(1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre onzième. La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art. »
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(1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre onzième. La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art. »

Chapitre onzième

La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art.

I — La littérature des déséquilibrés

« Oh ! si l’on pouvait tenir registre des rêves d’un fiévreux, quelles grandes et sublimes choses on verrait sortir quelquefois de son délire ! » Ce vœu de Rousseau se réalise de plus en plus aujourd’hui. L’état de fièvre, pour la conscience, se manifeste par le sentiment d’un malaise vague et d’un manque d’équilibre intérieur, et il y a une sorte de gens dont l’état normal est semblable à la fièvre, les névropathes et les délinquants. Névropathes et délinquants sont entrés dans notre littérature et s’y font une place tous les jours plus grande300. Une tendance très caractéristique des déséquilibrés, c’est un sentiment de malaise, de souffrance vague avec des élancements douloureux, qui, chez les esprits, propres à la généralisation, peut aller jusqu’au pessimisme. Il existe chez certains déséquilibrés ce qu’on pourrait appeler une sorte de constitution douloureuse, de peine irraisonnée, prête à se traduire sous toutes les formes possibles du raisonnement et du sentiment, à se généraliser même en théorie pessimiste. Nous trouvons une description très remarquable de cet état chez un jeune homme oublié aujourd’hui : Ymbert Galloix de Genève, mort phtisique à vingt-deux ans (1828). Victor Hugo nous a conservé de lui une lettre. « … On a dans l’âme quelque chose qui bat plus fortement pour nous que pour la foule. Les sensations m’accablent… Il est des moments où les traits de mes amis, de mes parents, un lieu consacré par un souvenir, un arbre, un rocher, un coin de rue sont là devant mes yeux, et les cris d’un porteur d’eau de Paris me réveillent. Oh ! que je souffre alors ! Les soins de blanchisseuse, etc., etc., tout cela m’étouffe. Les heures des repas changées !… Souvent un rien, la vue de l’objet le plus trivial, d’un bas, d’une jarretière, tout cela me rend le passé vivant, et m’accable de toute la douleur du présent… Oh ! mon unique ami, qu’ils sont malheureux ceux qui sont nés malheureux ! » … « Je reprends la plume aujourd’hui 27 décembre. Je souffre, et toujours. J’ai eu des moments horribles… Il est minuit et quelques minutes. Nous sommes donc le 28. Qu’importe ?… Je suis fou de douleur, mon désespoir surpasse mes forces… J’ai fait une découverte en moi, c’est que je ne suis réellement point malheureux pour telle ou telle chose, mais j’ai en moi une douleur permanente qui prend différentes formes. Vous savez pour combien de choses jusqu’ici j’ai été malheureux ou plutôt sous combien de formes le principe qui me tourmente s’est reproduit… Tantôt, vous le savez, c’était de n’être pas propre aux sciences ; plus habituellement encore de n’être pas riche, de lutter avec la misère et les préjugés, d’être inconnu… Eh bien ! mon ami, je suis lié avec presque tous les littérateurs les plus distingués… Ma vanité est satisfaite… et avec cela le fond, la presque totalité de ma vie, c’est, je ne dirais pas le malheur, mais un chancre aride ; un plomb liquide me coule dans les veines ; si l’on voyait mon âme, je ferais pitié, j’ai peur de devenir fou… Depuis deux mois, toutes mes facultés de douleur se sont réunies sur un point. J’ose à peine vous le dire, tant il est fou ; mais je vous en supplie, ne voyez là-dedans qu’une forme de la douleur… ; voyez le mal et non pas son objet. Eh bien ! ce point central de mes maux, c’est de n’être pas né Anglais. Ne riez pas, je vous en supplie ; je souffre tant ! les gens vraiment amoureux sont des monomanes comme moi, qui ont une seule idée, laquelle absorbe toutes leurs sensations. Moi, je suis monomane aussi maintenant… Le malheur ne serait-il donc qu’une cruelle maladie ? Les malheureux, des pestiférés atteints d’une plaie incurable, que leur organisation fait souffrir comme celle des heureux les fait jouir ?… Souvent j’anatomise mes douleurs, je les contemple froidement. L’idée qui prédomine chez moi, c’est que je n’y peux rien 301… »

Si Ymbert Galloix avait lu Schopenhauer, comme il l’aurait goûté ! Sa folie, au lieu de se chercher des motifs de souffrance dont elle est à peine dupe elle-même, eût réussi à se tromper et à nous tromper en s’appuyant sur tout un système du monde et de la vie. Il ne manque qu’une chose à Ymbert Galloix pour nous laisser une émotion durable, ce sont des idées générales et philosophiques, des sentiments dépassant la sphère du moi. Toutes ses souffrances, comme en général celles des détraqués, sont d’origine mesquine : des jarretières, des chemises à faire laver, des porteurs d’eau qui passent. Il le comprend vaguement lui-même, il souffre de souffrir d’une manière si pauvre, et il aspire à élargir sa blessure, sans y parvenir. « Quelquefois, il semble qu’une harmonie étrangère au tourbillon des hommes vibre de sphère en sphère jusqu’à moi ; il semble qu’une possibilité de douleurs tranquilles et majestueuses s’offre à l’horizon de ma pensée comme les fleuves des pays lointains à l’horizon de l’imagination. Mais tout s’évanouit par un cruel retour de la vie positive, tout ! » La souffrance vraiment philosophique impliquerait en effet une volonté stoïque, maîtresse de soi, saine, prête à aller jusqu’au fond du mal subi pour en sentir la réalité triste et pour en reconnaître aussi la nécessité, c’est-à-dire les liens qui rattachent cet accident au tout, les points par lesquels cette laideur vient se suspendre à toutes les beautés de l’univers. La littérature des déséquilibrés exprime en général l’analyse douloureuse, rarement l’action. L’action, du moins l’action saine et morale, est en effet difficile aux déséquilibrés ; et précisément elle serait le grand remède à leur désordre intérieur, car l’action suppose la coordination de l’esprit tout entier vers le but à atteindre. L’action est la mise en équilibre de tout l’organisme autour d’un centre de gravité mobile, comme l’est toujours celui de la vie.

Les traits caractéristiques de la littérature des détraqués se retrouvent dans celle des criminels et des fous, que nous ont fait récemment connaître les travaux de Lombroso, de Lacassagne et des criminalistes italiens302. C’est d’abord le sentiment amer de l’anomalie intérieure et de la destinée manquée. Ce sentiment s’exprime jusque dans les inscriptions du tatouage ; un forçat fait graver sur sa poitrine : « la vie n’est que désillusion » ; un autre : « le présent me tourmente, l’avenir m’épouvante » ; un autre, un Vénitien voleur et récidiviste : « malheur à moi ! quelle sera ma fin ? » Une grande quantité portent ces devises : — né sous une mauvaise étoile, — fils de la disgrâce, — fils de l’infortune, etc., etc. Un certain Cimmino, de Naples, avait fait inscrire sur sa poitrine ces paroles plus simples, mais qui ont couleur de sincérité : « Je ne suis qu’un pauvre malheureux. » — Dans leurs vers, souvent très touchants, le même sentiment de mélancolie est exprimé :

Ô mère, comme je regrette, heure par heure,
Tout ce lait que vous m’avez donné !
Vous êtes morte, ensevelie sous terre,
Et vous m’avez laissé au milieu des tourments.

Voici une expression du mal de vivre plus intense que celle qu’on trouve dans Leopardi : « Vienne la mort, je la serre entre mes bras, je la couvre de baisers303. » Le deuxième trait de la littérature des déséquilibrés, c’est l’expression variée d’une vanité supérieure à la moyenne. De là cette fureur de l’autobiographie, cette tendance à noter et à éterniser les traits même non importants de la vie journalière, à se regarder constamment, et surtout à se regarder souffrir, à se grossir pour ses propres yeux, une tendance enfin à transformer la moindre action en sujet d’épopée. La vanité, la réaction naïve du moi sur les choses croît chez les hommes d’autant plus que leur conscience est plus mal équilibrée et plus mal éclairée. C’est là, peut-être, une simple application de cette loi générale que les mouvements réflexes sont plus forts quand l’action des centres nerveux est moindre. La suppression de la vanité vient d’une mesure exacte de soi, d’une coordination meilleure des phénomènes mentaux ; ayez pleine conscience de vous-même, réfléchissez sur vous-même, et vous vous ramènerez pour vos propres yeux à de justes proportions. Les fous et les criminels ont une vanité inconcevable, qui le plus souvent empêche chez eux le développement de tout sentiment altruiste ; ils tuent pour faire parler d’eux, pour devenir le personnage du jour, pour voir leur nom dans les journaux et se faire à eux-mêmes de la publicité, pour être craints ou plaints, ou même pour devenir un objet d’horreur. — Le crime accompli, ils tâchent d’en prolonger le souvenir de toutes les manières en le racontant avec les détails les plus horribles, en le mettant envers. Plusieurs ont eu l’audace de se faire photographier dans l’accomplissement simulé du meurtre, ce qui était le meilleur moyen de se faire prendre. La vanité des criminels, dit Lombroso, est encore supérieure à la vanité des artistes, des littérateurs et des femmes galantes. On cite un voleur qui se vantait de crimes qu’il n’avait pas commis. Ils veulent faire bonne figure, briller à leur manière. Denaud et sa maîtresse tuèrent, l’un sa femme, l’autre son mari, afin de pouvoir, en se mariant, sauver leur réputation dans le monde. « Je ne redoute pas la haine, disait Lacenaire, mais je crains d’être méprisé. » Et sa condamnation à mort lui causa moins d’émotion que la critique de ses vers. Beaucoup de criminels sont artistes dans une certaine mesure : hantés par l’idée du meurtre ou du vol, ils en composent d’avance dans leur esprit les diverses péripéties, et tout cela devient ensuite pour eux une sorte d’épopée vécue dont ils s’efforcent d’éterniser le souvenir. Le voleur d’un coffre-fort, Clément, ayant versifié le récit de son vol, ses couplets furent chantés dans les cabarets, attirèrent l’attention de la police, et le voleur poète fut arrêté. Il n’en acheva pas moins son récit, où, par moment, l’ingéniosité de l’expression fait songer à Richepin, qui a fait des pastiches connus de ce genre de littérature. C’est d’abord le récit du projet conçu par les voleurs :

Quand on est pègre 304, on peut passer partout.

