’être condamnés à se contraindre, à s’interdire toute joie, en raison de la suprématie dans leur organisme du sentiment du devoir, qui ne cessera de les tenir en laisse à l’écart des plaisirs où ils aspirent.

Ainsi cette distinction établie entre le bien moral et l’agréable ne laisse place à aucune liberté. Un second groupe de moralistes va donc renier cette interprétation, et se désintéressant de la faillite à laquelle elle aboutit, admettre qu’il y a confusion entre le bien moral et le bonheur. Mais cette nouvelle conception, comme on va le voir, est aussi destructrice que la précédente de l’hypothèse d’un libre arbitre : car elle ne laisse non plus aucune place à l’existence du mal moral, en sorte que l’existence du mal moral, que les moralistes accordent, la détruit.

Si cette confusion existe entre le bien et l’agréable, on ne conçoit pas en effet que l’homme, pourvu d’un libre arbitre et gouverné par le seul mobile de l’aspiration au bonheur, n’adopte pas dans tous les cas les principes de conduite que commande la loi morale, puisque celle-ci conduit à la pratique du bien qui procure le bonheur. S’il agit autrement, c’est donc par ignorance, c’est donc parce qu’une partie des éléments du problème lui est cachée ; en ce cas, la liberté de son choix est entravée par défaut de connaissance. Un choix n’est pas libre si, dans une délibération qui comporte vingt partis d’inégale valeur, on n’en laisse voir à l’intéressé que quatre ou cinq. Si, au contraire, tous les éléments du problème lui sont fournis, et s’il choisit le mal au lieu du bien, ce qui lui est funeste au lieu de ce qui lui profite, il faut bien accorder qu’une nécessité plus forte le contraint et bride sa liberté.

Cette hypothèse de la confusion du bien moral et du bonheur supporte pourtant une construction plus plausible que la précédente de la conduite humaine. Comme elle n’a plus recours à une opposition entre l’agréable et le bien moral, une seule et même inclination suffit à expliquer tous les actes. Elle y réussit en effet dès que l’on retranche le libre arbitre. L’homme en toutes occasions va dans la direction où l’attirent les promesses du bonheur qu’il juge le plus grand. Mais la physiologie intervient ici pour différencier, selon mille proportions et mille nuances, ce mobile unique des actions humaines. Selon que le système nerveux est plus ou moins complexe, selon qu’il comporte des centres d’inhibition plus ou moins nombreux, plus ou moins forts, scion que la faculté d’imaginer et la mémoire sont plus ou moins puissantes, plus ou moins capables de combattre les excitations immédiates par la représentation d’excitations futures ou passées, selon le degré de force ou de faiblesse également de cette excitation immédiate, au gré de toutes ces causes purement organiques, l’individu se forme une conception du bonheur plus ou moins brutale, plus ou moins abstraite et raffinée. L’inclination vers ce que l’on nomme le bien moral suppose toujours un certain degré de prédominance de la faculté d’imaginer sur la sensibilité immédiate : mais elle peut résulter aussi bien, car il ne s’agit là que d’un rapport, de la faiblesse de celle-ci que de la force de celle-là, en sorte que parmi ceux que la morale qualifie bons et qui se conforment aux prescriptions fixées par l’idéal social ou religieux du moment, il y a déjà des différences extrêmes. Si tôt que l’équilibre moral est rompu, voici, par excès d’impulsion, ou par faiblesse de certains centres d’inhibition, parabolition d’un certain ordre de représentations, voici la folie pure et simple, ou plus dangereuse pour celui qu’elle possède, la folie par accès avec ses formes les plus incompréhensibles pour l’homme normal, la folie homicide, la tendance irrésistible au suicide, la kleptomanie, le vampirisme, le mysticisme, le jeu, l’avarice. Voici enfin ce mélange de bien et de mal, de passions tour à tour contenues et lâchées, de méchanceté et de bonté qui est le lot du plus grand nombre.

Et tous ces états, les normaux comme les anormaux, résultent d’une disposition physiologique héréditaire à laquelle rien ne peut être changé, si ce n’est dans une petite mesure par des circonstances fortuites, indépendantes absolument de l’individu lui-même : le milieu où il naît, l’éducation qu’il reçoit, la pénétration intellectuelle dont il dispose et qui lui permettra d’intervenir avec plus ou moins de bonheur dans sa physiologie, l’état peut-être de la science médicale contemporaine.

Voici donc l’homme : rigoureusement déterminé quant à la qualité, quant au degré de sa force — physique, intellectuelle et morale — par des causes situées dans le passé et intangibles, façonné par des circonstances dont il n’est pas maître, qui surgissent ou ne surgissent pas, et qui décident quel parti sera tiré de l’élasticité rigoureusement limitée elle-même de ses instincts hérités, cet homme dont la faculté de s’efforcer, de réagir, de se résoudre, sort de l’inconnu, cet homme se croit libre. Il n’est pas de manifestation plus triomphante du pouvoir qui lui fut départi de se concevoir autre qu’il n’est. L’homme modelé par la fatalité se conçoit libre de déterminer son évolution, de se façonner à son gré, d’être le créateur volontaire de son être.

