(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre VIII »
/ 2020
(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre VIII »

Chapitre VIII

Comment le peuple s’assimile les mots étrange-ers. — Liste de mots allemands, espagnols, italiens, etc., anciennement francisés. — Rapports linguistiques anglo-français. — Le français des Anglais et l’anglais des Français. — Les noms des jeux. — La langue de la marine.

Il est indifférent que des mots étrangers figurent dans le vocabulaire s’ils sont naturalisés. La langue française est pleine de tels mots : quelques-uns des plus utiles, des plus usuels, sont italiens, espagnols ou allemands.

Voici une nomenclature très abrégée des principaux emprunts directs de la langue française aux parlers les plus divers. Outre les mots venus à l’origine de l’ancien allemand, par l’intermédiaire du latin médiéval, l’allemand moderne a donné au français flamberge, fifre, vampire, rosse, hase, bonde, gamin ; le flamand : bouquin ; le portugais : fétiche, bergamote, caste, mandarin, bayadère ; l’espagnol : tulipe, limon, jasmin, jonquille, vanille, cannelle, galon, mantille, mousse (marine), récif, transe, salade, liane, créole, nègre, mulâtre  ; l’italien : riposte, représaille, satin, serviette, sorte, torse, tare, tarif 68, violon, valise, stance, zibeline, baguette, brave, artisan, attitude, buse, bulletin, burin, cabinet, calme, profil, modèle, jovial, lavande, fougue, filon, cuirasse, concert, carafe, carton, canaille  ; le provençal : badaud, corsaire, vergue, forçat, caisse, pelouse ; le polonais : calèche ; le russe : cravache ; le mongol : horde ; le hongrois : dolman ; l’hébreu : gêne ; l’arabe : once, girafe, goudron, amiral, jupe, coton, taffetas, matelas, magasin, nacre, orange, civette, café  ; le turc : estaminet ; le cafre : zèbre ; les langues de l’lnde : bambou, cornac, mousson ; les langues américaines : tabac, ouragan  ; le chinois : thé.

Voilà des mots (et il y en a beaucoup d’autres) sans lesquels il serait difficile de parler français, et auxquels le puriste le plus exigeant n’oserait adresser aucun reproche ; ils sont presque tous entrés anciennement dans la langue, et c’est ce qui explique la parité de leurs formes avec celles des mots français primitifs. Si l’on descend au xixe  siècle, la figure des mots étrangers, même les plus usuels, change et se barbarise. L’italien avait donné brave, il redonne bravo ; il donne : imbroglio, fiasco ; l’allemand ne nous communique plus que de féroces assemblages de consonnes : kirsch 69, block-haus 70 ; l’espagnol demeure trop visible dans embargo ; le russe dans knout et le hongrois dans shako 71. Mais c’est en étudiant l’anglais dans le français que l’on comprendra le mieux les dommages que peut causer à une langue devenue respectueuse, un vocabulaire étranger.

L’anglais nous a fourni un grand nombre de mots qui se comportent dans notre langue selon des modes assez différents. Les uns, en petit nombre, entrés par l’oreille, ont été naturellement francisés puisque leur écriture figurative était ignorée ; celui qui les transcrivit le premier méconnut sans doute leur origine et les considéra comme des termes de métier. Aujourd’hui même la phonétique n’arrive pas toujours à retrouver leur source. Tels sont : héler, poulie, taquet, toueur, beaupré, comité . D’autres avaient été jadis donnés à l’Angleterre par la France ; ils ont repris assez facilement une forme française ; ainsi trousse, substantif verbal de trousser (tortiare), est devenu en anglais truss et nous est revenu drosse (terme de marine).

Les rapports linguistiques ont toujours été un peu tendus entre les deux pays. Ni un Français ne peut prononcer un mot anglais, ni un Anglais un mot français, et souvent les déformations sont extraordinaires. Lorsque le mot entre par l’écriture, il se francise à la fois de forme et de prononciation, ou de prononciation seulement. Le premier mode donne des mots d’un français parfois médiocre, mais tolérable : boulingrin, bastringue, chèque, gigue, guilledin,72, bouledogue. Quelques mots sont sur la limite de la naturalisation : les dictionnaires donnent déjà : ponche, poudingue. D’autres enfin s’écrivent en anglais et se prononcent en français : club, cottage, tunnel, jockey, dogcart ; il est très probable qu’ils auraient fini par devenir clube 73, cotage, tunel, joquet, docart, si la Demi-Science et le Respect n’étaient d’accord pour s’opposer à leur déformation. Mais il y a de plus graves injures. Toute une série de mots anglais ont gardé en français et leur orthographe et leur prononciation, ou du moins une certaine prononciation affectée qui suffit à réjouir les sots et à leur donner l’illusion de parler anglais. Rien de plus amusant alors que de rebrousser le poil du snobisme74 et de prononcer, comme un brave ignorant, tranvé et métingue. Ces mots sont d’ailleurs sur la limite et on ne sait encore ce qu’ils deviendront : tramway semble s’acheminer vers tramoué plutôt que vers tranvé 75, quant à meeting, le peuple prononce résolument métingue, entraîné par l’analogie. Mais steamer, sleeping, spleen, water-proof, groom, speech, et tant d’autres assemblages de syllabes, sont de véritables îlots anglais dans la langue française. Il est inadmissible qu’on me demande de prononcer prouffe un mot écrit proof. Les architectes ont imité en France les fenêtres appelées par les Anglais bow-window ; voilà un mot dont je ne sais rien faire. Jadis il serait devenu aussitôt beauvindeau 76 ; sa lourdeur aurait pu choquer, mais non sa forme. Il était d’ailleurs bien inutile, puisque, d’après Viollet-Leduc, il a un exact correspondant en vrai français, bretèche 77.

