(1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — III »
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(1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — III »

III

Cette réalité psychologique que l’on vient de montrer conditionnée par la loi d’un Bovarysme essentielest, ainsi qu’on l’a dit, la source de laquelle s’élèvent toutes les autres formes du réel. Le moi psychologique n’est pas autre chose que le lieu où la substance de l’être se divise, selon une infinité de proportions, en objet et en sujet et compose, pour se saisir, une infinité de compromis entre un principe d’acte et un principe contemplatif. C’est seulement dans ce lieu psychologique, où éclot le phénomène de la connaissance, qu’il est possible d’observer les formes diverses de la réalité, car c’est là seulement que la réalité prend forme objective, c’est là seulement que se rencontrent des objets.

De même que la réalité psychologique est un compromis entre un principe d’acte et un principe de contemplation, on peut remarquer tout d’abord, en ce qui touche à l’objet considéré isolément, qu’il apparaît et prend forme sous le regard de la conscience, à la suite d’un compromis entre un principe de mouvement et un principe d’arrêt.

La réalité phénoménale, a-t-on dit est située dans le devenir. Empiriquement à notre vue l’univers se meut. Métaphysiquement, le geste analytique selon lequel l’Etre se divise en objet et en sujet est proprement le geste créateur de la réalité phénoménale et ce premier mouvement, brisant le sceau de l’unité, fait jaillir la source d’un mouvement sans fin. Instituant les perspectives de l’espace, ce geste créateur ne parvient à lier les choses entre elles par le mécanisme de la cause, à varier indéfiniment, devant le regard du sujet, le spectacle de la multiplicité des objets qu’en livrant toutes les choses au flux du temps. C’est parmi cet écoulement du temps que toutes les choses, objets et sujets tour à tour les unes pour les autres, se rencontrent et se considèrent, ardentes à assouvir le désir de connaissance intégrale dont on a fait le principe de la vie phénoménale. Ce flux du mouvement vient-il à s’arrêter, voici l’univers phénoménal figé dans l’espace : ainsi de quelque fleuve immense dont la surface se serait glacée et qui serait devenu soudain impuissant à faire mouvoir les bateaux lourds de denrées et les barques chargées de messages que ses eaux agiles portaient vers les contrées les plus distantes. Les échanges sont supprimés entre des peuples qui tombent dans l’oubli les uns des autres, un rideau tombe devant des regards sur une partie du spectacle du monde. Mais à côté de cette image restreinte, voici, dans l’hypothèse métaphysique que l’on élève, parmi l’univers immobile, l’abolition de toutes les relations infiniment nombreuses que réalisait seul, entre objets et sujets, le mécanisme de la cause par l’intermédiaire du temps, en sorte que, supprimant tout état de conscience, cette hypothèse se montre elle-même inimaginable, la vision qu’elle suscitait s’évanouissant dans l’abîme où elle entraîne avec elle toute existence phénoménale et où s’anéantit toute représentation.

Sans mouvement, il n’y a donc pas de réalité objective. Si toutefois le fait du mouvement conditionne le réel, il ne saurait le constituer à lui seul. L’idée abstraite du mouvement ne donne naissance à aucune représentation possible. Elle ne laisse apparaître un objet qu’autant qu’on la suppose appliquée à un principe immobile qui, sous l’action du mouvement, est contraint de se déplacer d’un lieu dans un autre.

Si l’on considère, pour le mieux concevoir, ce phénomène de réalisation par rapport au sujet, il apparaît que tout état de conscience où le sujet s’empare de l’objet, exige le recul d’un spectateur rapportant à lui un fait accompli déjà, par lequel il est nécessaire qu’il ait été devancé, par rapport auquel en conséquence il témoigne de l’existence d’un pouvoir d’arrêt et de ralentissement. L’intervention de la mémoire, élément indispensable du fait de conscience, a pour effet de resserrer dans la minute présente et de maintenir unis ensemble deux tronçons de la durée qui tendent à se séparer l’un de l’autre, s’enfuyant vers les directions opposées de l’avenir et du passé. C’est par l’entremise de ce principe d’arrêt et de concentration que s’érigent, au-dessus de l’écoulement de la substance phénoménale, ces observatoires où la vie prend conscience d’elle-même dans l’illusion de l’individualité et de la personne.

L’état de conscience, qui suppose pour se constituer l’intervention de ce principe d’arrêt, persiste, se perfectionne et s’amplifie par l’exercice du même principe. La conscience s’empare des phénomènes et les possède d’autant mieux qu’ils s’écoulent plus lentement : passé un certain degré de véhémence, elle cesse de percevoir, avec le changement qui est le mode du mouvement dans l’objet, l’objet lui-même. Ainsi l’objet ne se condense sous le regard du sujet qu’autant que le principe d’arrêt qui a pour mission de refréner la violence du flux phénoménal remplit son office. Son vœu est de glacer la surface de l’océan des apparences : réalisé intégralement, il irait, ainsi qu’on l’a dit, jusqu’à supprimer toute réalité ; mais il est limité par cette force incoercible du mouvement, animée d’un désir non moins absolu et dont il ne réussit jamais à triompher entièrement. La réalité objective se voit donc engendrée par la lutte entre ces deux forces opposées : elle dure tout le temps qu’elles se dressent l’une contre l’autre, et, ainsi arcboutées, se soutiennent sans parvenir à se vaincre. Elle apparaît au point d’intersection de deux tendances dont l’une est une puissance de mouvement et l’autre une puissance d’arrêt. La réalité objective consiste en un certain état de ralentissement du mouvement. Elle est du mouvement ralenti, au degré et dans les limites où la perception dans la conscience de l’objet par le sujet devient et demeure possible.

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Si, avec un plus grand détail, on observe à l’égard de la matière l’exercice de ce pouvoir double et contradictoire qui se manifeste dans la production de la réalité objective, on peut considérer le principe de mouvement qui vient d’être décrit comme un pouvoir de division à l’infini, le principe d’arrêt qui lui était opposé comme un pouvoir de cohésion. À employer deux termes qui s’opposent plus nettement on peut dire que la réalité phénoménale, en tant qu’elle se manifeste en des formes matérielles, est un compromis entre des forces de dissociation et d’association.

Cette remarque n’est, à vrai dire, qu’une application des raisonnements précédents. Il apparaît suffisamment qu’il n’est pas de connaissance possible de l’indivisible et du continu que, d’autre part, une matière qui irait se divisant à l’infini, renient à tout moment ses états antérieurs, et répudiant toute détermination, serait de même insaisissable. Il faut donc conclure que la réalité consiste en un état d’équilibre entre deux forces, dont l’une tend à disjoindre et à diviser sans cesse le continu et l’homogène, dont l’autre s’oppose à ce travail de disjonction, s’efforce de maintenir assemblés, de soustraire à la possibilité d’une division nouvelle les états fragmentaires déterminés déjà par la force adverse parmi la trame du continu. La réalité matérielle se formule dans la mesure où le pouvoir de cohésion triomphe partiellement de l’autre. Les parties qu’il réussit à maintenir liées entre elles se détachent alors, visibles et précisées quant à leurs contours, sur le tissu inconsistant et sur la fuite de tout le reste.