Puis vient l’accomplissement du vol. Déjà les voleurs songent à l’emploi de l’argent.

Quand on est pègre, on peut se payer tout.

On jette le coffre-fort, témoin du délit, dans la Bièvre, mais là il est retrouvé. Adieu tous les beaux rêves : Quand on est pègre, on doit penser à tout.

La police intervient :

Quand on est pègre, il faut s’attendre à tout.

Une lutte s’ensuit, les voleurs sont vaincus :

Ah ! mes amis, à vous gloire éternelle,

Quand on est pègre, le devoir avant tout.

Ils s’en iront à la Nouvelle-Calédonie, mais ils ont l’espoir de s’échapper et de revenir ; alors

         . . . mort à toute la police,
On les pendra, et ce sera justice,
Car, pour les pègres, la vengeance avant tout305.

Leurs passions prédominantes, presque les seules, sont la vengeance, l’amour de l’orgie et les femmes. Le mot vengeance revient souvent dans les tatouages. L’un d’eux portait sur la poitrine deux poignards entre lesquels on lisait cette devise : je jure de me venger. Aussi est-ce le sentiment de la vengeance qui les inspire le plus souvent dans leurs essais de poésie. Lacenaire a chanté le « plaisir divin de voir expirer l’homme qu’on hait ». Les plus beaux vers de ce genre ont été inspirés par un brigand légendaire corse, qui parle en style biblique :

         . . . La vengeance,
Nous la ferons éternelle, et sur la race inique
Nous porterons ta colère comme un héritage légué par toi.

Remarquons d’ailleurs que la vengeance est une conséquence logique de la vanité blessée, et la disproportion du désir de vengeance qu’on remarque chez les criminels tient beaucoup à la disproportion de leur vanité. Pour un geste, pour un sourire, ils tuent. Ils tueront quelqu’un qui les heurtera ou les déchirera en passant. Là encore il y a une sorte d’action

Autant qu’un roi je suis heureux ;
L’air est pur, le ciel admirable…
Nous avions un été semblable
Lorsque j’en devins amoureux !

L’horrible soif qui me déchire
Aurait besoin pour s’assouvir
D’autant de vin qu’en peut tenir
Son tombeau ; — ce n’est pas peu dire :

Je l’ai jetée au fond d’un puits,
Et j’ai même poussé sur elle
Tous les pavés de la margelle.
— Je l’oublierai si je le puis !

— Me voilà libre et solitaire !
Je serai ce soir ivre mort ;
Alors, sans peur et sans remord,
Je me coucherai sur la terre,

Et je dormirai comme un chien !
Le chariot aux lourdes roues
Chargé de pierres et de boues,
Le wagon enragé peut bien

Ecraser ma tête coupable
Ou me couper par le milieu,
Je m’en moque comme de Dieu,
Du Diable ou de la Sainte Table !

réflexe disproportionnée avec ce qui la provoque ; on dirait que les centres supérieurs ne sont plus là pour la modérer. Autres traits essentiels. La plupart des déséquilibrés éprouvent un véritable besoin d’excitants, comme tous les « neurasthéniques ». Il leur faut une certaine vie sociale qui leur est propre, une vie bruyante, querelleuse, sensuelle, passée au milieu de leurs complices. Aussi les plaisirs de l’orgie et ceux de l’amour sensuel (sans marque de pudeur) tendent-ils à dominer leur littérature. Richepin, qui a certainement étudié de près la littérature des fripons et des « gueux », a pastiché avec beaucoup d’art les chansons d’orgie des criminels ; voici un remarquable original de ces chansons. Il s’agit d’un Noël composé par Lacenaire condamné à mort, à l’occasion d’un dîner qu’il lui fut accordé de faire avec son camarade également condamné. 

         Noël ! Noël !
         Vive Noël !

A nous, saucisse et poularde !
A nous, liqueur et vin vieux !
Fais la nique à la camarde
Qui nous montre ses gros yeux.
         Noël ! Noël ! etc.

Un bon buveur, c’est l’usage
Boit à l’objet qui lui plaît !
Avec moi, frère, en vrai sage,
Bois à la mort, c’est plus gai.
         Noël ! Noël ! etc.

Buvons même à la sagesse,
A la vertu qui soutient ;
Tu peux, sans crainte d’ivresse,
Boire à tous les gens de bien,
         Noël ! Noël ! etc.

Un pauvre homme, d’ordinaire,
Pour mourir a bien du mal.
Nous, nous avons notre affaire,
Sans passer par l’hôpital.
         Noël ! Noël ! etc.

Sur les biens d’une autre vie,
Laisse prêcher Massillon ;
Vive la philosophie
Du bon curé de Meudon !
         Noël ! Noël ! etc.
         Vive Noël !

Voici de remarquables vers d’amour du Peverone, ce brigand italien qui poivrait ses victimes pour les marquer de son sceau :

Quand je te vois, quand je t’entends parler,
Mon sang se glace dans mes veines,
Mon cœur veut bondir hors de ma poitrine…
Toute parole d’elle, quand elle ouvre la bouche,
Attire, lie, frappe, transperce306.

Quatrième point. Les détraqués se complaisent dans les images sombres et horribles. Pour bien comprendre cette tendance, il faut songer que dans ces cerveaux affaiblis, où les réactions sont lentes à se produire, une image forte se fixe aisément et devient facilement obsédante. Les criminels sont hantés longtemps avant et longtemps après par l’idée de leur crime : ils le racontent à tous avec les détails les plus horribles ; ils en rêvent, nous dit Dostoïevsky. Les écrivains détraqués se plaisent aussi à décrire des scènes de crime et de sang, tout comme Ribeira, le Caravage et les autres peintres homicides se plaisent dans les représentations horribles.

Cinquième point : l’obsession du mot. Dans l’irrégularité du cours des idées un mot se dresse isolé, attirant toute l’attention des détraqués indépendamment de son sens. La preuve de l’impuissance d’esprit, c’est justement cette puissance du mot qui frappe par sa sonorité, non par l’enchaînement et la coordination avec les idées307. Les productions des fous et des criminels se perdent le plus souvent, dit Lombroso, dans les jeux de mots, les rimes, les homophonies, de même que dans les petits détails autobiographiques ; ce qui n’empêche pas par moments de rencontrer, surtout chez les fous, « une éloquence brûlante et passionnée qui ne se voit que dans les œuvres des hommes de génie ».

En somme, le trait caractéristique de la littérature des détraqués, c’est qu’elle exprime des êtres qui ne sont sociables que partiellement et par intermittence : ils s’isolent en eux-mêmes, vivent pour eux, et ils peuvent bien nous forcer à sympathiser avec leurs souffrances, mais non avec leur caractère. Ils ont ce quelque chose de farouche et de sauvage que présentent les malades chez toutes les espèces animales. Ils ignorent l’affection continue, large, se donnant avec la régularité de tout ce qui est fécond. Quand ils ressentent avec force des sentiments de pitié, c’est par intermittence, par soubresaut ; ils ont des crises de tendresse, puis rentrent de nouveau en eux-mêmes, se sauvent d’autrui, se réfugient dans le cercle étroit de leur propre souffrance. Ils ont peur, en plaignant autrui, d’en venir à cesser de se plaindre eux-mêmes : et pourtant le meilleur moyen de rétablir en soi l’équilibre, ce serait d’y faire une part à autrui. La guérison des déséquilibrés serait d’apprendre à avoir pitié, — une pitié continue et active. Si un haut degré d’intelligence peut se rencontrer avec une tendance à la folie ou au crime, jamais cette tendance, disent la plupart des criminalistes, ne s’accorde avec le « sentiment affectif normal ».

Nous allons retrouver les traits généraux de la littérature des détraqués dans ces littératures de décadence qui semblent avoir pris pour modèles et pour maîtres les fous ou les délinquants.

II — La littérature des décadents

I. — C’est une loi sociologique que, plus nous avançons, plus la vie sociale devient intense et plus son évolution est rapide. Or, la rapidité de toute évolution entraîne aussi celle de la dissolution : ce qui est aujourd’hui en plénitude de vie sera bientôt en décadence. De nos jours, on ne peut plus compter par siècles ; vingt ans, dix ans sont déjà le « grande mortalis aevi spatium ». La littérature change avec chaque quart de siècle. D’autre part, comme la vie sociale devient de plus en plus complexe, comme les idées et les sentiments sont plus nombreux et plus divers, nous assistons, en un même quart de siècle, à des rénovations sur un point, à des décadences sur un autre, à des aurores et à des crépuscules, sans pouvoir dire, bien souvent, si le jour vient ou s’il s’en va. L’essentiel, c’est qu’une société produise des génies ; ils pourront paraître décadents sur certains points, ils seront des rénovateurs sur d’autres. Du temps de Flaubert, on a crié : décadence. Aujourd’hui, on demande avec regret ou sont les Flaubert. La théorie de la décadence doit donc s’appliquer à des groupes d’écrivains, à des fragments de siècle, à des séries d’années maigres et stériles : toute généralisation est ici impossible.