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Une telle conception n’est pas restée stérile : on en a tiré des conséquences. Or, pour qui est parvenu à percer entièrement le brouillard qui favorise l’illusion commune, il n’est pas de spectacle plus singulier, plus comique et plus terrible à la fois, que celui du contraste qui apparaît ici entre la réalité des choses et l’interprétation qui en est imaginée par la cervelle humaine.

Le premier effet de la croyance : — l’homme est pourvu d’un libre arbitre — est de faire naître cette autre croyance : — l’homme est responsable. Sur cette idée de responsabilité est fondé tout le système de l’éducation individuelle et sociale qui implique le droit de punir. Or la croyance à la légitimité de la peine n’appartient pas seulement à celui qui punit : elle est encore enracinée dans le cœur de celui qui est puni. Si le châtiment social lui fait défaut, il s’invente avec le remords une peine intérieure et qu’il emporte avec lui.

Mais où le spectacle éclate dans son étrangeté, c’est précisément où la croyance à la liberté humaine semble entrer en composition avec la croyance contraire : à la place de ce défaut de liberté absolu, qui assimile tout homme à l’acteur récitant un drame conformément au texte, exécutant fidèlement les jeux de scène prescrits, et ne pouvant, par aucune intervention personnelle, modifier son personnage, la société, représentée par ses tribunaux, et l’individu, au for de sa conscience, ont imaginé des distinctions et des nuances. Voici, à cause de ces distinctions, des cas où l’homme est responsable entièrement, voici des cas où il ne l’est qu’imparfaitement, en voici d’autres où il ne l’est pas du tout. Que l’on transpose le spectacle humain en celui-ci : une troupe d’excellents automates, construits par quelque Edison pour le divertissement des spectateurs, descend des tréteaux sur la place publique et ces automates marchent comme des hommes, se mêlent aux assistants, tiennent aux femmes des propos lestes, exécutent mille facéties, enlevant à l’un son chapeau, à l’autre son mouchoir, à la grande joie de la foule indulgente. Mais parmi ces automates en voici un qui semble prendre part à la gaîté commune : il est si parfaitement imité qu’il est comme tout le monde : on le prend vraiment pour un homme. Et comme à la faveur de la bousculade il s’est emparé d’une bourse, le voici appréhendé par les agents, traduit devant un tribunal. Le juge le condamne, l’automate ira en prison.

Il en est ainsi pour les hommes ; ils sont pour la plupart des automates trop parfaits ; l’extrême complexité des mouvements et des actes qu’ils sont capables d’accomplir masque la nécessité qui les gouverne. L’impossibilité de pénétrer les lois du déterminisme qui les mène fait imaginer un mode contraire à la nécessité, que l’on nomme liberté, et qui n’est définissable que par les conséquences qu’on lui attribue.

Un certain état d’équilibre instable entre les instincts multiples et communs à tous, donne à l’individu cette apparence de la liberté. On le dit libre et responsable dès qu’il est normal, dès que tous les poids qui concourent pour l’ordinaire à former cet équilibre instable se laissent voir dans la somme des éléments psychologiques qui le composent. Il croit alors lui-même à sa liberté et s’il agit tantôt bien et tantôt mal, il se juge responsable, s’attribue du mérite et du démérite. Il explique par sa liberté les différences de sa conduite, il ne voit pas que si ayant bien agi hier, il agit mal aujourd’hui, c’est parce qu’aujourd’hui quelques circonstances se sont ajoutées ou ont fait défaut autour de l’acte à accomplir : un bon conseil a manqué, quelque alcool fut en trop. D’ailleurs, si le sujet est très sensible, si ses différents instincts d’action et de réaction sont en équilibre très instable, ce peut être une cause beaucoup plus ténue encore, invisible, innommable qui décide avec nécessité de la tournure de l’acte. Mais parce que précisément les ficelles qui font ici mouvoir l’automate sont beaucoup trop fines, on nie l’automatisme, on conclut à la responsabilité. Si au contraire un individu se montre en proie à une manie habituelle, si les causes qui agissent sur la plupart des hommes pour les empêcher de commettre un acte — la présence d’autres hommes, la certitude du châtiment, — n’ont pas de prise sur lui, on constate alors que quelques-uns des poids ou des contrepoids qui constituent une personnalité normale font défaut chez lui, on le déclare automate, il devient irresponsable, le Bovarysme cesse à son égard, on le conçoit tel qu’il est.

Ainsi l’automatisme, qui est universel, ne se reconnaît que si quelques-uns des fils sont cassés qui font mouvoir les bons automates. Tant que ces fils sont en nombre normal et si surtout ils sont bien enchevêtrés, si leur jeu est rapide et imprévu, l’automate est pris pour un homme libre : il est responsable et les conséquences de cette conception bovaryque s’exercent à son égard avec toute leur rigueur. On guillotine en France, bon an mal an, une douzaine d’automates : presque tous, à leurs derniers moments, se repentent, se confessent, communient, embrassent l’aumônier. C’est ainsi qu’en mourant ils rendent hommage à la justice des hommes, et témoignent de leur foi en leur libre arbitre. C’est ainsi que jusqu’à leur dernier souffle ils continuent de se concevoir autres qu’ils ne sont, comme si c’était là la condition même de leur existence.