Des vocabulaires entiers sont gâtés par l’anglais. Tous les jeux, tous les sports sont devenus d’une inélégance verbale qui doit les faire entièrement mépriser de quiconque aime la langue française. Coaching, yachting, quel parler ! Des journalistes français ont fondé il y a un an ou deux un cercle qu’ils baptisèrent Artistic cycle-club ; ont-ils honte de leur langue ou redoutent-ils de ne pas la connaître assez pour lui demander de nommer un fait nouveau ? Cette niaiserie est d’ailleurs internationale, et le français joue chez les autres peuples, y compris l’Angleterre, le rôle de langue sacrée que nous avons dévolu à l’anglais. Il y a à Londres un jargon mondain et diplomatique : thé dansante, landau sociable, style blasé, morning-soirée ; solide s’exprime par solidaire, bon morceau par bonne-bouche et de pied en cap par cap à pied 78. Notre anglais vaut ce français-là et il est souvent pire. Son inutilité est évidente. Sleeping-car, garden-party, steamer, rail-way, rail-road, steeple-chase, dead-heat, warrant, reporter, interview, bond-holder, rocking-chair, sportsman et son féminin sportswoman, snowboot, smoking, music-hall, sélect, leader, authoresse : aucun de ces mots, dont la liste est inépuisable, n’ont même l’excuse d’avoir pris la langue française au dépourvu ; aucun qui ne pût trouver dans notre vocabulaire son exacte et claire contre-partie.

Un journal discourait naguère sur authoresse, et, le proscrivant avec raison, le voulait exprimer par auteur. Pourquoi cette réserve, cette peur d’user des forces linguistiques ? Nous avons fait actrice, cantatrice, bienfaitrice, et nous reculons devant autrice 79, et nous allons chercher le même mot latin grossièrement anglicisé et orné, comme d’un anneau dans le nez, d’un grotesque th. Autant avouer que nous ne savons plus nous servir de notre langue et qu’à force d’apprendre celles des autres peuples nous avons laissé la nôtre vieillir et se dessécher. Cet aveu ne nous coûte rien : nous avons permis à l’industrie, au commerce, à la politique, à la marine, à toutes les activités nouvelles ou renouvelées en ce siècle, d’adopter un vocabulaire où l’anglais, s’il ne domine pas encore, tend à prendre au moins la moitié de la place.

L’histoire linguistique des jeux de plein air est curieuse. On en trouverait difficilement un seul, parmi ceux qui ont été réimportés d’Angleterre, qui ne fût connu et toujours pratiqué en France par les enfants. Ainsi la balle à la crosse nous est revenue sous le nom de cricket ; la paume, sous le nom de tennis ; le ballon 80, sous le nom de foot-ball ; le mail 81, sous le nom de crocket. Il suffirait évidemment de donner un nom anglais aux boules, à la marelle, ou au cerceau pour voir ces jeux innocents faire leur entrée dans le monde82.

La langue de la marine s’est fort gâtée en ces derniers temps, j’entends la langue écrite par certains romanciers, car la langue orale a dû se maintenir intacte. M. Jules Verne mérite ce reproche d’avoir abusé des mots anglais dans ses merveilleux récits ; un seul de ses tomes me fournit les mots suivants : anchor-boat, steam-ship, main-mast, mizzenne-mast, fore-gigger, engine-screw, patent-log, skipper, sans compter dining-room et smoking-room, qui sont de la langue générale. Nul lexique cependant n’est plus pittoresque que celui de la marine française, et M. Jules Verne, qui le connaît mieux que personne, devrait l’employer toujours et ne pas laisser croire qu’il le juge inférieur en netteté et en beauté au lexique anglais. Que de mots, que de locutions d’une pureté de son admirable : étrace, étambot, misaine, hauban, bouline, hune, beaupré, artimon, amarres, amures, laisser en pantenne, haler en douceur ; voici deux lignes de vraie langue marine83 : « On cargue la brigantine, on assure les écoutes de gui ; une caliourne venant du capelage d’artimon est frappée sur une herse en filin… » Très peu de mots marins appartiennent au français d’origine ; ils ont été empruntés aux langues germaniques et scandinaves, au provençal, à l’italien ; mais leur naturalisation est parfaite, et presque tous peuvent servir de modèle pour le traitement auquel une langue jalouse de son intégrité doit soumettre les mots étrangers.