(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre V »
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(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre V »

Chapitre V

Les mots gréco-français jugés d’après leur forme et leur sonorité. — Comment le peuple s’assimile ces mots. — Rejet des principes étymologiques. — L’orthographe et le « fonétisme ».

Tout n’est pas mauvais dans les récents langages techniques. Naguère, obligée à des abréviations par la longueur hostile de certains vocables, la chimie a dû adopter, pour signifier tout un ensemble de combinaisons complexes, tel suffixe assez heureux. Sur l’analogie de vitriol nous avons vu naître aristol, formol, menthol, goménol, mots très acceptables et d’une bonne sonorité. Ainsi, après avoir réprouvé les très anciens termes couperose, nitre, esprit-de-sel, vitriol, pour leur substituer sulfate de cuivre, azotate de potasse, acide chlorhydrique, acide sulfurique, les chimistes ont dû, tout comme les alchimistes, négliger dans le mot nouveau la notation des éléments combinés dans la matière nouvelle. Ce retour à l’instinct est un grand progrès linguistique. Des suffixes en ose, la chimie et la médecine ont créé les mots dont glucose, amaurose sont des types assez bons et qui démontrent qu’avec un peu de goût la formation savante serait maniable sans danger pour la langue. Enfin tous les vocabulaires techniques ont trouvé dans le grec des mots faciles à franciser et immédiatement acceptables ; je citerai glène, galène, malacie, lycée, mélisse, en renvoyant aux premières pages de cette étude où l’on trouvera les raisons de leur beauté analogique.

Ils ont une forme heureuse, mais par hasard ; et pourtant tout mot grec aurait pu devenir français si l’on avait laissé au peuple le soin de l’amollir et de le vaincre.

Asthme figure dans la langue depuis plusieurs siècles, ainsi que la phthisie (ou phtisie, avec une incorrection), mais l’usage les avait très heureusement déformés en asme et en tésie 49 ; c’est d’ailleurs pour nos organes une nécessité que cet adoucissement. Les almanachs de l’école de Salerne avaient encore popularisé apoplexie, paralysie, épilepsie, anthrax, mais la langue ne les avait admis qu’avec des modifications considérables : popelisie, palacine, épilencie, antras, mots excellents et très aptes à signifier clairement les maladies qu’ils représentent50.

Nous sommes devenus trop respectueux et trop timides pour que l’on puisse conseiller aujourd’hui de soumettre à ce traitement radical les mots gréco-français du répertoire verbal ; il faut cependant trouver à leur laideur quelques palliatifs.

Le premier remède sera de rejeter tous les principes de l’orthographe étymologique et de soulager les mots empruntés au grec de leurs vaines lettres parasites . Un mot étranger ne peut devenir entièrement français que si rien ne rappelle plus son origine ; on devra, autant que possible, en effacer toutes les traces. Les mots latins francisés par le peuple n’ont souvent gardé aucun signe de leur naissance ; on n’aperçoit pas, au premier coup d’œil, libella dans niveau, catellus dans cadeau, muscionem dans moineau 51, patella dans poële, aboculus dans aveugle. Ces déformations, qui sont très régulières, si elles ne peuvent plus servir d’exemples pour l’incorporation actuelle des mots étrangers, enseigneront cependant le mépris de ce qu’on appelle les lettres étymologiques.

Je ne crois pas qu’il soit possible ni utile de modifier la forme des mots latins anciennement francisés par les érudits, ni, sous prétexte d’alignement, de biffer certaines lettres doubles, de remplacer les g doux et les ge par les j, ni enfin de faire subir à l’orthographe aucune des modifications radicales et maladroites préconisées par les « fonétistes » . Il faut accepter la langue sous l’aspect que lui ont donné quatre siècles d’imprimerie, et que le journal vulgarise depuis cinquante ans. Nul ne peut consentir, qui aime la langue française, à écrire fam, ten, cor, om, pour femme, temps, corps, homme. Si l’on voulait réaliser la prétention des réformistes et écrire les mots exactement comme ils se prononcent, chaque lettre n’ayant qu’une valeur et chaque son étant représenté par une lettre unique, il ne faudrait pas moins de 50 signes différents attribués à 27 consonnes et à 23 voyelles pures ; sans compter les voyelles nasales, ce qui porterait à 58 le chiffre total des lettres de l’alphabet français. M. Paul Passy se sert de 42 signes dans sa Méthode phonétique élémentaire ; c’est suffisant, mais non scientifique52. Une analyse un peu minutieuse des sons de la langue française ne pourrait s’établir à moins d’une centaine de lettres ; et il faudrait constamment refondre cet alphabet modèle, car les sons changent : tantôt une lettre perd un son, tantôt elle en gagne un autre. Le bref alphabet latin, par ses combinaisons infinies, est apte à rendre toutes les nuances de la voix et toutes les demi-nuances d’une prononciation infiniment variable : on ne fait pas entendre les deux tt dans littéral, littérature, mais on en fait peut-être entendre un peu plus d’un seul, un et une fraction impondérable. Quel signe pourra fixer l’insaisissable nuance ? Est-on sûr que bèle soit l’exact équivalent phonétique de belle, que frè remplace frais ? L’e muet, quoiqu’il ne se prononce plus dans la plupart des cas, a gardé une valeur de position ; il est impossible, comme le veulent les phonétistes, de le supprimer de la langue française. L’orthographe ne doit pas plus se conformer à la prononciation que la prononciation à l’orthographe.