Il y a des automates heureux : l’hérédité les a façonnés de telle sorte, les circonstances extérieures leur sont à ce point favorables, que toutes choses leur sont prospères. Leur conduite est constamment conforme aux lois de la probité, à la conception que l’idéal de l’époque a formée de l’honnête homme, et à vivre de la sorte, ils rencontrent à la fois la fortune et l’estime publique. Mais cela ne leur suffit pas et ils veulent avoir encore le mérite de leur vertu et de leur bonheur.

Le sentiment du mérite, avec la satisfaction intérieure qu’il apporte à ceux que le sort favorisa d’un équilibre profitable et de facultés en harmonie avec les nécessités du milieu, telle est en effet la face heureuse de cette conception bovaryque en vertu de laquelle l’homme se croit libre de se modifier et de créer sa destinée.

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Parmi les fausses conceptions que l’homme prend de lui-même et qui composent le Bovarysme essentiel de l’humanité, on a donné la première place à la croyance au libre arbitre parce qu’elle engendre des conséquences pratiques immédiates et qu’elle est, de ce fait, plus saillante. Elle n’est toutefois qu’une conséquence elle-même d’une autre illusion plus profonde et qui l’explique en partie : l’illusion de la personnalité, la croyance à l’unité du moi. L’homme composé et résultante d’instincts et de moments multiples se conçoit un.

Ce n’est pas que, dans le domaine de la relation, l’homme ne constitue une unité. Chaque homme apparaît bien distinct de tous les autres. Mais cette unité relative est confondue avec une unité positive.

On ne voit pas que ce corps, différencié dans l’espace d’une série d’autres corps auxquels il s’appareille par des ressemblances spécifiques, n’est, quand on l’analyse isolément, qu’un composé de parties à l’infini. C’est par un procédé de simplification grossier que l’on se tient à donner le nom d’instincts aux diverses parties qui concourent à la formation de cette entité complexe qu’est la personne humaine : ces instincts eux-mêmes, sous le nom abstrait dont nous les désignons et au moyen duquel nous les isolons pour les saisir, cachent une multiplicité fourmillante d’existences séparées qui déjà se dérobent à notre regard et à nos nomenclatures.

Il suffit, pour expliquer comment se forme l’illusion d’un moi unique, de montrer le jeu de ces instincts divers dans la conscience. Tandis que de tous les centres nerveux où ils sont blottis, ils s’élancent, se combattent, parviennent à établir entre eux une hiérarchie plus ou moins stable, ils se reflètent tous dans la conscience où un instinct spectateur toujours en éveil, toujours présent, tandis que les autres se succèdent, s’attribue la causalité de tout fait accompli et endosse les bénéfices et les dommages de la bataille engagée. La relation qui s’établit à chaque moment entre la multiplicité des instincts, tel est le phénomène composite, l’état de fait, instable et passager, auquel l’instinct spectateur confère un semblant d’unité en le prenant à son compte. En sorte que la suite des mensonges que l’on vient de décrire s’achève ou plutôt prend sa source en cette fiction originelle d’un instinct spectateur qui se croit l’auteur et l’acteur unique d’un drame à cent personnages auquel il assiste.

II

Le Bovarysme de la personnalité que l’on vient de décrire explique et légitime les autres mensonges qui gouvernent l’humanité et la contraignent à réaliser certaines fins déterminées avec les moyens mêmes dont elle use pour en posséder d’autres qui se dérobent à ses prises. L’activité humaine se montre dupe ici des désirs qui la soulèvent. Ces désirs sont attribués au personnage imaginaire qui, à travers tous les changements du corps humain, se nomme le moi. L’ardeur incroyable que l’homme déploie pour satisfaire les convoitises de cet être illusoire réalise d’autres conséquences qu’il n’avait pas cru souhaiter.

Sehopenhauër, avec le symbolisme de son Génie de l’Espècea mis en scène d’une façon éclatante un de ces pièges tendus par la finalité au désir humain. Il suffit donc de noter ici que l’on trouvera, dans le troisième volume du Monde comme volonté et comme représentation, au chapitre sur la Métaphysique de l’amour, les développements fournis par ce philosophe en ce qui touche à cette forme du Bovarysme.