Y a-t-il, par exemple, décadence du « siècle » présent par rapport au passé ? Voilà un problème bien délicat pour nous, qui vivons justement dans le présent et qui le voyons de trop près pour le bien juger. Considérons pourtant la poésie française, pour prendre un exemple restreint. Certes, il n’y a pas eu décadence du dix-huitième siècle au dix-neuvième. Quant au dix-septième siècle, la principale supériorité qu’il semble posséder en fait de poésie, c’est d’avoir vu naître le théâtre classique ; mais, d’autre part, notre siècle a vu se produire un fait qui n’aura peut-être pas un jour moins d’importance dans une histoire d’ensemble de la littérature française : la naissance de la poésie lyrique. Constatons les deux faits sans les comparer : tenter une comparaison entre le génie tragique de Corneille, par exemple, et le génie lyrique de V. Hugo, cela paraît impossible. On rencontrerait, ce semble, des difficultés analogues si on essayait de comparer Byron à Horace, ou le type de Faust à ceux d’Achille et d’Ulysse. Les préférences, ici, sont individuelles. On ne peut affirmer, en pleine certitude, une décadence de la poésie en notre siècle, mais il y a transformation constante. Toute époque particulière du développement littéraire de l’humanité perd d’ailleurs son importance exclusive quand on la compare à l’ensemble de ce développement : même les époques classiques, si justement admirées, ne sauraient marquer toujours, pour l’historien de la littérature, un point culminant ; elles peuvent être un plus parfait modèle pour l’étudiant, comme Racine est un plus parfait modèle que Corneille, et Corneille que Shakespeare, mais leur supériorité classique ne saurait constituer une supériorité esthétique absolue. Le seul progrès qui semble pouvoir se constater, c’est celui de l’intelligence, et aussi celui des sentiments, qui suivent l’évolution de l’intelligence même et deviennent de plus en plus généraux et généreux308.

On se contente parfois d’invoquer, pour prouver la décadence, le souci extrême que poètes et prosateurs montrent de la forme et du mot, souci qui prime celui des idées. Sans doute, pour ceux à qui les idées font défaut, la forme devient le plus clair de l’art. Mais ceci a-t-il empêché Victor Hugo, par exemple, de joindre au culte de la rime riche et rare, de la forme achevée, celui des grandes idées et des hauts sentiments ? En tout siècle et en tout pays il s’est trouvé, à côté du véritable génie, ou même du simple talent, des rimeurs malheureux de courageux faiseurs de phrases ronflantes et vides. De ceux-là on a médit à l’époque où ils vivaient, puis on les a si complètement oubliés que maintenant ils semblent n’avoir point existé ; considérant à notre tour nos médiocrités littéraires, nous en oublions presque les quelques noms qui les effaceront un jour, et nous nous écrions : — Le vers pour le vers et la phrase pour ses bizarreries, signe des temps, signe de décadence !

On ne peut nier pourtant qu’il n’y ait dans la vie des peuples, comme dans celle des individus, des périodes de trouble et de malaise. Les causes perturbatrices peuvent être de bien des sortes, mais le résultat est le même : ralentissement ou abaissement de la production littéraire. Cet état dure jusqu’à ce que la bonne et saine vie, prenant le dessus, réagisse contre les influences stérilisantes ; de vrais poètes se produisent, entraînant avec eux toute leur génération. Ainsi en a-t-il été pour les romantiques. Les classiques ont produit des chefs-d’œuvre que nous avons tous encore dans la mémoire, mais le temps des tragédies était passé lorsque Chateaubriand et tous ceux qui l’ont suivi sont venus apporter au siècle nouveau une poésie nouvelle, — la vraie poésie de notre siècle. Répétons, d’ailleurs, qu’à notre époque les idées marchent vite, la science se transforme sans cesse ; comment les écoles littéraires pourraient-elles échapper à ce mouvement continu ? Il faut changer et se renouveler ; or, les génies sont rares, et l’on doit savoir attendre avant de déclarer l’heure de la décadence irrémédiablement venue.

On a fait encore consister la décadence littéraire dans le mauvais goût et l’incohérence des idées et des images ; mais on retrouve aussi cette incohérence et ce mauvais goût chez les génies créateurs, comme Dante, Shakespeare, Gœthe. Le mauvais goût est un manque de mesure et de critique exercée sur soi, plutôt qu’un manque de puissance dans la production des idées et des images. D’autres, enfin, ont fait consister la décadence dans le triomphe de l’esprit critique et analyste venant paralyser l’élan du génie créateur. Il est certain que la décadence coïncide avec l’empiétement du procédé et du talent sur la fécondité inconsciente du génie. Les époques de décadence savent plus et peuvent moins. Mais peuvent-elles moins parce qu’elles savent plus ? — Nous ne le croyons pas. On a ainsi beaucoup discuté sur la distinction des époques classiques et des époques de décadence. En réalité, on n’a point examiné le problème d’un point de vue vraiment scientifique. La question de la décadence littéraire se rattache, selon nous, à la biologie et à la sociologie, car cette décadence particulière n’est que le symptôme d’un déclin, momentané ou définitif, dans la vie totale d’un peuple ou d’une race. Et, comme la vie d’un peuple offre les mêmes phases biologiques que la vie d’un grand individu, on doit retrouver avant tout dans une époque de vraie décadence les traits qui caractérisent la vieillesse. Certes, si la vieillesse est pour l’individu une déchéance physique, elle est loin d’être par cela même une déchéance morale. Au contraire, que de vieillards dont le cœur reste toujours jeune et la vie toujours féconde, comme ces arbres patients et tardifs qui fleurissent jusqu’en automne, à l’époque où les feuilles meurent ! Leur intelligence voit les choses de plus haut et de plus loin, avec plus de détachement ; pour eux, il n’y a plus à mériter le regard que ce qui est vraiment beau et bon :

Orages, passions, taisez-vous dans mon âme ;
Jamais si près de Dieu mon œil n’a pénétré.
Le couchant me regarde avec ses yeux de flamme,
La vaste mer me parle, et je me sens sacré.

L’affaiblissement des forces n’est donc pas la perversion des forces. Mais, ce qui constitue une perversion véritable, c’est la vieillesse qui veut être jeune ou le paraître, c’est l’épuisement qui veut faire œuvre de fécondité. Alors se montrent les vrais vices de la décadence morale et intellectuelle. Dans la littérature, malheureusement, ce n’est pas la belle et sincère vieillesse qu’on rencontre d’ordinaire ; c’est celle qui veut faire la jeune et la coquette. Et c’est pour cela qu’il n’y a pas seulement affaiblissement de l’esprit, mais perversion.

La vieillesse a pour trait saillant, au point de vue biologique, le déclin de l’activité vitale produit par le ralentissement des échanges et de la circulation. Cette diminution de l’activité a elle-même pour premier effet l’impuissance et la stérilité. C’est cette impuissance que nous retrouvons au point de vue intellectuel dans les époques de décadence. Un Silius Italicus, un Stace, un Fronton sont de véritables impuissants, s’évertuant pour ne rien produire, incapables d’aucune invention, d’aucune création personnelle.

L’affaiblissement de l’activité et de l’intelligence, chez certains vieillards, correspond souvent à l’augmentation de la force des habitudes, des formules toutes faites où la vie s’emprisonne. On dit : « maniaque comme une vieille fille » ; le vieillard a d’ordinaire sa vie réglée, un fonds d’idées toujours les mêmes sur lesquelles il vit, des gestes habituels, des phrases qui lui sont familières. Enfin la part de l’automatisme s’est accrue chez lui, comme il était inévitable, par l’exercice même de la vie, sans que cet accroissement de l’automatisme soit toujours compensé par un accroissement de l’énergie intérieure. Le même phénomène se produit dans les sociétés en décadence et chez leurs écrivains ; ceux-ci sont des automates répétant indéfiniment sans se lasser des formules toutes faites, fabriquant des poèmes et des tragédies avec de la mémoire, des sonnets selon la formule, et ne pensant que par centons. Le mot et la phrase viennent chez eux avant l’idée ; ils les polissent soigneusement, comme les vieillards survivants du siècle passé arrondissent avec amour leurs belles révérences ; mais ne leur demandez pas d’innover, ou leur nouveau sera disgracieux, heurté et bizarre.

Au ralentissement de l’activité correspond souvent, chez le vieillard, une sensibilité plus émoussée. Non seulement les sensations, mais les sentiments mêmes, toutes les émotions s’usent. La conséquence de cette usure du système nerveux est, chez quelques-uns, une certaine perversion des sens. L’imagination sénile cherche alors à ranimer la sensation par des raffinements et des ragoûts. Il est probable que les libertins les plus corrompus et les plus savants (comme fut Tibère) ont été des vieillards. Tous ces traits de l’imagination dépravée se retrouvent dans l’imagination des époques de décadence. Le système nerveux des races s’use comme celui des individus ; le fond de sensations et de sentiments communs à un peuple a toujours besoin d’être renouvelé et rafraîchi par l’assimilation d’idées nouvelles. Tous les cerveaux de décadence, depuis Pétrone jusqu’à Baudelaire, se plaisent dans des imaginations obscènes, et leurs voluptés sont toujours plus ou moins contre nature ; leur style même est contre nature : ils cherchent partout le neuf dans le corrompu. Comme ils en out le sentiment, ils souffrent ; la sénilité est morose et la littérature de décadence est pessimiste, elle a le culte du mal, elle est à la fois voluptueuse et douloureuse.

