(1913) Le bovarysme « Deuxième partie : Le Bovarysme de la vérité — II »
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(1913) Le bovarysme « Deuxième partie : Le Bovarysme de la vérité — II »

II

Il convient donc de reprendre une à une chacune des manifestations bovaryques qui ont été étudiées précédemment afin de leur restituer, du point de vue que nous a fait découvrir une analyse plus complète, un aspect de santé qu’une observation faite d’un point de vue subjectif tendait à leur enlever. Avant, toutefois, d’entreprendre cette œuvre de réparation à l’égard d’un principe injustement déprécié, il n’est pas sans intérêt d’analyser les causes de cette humeur chagrine qui engagea dans cette voie calomnieuse les analyses précédentes. Il semble en effet qu’elle ait sa source en un sentiment profond de la nature humaine, et, pour cette raison, elle peut nous révéler quelque chose d’important touchant le mécanisme de la vie.

Si, après avoir mis en lumière l’universalité et la fatalité du mensonge bovaryque, on s’est gardé ici de formuler une évaluation pessimiste de la vie et de ses conditions, il faut reconnaître que cette même constatation de fait serait de nature à motiver un autre jugement chez l’immense foule des hommes qui vivent et assurent par leur confiance et leur ardeur les progrès de la vie. Ceux-ci ne perdent pas courage lorsque quelque mensonge particulier leur devient apparent et les meilleurs s’efforcent seulement de le retrancher. Cette tâche leur fixe un but qui, atteint, leur procure de la joie. Mais leur courage viendrait sans doute à défaillir s’il leur fallait constater que tous leurs efforts ne vont qu’à remplacer un mensonge par un autre et que les conditions mêmes de la vie phénoménale les condamnent à créer sans cesse des perspectives plus ou moins fausses. C’est que ces hommes sont menés par une croyance majeure qui est le ressort de leur activité : sous des noms plus ou moins symboliques et concrets ils croient à la véritéet tout leur effort se propose de réduire à cette conception idéologique les modes de la vie, d’imposer à la vie phénoménale ce joug : le joug de la vérité. Or, si l’on se reporte aux origines de la vie phénoménale, telles qu’elles ont été montrées ici, si l’on est bien convaincu de l’évidence de cette proposition, qu’aucun état de connaissance n’est possible que d’un objet pour ira. sujet, en sorte que toute entité vivante ne prend conscience d’elle-même qu’au moyen d’une falsification de soi, il apparaît que la vérité n’a pas de place dans la vie phénoménale, qu’on ne peut imaginer et situer l’idée de vérité qu’en un état d’identité absolue entre toutes les choses où toutes les choses se confondraient et s’évanouiraient et où cesserait, avec toute différence et tout reflet, toute conscience. Il faut donc reconnaître que l’on touche ici, avec l’aspiration à la vérité, à une nouvelle croyance bovaryque d’une force extraordinaire et qui jouit dans l’esprit des hommes d’un caractère sacré. Elle consiste à appliquer aux modes de la vie phénoménale une conception qui exclut la vie phénoménale, la loi d’un autre état que nous ne pouvons imaginer et décrire qu’en niant à son sujet faut ce que nous savons de la vie ordinaire, — en niant qu’il soit soumis aux conditions du temps, de l’espace, de la cause et que la diversité y ait place. Au moyen de cette illusion suprême, l’homme, concevant la vie phénoménale autre qu’elle, n’est en son fond le plus essentiel et rassemblant toutes ses forces pour la réduire à cette fausse conception, s’élance constamment vers l’impossible. Son élan, en raison du but inaccessible vers lequel il se dirige, est condamné à un recommencement perpétuel. Condamné, c’est le terme dont useraient les philosophes pessimistes, mais on dira ici que, par la vertu de cette illusion métaphysique, l’élan humain est assuré d’une ardeur toujours renaissante. Une force est ainsi ; engendrée sans fin, que. la vie phénoménale tourné à son profit. Se croyant destiné à atteindre la vérité, l’homme à tout moment crée le réel. La vérité prise pour but est le moyen d’une chose toute différente.

Avec cette conception de la vérité, telle qu’elle vient d’être analysée, on touche au ressort le plus important du mécanisme de la vie. On se voit, en même temps, initié au secret qui va permettre de réhabiliter le mensonge bovaryque et de lui restituer sa valeur positive. Si, en effet, le pouvoir départi à l’homme de ce concevoir autre qu’il n’est a pu apparaître sous un jour défavorable, une telle dépréciation avait pour origine la foi en ce concept d’une vérité dont on vient de montrer le caractère illusoire. C’est au nom de la vérité que le pouvoir de se concevoir autre était diffamé. Désormais, cette idée de vérité se manifeste elle-même comme le type. et l’ancêtre de tout mensonge. C’est elle, voyons-nous, qui, d’une façon suprême et par un sortilège métaphysique, dupe l’esprit des hommes. Loin d’être le point fixe sur lequel il était permis de s’appuyer pour mesurer tout le reste, elle est le prisme qui fausse et modifie à notre vue tous les aspects de l’univers. Nous connaissons, maintenant, qu’elle est faite pour un monde qui n’est pas le nôtre et qui, par définition, nous est inaccessible. Dès lors, l’idée perd tout crédit au regard de la connaissance analytique : il nous faut réformer tous les jugements que nous avons portés lorsque nous subissions son influencé et nous en laissions imposer par son prestige. Ce qui était méprisé à cause d’elle doit être remis en honneur ou considéré tout au moins d’un regard non prévenu.