Tout n’est pas à retenir dans la théorie de Schopenhauer, et certaines interprétations, dans le détail où il entre, semblent contestables. Mais l’idée générale qu’il a formulée, quelques modifications qu’on lui fasse subir, n’en demeure pas moins une vue d’une importance exceptionnelle. L’homme en proie à la passion amoureuse, tandis qu’il croit poursuivre un but personnel accomplit le vœu de l’espèce. Cette fin, d’une importance majeure, et qui dépasse infiniment les intérêts individuels légitime d’ailleurs la place exorbitante que cette passion de l’amour occupe dans la vie réelle, dans le roman, au théâtre et d’une façon générale, dans tous les arts. Elle explique le sérieux avec lequel les amants s’appliquent à satisfaire leur désir, elle justifie leur mépris de tous les autres intérêts et le sacrifiée qu’ils en font. Le Génie de l’Espèce qui les possède leur promet un bonheur hors de proportion avec tous ceux qu’ils ont pu jusqu’alors imaginer, c’est par l’appât de cette promesse qu’il les contraint à réaliser son propre vœu qui est unique : assurer la vie de l’espèce, faire naître des êtres en abondance dont le type perpétue celui des êtres de la même espèce, de ces vivants qui vont mourir et qui, s’il n’y prend garde, emporteront avec eux dans la terre, où ils vont se dissoudre, le secret de cette forme particulière que la vie, au prix de tant d’efforts, et de tâtonnements, a créée. Cependant, l’illusion qui fait agir les amants avec tant de force se dissipe ou s’amoindrit lorsque le dessein poursuivi par le Génie de l’Espèce a été réalisé, lorsque l’individu nouveau, celui qui perpétuera le type, est conçu. Cette désillusion est la règle et ne supporte pas d’exceptions : un amour qui persiste ou qui renaît après s’être atténué, c’est une exigence nouvelle du vœu de l’espèce qui veut être de nouveau satisfaite, qui réclame la procréation de nombreux êtres semblables et qu’un même couple peut encore donner.

Le mariage et toutes les liaisons durables qui unissent l’un à l’autre deux êtres de sexe opposé sont, à vrai dire, un compromis entre l’instinct amoureux et les autres instincts qui, dans le milieu social, disputent à celui-ci l’hégémonie. Dans les cas heureux, les amants réussissent à substituer à l’amour un sentiment différent et complexe, fondé sur des rapports de convenance réciproque plus durables ; ils se donnent le change, prennent l’amitié, t’intérêt personnel ou l’habitude pour l’amour, et ce nouveau mensonge, cette nouvelle et fausse conception d’eux-mêmes et de ce qu’ils ressentent, prolonge d’une façon acceptable pour l’individu une liaison que noua le seul intérêt de l’espèce.

Le plus souvent, l’intérêt individuel est, à vrai dire, en antagonisme avec l’intérêt supérieur du Génie de l’Espèce. Le vœu du Génie de l’Espèce ne serait donc pas rempli s’il n’usait de ruse : il lui faut enrôler l’individu au service de ses intérêts par l’attrait d’un plaisir immédiat et très puissant qui fait prendre à celui-ci pour un avantage personnel l’acte par lequel il va combler le vœu de l’espèce et se charger lui-même de liens. Qui ne voit d’ailleurs qu’en cherchant à assouvir sa passion l’homme, pour l’ordinaire, non seulement se désintéresse des conséquences qui en résulteront pour l’espèce mais qu’il les redoute. C’est le cas, dans une société organisée, pour tous ceux dont l’union n’a pas reçu la sanction instituée par les lois.

Ainsi avec la passion de l’amour, l’homme se conçoit autre qu’il n’est. Un instinct s’élève en lui avec une violence extraordinaire. Il se croit intéressé au triomphe de cet instinct : il emploie à son service toutes les ressources de son intelligence et de sa volonté, et cette, lutte se termine au profit d’un être où il ne se reconnaît plus lui-même. Il se réveille de sa passion, chargé de conséquences qu’il n’a pas voulues, comme s’il eût subi la suggestion d’un autre qui eût abusé de son nom et exploité son énergie contre lui,

On voit comment une duperie de cette sorte asa source en un Bovarysme de la personnalité. Le moi, qui n’est qu’une raison sociale, qu’une représentation abstraite, comme la cité ou l’état, est pris pour un être pourvu d’une unité réelle. Il est, à vrai dire, le lieu où des êtres vivants, que d’un terme abstrait nous nommons des instincts, viennent en contact, et, s’unissant ou s’opposant, forment des gouvernements où tel groupe est tour à tour prépondérant. Sitôt qu’un de ces gouvernements de fait est fondé, l’illusion de la personne est à son profit un instrument de règne ; il devient le moi, et le moi, c’est au regard des instincts du corps humain ce qu’est, au regard des hommes, la divinité, une force intellectuelle à laquelle il est juste et raisonnable de se soumettre. Par cette fiction, l’instinct qui exerce la souveraineté et qui semble commander au nom du moi acquiert sur tous les autres un pouvoir démesuré. Tout ce que ceux-ci accomplissent en réalité en sa faveur semble entrepris au service d’une entité majeure dont ils s’estiment des parties et des dépendances et dont la seule fonction consiste pourtant à relier entre eux par un lien mnémonique les actes successifs des différents groupes d’instincts qui tour à tour possèdent l’empire et fondent des dynasties. Une de ces dynasties vient-elle à tomber, est-elle remplacée par un pouvoir nouveau, voici changées les lois divines qui émanaient du moi ; il apparaît aussitôt que tout ce qui fut accompli au nom du pouvoir précédent a servi d’autres fins que celles de la personne humaine, des fins propres à un instinct particulier d’un corps humain déterminé. Mais il apparaît aussi que cet instinct, en dehors du moi humain où il s’est développé, se ramifie à d’autres instincts de même nature en des raillions d’autres moi, en des millions d’autres corps, en sorte que cette fin particulière et passagère pour tel moi déterminé est une fin générale pour l’humanité.