Ainsi, pour une société comme pour un individu, la décadence est l’affaiblissement et la perversion de la vitalité, de « l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Une société, étant un organisme doué d’une conscience collective et d’une volonté commune, ne peut subsister que par la solidarité et le consensus des individus, qui sont ses organes élémentaires. Cette solidarité s’exprime par l’esprit public, c’est-à-dire par une subordination des consciences particulières à une idée collective, des volontés individuelles à la volonté générale ; et c’est cette subordination qui constitue la moralité civique. Mais il faut remarquer que, plus la civilisation avance, plus l’individualité se développe ; et ce développement peut devenir une cause de décadence si, en même temps que l’individualité se montre plus libre et plus riche, elle ne se subordonne pas elle-même volontairement à l’ensemble social. L’équilibre, la conciliation de l’individualité croissante et de la solidarité croissante, tel est le difficile problème qui se pose pour les sociétés modernes. Dès que cet équilibre est rompu au profit de ce que l’individualité a d’exclusif et d’égoïste, il y a affaiblissement du bien-être social et de l’esprit public, il y a déséquilibration, maladie, vieillesse, décadence physique et morale309. Or, c’est surtout par la recherche du plaisir individuel que l’égoïsme se manifeste, ainsi que par la concentration de la volonté sur le moi : orgueil, envie, luxure et gourmandise, avarice et luxe, paresse, colère, tous les péchés capitaux de la morale sont aussi les maladies de la société. L’orgueil pose l’individu dans son moi intellectuel ou volontaire en face des autres, qui lui deviennent étrangers. Le sentiment qu’il a de ce qui lui manque encore produit l’envie, cette discorde commençante, entre les individus ou entre les classes ; l’envie se tourne en colère dès que l’obstacle se présente ; la luxure, avec le luxe qui l’accompagne souvent, devient le but de la vie, et, pour la satisfaire, il faut de l’or ; d’où la cupidité et l’avarice. Enfin, le détachement des intérêts de la société et la recherche du bien-être individuel aboutissent à la paresse. Le résultat final est la diminution de fécondité dans la nation vieillie310. Tous ces traits et tous ces vices se retrouvent dans les littératures de décadence. C’est l’orgueil de l’artiste qui songe à son moi plus qu’à la vérité et à la beauté ; qui se manifeste par l’affectation du savoir, par le besoin de se singulariser et de sortir du commun, par la subtilité, par la déclamation ; c’est la recherche du plaisir avec tous ses raffinements, avec son mélange d’amertume et de volupté.

II. — Un autre trait des décadences, comme nous l’avons déjà dit, c’est l’amour exagéré de l’analyse, qui finit par être une force dissolvante. L’action disparaît au profit d’une contemplation oisive, le plus souvent dirigée vers le moi. Rien de plus stérile que de passer en revue tous les sentiments, poids et mesures en main, de les auner comme une pièce d’étoffe, de faire, par exemple, de la science et du raisonnement avec un amant ou une amante. Tout se dissout alors, tout perd sa valeur pour l’analyste, même l’amour. La fin de l’amour lui paraît absolument disproportionnée avec la passion qu’elle excite : c’est à ses yeux un trouble énorme, un vrai bouleversement dans tout cela l’organisme ; pour peu de chose. D’un besoin physique indéterminé combiné avec une sympathie morale pour telle ou telle personne déterminée naît un sentiment dont la violence semble parfois une sorte de monstruosité dans la nature ; son but immédiat ne le justifie nullement, et cependant sans ce but il ne serait pas. Vous figurez-vous quelqu’un qui se laisserait mourir de faim parce qu’on lui refuserait telle friandise ? C’est la situation d’un amant éconduit, et il y en a qui se laissent mourir ! Ô imagination, folle du logis. — Ainsi raisonne ou déraisonne l’analyste à outrance ; tous les sentiments dont vit la poésie perdent pour lui leur sens et leur prix ; et cependant il lui arrivera de se faire poète, littérateur, critique littéraire !

L’analyse se porte souvent sur le moi ; or, le souci constant du moi, qui est un signe maladif pour le cerveau, l’est aussi pour la littérature. Au dix-septième siècle, on tenait le moi pour haïssable ; on reprochait à Montaigne de s’être mis en scène, d’avoir étalé avec complaisance ses qualités et même ses défauts. Au dix-huitième siècle, la littérature ayant acquis avec les Voltaire et les Rousseau un empire presque sans bornes, une hégémonie politique et sociale, les littérateurs commencèrent à se considérer comme les nouveaux souverains du monde. Rousseau pousse l’infatuation de son moi jusqu’à la folie : nous en avons vu plus haut un exemple. Chateaubriand étale son orgueil et se considère comme le Bonaparte de la littérature. Puis viennent les Lamartine et les Hugo, qui n’ont pas brillé par l’humilité. Les écrivains du dix-septième siècle étaient-ils plus modestes ? Non, mais ils ne montraient pas ainsi leur moi. Au reste, le lyrisme étant devenu dominant et, avec lui, la poésie subjective, le moi ne pouvait manquer de s’enfler. S’il y a une manière légitime de s’occuper de soi, de s’analyser, de se livrer aux regards d’autrui, il y en a une illégitime. L’analyse de soi n’a de valeur qu’en tant que moyen de se dépasser soi-même, de se projeter en quelque sorte dans ce monde qui nous enveloppe, de le découvrir enfin, fût-ce en la plus infime mesure. C’est ainsi que l’œil s’applique au verre étroit du télescope pour rapprocher l’étoile lointaine ou découvrir l’étoile invisible ; certes ce n’est encore guère la connaître que de l’apercevoir ainsi, mais n’est-ce pas déjà beaucoup de ne plus ignorer son existence ? Il ne faut voir en soi qu’un coin de la nature à observer, le seul qui ait été mis d’une façon constante à notre portée. Faire effort pour se trouver un sens à soi-même, c’est en réalité en donner un à la nature, de laquelle nous sommes sortis au même titre que tout ce qui est en elle, que tout ce qui la compose. Mais, où l’analyse psychologique se transforme en la plus stérile des études, parce qu’elle se fonde alors sur une erreur, c’est lorsqu’elle en vient à considérer le moi en soi et pour soi, à en faire un tout borné et mesquin, alors qu’il n’est qu’un des courants particuliers de la vie universelle. Prendre ainsi le moi pour centre et pour but, c’est méconnaître, somme toute, sa réelle grandeur ; y borner son regard, c’est enfermer la pensée et l’existence dans un cerveau humain, c’est oublier que la loi fondamentale des êtres et des esprits est un perpétuel rayonnement. « Connais-toi toi-même », dit l’antique sagesse ; oui, car se connaître, c’est s’expliquer à soi-même, par conséquent comprendre aussi les autres et se rapprocher d’eux ; le seul moyen que nous ayons de voir, c’est assurément de recourir à nos propres yeux et à notre propre conscience : nous sommes nous-mêmes notre flambeau, et nous ne pouvons que veiller à ce que tout serve en nous à alimenter la petite flamme qui éclaire le reste. Seulement, pour qui veut explorer la nuit, autre chose est de poser à terre sa lanterne, tout près de ses pieds, où elle ne fera sortir de l’ombre qu’un certain nombre de grains de sable ; autre chose de la diriger à droite et à gauche, de projeter sa clarté au loin et en avant, à chaque pas. Dans le premier cas, l’homme arrivât-il à compter les grains de sable sur lesquels toute la lumière dont il dispose est répandue, il n’avancera point dans son exploration du monde ; dans le second cas, il aura vu le chemin assez pour se conduire, assez peut-être pour l’imaginer encore là où il ne pourra plus le suivre. L’écrivain qui loin de chercher à s’effacer derrière son œuvre, emploie tout son art à mettre en lumière les particularités de son caractère et les grains de sable de sa vie, n’aura pas même abouti à faire saillir sa vraie personnalité ; car la personnalité a sa raison la plus profonde et la plus cachée dans le vieux fonds commun à tous. Nous connaissons mieux, par la seule lecture de ses écrits, la personnalité d’un Pascal que la personnalité de tel ou tel qui nous conte par le menu ses faits et gestes, — choses qui s’oublient, — et qui nous retrace ses moindres pensées, ses moindres paroles. Tout cela s’efface même pour lui, à plus forte raison pour ses lecteurs, derrière les pensées ou actions véritablement expressives de sa vie et de la vie.

La critique de notre temps a subi l’influence de cette maladie littéraire. Etant devenue ou s’étant flattée de devenir, grâce à la tyrannie croissante du journalisme, la dispensatrice de la renommée, elle a fini par se croire supérieure à la littérature vraiment féconde, à celle qui produit au lieu d’analyser. Mais le comble, c’est de voir le critique, plutôt que d’apprécier les œuvres d’autrui, annoncer qu’il va vous parler de lui-même à propos des œuvres d’autrui. On en vient là de nos jours. La véritable critique et la véritable œuvre littéraire doivent également rechercher le sérieux et l’impersonnel. A quoi bon nous perdre dans l’enchevêtrement est la chaîne sans fin qui l’unit aux grands rouages de la société humaine et de l’univers. Nous ne nions pas que la littérature de décadence n’ait parfois sa beauté propre, beauté de forme et de couleur. On peut alors lui appliquer les vers fameux de Baudelaire sur sa négresse :

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche, on croirait qu’elle danse,
Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.
Comme le sable morne et l’azur des déserts,
Insensibles tous deux à l’humaine souffrance,
Comme les longs réseaux de la boule des mers,
Elle se développe avec indifférence.
Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,
Et dans cette nature étrange et symbolique
Où l’ange inviolé se mêle au sphinx antique,
Où tout n’est qu’or, acier, lumière et diamants,
Resplendit à jamais, comme un astre inutile,
La froide majesté de la femme stérile.

C’est précisément pour faire illusion sur la stérilité du fond que les décadents poussent au dernier degré le travail de la forme : ils croient suppléer au génie par le talent qui imite les procédés du génie. Mais, si les œuvres géniales sont les plus suggestives et les plus capables de susciter des œuvres originales comme elles, ce sont aussi, celles qui s’analysent et s’imitent le plus difficilement, parce que le procédé s’y dérobe ; elles se rapprochent de la vie, qu’on ne peut artificiellement reproduire. La vraie poésie est une eau de source, ou un torrent qui descend de la montagne ; tel est aussi le vrai génie. Le talent, c’est le tuyau de drainage qui ne laisse pas perdre une goutte et donne un petit filet d’eau bien mince qui coule en frétillant sur l’herbe. La décadence dans l’art, c’est la substitution du talent au génie, c’est l’affectation du savoir-faire, avec la charlatanerie que Baudelaire prétend permise au génie même311. Dans l’art, l’ignorance des procédés ou méthodes et la maladresse de main a des inconvénients sans nombre, mais elle a du moins un avantage : c’est que l’ignorant a besoin de sentir sincèrement et d’être ému pour composer quelque chose de passable ; l’érudit, lui, n’en a pas besoin ; le procédé remplace chez lui l’inspiration ; le convenu et le conventionnel, le sentiment spontané du beau. « L’inspiration, disait Baudelaire, c’est une longue et incessante gymnastique. » Verlaine, l’ancien parnassien312 qu’on cite aujourd’hui comme un novateur, a dit aussi :

A nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement
Ce qu’il nous faut à nous, c’est, aux lueurs des lampes,
La science conquise et le sommeil dompté.