C’est ainsi qu’au temps de la passion amoureuse, cet instinct vainqueur, qui semble tenir alors la place de la personne tout entière, emploie sans peine à le servir tous les autres instincts toutes les autres puissances du corps humain. Or durant le règne de cet instinct, la vie intense, inconnue et réelle, qui se donne cours, au regard de la conscience individuelle, sous le nom de l’amour, tend à sortir des limites et de l’habitat qui lui furent, jusqu’alors fixés. Elle émigre de ce corps, de ce moi qu’elle avait jusqu’alors animé, pour se répandre au dehors, et tandis que la maison où elle a demeuré va s’affaisser peu à peu jusqu’à ce qu’elle s’effondre, cette vie profonde de l’espèce se construit d’autres demeures humaines, d’autres corps où elle va persister et fleurir.

III

En regard du Génie de l’Espèce qu’imagina Schopenhauër, un Génie de la Connaissance symbolise, avec une autre illusion qui mène aussi l’humanité, une autre forme de la finalité.

Tandis que le Génie de l’Espèce asservit les hommes, par l’attrait de la volupté, à perpétuer à travers l’écoulement des millénaires la médaille humaine, le Génie de la Connaissance a pour but et pour caprice de pénétrer les lois qui régissent l’univers. Pour faire exécuter aux hommes le labeur qui lui profitera, il met en œuvre également une ruse et les stimule d’un mensonge. Il leur persuade qu’ils ont un intérêt personnel à rechercher la cause des phénomènes afin de les exploiter ensuite à leur profit et d’en augmenter leur bien-être. Dupe de ce mirage, l’homme s’ingénie et le souci constant de rendre son existence meilleure le conduit à créer les sciences. Il s’empare de forces naturelles qui devront épargner les siennes et il parvient, par mille inventions, à multiplier ses richesses dans d’incroyables proportions. Mais en même temps sa sensibilité se déplace : des déplaisirs et des peines qu’il ne connaissait pas l’assiègent. Ce qui lui avait été indifférent lui devient un malaise. Le nombre de ses besoins s’accroît dans la mesure du nombre de ses richesses. Vient-il d’ailleurs à perdre la faculté de ressentir le besoin, qu’il tombe dans l’ennui. Parmi les privilégiés de cet état de satiété, les plus ingénieux inventent les arts et se réfugient en une attitude esthétique. Mais c’est là, semble-t-il, le dernier effort d’une élite, après qu’elle s’est soustraite au besoin, pour échapper à l’ennui. L’homme, dévoué à la contemplation esthétique, et qui ne considère plus les choses qu’au point de vue de leur beauté, est condamné à périr par l’oubli où il tombe de ses intérêts vitaux : il se trouve bientôt exclu d’un monde où le commun des êtres, aiguillonné par le souci matériel, s’empare des choses nécessaires au détriment de qui ne fait plus effort pour les posséder ou les conserver.

Ainsi la connaissance se donne à l’homme comme un moyen propre à satisfaire son intérêt. Or à considérer dans son détail le jeu de cette illusion qui réussit à se faire agréer, il apparaît que l’homme de toutes les époques se montre préoccupé à la fois d’améliorer sa vie immédiate, son bien-être terrestre et de s’assurer, par-delà cette première existence, un bonheur plus parfait et plus durable en une seconde existence qu’il imagine. Il fait appel à la connaissance pour atteindre ce double but.

Si chimérique que puisse apparaître à quelques esprits le deuxième de ces soucis, l’histoire est là qui contraint tout observateur consciencieux d’en tenir compte, dès qu’il est question de dresser un état de la connaissance humaine, de rechercher ses origines et de considérer ses résultats. L’homme mortel se veut immortel. Tel est le vœu auquel il attache son bonheur et dont toute l’ingéniosité de son esprit tend à lui procurer la réalisation. C’est un fait qu’il faut accepter : il est le levier de toute spéculation philosophique. Constater qu’un semblable effort se consume à la poursuite d’un bonheur imaginaire n’est point pour diminuer l’importance du phénomène comme moyen d’excitation mentale : or, c’est en quoi il est ici intéressant. Ce n’est pas non plus pour jeter sur cette tentative quelque discrédit ; l’homme, à vrai dire, ne possède réellement que ce qui est réduit en images en son cerveau, ce qui ne dépend pas de l’extérieur, ce dont il est maître de jouir à tout moment, qu’il peut évoquer à son gré, et dont il se fortifie et se défend : des images auxquelles il ajoute foi.

L’homme primitif, dans son désir de survie, nie le fait de la mort naturelle : il n’y voit qu’un changement de condition et l’explique de mille façons ingénieuses, naïves ou grossières. La horde primitive retrouve et vénère son chef mort dans le lion qui le dévora et qui, franchissant la nuit le cercle de feu où elle s’endort, prélève sa dîme sur les anciens serviteurs. De nos jours, nous restituant les modes des mentalités anciennes, tel roi nègre de la côte africaine fait immoler aux fêtes qui commémorent le souvenir de l’aïeul un cortège de messagers ; du sommet d’un rocher on les précipite dans un abîme, munis de présents, de souhaits et de nouvelles qu’ils ont mission de porter à l’ancêtre. Le vieux roi a changé de demeure, mais il vit toujours dans l’esprit de son fils et dans l’esprit de sa tribu.