Enfin Gautier, leur maître à tous dans l’art de versifier pour ne rien dire, avait écrit : « La poésie est un art qui s’apprend, qui a ses méthodes, ses formules, ses arcanes, son contre-point et son travail harmonique313. » Gautier oublie que le contre-point, sans l’inspiration, n’a jamais fait un musicien ; ce qu’il dit de la poésie s’applique simplement à la versification, laquelle en diffère comme la science de l’harmonie diffère du génie musical. En faisant ainsi de l’art pour l’art, on enlève à la littérature la vie ; on lui ôte toute espèce de but en dehors du jeu des formes, et, par cela même, on l’énervé. L’action tire toujours une grande partie de son caractère agréable de la fin qui la justifie : un but de promenade rend la promenade meilleure ; on n’aime pas à lever même un doigt sans raison ; il en est ainsi pour tout. Un travail sans but exaspère : de là le spleen de ceux qui n’ont pas besoin de travailler pour vivre, de là aussi l’ennui qu’éprouvent et qu’inspirent les formistes purs en littérature. Tout renversement de la corrélation et de la subordination des organes, dans l’organisme du style comme dans la vie individuelle et la vie sociale, est un signe de décadence, puisque c’est la réalisation de l’égoïsme sous la forme de l’art. Dans un ouvrage décadent, au lieu que la partie soit faite pour le tout, c’est le tout qui est fait pour la partie ; non seulement la page, comme dit Paul Bourget, devient indépendante, mais elle acquiert plus d’importance que le livre, le paragraphe que la page, la phrase que le paragraphe, et, dans la phrase même, c’est le mot qui l’emporte, qui saillit. Le mot, voilà le tyran des littérateurs de décadence : son culte remplace celui de l’idée ; au lieu du vrai, et par conséquent de la loi ou du fait, on cherche l’effet, c’est-à-dire une sensation forte révélant au lecteur une puissance chez l’auteur, n’ayant pour but que de satisfaire l’orgueil de l’un en même temps que la sensualité de l’autre. Il n’est pas de langue littéraire plus pauvre au fond que celle qui est ainsi composée d’expressions forcées ou simplement rares, parce que ces expressions se font remarquer et deviennent une répétition fatigante dès qu’on les voit revenir. « Laissez-moi vous donner, écrivait Sainte-Beuve à Baudelaire, un conseil qui surprendrait ceux qui ne vous connaissent pas : vous vous défiez trop de la passion, c’est chez vous une théorie. Vous accordez trop à l’esprit, à la combinaison. Laissez-vous faire, ne craignez pas tant de sentir comme les autres. » Ce conseil pourrait s’adresser à tous les littérateurs de décadence.

L’idolâtrie de la forme aboutit le plus souvent au mépris pour le fond : tout devient matière à beau style, même le vice, surtout le vice. Et pourtant, n’est-ce pas l’auteur même des Fleurs du mal qui, en une heure de philosophie, écrivait cette dissertation édifiante : « L’intellect pur vise à la vérité, le goût nous montre la beauté et le sens moral nous enseigne le devoir. Il est vrai que le sens du milieu a d’intimes connexions avec les deux extrêmes, et il ne se sépare du sens moral que par une si légère différence, qu’Aristote n’a pas hésité à ranger parmi les vertus quelques-unes de ses délicates opérations. Aussi, ce qui exaspère surtout l’homme de goût dans le spectacle du vice, c’est sa difformité ou disproportion. Le vice porte atteinte au juste et au vrai, révolte l’intellect et la conscience ; mais, comme outrage à l’harmonie, comme dissonance, il blessera plus particulièrement certains esprits poétiques, et je ne crois pas qu’il soit scandalisant de considérer toute infraction à la morale, au beau moral, comme une espèce de faute contre le rythme et la prosodie universels. » — Alors pourquoi écrire soi-même les Fleurs du mal et chanter le vice ? — « C’est cet admirable, cet immortel instinct du beau, continue Baudelaire, qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà et que voile la vie est la preuve la plus vivante de notre immortalité… Ainsi le principe de la poésie est stricte ment et simplement, l’aspiration humaine vers une beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un enlèvement de l’âme, enthousiasme tout à fait indépendant de la passion, qui est l’ivresse du cœur, et de la vérité, qui est la pâture de la raison. Car la passion est chose naturelle, trop naturelle même pour ne pas introduire un ton blessant, discordant dans le domaine de la beauté pure ; trop familière et trop violente pour ne pas scandaliser les purs désirs, les gracieuses mélancolies et les nobles désespoirs qui habitent les régions surnaturelles de la poésie… » Ce qui vaut mieux, chez Baudelaire, que cette prose alambiquée et froide, ce sont des vers comme ceux qu’il a intitulés : Elévation :

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des
Par mers, delà le soleil, par-delà les éthers,
Par-delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaîment l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins !

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

Malheureusement, Baudelaire nous a donné lui-même trop d’exemples de ces « miasmes morbides », au-dessus desquels il conseille au poète de s’élever. Qui ne connaît les vers tant cités sur Une charogne :

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
    Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme,
    Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
    Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
    Son ventre plein d’exhalaisons.

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
    A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
    Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
    Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses
    Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
    Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
    De mes amours décomposés !

Il est difficile de nier l’influence déprimante et démoralisante que Baudelaire a exercée sur la littérature de son époque. Mais Baudelaire répond déjà beaucoup mieux à son temps qu’au nôtre ; il n’est plus à proprement parler un modèle : son influence est tout indirecte. Baudelaire s’est trouvé vivre à une époque où l’accoutumance aux idées de négation absolue était loin d’être faite, et sur certains tempéraments ces idées, encore nouvelles, devaient produire des effets tout particuliers. C’est ainsi, pour donner un exemple, que Baudelaire est l’expression de la peur irraisonnée et folle de la mort, — sentiment qui mérite qu’on y insiste. Baudelaire, empruntant à Job son expression fameuse, nous peint ainsi la grande peur qui le hante :

— Hélas ! tout est abîme, — action, désir, rêve,
Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève
Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sur le fond de mes nuits, Dieu de son doigt savant
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.

J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou,
Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ;
Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres314

A toute heure, à tout propos il a l’esprit rempli de la l’idée de mort :

    Plus encor que la Vie,
La Mort nous tient souvent par des liens subtils315.

        Mon cœur, comme un tambour voilé,
        Va battant des marches funèbres316.

Lui-même intitule Obsession la pièce qui commence par ces vers :

Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales ;
Vous hurlez comme l’orgue ; et dans nos cœurs maudits,
Chambres d’éternel deuil où vibrent de vieux râles,
Répondent les échos de vos De profundis.

Le ciel devient pour lui

Ce mur de caveau qui l’étouffé 317.

En automne, le bruit des bûches qu’on vient de scier et tombant sur le pavé des cours lui fait dire :

Il me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part…

Ce n’est pas tant, à proprement parler, l’angoisse de la mort qu’on retrouve à chaque page que l’horreur toute physique du tombeau ; et lorsque nous le voyons se complaire aux idées de décomposition, évoquer les squelettes et rêver de cadavres, nous sommes tout simplement en présence de l’enfant qui, ayant peur de l’obscurité, ouvre la porte le soir et fait quelques pas au dehors pour ressentir le grand frisson de la nuit et, qui sait ? pour s’enhardir aussi peut-être. C’est donc plus encore le vertige de l’horreur que celui de l’abîme qui s’est emparé de Baudelaire ; par suite, il est amené à chanter l’horreur et l’horrible sous toutes leurs formes. Fait-il un hymne à la beauté, il s’écrie :

Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques,

De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant.Voici d’ailleurs sous quelles couleurs il nous dépeint son propre cœur :

Mon cœur est un palais flétri par la cohue ;
On s’y soûle, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux !

Et s’il parle de la douleur :

Par toi . . . . . . . .
Dans le suaire des nuages
Je découvre un cadavre cher,
Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages318.

A la page suivante, on voit les « vastes nuages en deuil », devenir les « corbillards de ses rêves ». On n’en finirait vraiment pas s’il fallait relever toutes les images de ce genre qui sont répandues dans ses vers ; son inspiration poétique emprunte plus d’une fois les apparences du cauchemar :

Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts319 

Il finit par se demander lui-même, non sans quelque raison :

Ne suis-je pas un faux accord
Dans la divine symphonie ?

Pourtant, lorsqu’il le voulait, il savait rendre douce l’ironie et demander à la nuit des inspirations moins troublées que la plupart de celles qu’il lui doit :

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,
… Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;
Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche320.