On a montré en des pages précédentes quelle, forme a revêtue chez les aryens primitifs la croyance en une vie posthume, on a dit leur préoccupation de l’existence souterraine de l’âme et leur religion du tombeau. On sait d’autre part avec quelle rigueur la croyance aux doubles, née chez les Egyptiens, domina les rites et les coutumes de ce peuple. Il est inutile enfin de rappeler que toutes les formes du christianisme moderne consacrent, de l’autorité de leurs dogmes, cette croyance en une vie future.

Si la plus grande part de l’humanité a satisfait jusqu’ici le besoin d’immortalité qui la possède par le moyen des religions dont les plus grossières furent, semble-t-il, les plus efficaces, le même besoin a induit une élite à une contention beaucoup plus forte de l’esprit, d’où la philosophie est sortie, avec toutes les sciences qu’elle a attachées à son service. Le même état de sensibilité qui explique les premières hypothèses où le désir se satisfait dans la foi, sans regarder à l’invraisemblance de ses inventions, le même état de sensibilité explique encore ces échafaudages plus complexes au moyen desquels l’esprit s’ingénie à construire, à côté du monde visible, ces apparences logiques dont l’harmonie dissimule la fragilité et qui composent les métaphysiques. Il rend compte également, par l’appréhension délicate d’une sensibilité affinée, soucieuse de ne se point repaître de chimères, de l’apparition d’une science plus circonspecte, dont le but est de vérifier la solidité des matériaux qui furent employés à construire ; ce souci a donné naissance à l’étude critique des facultés mentales. Il se manifeste déjà avec la scolastique. Plus tard avec Kant, cette science soupçonneuse devient la science pure de la connaissance. Elle se propose de préciser le pouvoir et de déterminer les limites de l’esprit. Enfin, se fractionnant et se transposant, elle fait éclore ces sciences d’observations, les dernières venues, la psychologie, qui analyse et classe les états de conscience, la physiologie du cerveau et des centres nerveux, qui étudie, selon les procédés des sciences naturelles, les organes de la pensée. Parvenue à ce degré d’affinement et de sincérité dans la recherche, la philosophie rejoint la biologie, la physique et la chimie et enfièvre, de l’ardeur qui la suscita, les sciences les plus positives.

Ce que l’on se propose de mettre ici en lumière, c’est la déviation subie par l’instinct métaphysique à mesure qu’il s’exerce avec plus de force et de perfection. Il faut reconnaître en effet que le besoin d’assurer à la vie humaine une survie a trouvé dans les religions les plus primitives et les plus grossières un assouvissement plus immédiat et plus sûr que dans les religions les dernières venues. La certitude du chrétien semble beaucoup moins forte que celle du sauvage et du primitif, si l’on prend pour mesure le fanatisme et les pratiques que ces religions différentes inspirent à leurs fidèles. Enfin, dès que l’on interroge les philosophies, et à mesure que l’on s’adresse aux plus récentes et aux plus hautes, on constate que leurs réponses impliquent des affirmations de plus en plus vagues pour venir jusqu’à n’en plus formuler aucune, ou jusqu’à nier la réalité de l’objet que le désir humain leur avait ordonné de découvrir. En même temps, si l’on se place au point de vue de la beauté logique, de la richesse et de l’harmonie des systèmes, il est manifeste que l’on ne saurait mettre en comparaison les fables primitives, les premiers balbutiements de l’esprit avec les théorèmes d’un Spinoza, les constructions idéologiques d’un Hegel, les hypothèses d’un Schopenhauër, d’un Nietzsche ou d’un Guyau.

Il faut donc conclure, qu’en ce qui touche à ce désir d’immortalité qui le contraignit à philosopher, l’homme n’est pas parvenu à se satisfaire. Tout son labeur a été détourné du but initial qu’il s’était proposé et a été utilisé pour une autre fin ; car sa première inquiétude s’est objectivée en un admirable paysage logique, où, s’enracinant dans un sol remué par l’expérience, les idées s’entrecroisent comme des frondaisons sous le ciel lointain des conceptions abstraites. À côté de ces conséquences esthétiques, le besoin métaphysique, par les sciences exactes auxquelles il a fait appel, a modifié et singulièrement aiguisé notre conception de la réalité objective. Il apparaît en fin de compte que le domaine de la connaissance s’est prodigieusement agrandi et orné au moyen de l’effort tenté par l’homme pour augmenter ou affermir son bonheur futur. Il apparaît que tout cet effort, dirigé consciemment vers un but intéressé, a réalisé un objet différent, convoité par cet antre être que l’on nomme ici le Génie de la Connaissance.

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Le second des mobiles qui pousse l’homme à agir, et qui, peut-être, est aussi le plus actuel, c’est, a-t-on dit, le désir d’augmenter son bien-être terrestre, son bonheur immédiat. Que ce mobile égoïste ait comme l’autre pour conséquence d’enrichir le domaine de la connaissance, c’est là une proposition plus évidente par elle-même que la précédente au regard de tous. Toutefois, il peut paraître plus malaisé de persuader qu’en ce second cas, ainsi que dans le premier, l’homme s’efforce en vain, qu’il n’atteint pas le but qu’il se propose, que le progrès de la connaissance, conséquence involontaire de l’effort, se paie de l’impossibilité d’atteindre jamais la fin volontairement recherchée.

Si pourtant on rencontre dans l’esprit moderne une résistance à ces conclusions, c’est, semble-t-il, en raison de la violence et du caractère religieux du préjugé contraire. Ce siècle a comme les autres une religion qui le domine : c’est la religion du progrès par la science. Or toute religion implique comme excitant la croyance au bonheur et cette religion du progrès, plus qu’aucune autre, comporte ce mirage. Au regard de l’intelligence populaire, progrès est synonyme de bonheur.

Si un tel préjugé n’était tout-puissant en raison sans doute de son utilité actuelle, de nombreux faits d’expérience auraient le pouvoir de démontrer que la nature humaine est pourvue d’un pouvoir élastique de jouir et de souffrir qui s’exerce d’une façon uniforme parmi toutes les circonstances et parmi les conditions les plus différentes. La nouveauté seule d’une jouissance nous touche : se tourne-t-elle en habitude, nous cessons de la ressentir et nos sens affinés y découvrent des nuances où le pouvoir de souffrir trouve à se satisfaire.

Parmi les découvertes de tout ordre qui tour à tour ont procuré aux hommes la satisfaction de quelque désir, il n’en est pas qui ait entraîné un long contentement de leur part. L’homme est ainsi constitué, c’est là un fait d’observation banale, qu’il se blase tôt sur ses plaisirs. Il est aisé de vérifier cette loi en en considérant les effets dans la sensibilité d’un même individu : il suffit de le choisir tel que durant la brève période de sa vie, la fortune l’ait soumis à des conditions diverses et contraires. On observe alors que ce qui lui semblait désirable au temps de sa misère, cesse bientôt, au temps prospère, d’exciter sa convoitise. Il est possible d’imaginer après cela à quels déplacements de la sensibilité il faut conclure, lorsque l’on fait entrer en ligne de compte les transformations de l’organisme enregistrées et transmises par de longues hérédités, au cours des siècles de l’histoire et de la préhistoire. Ce qui nous semblerait aujourd’hui une torture épouvantable fut pour nos ancêtres un progrès sur un pire état précédent, une occasion de se réjouir. Mais le bonheur dont les faiseurs d’utopie aiment à gratifier nos descendants sera peut-être pour eux un malaise plus aigu que le nôtre.

À bien considérer les choses, il apparaît que le propre de l’homme est une faculté de mécontentement. C’est là ce qui le distingue vraiment de toutes les autres espèces et c’est à cause de cette humeur spéciale qu’il change autour de lui les conditions du milieu auxquelles les autres animaux s’adaptent dans la mesure qu’ils peuvent et dans les limites permises par leur organisme. Cette faculté de mécontentement est donc la cause et le pivot de tout progrès, et on voit dès lors la loi ironique, le Bovarysme essentiel, qui gouverne encore ici l’humanité. Mu par ce sentiment de malaise qui fait partie de sa constitution la plus intime, l’homme se croit propre à y porter remède en modifiant l’univers : de là tout son effort scientifique pour comprendre et utiliser les lois, son effort philosophique pour les interpréter à son profit, son effort artistique pour se créer des jouissances nouvelles. Mais il ne peut modifier cette faculté même de mécontentement qui constitue son être et tous les changements qu’il apporte à l’univers sont le terreau où grandit et se fortifie cette plante vivace qui porte aux extrémités de ses branches tous les fruits de la connaissance. L’homme se conçoit doué du pouvoir d’augmenter ses joies, il ne réussit qu’à augmenter son savoir. Le Génie de la Connaissance utilise à son profit, comme une force de la nature, le mécontentement humain, de la même façon que l’homme utilise à son profit ces autres forces naturelles, le vent, la vapeur ou le flux de l’eau pour faire mouvoir ses machines.