Et maintenant, si nous voulions rechercher ce que devient chez nos contemporains cette anxiété de la mort, nous la retrouverions avec un Pierre Loti, par exemple, mais élargie, plus profonde et plus haute, tant il est vrai qu’il y a toujours des sentiments ou idées en progrès tandis que d’autres sont en décadence. Pour Loti comme pour Baudelaire, — et c’est là leur seul point commun, — la mort est toujours présente. D’un bout à l’autre de son œuvre, on sent passer le vent de la mort comme celui de la mer auquel il s’identifie. Mais, avant de devenir la tourmente, le vent de mer n’est qu’un simple frisson, rien « qu’une inquiétude planant sur les choses », rien que « l’éternelle menace qui n’est qu’endormie ». Et les hommes, ceux que Loti a voulu peindre, les marins, se réjouissent : « A ce pardon, la joie était lourde et un peu sauvage, sous un ciel triste. Joie sans gaieté, qui était faite surtout d’insouciance et de défi ; de vigueur physique et d’alcool ; sur laquelle pesait, moins déguisée qu’ailleurs, l’universelle menace de mourir. Grand bruit dans Paimpol ; sons de cloches et chants de prêtres. Chansons rudes et monotones dans les cabarets… » Mais « à côté des filles amoureuses, les fiancées des matelots disparus, les veuves de naufragés, sortant des chapelles des morts, avec leurs longs châles de deuil et leurs petites coiffes lisses ; les yeux à terre, silencieuses, passant au milieu de ce bruit de vie, comme un avertissement noir321 ». Et l’« avertissement noir » passe et repasse dans l’œuvre de Loti, et il arrive que c’est précisément cette mort inévitable, proche toujours, qui donne à la vie son prix infini : la proximité de l’ombre rend la lumière plus intense et plus douce. Puisqu’ils doivent mourir, les êtres seront tout entiers dans leur regard, dans leur sourire, dans une simple parole, signes fuyants qui ne se reproduiront pas. La pitié de Loti s’étendra même aux choses, celles qui ont ceci de commun avec l’homme, la fragilité, et on dirait qu’il a la nostalgie de tout ce qu’il a vu une fois. L’inconnu de la mort vient pour lui se mêler à toute manifestation de la vie, le plus simple fait revêt une apparence de profondeur et de mystère ; dans la grande épouvante qu’il découvre épandue, les amours lui semblent plus forts ; et c’est toute la poésie de la mort qui s’ajoute à celle de la vie. Aux yeux de Baudelaire, la mort flétrissait la vie, aux yeux de Loti, elle l’idéalise. Un autre exemple de la rapidité avec laquelle les sentiments se transforment et, avec eux, les inspirations littéraires, c’est que, par opposition au pessimisme réaliste, il nous est venu récemment des horizons voilés de l’Angleterre une poésie très douce, toute de nuances, et de nuances effacées. La lumière n’est plus qu’un demi-jour, un clair de lune perpétuel ; les images sont plus semblables à des — impressions, aux impressions de toutes sortes que les choses produisent en nous, — qu’à ces choses elles-mêmes. Dante Gabriel Bossetti, par exemple, nous peindra ainsi la reine Blanchelys :

Ses yeux ressemblaient à l’intérieur de la vague ;
Il ne pesait pas plus qu’un roseau,
Son doux corps, délicatement mince ;
Et semblable au bruissement de l’eau,
Sa voix plaintive322.

Même s’il s’agit d’une paysanne italienne, un être bien réel cependant, sa façon de voir restera la même :

         Ses grands yeux,
Qui parfois tournaient, à moitié étourdis, sous
Ses paupières passionnées, et comme noyés, quand elle parlait,
Avaient aussi en eux des sources cachées de gaieté,
Lesquelles, sous les noirs cils, sans cesse
S’ébranlaient à son rire, comme lorsqu’un oiseau vole bas
Entre l’eau et les feuilles de saule,
Et que l’ombre frissonne jusqu’à ce qu’il atteigne la lumière323.

Et Shelley, décrivant les fleurs d’un jardin, dira :

Le perce-neige et puis la violette s’élevèrent du
Mouillé d’une sol chaude pluie, et leur souffle était mêlé
A la fraîche odeur de la terre, comme la voix à l’instrument.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et, semblable à une naïade, le muguet,
Que la jeunesse rend si beau et sa passion tellement pâle que l’on voit la lueur
De ses clochettes tremblantes à travers leurs tentes d’un vert tendre324.

Il y a même des moments où Shelley dépeindra une chose avec des images que nous sommes forcés d’imaginer ; c’est une sorte de double évocation :

Une Dame, la merveille de son sexe, dont la beauté
Etait rehaussée par un esprit charmant,
Qui, en se développant, avait formé son maintien et ses mouvements
Comme une fleur marine qui se déroule dans l’Océan,
Une Dame soignait le jardin de l’aube jusqu’au soir325… »

Nos symbolistes, outrant encore cette poésie de rêve, en sont arrivés à la poésie de l’impression pure et simple. Pourvu qu’une impression soit douce,

De la douceur ! de la douceur ! de la douceur326 !

pourvu qu’elle soit vague surtout, ils ne lui demanderont rien de plus, ni la raison qui l’amène, ni l’idée qu’elle renferme. Une telle façon d’entendre la poésie est suffisante, peut-être, pour le poète lui-même, en qui ses propres vers éveillent une foule d’idées complémentaires, explicatives surtout ; mais pour le lecteur il n’en est point ainsi. C’est lui supposer véritablement le don de prescience que de lui demander de ressentir une impression poétique alors qu’il ne lui est rien dit de ce qui l’a fait naître ; car, en réalité, les impressions qui nous viennent des choses ont leur cause première en nous-mêmes, et, pour les faire partager à qui que ce soit, il faut commencer par lui découvrir l’état de conscience qui les a déterminées. Une énumération, une constatation de faits ou d’idées ne signifient rien par elles-mêmes ; il faut que le poète en donne la clef, c’est-à-dire la signification qu’elles ont revêtue pour lui, signification qu’elles prendront immédiatement par sympathie dans l’esprit des autres. Et voilà pourquoi nous ne saisirons jamais le sens de vers tels que ceux-ci :

La lune plaquait ses teintes de zinc
    Par angles obtus ;
Des bouts de fumée en forme de cinq
Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus.

Le ciel était gris. La bise pleurait
    Ainsi qu’un basson.
Au loin un matou frileux et discret
Miaulait d’étrange et grêle façon.

Moi, j’allais rêvant du divin Platon
    Et de Phidias,
Et de Salamine et de Marathon,
Sous l’œil clignotant des bleus becs de gaz327.

Voici d’ailleurs quelle sorte de préceptes le chef de l’école adresse au poète symboliste :

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’impair,
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’indécis au précis se joint…

Car nous voulons la nuance encor,
Pas la couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor…

Paul Verlaine semble oublier que la musique, au moyen, des tonalités, des rythmes et du mouvement, détermine d’une façon marquée et précise, autant que le pourrait faire une couleur et pas seulement une simple nuance, le caractère général du morceau. La « chanson grise » n’existe que dans la tête de l’auditeur peu ou point musicien, non dans la musique des grands maîtres. N’importe ; après avoir fait de la peinture et de la sculpture en vers, on veut aujourd’hui faire de la musique en vers, en assemblant des phrases inintelligibles et, par cela même, dit-on, symboliques, — c’est-à-dire expressives de tout parce qu’elles ne sont expressives de rien :

Ah ! puisque tout ton être,
Musique qui pénètre,
Nimbe d’anges défunts,
    Tons et parfums,

A sur d’almes cadences
En ses correspondances
Induit mon cœur subtil,
    Ainsi soit-il !328

Les classiques, avec leurs genres bien étiquetés et à jamais séparés l’un de l’autre, avaient certainement introduit dans la littérature des classifications artificielles ; mais de là à confondre tout, il y a loin. C’est une des formes de l’insociabilité intellectuelle que l’obscurité voulue, l’inintelligibilité systématique, et les symbolistes y visent :

En ta dentelle où n’est notoire
Mon doux évanouissement,
Taisons pour l’âtre sans histoire
Tel vœu de lèvres résumant.
Toute ombre hors d’un territoire
Se teinte itérativement
A la lueur exhalatoire
Des pétales de remuement.

C’est là ce qu’ils appellent de la musique en vers, des « romances sans paroles », comme dit Verlaine ; traduisez : des paroles sans pensées. Quant à la musique de ces vers, qui peut la saisir, et en quoi diffère-t-elle des plus banales harmonies de Lamartine ? En prose, même obscurité voulue, avec un mélange de mots français, latins, grecs, et de mots qui ne sont d’aucune langue : — « Parmi l’air le plus pur de désastre, où le plus puissant lien une voix disparate, un point sévèrement noir ou quelque rouvre de trop d’ans s’opposait à l’intégral salut d’amour, et la velléité dès lors inerte demeurait, et muette sans même la conscience mélancolique de son mutisme. » Ces phrases relativement fort claires sont extraites du Traité du verbe de Verlaine, — car ils croient avoir inventé un verbe nouveau. Au reste, le bon sens français proteste vite contre un parti pris de bâtir avec des nuages, lesquels s’arrangent et se dérangent, changent de formes sans autre raison que le vent qui passe, — le vent d’une fantaisie de poète qui nous demeure étrangère par système. Si l’école des symbolistes est une école de décadence, à tout le moins est-il difficilement supposable qu’elle puisse devenir bien contagieuse.

Un psychologue distingué parmi nos littérateurs, Paul Bourget, a fait une sorte d’apologie de la décadence et de la littérature appelée « malsaine ». Le mot malsain, selon lui, est inexact si l’on entend par là opposer un état naturel et régulier de l’âme, qui serait la santé, à un état corrompu et artificiel, qui serait la maladie. « Il n’y a pas à proprement parler de maladies du corps, disent les médecins ; … pareillement, il n’y a ni maladie ni santé de l’âme, il n’y a que des états psychologiques, … des combinaisons changeantes, mais fatales et pourtant normales. » — Cette théorie nous semble un mélange de vrai et de faux : il est vrai que tout rentre dans des lois, même les monstruosités, et aussi la maladie, et aussi la mort ; mais il est faux qu’il n’y ait point de monstres, de maladies ni de mort pour le médecin, et même pour le physiologiste, et enfin pour le sociologiste. Tous ont le droit et le devoir de constater l’accroissement ou la diminution de la vitalité dans l’organisme dont ils étudient les lois. Le déterminisme que professent les partisans de l’évolution ne les empêche nullement de reconnaître que tel individu, telle espèce, telle société est en progrès ou en décadence sous le de la rapport vitalité, par conséquent de la force de résistance dans la lutte pour la vie, de l’unité et de la complexité internes, qui permettent aux êtres supérieurs de s’adapter à leur milieu et de le dominer, au lieu d’en être dominés. Dire que la maladie, comme la monstruosité, est normale est parce qu’elle fatale, qu’elle vaut la santé parce qu’elle est tout aussi naturelle, c’est ne pas reconnaître un critérium de valeur naturelle dans l’intensité même et dans l’extension de la vie, ainsi que dans la conscience et la jouissance qui en sont la révélation intime. « Un préjugé seul, où réapparaissent la doctrine antique des causes finales et la croyance à un but défini de l’univers, peut, dit Paul Bourget, nous faire considérer comme naturels et sains les amours de Daphnis et de Chloé dans le vallon, comme artificiels et malsains les amours d’un Baudelaire dans le boudoir qu’il décrit, meublé avec un souci de mélancolie sensuelle :