Une histoire de la médecine avec la suite de ses effets et des modifications qu’elle a apportées dans l’organisme humain, montrerait à nu, si elle pouvait être faite avec un pareil dessein, le mécanisme de cette secrète substitution d’une fin impersonnelle à un but intéressé. Le souci de conserver sa force et sa santé qui se confond avec celui de prolonger son existence est certes un des mobiles qui détermine le plus puissamment l’homme à se mouvoir. Il est donc naturel que cette source d’énergie ait été captée et utilisée à son profit par le Génie de la Connaissance, et de fait, il semble bien qu’un tel souci soit une des premières sources de l’esprit scientifique. L’étude des propriétés curatives des minéraux et des plantes a précédé la chimie et la botanique et a donné naissance à ces sciences. Le même désir d’intervenir utilement parmi la complexité des organes a créé la physiologie d’où une science plus désintéressée, la biologie, est issue. Or si l’on peut soutenir que de telles études n’ont actuellement pour quelques cerveaux d’autre intérêt qu’elles-mêmes et la curiosité pure qu’elles suscitent, on ne saurait oublier non plus que les applications auxquelles elles aboutissent dans le domaine de la médecine ou dans celui de l’industrie contribuent encore pour une forte part à leur progrès, en intéressant la foule, par l’espoir d’un profit, à des travaux dont elle eût détourné son attention. Cet intérêt de la foule, en déterminant des concours pécuniaires, on contraignant l’État à s’ingérer, mettent la science en possession de l’outillage dont elle a besoin. La découverte du vaccin contre la rage est peu de chose comparée aux admirables travaux de Pasteur sur la dissymétrie moléculaire ; mais par sa portée pratique elle a frappé l’imagination populaire et a illustré le nom du savant. C’est à cet engouement, à ce souci thérapeutique qu’est due la fondation de l’Institut Pasteur, excellent monastère scientifique d’où sont sortis déjà, d’où sortiront par la suite nombre de travaux désintéressés dont le Génie de la Connaissance sera seul à profiler.

Mais ce qu’il convient d’admirer, c’est qu’avec la médecine, avec ce premier souci qui poussa l’homme à intervenir dans sa propre physiologie, le Génie de la Connaissance semble avoir créé une cause d’effort qui, s’étant une fois exercée, se cause elle-même à l’infini, se légitime et s’engendre avec une force qui va toujours croissant. Il n’est pas permis de nos jours de conclure à l’inefficacité absolue de la médecine et il faut accorder, qu’en nombre de cas particuliers, des malades auraient succombé, que l’intervention des médecine a conservés. Mais à ne prendre que ces cas triomphants, et qui seuls justifient, d’un point de vue pratique, l’existence de la médecine, il apparaît que le fait de conserver dans la vie des êtres que la nature avait condamnés, et dont quelques-uns se reproduiront, a pour effet de créer, par l’hérédité, une race naturelle de malades qui ne pourront vivre qu’avec le secours de la médecine. La première ingérence de la médecine fut peut-être inutile, mais la seconde est nécessaire. Ainsi la médecine, dans tous les cas où elle l’emporte sur la nature, en faisant durer des êtres dont l’organisme est atteint dans ses profondeurs, propage dans la vie un foyer d’infection. Le jour où la médecine, stimulée par la sentimentalité publique, aura trouvé le moyen de guérir la tuberculose ou d’enrayer sa marche, elle aura augmenté pour l’avenir, dans des proportions incalculables, le nombre de ses tributaires et fomenté peut-être des maladies nouvelles, énigmes nouvelles et nouveaux aiguillons pour la curiosité des savants.

D’ailleurs, cette conséquence qui consiste à faire vivre des êtres destinés à mourir, n’est peut-être pas le seul moyen, par lequel la médecine pourvoit à sa nécessité. Peut-être agit-elle dans le même sens par le seul effet des remèdes qu’elle invente. Car elle ne demande à un remède que de guérir le mal immédiat, et lorsqu’elle a trouvé ce topique, elle ne se préoccupe pas des modifications profondes que peut déterminer dans l’organisme, l’ingérence d’une substance étrangère. Tel est le cas du vaccin, dont on peut penser qu’il prévient la petite vérole, mais dont on ne sait s’il ne détruit pas, dans ce milieu mal connu qu’est le corps humain, des auxiliaires indispensables. On en peut dire autant de toutes les merveilleuses substances qui mettent fin à nos souffrances et à nos maladies passagères, dont on ne connaît que l’action immédiate et que l’on ingère pourtant sans hésitation sur l’avis des thérapeutes.

Ainsi la médecine, en tant qu’elle guérit, c’est-à-dire qu’elle ralentit l’action destructive des forces naturelles, a pour effet de changer des maladies actuelles et connues en d’autres maladies lointaines et inconnues. L’homme fait de son corps un champ d’expérimentation. À la mort naturelle, qui vient à son heure par usure de l’organisme, il a substitué, par le fait de l’intervention médicale, d’innombrables causes de mort lente, d’innombrables maladies diverses. Mais en modifiant ainsi dans son corps le cours naturel de la vie, en y instituant ces hardies et multiples expériences, il faisait accomplir, ainsi qu’on l’a montré, un progrès merveilleux à la science de la vie. Comme la philosophie, comme l’effort industriel, l’effort de l’homme pour se guérir et se défendre contre la mort, a atteint un but différent de celui qui était visé. De même qu’avec la passion amoureuse, l’homme, croyant n’agir qu’en vue de son bonheur, remplit les desseins du Génie de l’Espèce, de même, avec la recherche scientifique, croyant améliorer les conditions de sa vie, il sert les vues du Génie de la Connaissance. Ainsi, tout l’effort utilitaire de l’humanité est détourné vers des fins désintéressées. L’homme se conçoit doué du pouvoir de modifier l’Univers à son profit, c’est ici comme ailleurs se concevoir autre qu’il n’est et tandis qu’il tend vers cette fin égoïste toute son énergie, il développe une force qui est utilisée pour une fin étrangère.