      Les riches plafonds,
      Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
      Tout y parlerait
      A l’âme en secret
      Sa douce langue natale.
  • — Il n’est nul besoin, répondrons-nous, d’admettre les antiques causes finales ni un but défini de l’univers pour admettre la loi de l’évolution et pour considérer, au point de vue de cette loi, la vitalité plus intense et expansive, plus consciente et heureuse, plus féconde pour soi et pour autrui, comme supérieure, comme plus vivante et plus durable. Les amours de Daphnis et de Chloé sont fécondes, tendent à « promouvoir la vie », comme disent les Anglais ; les amours de boudoir sont stériles, tendent à ralentir, à altérer, parfois à détruire la vie. Quant à placer, comme Baudelaire, la « langue natale de l’âme » dans les riches plafonds, les miroirs profonds et la splendeur orientale, c’est une de ces nombreuses absurdités qui remplissent ses vers et en font souvent la seule originalité : tout ce luxe faux et imaginaire, tout ce vain orientalisme n’est pas plus la langue natale de la vie que de l’« âme » : c’est un rêve artificiel et tout littéraire de l’imagination romantique. On peut soutenir que, même au point de vue de la pure sociologie, la littérature décadente est aussi fausse qu’elle est malsaine au point de vue physiologique et moral. Théophile Gautier dit que la langue de cette littérature est « marbrée déjà des verdeurs de la décomposition » ; quelque prix qu’on attache aux verdeurs, un cadavre qui se décompose sera toujours inférieur physiologiquement et esthétiquement à un corps anime par la vie, parce que le cadavre marque non une évolution en complexité et en unité tout ensemble, mais une dissolution et un retour aux forces plus élémentaires, plus simples et plus désagrégées. L’erreur des apologistes de la décadence est précisément de croire que la littérature décadente ait plus de complexité, plus de richesse que l’autre, parce qu’elle a plus de raffinement, plus de sensualité et de dilettantisme intellectuel. « La décadence romaine, dit encore Paul Bourget, représentait un plus riche trésor d’acquisitions humaines. » — Nullement : elle marquait la fin des acquisitions et le commencement des pertes de toute sorte. Au point de vue de l’évolution vitale ou sociale, l’accroissement en complexité ou, comme dit Spencer, en hétérogénéité, implique nécessairement une augmentation parallèle de l’unité, de la subordination et de l’organisation ; c’est pour cela que le cadavre est, au fond, moins complexe et moins riche que le corps vivant : il n’offre plus que le jeu des lois physiques et chimiques, au lieu d’offrir encore le jeu des lois physiologiques ; la décomposition est une simplification et non une complication. La littérature de Baudelaire lui-même, avec ses splendeurs et aussi ses « charognes », est une littérature très simple ; sous son air de richesse, elle cache une pauvreté radicale non seulement d’idées, mais de sentiments et de vie ; elle commence un retour, par un chemin détourné, à la poésie de sensations, d’images sans suite, de mots sonores et vides qui caractérise les tribus sauvages ; et celle-ci a cette énorme supériorité qu’elle est sincère, l’autre non. Les prétendus raffinés sont des simplistes qui s’ignorent ; les blasés qui croient avoir « fait le tour de toutes les idées » sont des ignorants qui n’ont pas même fait le tour d’une seule idée ; les dégoûtés de la vie sont de petits jeunes hommes qui n’ont pas encore un instant vécu. — Paul Bourget met dans la bouche des décadents cette parole : « Nous nous délectons dans ce que vous nos appelez corruptions de style, et nous délectons avec nous les raffinés de notre race et de notre heure ; il reste à savoir si notre exception n’est pas une aristocratie. » — Oui, pourrait-on leur répondre, une aristocratie à rebours, comme celle des hystériques, des névropathes, des vieillards avant l’âge. Il serait naïf aux décadents de croire, avec Baudelaire, qu’ils font partie d’une élite sociale, alors qu’ils se rangent volontairement eux-mêmes parmi les « non-valeurs humaines », les stériles, les impuissants, les impropres à la vie sociale, les inaptes et, en définitive, les ineptes. Le plus fataliste des fatalistes, Spinoza, n’aurait pas eu de peine à démontrer que la « pourriture » est un état de la force et de la substance moins compliqué et moins unifié tout à la fois que la santé de la jeunesse, conséquemment moins beau. Et c’est par une illusion d’optique intérieure qu’un décadent se croit raffiné quand il préfère à la lumière et aux couleurs de la vie qui s’épanouit la « phosphorescence de la pourriture ». L’odorat qui préfère les parfums d’un cadavre à ceux d’un corps vivant est-il donc aussi plus raffiné ?

En définitive, c’est la dissolution vitale qui est le caractère commun de la décadence dans la société et dans l’art : la littérature des décadents, comme celle des déséquilibres, a pour caractéristique la prédominance des instincts qui tendent à dissoudre la société même, et c’est au nom des lois de la vie individuelle ou collective qu’on a le droit de la juger.

III — Rôle moral et social de l’art

On s’est souvent demandé si la littérature et l’art étaient moraux ou immoraux. La question pourrait être examinée d’un nouveau point de vue : il s’agirait de savoir dans quelle mesure et avec quelle gradation il est bon d’étendre cette qualité qui fait le fond de la littérature et de l’art : la sociabilité. Il y a, en effet, une certaine antinomie entre l’élargissement trop rapide de la sociabilité et le maintien en leur pureté de tous les instincts sociaux. D’abord, une société plus nombreuse est aussi moins choisie. De plus, l’accroissement de la sociabilité est parallèle à l’accroissement de l’activité ; or, plus on agit et voit agir, plus aussi on voit s’ouvrir des voies divergentes pour l’action, lesquelles sont loin d’être toujours des voies « droites ». C’est ainsi que, peu à peu, en élargissant sans cesse ses relations, l’art en est venu à nous mettre en société avec tels et tels héros de Zola. La cité aristocratique de l’art, au dix-huitième siècle, admettait à peine dans son sein les animaux ; elle en excluait presque la nature, les montagnes, la mer. On se rappelle le jugement sommaire porté par Vauvenargues et, avec lui, par tout le dix-huitième siècle sur La Fontaine, ce représentant unique, au siècle précédent, de la vie animale, de la nature et presque du naturel : « Il n’a écrit ni dans un genre assez noble ni assez noblement. » L’art, de nos jours, est devenu de plus en plus (démocratique, et il a fini même par préférer la société des vicieux à celle des honnêtes gens. En outre, l’art met de plus en plus en jeu la passion ; or, il y a encore là plus d’un écueil. L’excitation artificielle d’une passion déterminée on d’un groupe déterminé de passions, tout en étant, comme disait Aristote, une sorte de purgation et de purification esthétique, χάθαρσις, peut aussi produire une tendance vers telle passion, un accroissement de cette passion même, qui, du germe, passera au développement. De là résulte une rupture de l’équilibre intérieur, une modification de la volonté dans un sens nouveau. Le livre du poète ou du romancier formule pour l’intelligence et fait vivre pour la sensibilité des émotions, des passions, des vices qui, sans lui, seraient restés à l’état vague et inerte. Il dit le mot qu’on cherchait, fait résonner la corde qui n’était encore que tendue et muette. L’œuvre d’art est un centre d’attraction, tout comme la volonté active d’un génie supérieur. Si un Napoléon entraîne des volontés, un Corneille et un Victor Hugo n’en entraînent pas moins, quoique d’une autre manière. Et tout dépend de la direction qu’impriment les uns et les autres. En un mot, l’œuvre littéraire est une suggestion d’une puissance d’autant plus grande qu’elle se cache sous la forme d’un simple spectacle ; et la suggestion peut être vers le mal comme vers le bien. Qui sait le nombre de crimes dont les romans d’assassinat ont été et sont encore les instigateurs ? Qui sait le nombre de débauches réelles que la peinture de la débauche a entraînées ? Le principe de l’imitation, une des lois fondamentales de la société et aussi de l’art, fait la puissance de l’art pour le mal comme pour le bien. Même quand il s’agit des passions nobles et généreuses, l’art offre encore le danger, tout en les rendant sympathiques, de leur fournir hors de la réalité même un aliment dont elles arriveront à se contenter. Il est si facile d’être courageux, héroïque, généreux à la lecture des œuvres qui représentent le courage, l’héroïsme, la générosité ! Mais, quand il s’agit de réaliser à son tour les belles qualités qu’on a admirées, il est possible que l’exercice des facultés purement représentatives ait affaibli, amolli l’exercice des facultés actives, et qu’on s’en tienne enfin à l’amour platonique des vertus morales ou sociales. En tout cas, cet effet amollissant de l’art a été souvent constaté sur les peuples, qui, à trop exercer leurs facultés de contemplation et d’imagination, perdent parfois leurs facultés d’action. Enfin l’art, ayant besoin de produire une certaine intensité d’émotions, — surtout l’art réaliste, — tend à faire appel aux passions qui, dans la masse sociale, sont les plus généralement capables de cette intensité. Or, ce sont les passions élémentaires, primitives, instinctives. Il en résulte, comme l’ont remarqué les sociologistes, une tendance de l’art, surtout réaliste, à maintenir l’homme sous l’empire de ses « inclinations ataviques », plus ou moins grossières, haine, vengeance, colère, jalousie, envie, sensualité, etc. Si bien que l’art est à la fois un moyen de hâter la civilisation et un moyen de la retarder en y maintenant une certaine barbarie.

Tout dépendra donc, en définitive, du type de société avec lequel l’artiste aura choisi de nous faire sympathiser : il n’est nullement indifférent que ce soit la société passée, ou la société présente, ou la société à venir, et, dans ces diverses sociétés, tel groupe social plutôt que tel autre. Il est même des littératures, nous l’avons vu plus haut, qui prennent pour objectif de nous faire sympathiser avec les insociables, avec les déséquilibrés, les névropathes, les fous, les délinquants. C’est ici que l’excès de sociabilité artistique, aboutit à l’affaiblissement même du lien social et moral. L’art doit choisir sa société, et cela dans l’intérêt commun de l’esthétique et de l’éthique. Nous sommes loin de prétendre que l’artiste doive se proposer une thèse morale à soutenir, ou même un but moral à atteindre par le moyen de l’art ; nous sommes loin de condamner « tout emploi du talent poétique sans but extérieur à lui »329. Mais les idées les plus élevées de l’esprit, qui sont, selon nous, le thème de la grande poésie et du grand art, nous nous les représentons comme intérieures à la poésie même, bien plus, comme constitutives de l’âme du poète ou de l’artiste. Et pour ce qui est du but extérieur, — moralisateur ou utilitaire, — que le poète peut se proposer, nous dirions volontiers avec Schopenhauer : l’intention n’est rien dans l’œuvre d’art. La moralité du poète doit être aussi spontanée que son génie, elle doit se confondre avec son génie même. Il n’en est pas moins vrai que le fond de l’art n’est point indifférent, et que l’art immoral demeure très inférieur, même au point de vue esthétique.

L’émotion esthétique se ramenant en grande partie à la contagion nerveuse, on comprend que les puissants génies littéraires s’attachent volontiers à vice représenter le plutôt que la vertu. Le vice est la domination de la passion chez un individu ; or, la passion est éminemment contagieuse de sa nature, et elle l’est d’autant plus qu’elle est plus forte ou même déréglée. Dans le domaine physique, la maladie est plus contagieuse que la santé ; de même, dans le domaine moral, la colère, par exemple, ou l’amour des sens sont plus contagieux que la tranquillité d’âme du juste. Même lorsque la vertu est prise comme objet de drame ou de roman, c’est l’élément passionnel de la vertu, c’est la passion de la pitié, du dévouement, etc., qui d’habitude fournit à l’écrivain ses sujets préférés. Malheureusement, la passion de la vertu ne peut offrir à l’art qu’un domaine relativement restreint : elle n’est pour l’écrivain qu’une passion comme les autres, et perdue, pour ainsi dire, au milieu de toutes les autres. Ajoutons qu’elle a pour tendance normale, sauf dans les cas extraordinaires de l’héroïsme, non d’augmenter les éléments perturbateurs et, par conséquent, dramatiques de la vie, mais au contraire de les supprimer. La vertu tend donc plutôt à engendrer les émotions douces, moins rapidement contagieuses que les autres. C’est pour cela que les romanciers surtout et les dramaturges préfèrent les caractères vicieux aux caractères moraux. La moralité, en outre, est une équivalence parfaite entre les passions, fort difficile à maintenir ; la justice dans les actions provient d’une justesse dans le tempérament : la vertu a la simplicité du diamant, qui désespère ceux qui tentent artificiellement de le reproduire. Enfin l’évolution d’un caractère vertueux est tout intérieure, tandis que la corruption d’un personnage peut être occasionnée par mille faits dramatiques. Le romancier ou le dramaturge s’enlève donc la moitié de son champ d’action en décrivant une vie vertueuse, une évolution non suivie d’un déclin, une ligne droite qui va devant soi sans retour possible.

Les écrivains modernes ne sont pas seulement amenés a l’étude des vices ou des passions fortes, mais aussi à l’étude des monstruosités, et cela pour diverses raisons : la première est l’intérêt scientifique ; on éprouve une plus grande curiosité à l’égard de tout ce qui est dans l’espèce une anomalie, un « phénomène » ; en outre la science moderne, — physiologie ou psychologie, — attache une importance croissante à l’étude des états morbides, parce que ces états permettent de saisir sur le fait la dégradation de nos diverses facultés, de constater celles qui ont la plus grande force de résistance, d’établir ainsi des lois de la vie physique ou psychique valant même pour les êtres bien portants. C’est ainsi qu’on a tiré des amnésies partielles de la mémoire, et de la personnalité des lois importantes sur la formation de la mémoire et de la personnalité. La seconde cause, c’est qu’en peignant des êtres à part, véritables monstruosités, on excite plus aisément la pitié ou le rire de la foule. La troisième cause, c’est qu’en s’attaquant à de pareils sujets il est aisé d’obtenir un succès de scandale ; on excite la curiosité, sinon l’intérêt ; un bateleur montre aux spectateurs ébahis un veau à deux têtes, mais si son veau, fût-il le plus joli du monde, n’avait qu’une tête, il n’obtiendrait aucun succès. En plaçant ainsi la fin de l’art en dehors du fond même de l’art (nous ne disons pas seulement de sa forme), on le rabaisse, on l’altère, on le fait dégénérer. En vain prétendra-t-on justifier la peinture de l’immoralité au nom même de la morale. A entendre Zola, le romancier cherche les causes du mal social ; il fait l’anatomie des classes et des individus pour expliquer les « détraquements qui se produisent dans la société et dans l’homme ». Cela l’oblige souvent à travailler sur des sujets « gâtés », à descendre au milieu des misères et des folies humaines. « Aucune besogne ne saurait donc être plus moralisatrice que la nôtre, puisque c’est sur elle que la loi doit se baser… C’est ainsi que nous faisons de la sociologie pratique et que notre besogne aide aux sciences politiques et économiques. Je ne sais pas de travail plus noble ni d’une application plus large. » Nous voilà revenus aux espérances de l’époque romantique : réformer les mœurs et inspirer les lois. Si la littérature n’est plus une sibylle, elle est une Egérie. Ce n’est plus l’art pour l’art, c’est l’art pour la législation. Beau dessein, dont nous avons vu plus haut le côté légitime, mais contre lequel se re tourne l’exécution même des romans naturalistes. La des peinture simples ridicules, comme dans Molière, n’a rien de démoralisant. Nos ridicules mêmes ne sont souvent que les points saillants de nos tendances les plus fortes, celles qui nous occupent et nous distraient le plus ; nos ridicules, intérieurement, sont parfois nos « raisons de vivre », étant ce qui nous sauve de l’ennui, de l’équilibre trop monotone d’une vie trop bien réglée. De même, pour les autres, le ridicule est parfois une cause de rire sans malveillance, de gaieté, de légèreté d’âme. Le ridicule peut être un des ferments de la vie morale ; il ne faut craindre ni d’être innocemment ridicules, ni de rire innocemment des ridicules de l’humanité. Mais déjà la peinture des vices est plus dangereuse que celle des ridicules et des simples passions. On risque de s’y trouver embourbé comme dans la fange. Encore y a-t-il vice et vice. Des sociétés de tempérance ont, paraît-il, fait représenter l’Assommoir, pour renouveler des Grecs le procédé qui guérit l’ivresse par le spectacle des hommes ivres. Fort bien ; mais, en supposant que l’ivresse puisse se corriger ainsi, il n’en est pas de même de la luxure. On a dit avec raison qu’un sermon sur la chasteté a grand’peine à être chaste ; que sera-ce d’un roman sur la débauche ? Les écrivains qui visent à être « physiologistes », ne devraient pas ignorer les effets physiologiques de la suggestion. Quant aux « législateurs », ils n’ont point besoin de romans pour étudier les vices sociaux de cet ordre et leurs remèdes : c’est aux savants de profession qu’ils doivent s’adresser.

Pour conclure, l’art étant par excellence un phénomène de sociabilité, — puisqu’il est fondé tout entier sur les lois de la svmpathie et de la transmission des émotions, — il est certain qu’il a en lui-même une valeur sociale : de fait, il aboutit toujours soit à faire avancer, soit à faire reculer la société réelle où son action s’exerce, selon qu’il la fait sympathiser par l’imagination avec une société meilleure ou pire, idéalement représentée. En cela, pour le sociologiste, consiste la moralité de l’art, moralité tout intrinsèque et immanente, qui n’est pas le résultat d’un calcul, mais qui se produit en dehors de tout calcul et de toute recherche des fins. La vraie beauté artistique est par elle-même moralisatrice, et elle est une expression de la vraie sociabilité. On peut reconnaître en moyenne la santé intellectuelle et morale de celui qui a écrit une œuvre à l’esprit de sociabilité vraie dont cette œuvre est empreinte ; et, si l’art est autre chose que la morale, c’est cependant un excellent témoignage pour une œuvre d’art lorsque, après l’avoir lue, on se sent non pas plus souffrant ou plus avili, mais meilleur et relevé au-dessus de soi ; plus disposé non à se ramasser sur ses propres douleurs, mais à en sentir la vanité pour soi-même. Enfin l’œuvre d’art la plus haute n’est pas faite pour exciter seulement en nous des sensations plus aiguës et plus intenses, mais des sentiments plus généreux et plus sociaux. « L’esthétique n’est qu’une justice supérieure », a dit Flaubert. En réalité, l’esthétique n’est qu’un effort pour créer la vie, — une vie quelconque, — pourvu qu’elle puisse exciter la sympathie du lecteur ; et cette vie peut n’être que la reproduction puissante de notre vie propre avec toutes ses injustices, ses misères, ses souffrances, ses folies, ses hontes mêmes. De là un certain danger moral et social qu’il ne faut pas méconnaître ; tout ce qui est sympathique, encore une fois, est contagieux dans une certaine mesure, car la sympathie même n’est qu’une forme raffinée de la contagion : la misère morale peut donc se communiquer à une société entière par sa littérature. Les déséquilibrés sont, dans le domaine esthétique, des amis dangereux par la force de la sympathie qu’éveille en nous leur cri de souffrance. En tout cas, la littérature des déséquilibrés ne doit pas être pour nous un objet de prédilection : une époque qui s’y complaît comme la nôtre ne peut, par cette préférence, qu’exagérer ses défauts. Et parmi les plus graves défauts de notre littérature moderne, il faut compter celui de peupler chaque jour davantage ce cercle de l’enfer où se trouvent, selon Dante, ceux qui, pendant leur vie, « ils pleurèrent quand pouvaient être joyeux »